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IDENTITÉ ET TERRITOIRE EN KABYLIE, QUELS LIENS?

Le présent article tente de problématiser les rapports entre identité(s) – dont l’identité territoriale  conçue comme l’une des composantes d’un développement territorial viable (Gagnon, 1994) –, territoire, capital social, gouvernance et État en Kabylie. À cette fin, 1) nous mettons en évidence les liens entre l’identité ou les identités et les différentes formes de capital social  décrites par Sirven (2000) et 2) nous analysons l’action de l’État et l’action des comités de villages kabyles – qui sont une survivance du mode de gouvernance traditionnel des villages –, des actions qui représentent deux différentes formes de capital social, pour voir si elles sont complémentaires ou substituables.

Au-delà de sa dimension matérielle et visible, le territoire est le résultat d’une construction sociale interactive et complexe, de pratiques socioculturelles concrètes et symboliques spatialement organisées et dynamiques. Il est aussi le fruit d’une histoire, d’un imaginaire, de traditions ancrées culturellement, mais également de contraintes exogènes ou endogènes. Le territoire peut alors être envisagé sous l’angle, d’une part, de support identitaire pour les pratiques d’acteurs et, d’autre part, comme un producteur d’identité par le biais de celles-ci. Il cristallise des configurations spatiales, plus ou moins emboîtées, donnant lieu à des modes de gouvernance singuliers et multiples, tels les comités de villages kabyles. Le territoire fait système et génère une identité territoriale; il ne coïncide pas forcément avec des frontières administratives, mais correspond à un espace vécu (Bassand, 1982). Les enjeux et les luttes, menées par des acteurs aux pouvoirs asymétriques, y engendrent une différenciation sociale (Di Méo et Buléon, 2005).

Le choix de la Kabylie, région algérienne à l’est d’Alger, se justifie par : 1) l’affirmation identitaire historique de la population kabyle; 2) la vivacité de son capital social civil et l’intensité des liens sociaux au sujet desquels Bourdieu (1958, p. 12) écrivait déjà qu’à « l’imperfection des techniques répond une perfection hyperbolique du lien social, comme si la précarité de l’ajustement à l’environnement naturel trouvait contrepoids dans l’excellence de l’ajustement social […] »; 3) la langue, le tamazight, langue des Amazighs – qui peut se traduire par « hommes libres » et qui désigne les Berbères –, dont la langue kabyle est une variante; 4) la survivance de son mode de gouvernance villageoise traditionnelle, suscitant des projets collectifs grâce au travail bénévole des villageois et à la caisse du village, abondée par les contributions des villageois (Perret et Abrika, 2014 et 2016; Perret et Paranque, 2015); et, enfin, 5) des pratiques territoriales ou des valeurs spécifiques, dont tiwizi et tirugza, qui sous-tendent l’organisation villageoise.

La première partie de cet article expose le cadre théorique du développement territorial viable qui introduit les deux principaux concepts mobilisés pour la présente recherche, c’est-à-dire identité(s) et capital social. La deuxième partie est consacrée aux résultats d’une enquête originale sur l’identité kabyle, menée en 2015 auprès de 170 Kabyles appartenant en majorité à la diaspora. Enfin, dans la troisième partie, la confrontation des notions théoriques aux données empiriques permet d’élaborer un schéma global qui met en lumière les liens entre les différents concepts dans un cadre plus large, celui du développement territorial viable.

VIABILITÉ DU DÉVELOPPEMENT TERRITORIAL ET IDENTITÉ(S)

Le développement territorial viable (DTV) peut être défini comme suit :

L’expression d’un changement social caractérisé par la montée du partenariat, l’émergence d’acteurs multiples, la recherche de solutions alternatives à celles des superstructures économiques et l’introduction de critères sociaux et culturels à côté de rationalités purement économiques, et ce, dans une perspective humaniste du développement de l’ensemble des territoires habités

Gagnon et al., 2008, p. 1

L’approche par la viabilité

Le concept de viabilité permet d’élargir et de mieux préciser le concept popularisé de la durabilité, qui est largement confondu avec celui de la temporalité du développement, c’est-à-dire une activité qui peut durer dans le temps, sans aucune référence à la qualité et aux objectifs poursuivis par une telle durabilité : sont-ce les ressources naturelles qui doivent durer pour une exploitation pérenne, source de profits, dans une sorte de business as usual?

