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Ce volume résulte du projet HERA[1] « Cultural memory in the ressources of the Past » mené entre 2010 et 2013 par les universités de Cambridge, Leeds, Utrecht et l’Académie autrichienne des Sciences. Malgré son titre, The Ressources of the Past n’est pas un recueil de sources du Haut Moyen Âge et malgré l’avis des éditeurs « qu’il présente une quantité importante de matériel manuscrit nouveau et original » (p. xv), ce livre n’est pas non plus une édition critique. Il expose plutôt en quinze chapitres la manière dont les textes du passé ont contribué à la création d’identités au Haut Moyen Âge et se situe dans le courant de l’histoire intellectuelle en lien avec la recherche antérieure des éditeurs (cf. Meeder 2016 ; McKitterick 1989 ; Gantner 2012).

Destiné à des spécialistes, le livre se décompose en une introduction par Walter Pohl, directeur de l’Institut für Mittelalterforschung à Vienne et Ian Wood spécialiste de la période mérovingienne à Leeds, suivie de quatre parties thématiques, chacune composée de trois ou quatre chapitres : 1. Learning Empire, 2. The Biblical Past, 3. Changing Senses of the Other from the Fourth to the Eleventh Centuries, 4. The Migration of Cultural Traditions in Early Medieval Europe. L’ouvrage se clôt par une conclusion de McKitterick et de Jong, deux autres très réputées spécialistes du Haut Moyen Âge et est clos par un index.

Pohl ouvre son chapitre « Creating cultural resources for Carolingian rule » avec le titre impérial de Charlemagne : Carolus serenissimus Augustus a Deo coronatus magnus pacificus imperator Romanum gubernans imperium qui et per misericordiam Dei rex Francorum et Langobardorum (p. 15-16) pour souligner la nature synthétique de l’identité carolingienne, qui tire une part de l’imperium romain de la miséricorde chrétienne et de la puissance militaire d’un roi ; ces traits reviennent tout au long de l’ouvrage. Goosmann (« Politics and penance ») démontre à son tour, par l’étude de cas du roi Carloman, comment une situation embarrassante tel que l’abdication forcée pouvait, dans la postériorité, être recadrée de manière positive dans un contexte de piété chrétienne.

De Jong ouvre la deuxième partie sur l’assimilation des topoï bibliques dans les chroniques des gens à travers son chapitre « Carolingian political discourse and the biblical past ». C’est surtout le topos du peuple élu qui est incorporé par les Carolingiens. Ainsi Meeder, dans « Biblical past and canonical present », démontre que la loi institutionnelle des évêques était légitimée par l’intégration des lois canoniques du Collectio CCCC aux récits bibliques. Ce remaniement carolingien est aussi ressenti dans la mise en valeur de Saint Ambroise, saint d’origine gauloise, précisément au moment de l’occupation carolingienne de la Lombardie (« Framing Ambrose in the resources of the past »).

La troisième section concerne l’altérité. Broome (« Pagans, rebels and merovingians ») définit trois piliers de l’identité franque au IXe siècle : la chrétienté orthodoxe, le règne par la force militaire et la loyauté à la dynastie carolingienne. Étaient exclus de cette communauté : les païens, les rebelles pour leur irrespect de l’autorité et enfin les Mérovingiens car ceux-ci, dépeints comme l’antithèse de la bonne gouvernance, contrastaient avec le règne de Charlemagne et de ses fils et permirent une légitimation d’une dynastie d’usurpateurs (p. 167-68). Ainsi Flierman (« Gens perfida or populus christianus ») démontre que la fides était à la fois un concept politique et religieux. Par le témoignage de Bède le vénérable, qui appelait son peuple variablement Saxones, Angli ou Gewissae, Wood (« Who are the Philistines ») démontre que, bien plus que l’origine des peuples, c’était leur statut parmi les gentes salvanda qui importait (p. 186-187). De cette manière la guerre contre les Saxons devient un combat pour leur rédemption. À son tour, Barnwell (« Fragmented identities ») démontre comment l’évêque Adam de Bremen faisait partie de cette génération qui devait résoudre le paradoxe des anciens peuples païens.

La dernière section s’accorde avec le modèle principal de l’époque tardo-antique mise en place par Brown (1971) d’un Haut Moyen Âge transformationnel où les papes agissaient comme médiateurs culturels entre la romanité et les « barbares chrétiens » (« Gantner, The eighth-century papacy as cultural broker ») et où les symboles du passé impérial étaient repris dans leur contexte carolingien et pourvus d’un sens chrétien. L’ouvrage peut toutefois laisser le lecteur avec le sentiment que toute histoire est le fruit d’une manipulation. Malgré cela, il remplit ses objectifs et offre de nombreuses études de cas qui démontrent comment les sociétés médiévales ont su se réapproprier et reconfigurer leurs passés par des textes qui offraient soit une cohérence sociale, soit qui la menaçaient. Au Moyen Âge, ces textes étaient déjà des lieux de mémoires.