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En prenant comme point de départ les travaux de Cox[1], de Hiltebeitel[2] et de Bronkhorst[3], le présent texte propose une réflexion sur l’utilisation du terme dharma en contexte bouddhique. Cette réflexion s’est aussi alimentée de mon travail de traduction, en particulier de celui d’un texte de l’Inde du ive siècle, le Dharma- dharmatāvibhāga[4] (La distinction entre les dharma et la dharmatā : DhDhV)[5], une traduction réalisée à partir de quelques fragments sanskrits du DhDhV retrouvés dans les années 1930 et à partir de la version versifiée du texte tibétain des Éditions Derge.

Ma réflexion au sujet du terme dharma répond ici au manque de clarté et de précision que je rencontre trop souvent dans les travaux qui abordent la polysémie[6] de ce terme. On sait qu’en 2004, Cox tente déjà de situer ce problème :

From Eugene Burnouf’s simple rendering « law » (loi) to the 16 primary meanings and dozens of secondary meanings and collocations listed by Magdalene and Wilhelm Geiger, perhaps no term in Indian Buddhism has generated more extensive study or greater disagreement than dharma. Certainly, the term is not easily understood or translated ; explicit interpretations when offered inevitably reflect both the variety of source materials and the diversity of methodological approaches employed. The difficulty in finding a suitable translation or presenting a unified interpretation arises from the undeniable fact that the term dharma is indeed used by the Indian Buddhist sources themselves with different connotations. Like all religious concepts, dharma is an historical construct, whose sense and function have been continuously refashioned and adjusted to fit changing needs[7].

Le remodelage dont parle Cox ici comprend l’influence qu’a pu avoir le sens védique de dharman (fondement), puis celui de dharma (loi), puis l’utilisation de dharma en sanskrit classique. Il comprend aussi les différents sens que ce terme prend à l’intérieur même du bouddhisme tout au long de ses développements. Cela dit, même si ce terme est polysémique et adaptable à divers contextes, son utilisation répond la plupart du temps à un impératif d’application pratique très précis que l’on tend trop souvent à perdre de vue.

C’est en fonction de cet impératif d’application pratique que l’idée de « concept religieux » pourrait ici poser un problème d’interprétation. En effet, l’utilisation de ce terme n’est pas nécessairement associée aux domaines du culte, de l’observance de règles, de la vie monastique ou à celui de la liturgie. Elle ne s’explique pas nécessairement en termes de conformité répondant à des normes (l’ortho-) de conduites, de rites ou de prescriptions (-praxie)[8]. Dans plusieurs contextes, l’utilisation de ce terme se situe plus précisément dans une réflexion sur les processus cognitifs et leur influence sur l’expérience (la causalité). Dans ces cas, il permet la coordination et l’adaptation de mouvements de pensée volontaires dans un but précis (par exemple, celui de la libération de la coproduction conditionnée).

C’est du moins ce que je tenterai de mettre en lumière en prenant l’exemple du DhDhV, texte de l’Inde du ive siècle. Le DhDhV[9] est un texte à caractère philosophique, attribué à l’auteur Maitreya. Historiquement, on situe ce texte dans le mouvement que l’on peut appeler « l’émergence du Mahāyāna ou des Mahāyānas[10] ». Je le choisis, d’une part, parce qu’il reste peu connu et encore mal présenté dans les dictionnaires (tels que ceux de Cornu et de Buswell et Lopez[11]) et autres livres de référence[12] ; et, d’autre part, parce qu’il illustre l’aspect fonctionnel du terme dharma. Mais pour arriver à mieux situer cette utilisation pratique, je vous propose d’abord un survol des définitions trouvées dans les ouvrages de référence pour la bonne raison que ces définitions ouvrent déjà l’horizon de sens, même s’il est vrai qu’elles présentent aussi certains défis.

I. Survol des définitions du terme dharma pertinentes au DhDhV

Le terme dharma est un dérivé de la racine sanskrite dhṛ au sens de « porter, tenir, soutenir ». Le dictionnaire de Buswell et Lopez indique que ce terme est : « […] a polysemous term of wide import in Buddhism and therefore notoriously difficult to translate, a problem acknowledged in traditional sources ; as many as ten meanings are found in the literature […][13] ». Ce renvoi pour un même terme à dix significations différentes provient peut-être de dictionnaires assez récents comme le Grand dictionnaire tibétain et chinois[14] (Bod rgya tshig mdzod chen mo), un des ouvrages de référence pour les bouddhologues, et plus particulièrement pour les tibétologues. Cornu, qui mentionne aussi ces dix significations[15], utilise peut-être ce même dictionnaire[16].

Ce Grand dictionnaire tibétain et chinois présente ainsi le terme chos (sk. dharma) en illustrant chacune des dix utilisations par un exemple tiré d’un ou plusieurs textes (sans donner de référence précise). Cela dit, la consultation de tels ouvrages exige une bonne connaissance de la langue tibétaine, de l’épistémologie et de la philosophie bouddhiques. Pour qui tenterait ainsi de situer l’utilisation de ce terme dans le contexte du DhDhV, on pourrait déjà retenir la première[17] des dix utilisations mentionnées, c’est-à-dire au sens d’« objets de connaissance […] » (tib. shes bya), comme dans « […] un dharma composé et non composé[18] ». Plus précisément, on entend ici : tout objet qui peut être perçu par les facultés des sens ou par la faculté mentale. Un exemple d’un dharma composé serait un vase, alors qu’un exemple d’un dharma non composé serait l’espace. Cette « définition » et les exemples proposés sous-entendent que le domaine des sens et celui du mental regroupent l’ensemble de toutes les expériences. Il y a déjà là de sérieuses pistes de réflexion, mais sans explications, ces données restent tout de même très techniques.

Le repérage de diverses utilisations de mots (et de traductions possibles) qu’offrent de tels dictionnaires est semblable à celui que propose la communauté universitaire depuis deux siècles[19]. Parmi ces ouvrages, le dictionnaire de Chandra Das s’approche aussi du contexte du DhDhV : « […] Generally speaking, chos, i.e. dharma, consists of all phenomena, all matter, and all knowledge of things worldly as well as spiritual. It includes shes bya all that can be known, gzhal bya all that is cognizable by the senses, yod pa all that exists, gzhi grub basis and material[20] ».