L’approche par la viabilité des territoires (Gagnon, 1994 et 2012) repose, notamment, sur un des principes du développement durable, celui de la subsidiarité. Cela signifie que l’État et les organisations internationales reconnaissent la pertinence et les capacités de l’échelle territoriale appropriée, autre que celle de l’État, pour gérer les problèmes socio-environnementaux. Le développement territorial viable (DTV) est, notamment, à la confluence d’une approche écologique, et avec elle l’implantation d’un mode de production et de consommation alternatif, et d’une approche humaniste, plus globale, qui fait appel aux notions de valeurs, d’équité, de justice sociale et d’épanouissement humain ainsi qu’à ses « capabilités » au sens de Sen. Le DTV met ainsi l’accent sur les relations entre les composantes sociale, économique et environnementale et leur viabilité, selon des valeurs et des objectifs de développement humain (Gagnon, 1994, p. 64-70).

Le concept de capital environnemental que le DTV utilise réfère au patrimoine naturel et construit des collectivités territoriales, mais aussi aux échelles nationale (politiques de protection par exemple) et planétaire (patrimoine UNESCO). Toutefois, plusieurs acteurs sont réfractaires à l’usage de ce concept, y voyant une marchandisation et une exploitation des ressources qui ne s’inscrirait pas dans une viabilité à long terme, voire un changement social.

Dans la construction de ce champ de recherche, la définition du DTV a été enrichie par le concept de capital social, ensemble de ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations. (Bourdieu, 1980; Putnam, 1995) L’analyse du capital social est ainsi centrée sur la qualité des relations et la confiance. Le capital social favorise l’action collective et la coopération : au sein d’un groupe irrigué par des réseaux de relations interpersonnelles, des attitudes de confiance générale entre les membres et des normes de réciprocité qui facilitent l’action collective vont se développer (Houard et Jacquemain, 2006, p. 8).

La pertinence du concept de viabilité est qu’il associe ces différentes formes de capital, qu’il renvoie aux territoires et aux établissements humains et qu’il s’appuie sur les capacités de seuil des écosystèmes et leurs usages modérés, sur l’atteinte de cibles d’équité (inter)générationnelle et d’éthique, sur la promotion de valeurs de paix et d’humanisme, sur l’identité territoriale et sur des institutions mobilisatrices, dont l’État, ainsi que sur la reconnaissance des forces de la société civile (Gagnon et al., 2008).

Si la situation de crise profonde de nos sociétés postmodernes ne peut se réduire à un seul facteur explicatif, force est de constater que la planification d’un développement exclusivement « par le haut » demeure un échec. Pensons seulement à l’accentuation des inégalités sociales, à la persistance de l’insatisfaction de besoins fondamentaux, tels que celui de l’accès à l’eau potable, ou à l’abandon de projets de développement, a fortiori sur des territoires valorisés ou ancestraux. En effet, la négation des besoins et de l’identité des communautés qui vivent sur un territoire donné peut entraîner des situations de tensions, voire de conflits (Perret, 2014). De même, le développement de type exclusivement endogène, voire autarcique, non appuyé par des politiques et des programmes étatiques n’est pas viable dans une économie mondialisée où les grandes villes servent de pôles d’échange tant économiques que culturels. De même, un développement territorial ne peut être viable s’il ne prend pas en compte les multiples identités et tensions qui le traversent.

Identité(s) et territoire : quels liens?

La plupart des identités ont une « composante géographique, une spatialité qui les renforce et les rend plus prégnantes. Elles s’expriment […], souvent, par ces médiations du social et du spatial que forment les lieux, les territoires, les paysages… » (Di Méo, 2007, p. 1).

