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Le 17 juin 1940, quelques semaines seulement après le début de l’offensive allemande à son égard, la France, dirigée par le nouveau président du Conseil le Maréchal Pétain, entame des pourparlers pour la signature de l’armistice. À la suite de cette foudroyante défaite, des petits regroupements qui refusent de cesser le combat se forment et résistent. Ils s’opposent à l’armée allemande, qui occupe la moitié nord du territoire français, et au régime de Vichy, gouvernant la zone Sud, dont la collaboration avec les nazis sera de plus en plus apparente. Les résistants français sont peu nombreux dans les premiers mois : tout au plus quelques milliers rejoignent le général de Gaulle à Londres après son désormais célèbre appel du 18 juin, alors que d’autres petits groupes mettent sur pied des proto-organisations sur le territoire métropolitain. Certaines se développent assez rapidement et forment, dès 1941, des mouvements aux orientations idéologiques et aux intérêts parfois distincts.

Le portrait sociologique des membres et la vision portée dans les journaux clandestins qu’ils diffusent montre que plusieurs d’entre eux sont marqués par une forte tendance socialiste : Libération (de zone Sud), Libération (de zone Nord), Franc-Tireur, le Comité d’action socialiste et sa publication Le Populaire, sont tous issus d’un courant plus « à gauche ». D’autres, tels Défense de la France et Témoignage chrétien, prônent davantage une résistance spirituelle d’inspiration chrétienne. Un mouvement comme Combat se démarque quant à lui par son militarisme de droite et sa tendance démocrate-chrétienne. Le communisme s’impose enfin comme un courant majeur au sein de la Résistance nationale après la rupture par les Allemands du pacte de non-agression germano-soviétique en juin 1941 ; sa vitrine principale est le journal clandestin L’Humanité.

Ces mouvements, malgré leur diversité, partagent tous un but ultime, soit la libération de leur territoire[1]. Cet intérêt suprême, commun à la Résistance dans son ensemble, mène les principaux mouvements à se rallier, non pas sans conflits, dans différentes instances. C’est notamment le cas des trois principaux mouvements non communistes en zone Sud (Combat, Franc-Tireur et Libération-Sud), qui fondent les Mouvements unis de Résistance (MUR) en janvier 1943, une organisation créée à l’initiative du général de Gaulle pour lui permettre de s’implanter davantage comme chef de la Résistance. Ce processus de ralliement se répand par la suite, alors qu’une part importante de la Résistance représentant une multitude d’orientations idéologiques adhère au général de Gaulle et fait de ce courant le pôle principal de rassemblement vers la Libération.

Parallèlement, dans les derniers mois de la guerre, le nombre de citoyens français qui se réclament de la Résistance augmente significativement. La perspective de la défaite allemande, perçue comme inéluctable en 1944 en vertu des nouvelles militaires positives et sans équivoque, tout comme la perte de légitimité de l’option vichyste et du caractère de trahison qui est associé à ses adeptes, font de l’affiliation à la Résistance un choix judicieux.

La Libération, le 18 août 1944, témoigne ainsi d’un rassemblement sans précédent dans l’histoire de la Résistance. À l’esprit d’unité qui règne s’ajoute l’ambition de maints acteurs de l’époque, dont le général de Gaulle, de parfaire l’image du phénomène résistant en proposant une vision de la réalité qui occulte les nombreux clivages. Ce discours martelant l’unité est crucial pour la production historiographique : il influence considérablement les historiens qui, jusqu’à aujourd’hui, ont surtout cherché à le démystifier et à comprendre la Résistance au-delà de l’image qu’elle projetait d’un mouvement s’exprimant d’une seule voix. La recherche des distinctions par la déconstruction du phénomène résistant en France a mené les historiens à prioriser des échelles d’analyse qui se limitent à des objets d’étude assez restreints.

Or, un renouveau historiographique semble s’opérer depuis quelques années. En posant un regard sur l’évolution des échelles d’analyse utilisées dans la production historiographique depuis 1945, je constate l’émergence récente d’une tendance nouvelle qui se caractérise principalement par l’élargissement des cadres d’analyse. Ces nouveaux terrains de recherche qui commencent à être explorés grâce à des changements de perspective dans l’étude de ce passé offrent donc l’opportunité de réfléchir à des questions hautement pertinentes dans le champ de l’histoire de la Résistance française. Ainsi, quels sont les impacts d’un changement d’échelle sur l’étude de la Résistance française ? Comment la nouvelle tendance historiographique qui semble se dessiner s’inscrit-elle dans les enjeux et les questionnements qui animent présentement la discipline historique ? Comment une réflexion sur les échelles peut-elle aider l’historien de la Résistance à ouvrir de nouvelles pistes de recherche dans ce champ ?[2]

Je proposerai d’abord une couverture de l’historiographie de la Résistance française en mettant l’accent sur l’évolution des échelles d’analyse utilisées depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ce portrait me mènera ensuite à questionner la présence d’une tendance à l’élargissement des échelles d’analyse depuis quelques années dans l’étude de la Résistance ainsi que les ouvertures créées par ces nouveaux cadres. J’explorerai enfin une de ces pistes et montrerai en quoi une perspective plus large, qui considère l’ensemble de la Résistance intérieure[3], nous permet d’observer la présence, en son sein, d’un lieu commun malgré la diversité de ses courants.