C’est sans doute en raison de ce large champ sémantique que plusieurs auteurs ont tendance à choisir des termes généraux de traduction. En effet, dans un contexte semblable à celui du DhDhV, Hodgson, en 1827, traduit une utilisation du terme dharma (tib. chos) par « chose » ou par « phénomène[21] » ; Burnouf, en 1876, le traduit par « condition » ou par « phénomène[22] » ; Stcherbatsky en 1923 le traduit en an- glais par element[23]. La Vallée Poussin, en 1928, par « principe[24] » ; Lévi, en 1932, par « essence[25] » ; Lamotte, en 1935, par « chose[26] » ; Silburn, en 1955, par « élément[27] » ; May, en 1958, par « élément principiel de la réalité[28] » ; Bugault, en 1968, préfère « élément discret instantané », ou « élément fondamental[29] » et que Filliozat, en 1999, le traduit par « disposition particulière d’une chose[30] ». En ce sens, s’il est vrai qu’un dictionnaire implique nécessairement un travail d’abstraction, peut-être faut-il ajouter qu’il est également insuffisant de tenter ici de découvrir une traduction passe-partout qui vaille pour tous les contextes. Cela dit, dans des textes comme le DhDhV, le terme dharma se présente toujours sous forme de liste, ce qui n’est pas anodin. Dans ces récents travaux, Hiltebeitel offre des pistes intéressantes au sujet du rôle de ces listes.

II. Le rôle de la classification des dharma dans le DhDhV

En 2011, Hiltebeitel examine le terme dharma à la fois d’un point de vue extérieur au bouddhisme (plus spécifiquement du point de vue védique)[31] et d’un point de vue intérieur au bouddhisme ancien[32] pour tenter, entre autres, de comprendre la dynamique interne de cette tradition en rapport aux événements et influences extérieurs. Le travail de Hiltebeitel aide ainsi à faire le pont entre les utilisations védiques et bouddhiques du terme, et relève au passage les innovations bouddhiques.

Parmi ces innovations, Hiltebeitel souligne une utilisation du terme au pluriel. Il le traduit alors par « mental events », « forces » et « regularities », mais aussi par « qualities, elements, phenomena » et par « things » pour signaler des subtilités d’ordre philologique et philosophique[33]. Plus spécifiquement, dans le contexte de l’enseignement de coproduction conditionnée, il note que le terme dharma correspond aux douze liens (sk. nidāna). Dans le contexte du Mahāsatipaṭṭhānasūtra, il souligne aussi les cinq exercices de la quatrième fondation de l’attention, c’est-à-dire l’exercice qui consiste à observer les dhamma en tant que dhamma. Dans ce cas, le terme pāli correspondant dhamma fait référence aux cinq obstacles, aux cinq agrégats, aux six champs sensoriels, aux sept branches de l’Éveil et aux quatre Nobles Vérités[34]. L’expression « observer les dhamma en tant que dhamma » reste énigmatique, en cela, notons que dans chacun de ces cas, ce terme est utilisé au pluriel et correspond à des groupes d’éléments[35].

Concernant l’abondante utilisation de listes, de groupes d’éléments, de classifications, de catégories de dharma, Buswell et Lopez écrivent que certaines de ces listes (mātṛkā[36]) joueraient d’abord un rôle mnémotechnique[37], ce qui est sans doute une utilisation que l’on retrouve dans les cultures orales. On pense aussi que ces listes ont pu être utilisées, entre autres, pour préserver et organiser les enseignements. Cox propose enfin que ces énumérations ou ces classifications aient pu correspondre à la nécessité pour cette communauté de démêler, de distinguer et d’identifier les dharma (constituant de l’expérience vivante) pour informer leur démarche spirituelle[38]. On notera à cet effet que ce besoin de classifier se trouve déjà dans les premiers enseignements du Bouddha — par exemple, dans le « sermon » de Bénarès avec la présentation de cinq agrégats[39] :

Voici, ô bhikkus, la Noble Vérité de souffrance. La naissance est souffrance, la vieillesse est souffrance, la maladie, la mort, l’union avec ce qui n’est pas plaisant, la séparation avec ce qui est plaisant, est souffrance ; en bref, les agrégats d’attachement sont souffrance[40].

Les agrégats d’attachement au nombre de cinq sont une manière de classifier les dharma. C’est à partir de ces premiers enseignements du Bouddha que les listes de dharma se sont complexifiées pour donner naissance à l’Abhidharma qui se caractérise par une analyse des dharma en lien avec la causalité et l’épistémologie. L’Abhidharma offre ainsi un corpus de textes qui a permis l’élaboration de plusieurs systèmes de pensée. Dans le contexte de ces systèmes de pensée bouddhique, chaque liste de dharma est une énumération d’ensembles de composantes. Chaque ensemble de composantes forme un tout et correspond à une manière d’examiner le domaine des sens, du mental et des consciences. En pratique, ces listes permettent à un individu d’orienter son attention en temps réel. En d’autres mots, ces listes servent de mode d’emploi ou de manuel de pratique (récitation, méditation, etc.). C’est en cela que ces listes prennent tout leur sens pratique. On y reviendra, mais pour l’instant disons que dans plusieurs versions des Prajñāpāramitāsūtra (autour du ier siècle avant notre ère) qui sont des textes qui ont probablement inspiré la composition du DhDhV, on trouve ainsi une liste de 108 dharma[41], liste qui s’inspire principalement de celles des écoles précédentes comme celle des Sarvāstivādins[42] (autour du iie siècle avant notre ère) qui, eux, avaient compilé une liste de soixante-quinze dharma.

À l’époque du DhDhV, alors que les Prajñāpāramitāsūtra ne se sont pas encore fermement établis comme références pour les communautés bouddhiques, l’influence de l’école Sarvāstivāda (l’école du « tout existe ») est incontournable. Plusieurs de leurs affirmations auraient été perdues, si elles n’avaient pas été répertoriées dans les travaux de Vasubandhu et de ses commentateurs subséquents. Cox y fait d’ailleurs amplement référence. L’Abhidharmakośa est ainsi réputé être la meilleure synthèse de cet effort abhidharmique[43]. Dans ce contexte spécifique, un dharma est défini comme ce « qui porte[44] un caractère propre[45] ». On entend ici qu’un dharma présente un attribut, une propriété, un trait distinctif ; qu’il est le « support » d’un trait ou d’un signe. C’est un « objet de connaissance » qui peut être identifié par tel ou tel attribut[46].