Identités individuelle et collective

D’entrée de jeu, mentionnons que l’identité est partie intégrante de l’individu : « une représentation de soi-même […], le fait d’un individu et de sa subjectivité » (Staszak, 2004, cité par Di Méo, 2007, p. 10). Une multiplicité d’identités contribuent à cette représentation de soi et à celle des autres sur soi : familiale, professionnelle, culturelle, etc. Toutefois, ce qui nous intéresse ici, c’est l’identité comme « phénomène social, presque toujours pluriel », les identités, individuelles ou collectives, se déclinant « selon un continuum : du sujet humain aux territoires […] » (Di Méo, 2007, p. 1). Celle-ci ne serait pas innée, mais partie d’un construit social, pouvant même mener à des revendications de genre, de classe sociale, religieuses, etc.

C’est dans les années 1960-1970, aux États-Unis, qu’un renouveau dans les recherches sur le concept d’identité est opéré : l’identité d’abord conçue dans une continuité temporelle par le haut, soit par l’État ou par héritage, passe à une acception plus mouvante, plus dynamique. Selon Maalouf (2014, p. 119), chaque individu serait dépositaire de deux héritages : le premier, vertical, venant des ancêtres, des traditions, etc., et le second, horizontal, venant de nos groupes d’appartenance ou de référence, héritage de plus en plus déterminant. Ainsi, l’identité deviendrait l’oeuvre d’acteurs sociaux compétents, dotés de réflexivité et de la capacité de produire du sens (Giddens, 1994). C’est donc le sujet lui-même qui se construit ou se définit en multipliant ses appartenances objectives à des groupes, à des lieux, à des territoires (Di Méo, 2007). Il y a « ce que nous sommes dans la réalité, et ce que nous devenons sous l’effet de la mondialisation culturelle, à savoir des êtres tissés de fils de toutes couleurs » (Maalouf, 2014, p. 119). Bien que cette construction sociale puisse correspondre à une certaine réalité, elle reste aussi très incertaine. En effet, dans un monde en pleine ébullition, soumis à de nombreux changements rapides et bouleversants – comme l’illustre la récente actualité de l’immigration massive de réfugiés en Europe (été et automne 2015, année 2016) –, l’identité fragmentée et multiple risque de se modifier de façon significative, sous l’effet d’une carte géopolitique mondiale redessinée.

De l’identité par le territoire à l’appartenance à l’identité régionale

L’identité par le territoire « [met] en évidence les données concrètes d’un espace géographique, son site, son patrimoine, les caractéristiques culturelles partagées de ses habitants » (Guérin-Pace et Guermont, 2006, p. 289). Dès lors, certains territoires véhiculeraient une identité plus forte que d’autres (Guérin-Pace et Filippova, 2008). L’identité par le territoire évoque aussi la contribution d’un lieu à la formation d’une identité personnelle. Cependant, le fait de partager un territoire ne suffit pas à générer une seule et même identité (Guérin-Pace et Filippova, 2008). L’identification à un territoire semble apparaître comme une alternative au citoyen planétaire : elle serait en quelque sorte secrétée par la crainte de l’uniformisation (Guérin-Pace et Guermont, 2006).

Les identités sont évolutives et dépendent du contexte. Pour Di Méo (2007), la multiplication des référentiels identitaires ne déracine pas un individu ou un groupe : elle inviterait au contraire à rechercher une cohérence sociale et spatiale autour de son histoire, de sa culture et de la construction de sa propre territorialité. Cette affirmation pourrait-elle expliquer pourquoi l’identité kabyle est toujours aussi forte? Nous faisons l’hypothèse que, si les différentes colonisations ont parfois pu brouiller les identités, elles ont renforcé une volonté et des pratiques mettant en avant le territoire, la culture et les artefacts, permettant de ce fait à la population de gérer sa propre continuité, de conserver une cohérence, au-delà de la volonté d’un État cherchant une unité, voire une uniformité de l’identité algérienne.