L’historiographie depuis 1945 : étude des singularités et déconstruction d’un mythe

Au lendemain immédiat de la guerre, de nombreux chantiers s’imposent à quiconque a l’ambition de faire l’histoire de la Résistance. Non seulement faut-il interpréter les évènements, étape commune à tout travail historique, mais il importe aussi de rassembler les sources d’une histoire occultée de par sa nature. Les premières étapes de la construction de la connaissance sur cette période, essentiellement effectuées par d’anciens résistants qui s’improvisent historiens après la guerre, consistent, dès 1945, à recueillir des témoignages oraux[4], organiser les archives écrites[5] et produire quantité de biographies et de récits. Malgré « la tension existant entre le dessein mémoriel et la démarche historique »[6], le travail considérable de ces acteurs devenus historiens de leur propre expérience a permis de recueillir un matériau inestimable et de poser de bonnes bases pour la connaissance.

Toutefois, la reconstruction sociale et politique à effectuer après l’effondrement de la IIIe République, tout comme la fracture identitaire d’une nation bouleversée par les « années noires » de la guerre et par un épisode vichyssois qui tend à être refoulé par la mémoire collective, accentue considérablement la difficulté d’historiciser la période. L’appui minoritaire à la Résistance jusqu’aux derniers mois précédents la victoire alliée, comme le soutien dont a longtemps bénéficié le régime de Vichy, complètement discrédité à l’issue de la guerre, sont évacués au profit d’un discours mythique d’unité évoquant « 40 millions de résistants ». Le contexte singulier de la société française d’après-guerre rend ainsi les récits résistants, symboles d’unité et de patriotisme, d’autant plus nécessaires. De ce fait, « la Résistance fut d’emblée pensée comme une affaire extrêmement importante » par l’État français, « beaucoup trop importante pour être laissée au bon vouloir et à l’inspiration d’artisans indépendants »[7]. Cette volonté exprimée par une IVe République en quête de consolidation se matérialise par un encadrement concret de la recherche, notamment par la création du Comité d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale (CH2GM) en 1951. Cette instance, tout comme son secrétaire général et ancien résistant Henri Michel, a une incidence majeure sur la production historiographique en la parrainant jusqu’au tournant des années 1980[8].

Une tendance majeure de l’historiographie des premières décennies est aux récits individuels, dont le plus connu est celui relaté dans les trois tomes des Mémoires de guerre du général de Gaulle (1954-1959). La publication des Mémoires de guerre suscite de vives réactions auprès d’anciens résistants, qui sentent leur propre mémoire bafouée par la vision gaullienne de la lutte. Du nombre, Henri Frenay, fondateur d’un des mouvements majeurs de la Résistance en « Combat », écrit que c’est « un grand livre, relatant les actes d’un grand homme et rédigé par un grand écrivain [mais] que ce soit en matière d’organisation ou de politique, l’incompréhension entre le général de Gaulle et la Résistance fut totale. La nature même du mouvement, si paradoxal que cela paraisse de l’affirmer, lui a entièrement échappée »[9].

Dès lors, constatant une importante dissonance entre leur perception des évènements et celle présentée par le général de Gaulle, ou encore en voyant leurs souvenirs désincarnés par l’orientation que prenaient les travaux historiques, de nombreux acteurs notoires, tels que Frenay, prennent la plume pour livrer leurs souvenirs[10]. Les témoins, qui vont occuper une place assez importante dans la production historiographique jusque dans les années 80-90, sont ainsi, de par leur nature, le meilleur exemple de la déconstruction de l’expérience clandestine, puisqu’ils mettent en lumière qu’il existe autant d’histoires de la Résistance qu’il y avait de résistants.