Plusieurs des propos de l’école Sarvāstivāda ont ainsi été récupérés par les écoles tardives, toutefois l’affirmation qui veut que les dharma conditionnés continuent d’exister à travers les trois temps a provoqué des débats tumultueux chez les penseurs bouddhistes. Et c’est dans le contexte de ce type de débats sur l’existence et l’absence d’existence que les propos du DhDhV doivent être placés.

Le commentaire (sk. vṛtti) du DhDhV de Vasubandhu (qui date probablement du début du ve siècle), indique plus précisément que le terme dharma (tib. chos) correspond à une liste de phénomènes qui commence par : les agrégats (sk. skandha) qui sont au nombre de cinq, les sources sensorielles (sk. āyatana) qui sont au nombre de douze, les éléments (sk. dhātu) qui sont au nombre de dix-huit, et ainsi de suite. Fait à noter, ce début de liste correspond aux premiers dharma de la liste que proposent les Prajñāpāramitāsūtra (iie siècle).

C’est en réfléchissant à ces multiples listes que Warder en vient à s’opposer à une conception statique du terme dharma et suggère plutôt que le terme fait référence à des typologies, à des classifications de propriétés ou d’événements[47]. Cette position de Warder ne devrait pas faire perdre de vue le fait que ces classifications ont aussi une portée pratique. En effet, pour cette communauté, la tendance à énumérer et à classifier les dharma n’est pas uniquement mue par le désir d’établir un ordre et une logique au sens spéculatif et intellectuel du terme. Si cette communauté structure la pensée, c’est en fonction du développement de la méditation et de la connaissance par excellence (samādhi[48] et prajñā[49]) invitant et supposant un rapport à l’expérience[50]. C’est aussi ce que propose Hiltebeitel dans le contexte de l’enseignement de l’octuple chemin[51] ; et Cox dans le contexte de son étude sur l’école des Sarvāstivādins[52].

Est-ce pour ces raisons que, dans sa traduction du DhDhV, Robertson rend dharma par « thematic reality » en l’opposant à la réalité en elle-même (dharmatā) ? On peut le supposer. Mathes, dans son travail sur le DhDhV, propose la traduction allemande « Gegebenheit » (au pluriel Gegebenheiten), ce sont les « données » ou datas en anglais[53]. Certains traducteurs comme Teundroup[54] suggèrent ainsi de traduire les dharma par « les réels » en opposition à la réalité en elle-même (dharmatā). Mais Scott et Brunnhölzl[55], dans leur traduction respective du DhDhV, suivent la tendance actuelle des traducteurs et traductrices, et rendent ce mot par « phénomène[56] », comme l’ont fait les premiers sanskritistes. Les raisons qui poussent à choisir une traduction plus qu’une autre sont multiples, mais chose certaine, toute traduction devrait ici tenir compte du constat de vacuité. D’ailleurs Buswell et Lopez le laissent entendre lorsqu’ils écrivent : « […] the individual building blocks of our compounded (saṃkr̥ta) existence are dharmas […] as in “all dharmas are without a self”[57] ». Examinons cela plus en détail.

III. L’utilisation du terme dharma (tib. chos) dans le DhDhV et son lien avec le constat de vacuité

Si la notion d’impermanence (tib. mi rtags pa ; sk. anitya) n’apparaît nulle part dans le DhDhV, pas plus d’ailleurs que le terme « vacuité » (tib. stong pa nyid ; sk. śūnyatā), ces notions y sont implicites. Elles sont sous-entendues dans l’utilisation même du terme dharma (phénomène), elles le sont aussi dans celle du terme dharmatā (ainsité).

À cet effet, les débats qui ont précédé et influencé la composition du DhDhV présentent au moins trois critères pour établir un constat de vacuité[58] : le fait d’être non composé (en opposition au fait d’être composé de plusieurs facteurs) ; la permanence (en opposition à l’impermanence) ; et l’indépendance (en opposition à l’interdépendance). En d’autres termes, pour considérer qu’un dharma (une chose) existe, cette chose doit être indivisible, c’est-à-dire sans élément constitutif (non composée) ; elle doit durer dans le temps sans subir de changements pour au moins un instant (permanente) ; et ne pas être le résultat de causes et de conditions (indépendante).

1. Le fait d’être composé

Dans le premier enseignement du Bouddha, alors que la notion d’individu se conçoit en termes de cinq agrégats, le débat sur la manière dont les choses existent ou n’existent pas est déjà entamé. En 2004, Bronkhorst écrit ainsi :

Here it is important to emphasize that reflections on the relationship between composite wholes and their parts are not marginal to Buddhist thought. Quite on the contrary, they are central to it, from an early date onward. The oldest parts of the Milindapañha may go back as far as the second century before our era[59].

Bronkhorst souligne ainsi que dès les premiers siècles de réflexions bouddhiques, l’idée selon laquelle tout ce qui est composé d’éléments est sans existence réelle, est déjà clairement formulée. De même, dans le Saṃyutta Nikāya, on lit : « […] just as the word “chariot” is used when the parts are put together, so there is the use of the conventional expression “being” when the constituents of a person are present[60] ». Dans ce cas, on parle entre autres d’une existence nominale impliquant une distinction entre le mot qui sert à désigner un individu (existence nominale) et la réalité de cet individu. On pose une distinction entre les universaux du langage et l’expérience particulière, spécifique, directe et immédiate. Cette distinction sert de mise en garde contre une tendance à la réification. L’expérience vivante (ou la réalité) ne se réduit pas à une chose, une idée ou à des termes. Dans le Sermon de Bénarès comme dans le DhDhV (ive siècle), on retrouve ce même type de mise en garde. Le simple fait que le terme dharma fasse référence à une liste de divers constituants (par exemple, les cinq skandha) implique que l’existence d’un « tout » (par exemple, l’individu) n’est que relative aux parties qui le composent.