Yves Guermond (cité dans Bayou, 2011) distingue trois éléments qui concourent à la formation d’une identité régionale ou territoriale : 1) le cognitif, car les gens doivent être informés des caractéristiques de la région, 2) l’affectif, qui donne le sentiment d’une identité commune et d’un attachement, 3) l’instrumental, qui mobilise en vue d’une action collective. Par exemple, dans le cas de la Kabylie, l’élément cognitif renvoie à tamurt leqbayl (terre kabyle); il n’existe aucune frontière qui se superposerait aux frontières administratives des wilayas. Par contre, il est clair que le sentiment d’une identité commune, notamment au travers de la pratique de la langue, le tamazight, est très vivace dans le cas à l’étude. De même, les soulèvements de la population, lors du « printemps berbère » (1980) et lors du « printemps noir » (2001) notamment, montrent que ce sentiment est encore aujourd’hui suffisamment fort pour créer une mobilisation populaire, même au risque d’un emprisonnement.

La relation homme/espace est aussi une relation immatérielle qui donne du sens, à travers des traditions orales, écrites et artistiques.

Les peuples savent qui ils sont grâce aux récits qu’ils racontent à leur propre sujet et au sujet d’autrui. Phénomènes en constante évolution, les identités sont elles-mêmes des récits en formation, des éléments successifs dans le temps et l’espace qui se développent, évoluent et changent radicalement. Les récits, qu’ils soient oraux, visuels ou écrits, fictifs ou référentiels, imaginaires ou historiques, constituent les principaux documents de l’expression culturelle [traduction libre]

Friedman, 1998, cité par Osborne, 2001

Ces récits sont associés à des lieux qui s’imprègnent d’un sens culturel produit par l’histoire : ils créent « l’esprit du lieu » (Osborne, 2001). Si les lieux participent aux identités, en retour les identités contribuent activement à toutes les constructions sociales situées spatialement (Di Méo, 2007). « Les formes spatiales des identités, les dimensions identitaires des espaces s’interpénètrent selon une dialectique subtile » (Di Méo, 2007, p. 1). Le cas de la Kabylie est riche d’exemples. Les lieux, les héros (la reine Kahina, le roi Massinissa, etc.), les artefacts (p. ex. les bijoux d’At Yenni), les événements patrimoniaux ou le calendrier berbère participent à la représentation sociale du territoire et indirectement à l’identité régionale kabyle.

Dans la littérature, la filiation entre identité et sentiment d’appartenance est très proche. À l’instar de Guérin-Pace et Filippova (2008), nous définissons ici l’identité comme un processus dynamique, en tension entre attachement et distanciation. Celui-ci passerait par le processus de socialisation et l’acquisition de connaissances historiques et géographiques. S’approprier un territoire demanderait non seulement de s’y sentir bien, mais d’être en accord avec les pratiques, les usages territoriaux et les valeurs locales sous-tendues. Malgré tout, un émigré qui ne vit plus sur ce territoire peut se définir par rapport à lui et défendre les valeurs qui y sont associées. Le territoire d’origine, même géographiquement éloigné, peut trouver un sens pour lui. Marie Laetitia Helluy-des Robert (citée par Guérin-Pace et Filippova, 2008) estime qu’il existe trois degrés d’intensité dans le sentiment d’appartenance : 1) l’attachement spatial, qui peut se limiter à un lien affinitaire avec un lieu, 2) l’appropriation spatiale, qui a lieu lorsqu’un individu s’investit affectivement dans les lieux et, enfin, 3) l’incorporation, qui se produit lorsque les lieux font sens pour l’individu. L’individu peut alors très bien vivre en dehors de l’espace géographique du territoire, comme c’est le cas pour un émigré, tout en continuant à défendre les spécificités de son territoire d’origine. C’est le cas des Kabyles et des berbéristes militants qui ont constitué un réseau associatif dense, dans certains pays comme la France et le Canada, pour défendre leurs spécificités régionales. Il y aurait donc identification à un territoire, malgré la distance et un vécu en dehors du territoire d’origine.

Nous allons maintenant voir que le concept d’identité qui s’exprime sous différentes formes est lié au capital social dans ses différentes variantes.

Identité et capital social : relations et approches multiformes

Les liens particuliers qui unissent les acteurs d’un territoire peuvent être examinés à la lumière du concept de capital social (Bourdieu, 1958 et 1980; Putnam, 1995). Ce concept s’inscrit dans trois types de relations : intergroupe, intragroupe et environnementale, c’est-à-dire le rapport à la terre, tamurt leqbayl (terre kabyle) pour les Kabyles.