Bien que l’attention soit essentiellement dirigée vers Vichy dans la foulée de la publication de l’oeuvre phare de Robert O. Paxton, La France de Vichy (1972)[11], la fin des années 1970 est tout de même marquée par un tournant important dans l’historiographie de la Résistance. Influencée tardivement par l’histoire sociale, puis imprégnée des nouvelles perspectives de l’histoire culturelle qui s’impose de plus en plus dans le milieu universitaire, une nouvelle génération d’historiens, trop jeunes pour avoir connu la Résistance, s’intéresse davantage à des objets d’études culturels et sociaux où l’on aborde l’opinion, les mentalités ou encore les manifestations collectives[12]. La recherche dans le dernier quart du XXe siècle couvre également l’histoire des femmes et des Juifs dans la Résistance et s’intéresse enfin aux mouvements majeurs de la Résistance française et aux courants idéologiques qui les composent. Ces intérêts historiographiques reprennent toutefois, à l’instar des récits individuels et des biographies, des cadres limités qui scindent le phénomène résistant, en mettant de facto l’accent sur la singularité de leurs objets d’étude, et contribuent toujours à « déconstruire » le phénomène résistant dont l’historicisation s’est entamée avec la construction d’une unité mythique.

Nouvelles échelles, nouveaux regards

« L’histoire de la Résistance, résume Alya Aglan, a évolué en plusieurs temps, dans un mouvement de balancier, dont les points extrêmes sont constitués d’une vision unificatrice et mythifiée à une version focalisée sur les divisions et les failles »[13]. Or, suivant l’analogie d’Aglan, nous sommes, depuis un peu plus d’une décennie, témoins de ce qui semble être un retour du balancier. La plus récente tendance historiographique propose non pas une nouvelle vision mythifiée de la Résistance, mais procède plutôt à un élargissement des échelles d’analyse dans l’optique d’« [ouvrir] l’étude de la Résistance à d’autres champs de curiosité » pour tenter « d’appréhender le phénomène dans sa globalité »[14].

Aglan elle-même s’affirme comme une figure de proue de ce renouveau historiographique en explorant, dans l’ouvrage majeur Le temps de la Résistance (2008), le rapport de la Résistance au temps et à la vérité, les « deux paramètres [qui lui] paraissent essentiels pour donner une compréhension large de l’histoire de la Résistance »[15]. Son approche singulière fait usage d’échelles d’analyse pour la plupart originales, tant dans l’intégration de plusieurs « lieux » de Résistance que dans l’observation de multiples temporalités[16]. Elle offre ainsi une meilleure compréhension du rapport au passé, du sens donné à l’action quotidienne, et de l’anticipation de plusieurs horizons d’attente nationaux et internationaux, et ce, au sein de l’ensemble de la Résistance française.

En s’intéressant à l’identité de la Résistance et aux valeurs qui la caractérisent, Cécile Vast, autre pilier du renouveau historiographique, propose une réflexion importante sur les échelles d’analyse, inévitable face aux défis singuliers de ses objets d’étude.

De même, s’il existe une certaine identité résistante, écrit-elle, on peut émettre l’hypothèse qu’elle se construit et se diffuse différemment selon le type d’échelle adoptée. Trois échelles se combinent : l’échelle géographique (zones de maquis, secteur urbain, niveau local, départemental et régional, zone sud) ; l’échelle sociale (individuel et collectif, niveaux de responsabilités, univers personnel, poids des personnalités) ; enfin l’échelle du temps (rapport au passé et à l’histoire, priorités et hiérarchie des préoccupations, temporalité de la guerre et de l’Occupation, lien entre l’action et le futur).[17]

Vast priorise ainsi un « jeu d’échelles », qui met en lumière non seulement les différentes perspectives, spatiales comme temporelles, mais également l’articulation entre ces multiples niveaux. Selon elle, ce n’est que dans la combinaison de ces nombreuses échelles que peut ressortir une compréhension large du phénomène résistant en France et des expériences vécues. Aglan a également fait sienne l’approche globale, dans sa tentative de cerner cette « identité » résistante. Un élargissement des échelles employées auparavant dans l’historiographie lui permet notamment de soutenir que « l’humanisme apparaît […] comme l’élément fédérateur, le concept qui résume l’essentiel des aspirations partagées »[18] par la Résistance. Dans la foulée des travaux de Vast et d’Aglan, Sébastien Albertelli s’interroge lui aussi sur l’identité résistante. Il étudie, au-delà des traditionnelles relations politiques et institutionnelles, les liens identitaires entre les deux « ensembles » que sont Résistance intérieure et extérieure[19]. La prise en compte de la Résistance dans son ensemble, nécessaire à sa démarche, témoigne encore une fois de la pertinence d’un élargissement d’échelle pour mieux comprendre la Résistance.