2. L’impermanence

Dans le contexte du Mahāsatipaṭṭhānasutta[61], qui précède de plusieurs siècles le DhDhV, on entrevoit déjà le débat sur la question d’existence en fonction de la notion d’impermanence : « Il demeure dans la contemplation des dharma sur les dharma [au sens de la conscience mentale qui s’oriente en fonction d’objets de connaissance], ardent, avec claire compréhension, observant attentivement et ayant écarté la convoitise et les soucis envers le monde[62] ». Dans ce contexte, Hiltebeitel précise que l’utilisation du terme dharma prend probablement deux sens à la fois (overlapping meaning), celui d’impermanence[63] parce que les dharma émergent et cessent ; et celui de ce qui apparaît à l’esprit[64]. En orientant ainsi son attention sur le fait qu’un dharma (par exemple, une sensation) qui apparaît à l’esprit émerge et cesse, un individu constate en temps réel que l’expérience des choses n’est pas fixe, pas solide, qu’elle bouge et change. Il ou elle arrive ainsi au constat d’impermanence, d’où la notion d’absence d’existence permanente et durable. Mais cette insistance sur l’absence d’existence ne s’inscrit pas simplement ici dans un débat philosophique au sens spéculatif du terme.

Même si selon plusieurs spécialistes, l’origine des débats sur l’absence d’existence s’explique par une réaction à certains énoncés que l’on trouve dans les Upaniṣads (ou le Vedānta), c’est-à-dire une réaction à l’idée d’une existence ultime de l’ātman/Brahman, il me semble trompeur d’arrêter cette réflexion à l’idée d’un point de départ comme si celui-ci expliquait tout. À mon avis, l’insistance sur l’absence d’existence s’inscrit dans la dynamique de pensée bouddhique en elle-même. Et comme le souligne Bugault, la notion de fonction y est essentielle[65]. Dans ce contexte, il ne faut donc pas seulement se demander d’où provient un énoncé et à quelle lutte il participe, mais aussi en quoi cet énoncé est utile dans son propre contexte.

À l’étude de textes issus du canon pāli comme le Mahāsatipaṭṭhānasutta ou le Mahāvagga et de ceux du Mahāyāna comme l’Aṣṭa ou le DhDhV, on se rend vite compte que l’utilisation du terme dharma est fonctionnelle (ou opérationnelle) au sens où il vise à mettre en lumière les limites de tous les concepts. Dès lors, c’est la portée pratique de ce discours qui attire l’attention. On en arrive à considérer que l’insistance sur l’absence d’existence est parfois davantage une mise en garde contre une tendance très commune à réifier (chosifier, objectiver ou conceptualiser) l’expérience. Cette tendance qu’on appelle aussi « illusion » dans le DhDhV est mise en lumière parce qu’elle mène à la souffrance. On la considère comme une cause de souffrance.

De tels discours ne répondent pas nécessairement ou uniquement aux positions d’autres traditions où même à celles d’autres écoles de pensées bouddhiques. Ces mises en garde servent parfois à mettre au défi l’impression d’« existence » stable et continue chez un adepte d’une seule et même école. Elles servent à ouvrir le champ à la contemplation. Ce faisant, les propos de la pensée bouddhique posent aujourd’hui un défi à la notion « d’existence » de la philosophie occidentale, d’où peut-être l’intérêt qu’on lui porte.

Pour comprendre cette utilisation du terme dharma, il faut aussi considérer l’étude des processus cognitifs. Dans le DhDhV, cette considération s’exprime par : « appréhension seulement ». Nous y reviendrons dans la dernière partie de cet article (p. 26), mais disons pour l’instant qu’à ces deux critères (le fait d’être composé et impermanent), s’ajoute celui d’interdépendance.

3. L’interdépendance

La notion d’interdépendance des dharma en lien avec l’absence d’existence apparaît aussi très tôt dans la pensée bouddhique. Dans les Mahānidānasutta et Mahāpadānasuttanta du Dīgha Nikāya, elle s’exprime en termes de coproduction conditionnée ou liens d’interdépendance[66]. Dans le Upanisāsutta du Saṃyutta Nikāya, d’autres textes ainsi que sur certaines pierres gravées de l’époque, elle s’exprime à travers cette phrase-clé : « Ceci étant, cela est ; de la production de ceci, cela est produit. Ceci n’étant pas, cela n’est pas ; par la destruction de ceci, cela est détruit » (II-28[67]). En d’autres mots, on insiste sur la causalité, c’est-à-dire sur le fait que les choses « existent » en dépendance les unes des autres.

Cette même notion d’interdépendance apparaît aussi dans le Kimatthiyasutta de l’Aṅguttara Nikāya et dans les écoles d’Abhidharma. Plus tard, Nāgārjuna s’en sert abondamment entre autres dans le Pratītyasamutpāda-hṛdayakārikā[68]. Fait à noter, ce dernier l’utilise aussi en fonction d’une relation entre opposés (par exemple, la notion de bien dépend de celle du mal, le propre du sale, etc.) comme le font les stoïciens. Enfin dans le DhDhV, elle s’exprime plus précisément par une relation entre le sujet qui saisit et l’objet saisi (stance 18) :

S’il est établi que ce qui apparaît en tant qu’objet saisi n’existe pas,
il est établi que ce qui apparaît en tant que sujet qui saisit n’existe pas [non plus][69].

Dans cette logique, un objet ne peut être perçu sans sujet. Un sujet est « sujet » lorsqu’il y a perception, c’est sa fonction. Sans objet, pas de perception. Bugault indique ainsi que de façon générale, si la pensée bouddhique se définit sur le plan du fonctionnement, elle se justifie par l’interdépendance[70].

Finalement, c’est probablement en fonction de ces trois critères de base que dans l’Aṣṭasāhasrikāprajñāpāramitāsūtra, on dit des dharma : « As they do not exist, so they exist […][71] ». En d’autres mots, c’est parce qu’ils sont composés, impermanents et interdépendants (they do not exist) qu’ils apparaissent (they exist). Ces critères amènent ainsi les érudits des traditions anciennes et tardives à faire une distinction entre ce qui apparaît (par exemple, la durée d’une vie, la dualité, etc.) et ce qui est (par exemple, les changements incessants qui permettent la vie, l’absence de dualité, etc.).

Cette lecture suppose deux niveaux de lecture, le relatif, c’est-à-dire ce qui apparaît et l’ultime, ce qui est[72]. L’absence d’existence inhérente aussi connue sous le nom de « vacuité » permet d’articuler la dynamique de cette double réalité. Et même si toutes les écoles de pensée bouddhique s’accordent à dire que les dharma n’existent pas tels qu’ils apparaissent, ces écoles ne s’entendent pas sur ce qui, au bout du compte, existe (par exemple, un moment de conscience, une particule infinitésimale, etc.). La distinction entre le relatif et l’ultime est donc sujette à beaucoup de débats. Quoi qu’il en soit, dans ce contexte, la réflexion philosophique s’oriente inévitablement vers un milieu entre deux vues extrêmes que sont le nihilisme (par exemple, la non-reconnaissance de ce qui apparaît) et l’éternalisme[73] (par exemple, l’affirmation de l’existence en elle-même)[74].