Deux grandes approches du capital social peuvent être distinguées : une approche fondée sur les valeurs et les normes et une approche basée sur les réseaux relationnels. Ces différences d’approche se retrouvent dans la distinction entre le capital social cognitif, c’est-à-dire notamment les processus mentaux des individus, les valeurs, les normes, les croyances qui prédisposeraient les agents à la coopération, et le capital social structurel, c‘est-à-dire les organisations dans lesquelles les acteurs sociaux agissent (Uphoff, 2000).

Collier (1998) distingue également deux formes interdépendantes de capital social : le capital social gouvernemental, soit les institutions ou les organisations mises en place par l‘État ou le secteur public et le capital social civil, soit les organisations qui émanent de la société civile. Dans le cadre de cette recherche, à l’instar de Sirven (2000), nous croisons ces deux formes de capital social et leurs composantes (Tableau 1) afin d’analyser les données de notre enquête. Cette déclinaison sera aussi intégrée dans notre schéma global dans la dernière partie.

Tableau 1

Nature du capital social (CS)

Nature du capital social (CS)
Source : Sirven (2000, p. 9)

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Une Étude appliquÉe sur l’identitÉ kabyle

Afin d’illustrer notre propos sur le DTV et le CS, une enquête a été réalisée au printemps 2015 à l’aide d’un questionnaire administré électroniquement. Celui-ci comprend 22 questions fermées à choix unique ou multiple et 6 questions ouvertes concernant les caractéristiques de la Kabylie, tant du point de vue social et culturel que spatial. C’est par le réseau de collègues de l’université de Tizi Ouzou, connue pour son engagement dans le combat identitaire, qu’il a été diffusé auprès d’étudiants et d’associations culturelles kabyles en France et au Canada. Au total, 170 questionnaires ont été remplis sur support numérique. Si la taille de l’échantillon n’autorise pas à prétendre à la représentativité de la population kabyle, l’enquête permet tout de même de documenter certaines formes de l’identité kabyle et de discuter des rapports entre gouvernance, État et communautés locales, répondant ainsi aux questions posées en introduction et qui sont en relation avec le cadre théorique.

L’identité par le territoire

Si une grande majorité des répondants à ce questionnaire, soit 86,5 %, habitent aujourd’hui en dehors de l’Algérie, la plupart ont grandi dans la wilaya de Tizi Ouzou ou dans celle de Bejaia. Notons aussi qu’environ la moitié des répondants appartiennent à une association culturelle berbère, ce qui peut entraîner un certain biais que nous pourrions éviter avec une enquête menée directement dans les villages. Sur les 170 personnes interrogées, plus de la moitié se définissent d’abord en tant que Kabyles (rang 1), selon trois lieux choisis parmi une liste de propositions (Tableau 2). Bien évidemment, ce type de « hiérarchie » n’est en aucun cas figé. Le contexte peut amener à s’identifier autrement à différents moments de la vie, comme le note Sen (2015), ou encore les identités peuvent se cumuler, comme le montrent justement les résultats concernant les identités algérienne et kabyle.

Tableau 2

L’identité par le territoire

L’identité par le territoire
Source : Auteur

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En plus de documenter cette identité, le questionnaire visait aussi à définir les perceptions des Kabyles quant aux caractéristiques du territoire, aux symboles culturels, à l’appartenance, au mode de gouvernance par les comités des villages et, finalement, aux valeurs et aux pratiques.

Caractéristiques de la Kabylie

Comme vu précédemment, l’identité territoriale est liée à l’expérimentation vécue du territoire. Ainsi des lieux communs sont repérables pour caractériser cette identité kabyle. Selon les résultats de l’enquête, deux éléments ressortent, tous rangs confondus : 1) la fréquence de la langue, le tamazight (90,6 %), et 2) les pratiques et les valeurs spécifiques (61,2 %). Les autres réponses sont les montagnes (45,9 %), les villages (39,4 %), les comités de villages (34,7 %) et les champs d’oliviers (15,9 %). En compilant les réponses ouvertes et les choix proposés, on constate qu’être Kabyle signifie « défendre la langue », « être un argaz [un homme de parole ou de confiance] » et « être un homme libre et fier de son identité ».