Cette mouvance qui se dessine dans le champ de la Résistance française s’inscrit dans une tendance disciplinaire, voire universitaire, plus étendue qui cherche, elle aussi, à élargir les cadres d’analyse. Lynn Hunt signale ici une importante distinction entre les deux approches « globales », puisque l’intérêt porté à l’échelle globale en histoire est généralement caractérisé par une approche que l’historienne définit comme « par le bas » (bottom-up), une perspective qu’elle juge d’autant plus pertinente que celle, plus répandue dans d’autres sciences sociales, de « par le haut » (top-down)[20]. Contrairement aux tenants de l’approche par le haut, qui expliquent le « global » et la globalisation comme des phénomènes essentiellement macroéconomiques et de modernisation (catégories dominées par l’Occident puisqu’il en définit lui-même les critères), l’approche par le bas met plutôt en lumière les interdépendances, indépendamment de leur nature[21]. De manière générale, l’historien s’intéresse donc davantage aux interconnexions, desquelles il peut ensuite tirer des conclusions générales, plutôt qu’à mettre des théories à l’épreuve des faits. Cette approche par le bas définit très bien le renouveau historiographique dans l’étude de la Résistance, qui cherche à déceler les éléments qui transcendent et qui définissent le phénomène.

« L’histoire globale, ajoute l’historienne Patricia Clavin, en est venue à désigner le monde entier et la riche variété de connections et de ruptures en son sein, une histoire du petit comme du grand, du marginalisé comme du puissant »[22]. Clavin précise ainsi un aspect, que j’estime fondamental, de l’approche historienne du « global », en l’articulation de différentes échelles. Cette considération des nombreuses perspectives et des liens qui les unissent permet, par exemple, l’étude des « dynamiques transnationales, desquelles les histoires de divers endroits en viennent à être connectées et interdépendantes »[23]. Faisant partie intégrante de cette tendance disciplinaire, l’histoire transnationale des résistances en Europe est au coeur des recherches les plus récentes, notamment, encore une fois, grâce aux apports d’Alya Aglan[24]. La perspective qu’elle propose permet d’examiner la résistance non pas comme phénomène exclusivement national, mais bien européen, et d’identifier ce qui transcende l’expérience résistante pendant la Seconde Guerre mondiale.

Ainsi, en seulement quelques années, le décloisonnement des cadres de recherche en histoire de la Résistance a déjà permis de mieux comprendre cet épisode de l’histoire récente de la France, comme en témoignent les travaux phares d’Aglan et de Vast. Or, un travail substantiel reste à accomplir. Ces publications à l’impact considérable sur notre compréhension de l’expérience résistante, tant en France qu’en Europe, ouvrent de multiples horizons pour la recherche qui se doit d’emboiter le pas en élargissant les échelles d’analyse traditionnellement employées dans l’historiographie de la Résistance. S’offrent à ses historiens des chantiers très peu explorés jusqu’à présent et qui peuvent mener jusqu’à une définition nouvelle du phénomène résistant en France.

Une de ces pistes, soit l’analyse des rapports (outre militaires) entre la Résistance intérieure d’une part, et les entités et autres instances se trouvant hors du territoire national d’autre part, suscite de plus en plus d’intérêt dans l’étude de la « France libre » (terme qui désigne la résistance française organisée depuis Londres et Alger)[25] tout comme de la Résistance. L’histoire transnationale des résistances en Europe, explorée par Alya Aglan[26] et Veronika Heyde[27], propose d’examiner la résistance non pas comme phénomène exclusivement national, mais bien européen. Les projets européens de la Résistance française, qui ont fait l’objet de nombreux travaux de Pieter Lagrou[28] au tournant des années 2000, sont quant à eux réinvestis, notamment par Heyde. Les prochaines pages montrent comment un regard qui considère l’ensemble de la Résistance permet de mieux comprendre son processus de développement.

Le traitement des sujets internationaux dans la presse clandestine : manifestation d’une dynamique commune à la Résistance intérieure

Outre les rapports politiques de certains mouvements résistants avec les Alliés, le rapport au monde de la Résistance française n’a jamais fait l’objet d’une étude approfondie. Pourtant, loin d’évoluer en vase clos, la Résistance entretient des liens complexes avec son Empire, l’Europe et le monde, ce dernier étant parfois implicitement discuté dans la presse clandestine comme un espace extérieur vaste et peu défini. L’objectif des prochaines pages est de tenter une incursion dans l’étude des dynamiques entre la Résistance intérieure française et le monde dans lequel elle évolue, un aspect négligé de l’historiographie, en montrant que le traitement des thèmes internationaux dans la presse clandestine et les facteurs qui influencent l’intérêt qu’on lui porte sont des points de convergence de l’expérience résistante.