Dans le contexte où un adepte poursuit une démarche spirituelle, l’absence d’existence (le constat de vacuité) ne peut pas être posée d’emblée (comme un postulat indiscutable). L’étonnement que provoque ce constat ouvre une possibilité. C’est une proposition à vérifier. La vérification se fait en demeurant dans la contemplation des dharma sur les dharma et ne trouve sa raison d’être que lorsque la tendance à la réification est déjouée. C’est dans cette perspective, à mon avis, que le DhDhV oriente le lecteur ou la lectrice.

4. Le constat de vacuité dans le DhDhV

En examinant le DhDhV, on voit que le constat de vacuité s’exprime entre autres aux stances 4 et 5[75] :

Dans ce [contexte], ce qui caractérise les dharma (tib. chos)
c’est la fabrication erronée qui prend l’apparence
de dualité de même que de désignations […] (4).

L’expression « ce qui caractérise » est ici synonyme de définition. Dans cette définition, il y a au moins trois références au constat de vacuité. Dans un premier temps, il y a la notion de fabrication qui implique des constituants physiques ou mentaux (le fait d’être composé ou construit). Deuxièmement, il y a la notion de dualité : sujet qui saisit et objet saisi (l’interdépendance). Et troisièmement, il y a le terme « désignation » qui met en relief une existence nominale. C’est pourquoi la suite de cette stance en arrive aussi au constat de vacuité :

[…] Puisqu’il y a apparence malgré l’absence d’existence,
cette [apparence de dualité] est trompeuse[76] (4).

Malgré qu’il y ait une apparence perçue par un processus d’appréhension, cela ne signifie pas que cette apparence possède une existence indépendante de celui-ci. En d’autres mots, l’appréhension d’un objet (et un possible commun accord entre individus à propos d’un objet donné) est relative aux processus d’appréhension. La manière d’apparaître d’un objet résulte d’un processus d’appréhension particulier, spécifique et individuel. C’est la parenté entre ces processus individuels qui permet le commun accord. Cette stance se justifie ainsi en fonction des processus cognitifs qui tendent à réifier ce qui est perçu. C’est pourquoi on les dit « trompeurs ». Dans la stance 5 du DhDhV, on lit ensuite :

Du fait qu’[un dharma] est en tous [points] sans objet de référence
et qu’il n’est que conceptualisation, il est une fabrication[77] (5).

Dans cette perspective, un objet ne peut pas être réduit au résultat d’un processus d’appréhension, en d’autres mots, on ne trouve pas d’équivalence entre une chose en elle-même et l’appréhension de celle-ci. L’auteur du DhDhV en conclut que ce qui apparaît à l’esprit est « appréhension seulement », conceptualisation, fabrication. Rien ne peut être dit à propos de l’objet en lui-même. La section qui suit montre que cette réflexion ne se perd pourtant pas dans le solipsisme (alors que seule l’existence du moi et celle de ses manifestations sont plausibles). Elle répond davantage à une préoccupation d’application pratique et concrète, extrêmement précise, où la polyvalence du terme dharma s’avère être, à mon avis, un des secrets de l’applicabilité du constat de vacuité.

IV. L’application pratique du terme dharma (tib. chos) dans le DhDhV

Il est courant depuis 30 ou 40 ans d’insister sur le fait que les religions de l’Inde (les différents courants de l’hindouisme, autant que ceux du bouddhisme ou du jaïnisme) sont d’abord des orthopraxies, plutôt que des orthodoxies. Ces religions, dit-on, sont d’abord et avant tout des rites impliquant des choses à faire, ce qui suppose évidemment des croyances. On peut évoquer ici Greg Schopen et son article sur les présuppositions protestantes d’une analyse occidentale de ces religions les réduisant à l’analyse de textes philosophiques et de leurs débats. Il est évident qu’on déduit trop souvent la réalité d’une religion à l’idéal trouvé dans les textes canoniques. Schopen soutient ainsi qu’il nous faut observer la pratique, même indirectement grâce à l’épigraphie et à l’archéologie plutôt que de reconstituer le bouddhisme du passé à partir de textes souvent peu connus. L’étude des documents épigraphiques, par exemple, suggère que, dans bien des cas, les normes ou les façons de faire proposées dans ces textes n’avaient pas grand-chose à voir avec la réalité de tous les jours d’un certain nombre d’adeptes bouddhistes.

En ce sens, même si le témoignage du constat de vacuité est clairement exprimé dans l’une des versions les plus anciennes des Prajñāpāramitāsūtra[78], l’Aṣṭasāhasrikāprajñā-pāramitāsūtra (ier siècle avant notre ère)[79] : « As they [the dharmas] do not exist, so they exist […][80] », comme l’indique Schopen, ce genre de discours était encore marginal à l’époque :

[…] there is virtually no evidence that this literature, and particularly the Aṣṭasāhasrikā, ever penetrated “into the life and thought of the cultured upper classes” in India, let alone that it did so in the third and fourth centuries. The cultured upper classes in India, in fact, seem to have seen Buddhist monks and nuns largely as buffoons, their stock character in classical Indian literature and drama. Moreover, the rare Buddhist authors who could write classical kāvya or poetry — Aśvaghoṣa, Āryaśūra — show little awareness and no particular influence of texts like the l’Aṣṭasāhasrikā[81].

Pourtant, au iie siècle, dans le sud de l’Inde, la réflexion se poursuit. Elle donne lieu, entre autres, aux travaux exceptionnels de Nāgārjuna[82]. De même, au ive siècle dans une situation tout aussi marginale, non unifiée et fort diversifiée[83], le Dharmadharmatāvibhāga est mis par écrit. À sa lecture, on ne peut s’empêcher de souligner que l’utilisation du terme « pratique » fait ici référence à la conception que l’on entretient du monde et de soi-même. La pratique n’y est pas quelque chose à faire au sens extérieur du terme, mais quelque chose qui se fait par la présence d’esprit. Dans ce contexte, le processus d’appréhension est considéré comme un acte, une action, une activité, et qu’en tant que tel, cet acte a une conséquence. Même si un tel acte peut avoir lieu sans qu’un individu en soit conscient, celui-ci a une conséquence sur l’expérience.