Les symboles culturels : artefacts et personnages représentant la Kabylie

L’identité est souvent associée à une symbolique. Ainsi, quels sont les artefacts, les personnages et les chanteurs les plus souvent choisis pour représenter la Kabylie? Concernant les artefacts, ce sont les bijoux, symboles d’un haut lieu de la « kabylité »  – le village d’At Yenni – (Donsimoni, Kemmar et Perret, 2010), et l’huile d’olive qui arrivent à égalité en tête (37,1 %); les autres réponses choisies sont les tissages (8,8 %) et la poterie (5,3 %).

Dans une liste proposée de cinq personnages historiques, c’est la reine berbère Kahina et le roi numide Massinissa qui semblent le mieux les représenter. Le choix de Kahina est souvent justifié par sa féminité, « symbole de la femme berbère », tandis que Massinissa représente le rassembleur, un « unificateur des Berbères », « premier roi de la Numidie unifiée », qui « a incarné la puissance de la Numidie ». Quelques très grands chanteurs occupent également une place très particulière dans le coeur des Kabyles. Selon une liste préétablie, mais ouverte, comprenant sept chanteurs, celui qui incarne le mieux la Kabylie est Lounès Matoub, cité dans plus de 42 % des réponses et choisi pour son caractère rebelle et son sacrifice, suivi de Ferhat Mehenni (20,6 %), qui incarne le combat politique actuel pour l’indépendance de la Kabylie, d’Aït Menguellet et de Slimane Azem (11,8 %), puis d’Idir (10 %).

L’appartenance au territoire et le capital environnemental(patrimoine naturel et construit)

L’identité territoriale varie non seulement chez les individus, mais elle se manifeste à différents degrés. Selon l’enquête effectuée, et selon un choix de cinq réponses possibles, les Kabyles aiment « leur territoire », qu’ils considèrent comme spécifique, notamment par son combat identitaire (Tableau 3).

Tableau 3

Définition du territoire de Kabylie

Définition du territoire de Kabylie

Note : le tableau ne présente que les trois premières réponses (rangs 1 à 3).

Source : Auteur

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La valorisation du capital environnemental, mis de côté depuis les années 1990, redevient aujourd’hui un sujet de préoccupation en Kabylie. Ainsi, parmi les 170 personnes interrogées, 161 pensent que la protection de l’environnement en Kabylie est très importante, 156 que l’environnement se dégrade et 109 que la collecte des déchets est mauvaise.

Le capital social et le mode de gouvernance

Le capital social n’est pas une variable facile à mesurer et demanderait des recherches plus approfondies qu’un simple questionnaire. Il s’agit ici d’illustrer la matérialité de ce capital plutôt que de le définir et le mesurer. La littérature montre tout de même un lien entre cette forme de capital et la gouvernance participative. Sur la seule base de l’indicateur des comités de villages, nous avons interrogé les participants sur l’importance de ces derniers comme signifiant identitaire et comme outil de développement local. La majorité des personnes interrogées pense que les comités de villages sont un symbole de la culture kabyle (70 %) et plus de la moitié qu’ils participent au développement local (51,8 %), voire qu’ils sont indispensables à la survie des villages (Tableau 4). Il est intéressant de noter qu’une faible proportion des répondants (15,9 %) les voient comme complémentaires à l’action de l’État.

Tableau 4

Les comités de villages (CV) selon trois choix ordonnés

Les comités de villages (CV) selon trois choix ordonnés
Source : Auteur

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En Kabylie, l’organisation sociale repose sur certaines valeurs (tirugza) et pratiques (tiwizi). Le terme tirugza fait référence à la valeur sociale d’un individu, à son courage, à sa capacité à tenir sa parole, à être digne de confiance. Ce sont ces valeurs immatérielles (tirugza) qui définissent l’argaz (tabargazt au féminin). Les Kabyles considèrent encore tirugza et tiwizi comme des valeurs ou des pratiques très importantes, même si un peu moins de la moitié des personnes interrogées disent ne participer à tiwizi (travail bénévole) que de temps en temps[1] (Tableau 5). Les occasions d’y participer sont les travaux collectifs dans les villages, la cueillette des olives ou l’aide à la construction de la première dalle des maisons.