Par sujets internationaux, nous entendons tout ce qui concerne l’évolution de la scène internationale ou le rapport de la France au reste du monde, à l’exclusion de l’occupant, de Vichy et du nazisme, en raison de leur omniprésence dans ce qu’il est possible de considérer ici comme relevant essentiellement du domaine intérieur. Cette définition large, qui considère ce qui traverse ou dépasse les frontières de la France et de son Empire, ne vise pas à contribuer à la réflexion actuelle sur les concepts de « national » et d’« international » qui constitueraient deux aspects d’un seul et même processus, contrairement à la compréhension traditionnelle qui les appréhende de manière distincte[29]. Elle propose plutôt de concentrer notre regard sur la perspective résistante de l’« international » et d’offrir un premier aperçu sur ce sujet encore largement inexploré. L’éventail de sujets internationaux comprend ainsi, sans y être limité, les enjeux diplomatiques et politiques, les réflexions sur la présence ou le rôle de la France dans le monde, la situation dans les autres pays européens, les évènements internationaux tels les conférences entre chefs d’État, le catholicisme et la religion ailleurs en Europe, les enjeux impériaux qui impliquent les alliés (donc qui ne se limitent pas à un litige avec Vichy) et, bien sûr, l’évolution des combats et l’aspect militaire de la guerre.

Aux tracts et aux papillons[30] diffusés dans les premiers mois suivant la défaite, s’ajoutent les journaux clandestins, des publications tout aussi illégales, mais plus étoffées. De tailles variables, ils comprennent deux, quatre, voire plus d’une dizaine de pages. Le journal clandestin ne peut exister que grâce à tous ceux qui risquent leur vie en s’impliquant dans le processus de production et de diffusion d’un numéro, puisque la publication nécessite « une série d’opérations spécialisées (composition, tirage) d’autant plus risquées que les imprimeries font l’objet d’étroites surveillances policières »[31]. De l’obtention du papier, acheté au marché noir ou parachuté par Londres, jusqu’à la passation du journal sous les manteaux, publier assidument un journal est une entreprise hautement difficile et particulièrement dangereuse. Les sources d’informations lacunaires ou peu fiables, tout comme le financement problématique, contribuent également à faire d’une publication régulière un exploit[32].

Le principal contact de la base résistante avec les questions internationales, contrairement aux dirigeants des mouvements majeurs qui sont souvent impliqués directement dans ces enjeux, se fait donc par la lecture des journaux résistants. La presse clandestine renseigne « sur ce qui se passait en France et ailleurs, explique Douzou. […] Autour de l’information se livrait une bataille essentielle et les feuilles clandestines ont été lues d’abord parce qu’elles divulguaient des informations qui étaient soigneusement tues en vertu d’une censure omniprésente »[33]. Le journal s’impose assez tôt comme le moyen de communication et de diffusion le plus efficace chez les mouvements clandestins majeurs. Ainsi, pour l’historien, la feuille clandestine « est à sa manière le témoin le plus sûr de l’idéologie du mouvement et de l’appréciation que ses dirigeants portent à un moment donné sur tel ou tel aspect de la situation »[34].

Ainsi, à travers une analyse de multiples journaux résistants, représentatifs de l’éventail de courants idéologiques en France, il m’est possible de relever la présence de tendances dans l’importance accordée aux sujets internationaux au fil de la guerre. L’investigation de ces tendances, tout comme des facteurs qui en influencent l’évolution, met en lumière des dynamiques sur l’expérience résistante qui sont autrement occultées par une échelle trop restreinte. Cette analyse vise à montrer qu’un élargissement d’échelle, qui considère l’ensemble de la Résistance intérieure plutôt qu’on groupe ou un mouvement en particulier, peut enrichir notre compréhension de la Résistance. Je présenterai donc brièvement les huit publications clandestines, sélectionnées et analysées pour leur représentation des nombreux courants idéologiques au sein des résistants français. Je montrerai ensuite, en m’intéressant au traitement des sujets internationaux dans la presse, que de cette diversité peut ressortir un lieu commun de l’expérience résistante. L’objectif d’une telle approche n’est donc pas de faire abstraction des différences idéologiques, constitutives ou évolutives des mouvements. Il s’agit plutôt de montrer que, malgré l’éventail de discours, le traitement des thèmes internationaux dans les journaux révèle des dynamiques communes à l’ensemble de la Résistance intérieure.

Des parcours distincts

Les courants qui composent la Résistance intérieure française sont multiples. Aux différences idéologiques marquées s’ajoutent des contextes de développement fort différents, à commencer par l’impact du lieu géographique de leur émergence. La zone Nord, dominée par 400 000 à 500 000 soldats allemands, génère une opinion généralement plus encline à la lutte en raison de la confrontation directe avec l’ennemi. La résistance en zone Sud est, quant à elle, davantage dirigée contre le régime de Vichy et le ravitaillement est au coeur de ses préoccupations.

Une orientation claire et des intérêts spécifiques guident l’évolution de chacun de ces mouvements. La diffusion d’une vision par le journal rattaché au mouvement permet ensuite d’attirer un lectorat qui adhère généralement au discours proposé et qui, à son tour, influence et interfère dans le développement du mouvement. Les courants socialistes et communistes, forces politiques prédominantes en France pendant la guerre, vont également entrer en résistance, soit en joignant des mouvements ou en se constituant en partis et en diffusant leurs propres organes de presse.