Dans ce cas, l’exercice implicite à l’énumération des dharma (constituants) sert à orienter l’attention (considérée comme une forme de pratique). Le regard dans ce contexte s’informe d’un constat (par exemple, l’impermanence) aux fins d’observation et de vérification. Et même si tous les points de vue ne sont que des interprétations, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent en aucun cas décrire la réalité exactement comme elle est, l’utilisation de points de vue reste un moyen de procéder sur la voie. Dans ces cas, l’observation se fait en fonction de l’effet que provoque un point de vue. Cox écrit ainsi qu’il y a un rapport intime entre l’énumération de dharma et la pratique :

In the case of Buddhism, this soteriologically motivated analysis is most succinctly represented by the term dharmapravicaya, the « discrimination » or « discernment of dharmas, » which holds a significant place throughout the history of Indian Buddhist praxis […]. The formulaic description of the discrimination of dharmas in the Pāli suttas suggests that it functions specifically through insight (P paññā), by which one discriminates, investigates, and reflects thoroughly upon dhammas. And indeed, the discrimination of dharmas and insight (paññā) occur frequently in tandem within the Pāli canonical Abhidharma materials, and are explicitly equated in the commentarial literature[84].

Le terme insight ici fait référence au résultat de cette pratique (ainsi qu’à la pratique elle-même) qui consiste à observer la manifestation de dharma (par exemple, une sensation en temps réel et/ou par inférence) et à les considérer d’un point de vue particulier (par exemple, impermanence ou interdépendance). Dans le contexte de l’enseignement de l’octuple chemin, Hiltebeitel mentionne aussi ce rapport intime entre les listes de dharma et cette pratique[85]. En tant que « religious concept », la notion de dharma suppose ici une position philosophique claire et précise (par exemple, l’impermanence de tout dharma) et une conception de la libération de l’être humain (sotériologie).

Dans ce type de pratique, un point de vue n’est pas une affirmation absolue. Un point de vue reste toujours relatif (opérationnel). Et dans cette perspective, l’idée de « concept religieux » utilisée par Cox se comprend mieux sous l’angle d’un « exercice spirituel », notion formulée par Hadot[86] dans le contexte de la philosophie de la Grèce antique. Un point de vue est ici un exercice formateur dans le développement de la connaissance. On pourrait dès lors faire une distinction entre une philosophie de type spéculatif (théorique, abstrait ou conceptuel) et une autre de type opératif (pratique, de nature à provoquer des effets sur l’expérience). Le qualificatif de « religieux » se trouverait ainsi défini comme un sentiment de vénération profonde pour le développement de l’éthique, de la concentration et de la connaissance par excellence. Dans ce contexte, il semble que la polysémie et la fonction du terme dharma auraient avantage à être explicitées.

Pour mieux examiner cela dans le contexte du DhDhV, choisissons un groupe de dharma spécifique. Déjà en 1923, Stcherbatsky propose que, parmi tous ces ensembles de dharma, auxquels fait aussi allusion l’auteur du DhDhV, la classification la plus simple est celle des cinq agrégats[87], c’est-à-dire celle des cinq constituants physiques et psychiques du monde et des individus[88]. Cette division en cinq agrégats que le Bouddha mentionne dès son premier enseignement forme un tout, il englobe la totalité des dharma[89], c’est-à-dire la totalité de ce qui se présente aux domaines sensoriel et mental : les formes, les sensations, les perceptions, les formations mentales et les consciences. Parmi la multitude de présentations possibles de ces cinq agrégats, je vous propose dans les pages qui suivent une description toute classique trouvée dans un corpus encyclopédique de textes — le Compendium des connaissances (tib. Shes bya kun khyab) de Kongtrül (1811-1899) qui regroupe plus de quatre-vingt-dix volumes organisés en cinq traités. Je choisis cette référence parce que cet auteur et son travail sont souvent mal représentés dans les travaux universitaires et qu’ils méritent plus d’attention[90]. D’ailleurs Buswell et Lopez décrivent ces travaux comme « outstanding literary achievements[91] ». Il ne s’agit pas ici de mettre en avant cet auteur, puisqu’il est évident qu’il puise cette information à même les nombreuses sources anciennes sans aucune originalité. Sa description des cinq agrégats est toutefois la plus complète que j’aie pu trouver. Elle semble « méthodique » voir « pédagogique » tellement les données sont organisées de manière progressive invitant par exemple l’observation de ce qui est plus évident, le corps, en allant vers ce qui est moins évident, les consciences.

1. La catégorie de dharma regroupant les formes (par exemple, physiques)

L’agrégat des formes fait généralement référence aux objets d’expérience associés au domaine physique ou matériel (corps et monde). Il y a trois manières de considérer les formes :

  • la forme causale comprend les éléments constitutifs du corps et du monde [par exemple, l’environnement], c’est-à-dire la terre, l’eau, le feu, l’air et l’espace[92] ;

  • la forme résultante est composée des cinq facultés sensorielles et de leur objet respectif [93] (par exemple, la faculté visuelle et son objet : la forme ; la faculté auditive et son objet : le son) ;

  • la forme en tant que phénomène, objet de la conscience mentale ou image de l’esprit. Cette forme est l’objet de la conscience mentale[94] (on distingue cette dernière des deux premières manières de considérer les formes puisqu’elle remet en question ce qu’on entend par physique).

La première manière de considérer les formes met l’accent sur le fait que le corps et le monde sont composés d’éléments. La deuxième met l’accent sur le mécanisme de la perception duelle (par exemple, la faculté qui saisit et l’objet saisi) ; la dernière sur le rôle de la conscience mentale dans le processus de perception. Ces trois présentations correspondent toutes au premier agrégat (le corps physique incluant le monde matériel, c’est-à-dire l’habitat ou l’environnement qui joue le rôle de soutien pour les êtres vivants).

En pratique, ces trois présentations aident chacune à leur façon à examiner (et peut-être même remettre en question) le conditionnement qui régit la conception du monde physique ou matériel[95]. Certains textes font ainsi référence à la première présentation sans nécessairement le spécifier, d’autres à la deuxième ou à la troisième, selon leur besoin. Toute traduction doit ainsi tenir compte du contexte.

Pour comprendre l’utilisation du terme dharma, on pourrait ainsi remplacer le terme « dharma » par « forme » aux stances 4 et 5 du DhDhV :

[…] ce qui caractérise les formes [dites physiques],
c’est la fabrication erronée qui prend l’apparence
de dualité de même que de désignations […].

Dans une dualité (sujet qui saisit et objet saisi), ce que l’on appelle la « forme » physique joue le rôle d’objet (extérieur ou mental). Dans ce contexte philosophique, une différence entre le corps et l’objet extérieur n’a que peu d’importance parce que l’accent est mis sur la division entre la perception et ce qui est perçu. Toutefois, avec la définition qu’en donne le DhDhV, c’est la troisième présentation mentionnée par Kongtrül qui est mise de l’avant. En d’autres mots, on dit que toute perception conditionnée du corps et du monde implique nécessairement une participation de la conscience mentale (processus de conceptualisation). Dans ce contexte, on dit que cette conscience perçoit en créant une division entre le sujet qui saisit et l’objet saisi. On remet ainsi en question l’idée d’une séparation stricte entre intérieur-extérieur, moi-autre, ici et là-bas. Cette remise en question du monde physique et matériel ouvre une porte à la contemplation. Il en est de même pour les activités du psychisme.

2. La catégorie de dharma regroupant les sensations

Considérons maintenant les sensations :

Ce que l’on nomme le skandha [des sensations] est un groupe de facteurs concordants : l’esprit y étant doté d’une expérience plaisante, déplaisante ou neutre. Les sensations correspondent au mûrissement d’expériences au contact d’un objet[96].

Les sensations opèrent au niveau de « l’esprit », mais elles se nourrissent de ce qui est perçu par les facultés (aussi nommées formes résultantes) et par les consciences sensorielles[97]. En ce sens, les sensations sont au carrefour des constituants dits « physiques » et des constituants dits « psychiques ». Dans ce contexte, les sensations sont un type d’événements mentaux, c’est-à-dire qu’ils répondent aux mouvements du mental. Traditionnellement, on les classe parmi les « facteurs mentaux[98] ».

À l’époque de la composition du DhDhV, la liste de facteurs mentaux (sk. caitasika ou caitta) est peut-être la même que celle que propose la tradition plus tardive à laquelle Kongtrül appartient. Buswell et Lopez indiquent que les Sarvāstivādins utilisent une liste qui possède quarante-six facteurs, alors que la liste de l’Abhidharma pāli (comme la tradition Theravāda contemporaine) en compte cinquante-deux et que la liste du système Yogācāra en compte cinquante-et-un (celle-ci a été retenue par les écoles contemporaines liées au Mahāyāna et aux Vajrayāna)[99]. Elle comprend l’agrégat des sensations ; l’agrégat des perceptions ; et celui des formations mentales qui, lui, en regroupe quarante-neuf autres.

De manière générale, ces facteurs mentaux participent à la relation entre le sujet qui saisit et l’objet saisi[100], et par ce fait même, ils participent à l’acte de nommer. Il n’est pas seulement question de langage tel qu’on l’entend généralement, mais plutôt d’un processus parfois extrêmement subtil de locution interne et externe que l’on réunit sous le terme « parole » (ou « désignation »). En pratique, l’observation des sensations (en tant que dharma) permet d’examiner, en temps réel, ce que l’on ressent comme plaisant, déplaisant ou neutre et, suivant le DhDhV, cette observation permet de « voir » que ce sont là des fabrications qui prennent l’apparence de dualité et qu’en s’appuyant sur cette apparence, on appose des étiquettes. Voilà une manière de mettre en lumière les dynamiques de réification. C’est aussi le rôle des exercices méditatifs lié aux perceptions et aux formations mentales.

3. La catégorie de dharma regroupant les perceptions

Troisièmement, il y a les perceptions :

L’agrégat des perceptions se définit comme une connaissance par assemblage, c’est-à-dire une connaissance qui est produite par la rencontre de conditions et de pensées. C’est la capacité mentale de discerner les caractéristiques particulières (en fins détails) d’un objet sans les mélanger[101].

Des exemples courants de perception sont : le propre, le sale, le bleu, le vert, le paisible, le courroucé. Les perceptions, que le DhDhV considère être des fabrications erronées, opèrent au niveau de la conscience mentale et se nourrissent de ce que les consciences sensorielles perçoivent[102].

4. La catégorie de dharma regroupant les formations mentales

Quatrièmement, il y a les formations mentales :

Les formations mentales se manifestent grâce à la capacité de focaliser sur un objet ; [du point de vue de l’esprit], elles apparaissent simplement à la rencontre de l’esprit avec son objet (ou référent) lorsque l’ensemble des conditions sont rassemblées, alors que [du point de vue des facteurs mentaux], on les décrirait comme l’activité mentale dont la dynamique est d’aller vers la diversité des objets et d’être inspirée par ceux-ci. Suivant une [formation mentale] précédente, les formations mentales conditionnent les actions [présentes et futures][103].

On y compte cinq facteurs toujours présents (par exemple, les sensations, les perceptions, l’attention) ; cinq facteurs ayant un objet fixe (par exemple, l’enthousiasme) ; onze facteurs vertueux (par exemple, la persévérance) ; six afflictions racines (par exemple, l’ignorance) ; vingt afflictions accessoires (par exemple, l’irritabilité) ; et quatre facteurs variables (par exemple, l’analyse). Dans ce contexte, les formations mentales dépendent nécessairement de la conscience mentale[104].

5. La catégorie de dharma regroupant les consciences

Disons déjà qu’en général, il y a trois termes tibétains interchangeables dans les discours sur l’esprit : conscience (tib. shes), esprit (tib. sems) et appréhension (tib. rig). Le Compendium des manières de connaître (tib. blo rig) de Gyamtso (1984) qui s’appuie sur les travaux de Dignāga (480-540) et Dharmakīrti (600-660), propose les définitions suivantes : sems, que l’on traduit par « esprit », est défini comme ce qui est clair et conscient (tib. gsal zhing rig pa) ; shes pa, que l’on traduit par « conscience », est défini comme ce qui appréhende son objet (tib. yul rig pa) ; et rig pa, que l’on traduit par « appréhension », est défini comme ce qui fait l’expérience d’un objet de compréhension (tib. gzhal bya myong ba). Kongtrül (1811-1899) écrit ainsi :

Les trois termes « conscience », « esprit » et « appréhension » sont de manière générale associés à la collection de six consciences. Ces mêmes termes pour les écoles [tardives] du Madhyamaka et du Yogācāra peuvent aussi être présentés au sens large comme une collection de huit consciences. Dans tous les cas, on définit [l’agrégat des consciences] comme une appréhension d’un objet spécifique [par exemple, appréhension visuelle d’une forme, appréhension auditive d’un son, appréhension olfactive d’une odeur, etc.], c’est-à-dire la connaissance d’un objet ; cette activité mentale correspond à la cognition d’objets spécifiques[105].