Huit journaux clandestins ont été sélectionnés, à savoir Combat, Franc-Tireur, Libération [-Sud], Libération [-Nord][35], Le Populaire, L’Humanité, Défense de la France, et Témoignage chrétien (Cahiers et Courrier français). Ceux-ci représentent la majeure partie du lectorat résistant en raison de leur tirage important et de leur large diffusion. Ils couvrent également les courants majeurs en France, témoignant de ce fait de la complexité de la Résistance.

Combat, Franc-Tireur et Libération-Sud sont les trois plus importants mouvements non communistes de zone Sud. Le premier ancré à l’origine dans des cercles militaires conciliants avec le maréchal Pétain, les deux autres fortement marqués par les socialistes en leur sein, ils se retrouvent tous vers le début de l’année 1942 dans le giron du général de Gaulle. Ils seront d’ailleurs à l’origine de la première instance officiellement affiliée à de Gaulle en sol métropolitain en janvier 1943 (les MUR). Libération-Nord, qui évolue en zone Nord, possède quant à lui une composition sociale et idéologique similaire à celles, socialistes et syndicalistes, de Franc-Tireur et de Libération-Sud.

Malgré la dispersion des éléments socialistes dans ces trois mouvements, c’est le Comité d’action socialiste (CAS) qui agit en tant que véritable pilier socialiste à partir de 1941. Son journal, Le Populaire, reprend ainsi les positions de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) qui a marqué le paysage politique français dans l’entre-deux-guerres.

Le Parti communiste (PCF), l’autre parti majeur de la Résistance, possède un parcours singulier qui se reflète dans son journal L’Humanité. Interdite de publication dès 1939, bien avant la défaite, la presse communiste résiste d’abord à l’impérialisme, une position calquée sur celle de Moscou, qui rejette davantage les empires financiers capitalistes que le nazisme. Le PCF rejoint toutefois la résistance nationale le 22 juin 1941 lorsque l’Allemagne envahit l’URSS.

Au même titre que le socialisme et le communisme, le christianisme est un courant largement présent parmi les troupes résistantes[36]. Si la distribution des chrétiens parmi les nombreux mouvements rappelle la répartition socialiste, la tendance universalisante de la moralité chrétienne est, en ce sens, davantage similaire au communisme. Le courant chrétien compte sur le plus important tirage de toute la presse clandestine, Défense de la France. Enfin, Témoignage chrétien, retenu pour son originalité, est un mouvement qui prône une résistance morale et spirituelle d’abord, nationale ensuite.

Ces mouvements ont tous été abordés dans leurs singularités par l’historiographie. Bien que quelques études fassent état des relations entre un mouvement en particulier et un acteur international, les liens sont analysés de manière très superficielle. En résulte une compréhension parfois anecdotique, au mieux descriptive, dont il est impossible d’extraire une signification plus large ou de tirer des conclusions générales. Or, lorsqu’on croise l’ensemble des articles issus de cet éventail de publications clandestines, force est de constater que non seulement l’« international » en est un thème prédominant, mais que le traitement de ce sujet dans la presse contribue, en outre, au processus d’affirmation politique de la Résistance et au développement d’une temporalité directement liée à sa résolution d’incarner l’État français.

Le traitement des sujets internationaux dans la presse clandestine

Dans la propagande clandestine, le choix des sujets est déterminé par des « préoccupations tactiques [relevant] de la nécessité de toucher l’opinion, de la gagner à soi »[37]. La sélection judicieuse des éléments traités dans chacun des journaux, tout comme la façon de les aborder, est d’autant plus réfléchie que les publications sont contraintes par un espace d’impression considérablement restreint. Dans ce contexte difficile, les thèmes internationaux réussissent à s’affirmer comme des sujets de prédilection au sein de l’ensemble des courants.

D’emblée, il est possible de relever d’importantes similitudes dans la manière de traiter les sujets internationaux dans la quasi-totalité des journaux analysés. J’utilise la classification de l’historienne Dominique Veillon, établi dans son ouvrage Le Franc-Tireur. Un journal clandestin, un mouvement de résistance 1940-1944. Je distingue ainsi cinq rubriques qui abordent l’information de manières distinctes : les articles de fond/éditoriaux, les informations, les documents, les chroniques satiriques et les communiqués[38]. Même si ces sections ne sont pas toujours aussi clairement définies dans d’autres journaux que dans le cas de Franc-Tireur, étudié par Veillon, l’essence de ces rubriques se retrouve dans la grande majorité des publications clandestines.

Mon analyse des journaux révèle que les sujets internationaux sont principalement traités dans les éditoriaux et les sections d’informations. Les premiers permettent l’utilisation d’un langage privilégié pour « secouer l’opinion publique assoupie pour lui faire prendre conscience de ce qui se passe »[39], et les secondes, objectives en apparence seulement, portent, elles aussi, un discours en assortissant d’un commentaire leur présentation d’informations censurées dans la presse légale. À titre d’exemple, l’annonce de la production de 100 000 avions américains dans l’année 1943, que Libération-Sud qualifie « d’effort gigantesque dont la presse de Vichy essaie de masquer la réalité en entretenant constamment ses lecteurs de prétendues grèves qui paralyseraient gravement l’industrie américaine »[40] , illustre bien que le sujet n’est pas seulement utilisé à des fins informatives ou statistiques, mais participe, dans ce cas-ci, à la volonté de transmettre un discours positif sur les chances de vaincre l’Allemagne.

L’« international » est donc un sujet privilégié pour transmettre un message ou une vision particulière. Malgré cette caractéristique profitable pour la propagande, le sujet est quasiment absent des journaux pendant les premiers mois suivant l’armistice. Sur la base de ces deux constatations, l’étude des facteurs qui sont à l’origine de l’attention portée à la scène internationale s’avère pertinente pour mieux comprendre la Résistance dans son rapport au monde.

Les sujets internationaux n’apparaissent dans les journaux qu’à partir de 1941 et s’imposent véritablement seulement en 1942, à l’exception de L’Humanité qui écrit beaucoup sur les enjeux internationaux dès 1939 dans sa logique de guerre aux impérialismes. Quelques éléments expliquent cet accroissement marqué dans l’intérêt général porté à la scène internationale. Dans le cadre de cet article, je m’en tiendrai à deux.

D’abord, jusque vers la moitié de l’année 1941, la scène internationale évolue sans que ne soient véritablement impliqués la France ou ses alliés, qui tardent à poser des actions militaires significatives. Les nombreuses victoires allemandes incitent par ailleurs les mouvements résistants à taire, dans leurs journaux, ces nouvelles peu réjouissantes pour éviter d’anéantir un moral encore précaire. Les sujets internationaux doivent donc, d’emblée, posséder une charge positive lorsque traités par les organes de presse. Le sujet s’avèrera, par ailleurs, la principale source d’espoir au fil de la guerre à la suite des victoires militaires des alliés de la France résistante.

Cette absence initiale des sujets internationaux dans les journaux s’explique aussi par un autre facteur : au lendemain de l’armistice, les enjeux prioritaires des premiers résistants sont dictés par la nécessité d’exister en tant que résistance. Par cette formule, j’entends que l’organisation des premiers mois, inscrite dans l’action quotidienne et orientée vers la survivance et le développement des réseaux et des mouvements, est le seul véritable objectif concret au sein des mouvements naissants. Conséquemment, traiter de thèmes internationaux dans la presse clandestine aurait été bien mal comprendre les enjeux immédiats des résistants.

Au cours de l’année 1940 et pour une bonne partie de l’année 1941, la Résistance n’a pas encore atteint un seuil de développement assez élevé pour être en mesure de dépasser son horizon quotidien et d’inscrire des objectifs nationaux fondamentaux dans le temps. La gouvernance nationale par la Résistance plutôt que Vichy et la Libération du territoire sont, certes, des priorités résistantes absolues dès l’armistice, mais il est, à ce stade, impossible d’établir des horizons d’attente parce que leur concrétisation semble inconcevable.

L’action politique qu’est l’établissement d’un pronostic significatif pour la Résistance en tant que France, comme d’envisager avec réalisme la Libération, ne peut être conçue que dans un contexte où son organisation est stable et sa survie est largement assurée, et où la situation internationale lui permet d’en entrevoir la réalisation.

La deuxième moitié de l’année 1941 marque donc la convergence de ces conditions. La rupture du pacte de non-agression par les Allemands envers l’URSS le 22 juin 1941 signale l’apparition d’un ennemi commun entre les résistants français et les Soviétiques. La force d’opposition de ces derniers face à l’armée hitlérienne tout au long de 1941 laisse entrevoir une première lueur d’espoir dans cette guerre. Libération-Nord relate ainsi, en juillet, la « première défaite de l’Allemagne », alors que « la résistance russe a revêtu une telle efficacité qu’après cinq semaines de combats atroces, l’armée allemande n’a encore atteint aucun objectif décisif »[41]. Ayant intégré la résistance nationale avec l’entrée en guerre des Soviétiques contre les nazis, L’Humanité écrit que « La libération de la France dépend de la victoire de l’URSS. Faisons tout pour hâter cette victoire. Le fascisme, c’est l’ennemi à abattre contre la barbarie, l’esclavage et l’oppression. Vive l’URSS qui se bat contre l’ennemi de l’humanité ! Vive le front national de l’indépendance de la France ! »[42]. En faisant référence à une victoire concrète et prochaine, le journal communiste témoigne par le fait même d’un des premiers pronostics de libération du territoire, directement associé aux nouvelles internationales positives. L’enthousiasme des résistants est tout aussi palpable au moment de l’entrée en guerre officielle des États-Unis en décembre 1941. « Les jeux sont faits !, écrit Combat, il suffit de les examiner [les forces en présence] pour voir que la Liberté vaincra l’oppression »[43]. Les espoirs de victoire, ainsi exprimés, qui émergent pendant cette période, croitront en 1942 et 1943, pour devenir indubitables en 1944.