Kongtrül poursuit en écrivant que :

La présentation propre aux [écoles Kagyu (tib. bka’ brgyud) et Nyingma (tib. rnying ma)] donne [une définition] spécifique pour chacun de ces termes :

  • la [huitième conscience], la conscience-de-base [ou réceptacle[106]] est « l’esprit », celle-ci s’active en fonction d’un référent ; elle dirige l’attention sur la variété des objets qui lui sont présentés et accumule les semences (c’est-à-dire les tendances habituelles, les impressions) ;

  • la [septième conscience], c’est-à-dire l’esprit affligé, est « un processus mental » qui correspond au fait de penser en termes de « moi » et de penser par erreur en fonction de l’arrogance que créent les processus mentaux. Dans ce contexte, l’esprit affligé est conscient en tout temps, il prend l’aspect dynamique du « je » ;

  • les six consciences actives et engagées sont définies comme des consciences appréhendant leur objet respectif, c’est-à-dire qu’elles dirigent l’attention vers la variété de leurs objets. Elles s’activent en fonction de leur objet respectif [107]. [On y compte cinq consciences des sens et une conscience mentale.]

Le processus de déconstruction qui amène à observer les consciences (en tant que dharma) est certainement le plus subtil et le plus difficile à appliquer. Disons déjà que dans la division entre sujet et objet, les consciences jouent le rôle de sujet qui saisit[108]. On répond ainsi à la question du « qui observe quoi ? ». Autrement dit, dans ce contexte, ce sont des dharma qui observent des dharma. L’idée de moi et de mien est superflue. En cela, le problème d’une division entre sujet et objet n’est pas nécessairement une innovation de l’école Yogācāra, elle trouve ses racines dans les premiers enseignements du Bouddha.

Cela dit, la réflexion au sujet des dharma que propose le DhDhV amène à adopter une position philosophique nommée vijñaptimātra (terme que l’on peut traduire par « appréhension seulement »). Cette proposition philosophique n’est pas une position formelle, elle est fonctionnelle ou pragmatique comme le supposent les étapes de méditation proposées à la stance 50 :

En orientant ainsi l’attention, il y a « appréhension seulement ».
Avec ce référent, il n’y a pas d’objet sur lequel poser l’attention.
N’ayant pas d’objet comme repère,
il n’y a pas de référent « appréhension seulement ».
N’ayant pas ces repères, on accède à une attention sans dichotomie[109] (50).

Cette stance qui s’organise en fonction du principe de causalité indique qu’avec la définition des dharma que propose le DhDhV (stance 4 et 5), on en vient à considérer que tout dharma est « appréhension seulement » ; en les considérant ainsi, l’objet saisi (quel qu’il soit) ne peut plus être considéré comme existant de manière autonome à l’extérieur ou indépendant du sujet qui saisit. Pour l’individu, qui s’engage sur cette voie, l’apparence grossière d’un objet est le résultat d’un processus cognitif. L’impression d’être un sujet qui saisit est aussi le résultat d’un processus cognitif, il est « appréhension seulement ». Et si l’expérience ne peut être réduite à cette dualité ou à cette dichotomie, que peut-on en dire ? Elle est par nature sans dichotomie. À cet effet, peut-être que seul le silence du Bouddha peut parler.

Quoi qu’il en soit les étapes de pratique proposée par le DhDhV ont souvent été associées à une pratique progressive de la vision profonde, vipaśyanā, ce que Cox nomme à tort ou à raison insight. Mais elles ont aussi été associées à des pratiques dites yogiques plus tardives (par exemple, Mahāmudrā et Dzogchen)[110].

En guise de conclusion

Si le terme dharma a fait couler beaucoup d’encre depuis des siècles chez les universitaires, au terme de cette réflexion, on peut mieux apprécier le fait que son utilisation au pluriel n’est pas qu’une abstraction (historical construct) ; qu’il n’est pas simplement utile pour expliquer et classifier, mais comme le montre l’étude du DhDhV, l’utilisation de ce terme suppose aussi une démarche reposant sur les notions d’impermanence, d’interdépendance, etc. En faisant référence à des événements concrets et spécifiques (par exemple, une sensation du corps), son utilisation vise à organiser la pensée face à tout ce qui se présente à l’esprit, où que ce soit, et en toutes circonstances. On y voit donc une application concrète dans la vie de tous les jours des pratiquants et pratiquantes bouddhistes.

En d’autres mots, l’utilisation du terme dharma au pluriel s’avère être un instrument qui, avec ses listes (par exemple, les cinq skandha), encapsule un point de vue permettant de poser l’attention. Un point de vue n’y est pas idéal ou parfait, mais fonctionnel. Ces manières d’orienter l’esprit font partie d’un des trois entraînements sur la voie bouddhique, celui du développement de la connaissance. Il en ressort que l’utilisation du terme dharma dans le DhDhV n’a rien d’original, il réitère simplement les propos de textes les plus anciens.

Pourtant le DhDhV lui donne peut-être tout son sens lorsqu’il situe plus spécifiquement ce terme dans une réflexion sur les processus cognitifs et leur influence sur l’expérience (le saṃsāra et/ou le nirvāṇa). Il est alors surprenant de considérer que les trois types de dharma impliqués par exemple dans la perception d’une main, c’est-à-dire 1) la main (l’objet) ; 2) l’attribution du mot « main » (l’expression) ; 3) les consciences (le sujet) suivies de ses facteurs mentaux sont tous considérés à égalité : comme des objets de connaissance (commun ou non commun). Ce qui n’est pas anodin.

Cet exercice de déconstruction dans le développement de la connaissance répond clairement à une nécessité pour cette communauté de prendre en considération autant ce qui est apparent et concevable (par exemple, les choses, l’attribution de mots, les processus de perception, etc.) que ce qui échappe à l’intellect : l’indescriptible, l’inconcevable. Et suivant l’étude du DhDhV, ces deux aspects de l’expérience ne seraient ni une même chose ni des choses séparées.