La scène internationale revêt elle-même un caractère particulier dans l’affirmation de la Résistance en tant que représentante politique légitime de la France, puisque la construction de cette identité politique est intimement liée au rapport de la France avec le reste du monde. Commençant à se concevoir comme l’État français, elle cherche un sens à son action à travers son rapport au monde (sa grandeur, sa place, son rôle, etc.). Ainsi, dès 1942, s’installe une dynamique de reconstruction et de redressement de la France en dialogue constant avec la scène internationale. Une déclaration du général de Gaulle, reprise par Franc-Tireur, Combat et Libération (Nord et Sud), affirme, par exemple, que « nous entendons que la France occupe dans ce système international [d’après-guerre] la place éminente qui lui est assignée par sa valeur et par son génie » et que la « victoire française et humaine est la seule qui puisse compenser les épreuves sans exemple que traverse notre Patrie, la seule qui puisse lui ouvrir de nouveau la route de la grandeur »[44]. Ou encore, dans un article intitulé « Sous les regards du monde », Combat indique qu’en juillet 1943, « de Gaulle affirmait avec force et fierté le droit pour la France de participer à toutes les négociations, en parité avec les Alliés. Par le sacrifice de ses soldats, par la résistance de ses patriotes, la France lutte pour sa place dans le monde »[45].

Le sens premier donné à l’action résistante n’est donc plus, à l’instar des premiers mois, celui du « refus de céder ». L’action est justifiée dans des horizons temporels plus grands, représentatifs de l’évolution de la Résistance qui passe de la lutte pour sa survie quotidienne à l’ambition d’incarner un État, d’exister en tant que France.

Poursuivre le travail entamé

Considérablement influencés par le discours mythifié d’une résistance généralisée et unie en France à la Libération, les historiens ont surtout cherché à étudier les singularités au sein de la Résistance. Or, depuis environ une décennie, un renouveau historiographique, dont la principale caractéristique est l’élargissement des échelles d’analyses, semble se dessiner.

Les perspectives d’un tel changement d’échelle sont plus que pertinentes : elles vont jusqu’à rendre possible une définition nouvelle de la Résistance. Les travaux récents sur l’histoire transnationale de la résistance en Europe, sur les temporalités des résistants français ou encore les questionnements sur une « identité » et des valeurs résistantes, changent non seulement notre compréhension du phénomène résistant en France comme en Europe, mais ils ouvrent également la voie à d’autres travaux en montrant la valeur de telles approches.

Un regard rapide sur le traitement des sujets internationaux dans quelques publications clandestines majeures, représentatives des nombreux courants au sein de la Résistance, nous révèle un rapport étroit entre le développement et la stabilisation des organisations résistantes et leur intérêt pour les enjeux internationaux. Ce sujet en vient à concerner la Résistance et à servir efficacement la propagande, d’abord lorsque les nouvelles ont une charge positive, mais surtout à partir du moment où la Résistance est en mesure de s’affirmer comme une entité politique nationale légitime avec des objectifs nationaux concrets. Ce lien démontre que c’est en partie dans un dialogue avec la scène internationale que la Résistance cherche à s’affirmer comme acteur politique national, élément qui n’avait pas été mis en lumière de cette façon auparavant. Le simple traitement de thèmes internationaux en tant que sujet de propagande permet ainsi de dégager une cohésion importante au sein de l’expérience résistante en France.

Les historiens de la Résistance doivent poursuivre en ce sens et s’inscrire dans cette tendance à l’élargissement des échelles qui anime la discipline. Du discours des résistants sur les enjeux internationaux, à leur rapport à l’Empire, en passant par l’analyse de la solidarité et des partages d’expériences entre les différentes résistances nationales en Europe, les chantiers sont nombreux et largement inexplorés. Enfin, il faut non seulement dépasser les cadres spatiaux, mais aussi les cadres temporels, puisque la Résistance française se réclame d’un héritage fort, tout comme elle influence considérablement la société française d’après-guerre. Sa présence dépasse donc largement la période 1940-44 dans laquelle elle est trop souvent confinée. Ce n’est que grâce à de telles approches qu’il sera possible d’espérer une compréhension globale de la Résistance.