Tableau 5

Importance des valeurs – tirugza – et des pratiques – tiwizi

Importance des valeurs – tirugza – et des pratiques – tiwizi
Source : Auteur

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Les éléments de l’enquête exploratoire ont permis d’illustrer les principaux vecteurs de l’identité kabyle. Toutefois, pour répondre au questionnement soulevé en introduction et comprendre l’ensemble des liens établis, tant à partir de la littérature que de la recherche empirique, nous avons tenté de mieux définir les liens entre les concepts mobilisés afin de les représenter schématiquement, sous l’angle de la notion intégratrice du développement territorial viable.

Capital social, identitÉ(s) et dÉveloppement territorial viable en Kabylie : un schÉma global des interactions

À partir de la revue de littérature et des résultats de l’enquête, nous avons retenu et explicité ci-dessous sept types de liens, parties intégrantes d’un schéma global sur le développement territorial viable en Kabylie (Figure 1).

Figure 1

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1) Le lien entre capital social civil cognitif et capital social civil structurel

Ce sont les valeurs profondément ancrées dans la culture kabyle qui peuvent expliquer l’intensité des liens sociaux intracommunautaires et l’organisation de la société villageoise kabyle. La gouvernance traditionnelle des villages repose ainsi sur tiwizi et tirugza. Si ces valeurs venaient à s’étioler, le système de gouvernance villageoise pourrait disparaître.

2) Le lien entre capital social civil cognitif et capital environnemental

La valorisation du capital environnemental, dont celui de la montagne, peut faire évoluer l’importance accordée à certaines valeurs comme le respect de la biodiversité et du patrimoine naturel. Il a été démontré que plus l’environnement naturel était préservé, plus on serait incité à le respecter.

3) Le lien entre capital social structurel gouvernemental et capital environnemental

Le capital environnemental est influencé par les choix politiques et la qualité des institutions. Par exemple, du choix politique de créer le Parc national du Djurdjura va dépendre la protection de l’environnement. La nature ou la beauté de l’environnement incite en retour à sa protection par la mise en place d’une réglementation adaptée.

4) Le lien entre capital social civil structurel et capital structurel gouvernemental et cognitif

Le capital social civil structurel – les comités des villages – et le capital structurel gouvernemental – l’État – peuvent se compléter ou se substituer l’un à l’autre. La substitution totale du capital social structurel civil au capital structurel gouvernemental pourrait signifier l’indépendance d’un territoire ou tout au moins son autonomie. Par exemple, un article de presse rapportait au sujet du village de Zouvga, situé à une cinquantaine de kilomètres à l’est de Tizi Ouzou et souvent qualifié de république villageoise : « Le comité de village, avec ses propres moyens et la volonté des villageois, a réalisé des projets là où même l’État peine à prendre pied[2]. » Une réalisation du comité de village de Zouvga est la construction d’un dispensaire financé et équipé grâce à la caisse du village, l’infirmière et le médecin généraliste qui y assurent une présence régulière étant rémunérés par l’État. Il y a, dans ce cas, complémentarité entre l’action du comité de village et celle de l’État.

5) Le lien entre capital social civil cognitif et capital social structurel et cognitif gouvernemental

Pour que le développement d’un territoire soit viable, il est nécessaire que les autorités proposent une vision stratégique du développement et que cette dernière puisse redonner aux habitants confiance en leur avenir, tout en respectant les attentes et les valeurs d’une communauté. Si cette dernière condition n’est pas respectée, là encore, la dynamique du système peut être impactée, voire bloquée par des tensions, des conflits. En Algérie en général, et en Kabylie en particulier, la confiance à l’égard des hommes politiques et des institutions demeure faible (Perret et Abrika, 2016). En outre, les Algériens déplorent fréquemment un manque de stratégie de diversification de l’économie, plutôt centrée sur l‘exploitation pétrolière.

6) Le lien entre capital social structurel civil et capital environnemental

La capacité des individus et des groupes sociaux à créer des liens et à s’organiser influe sur le niveau et la qualité du capital environnemental. Par exemple, à Iguersafène, village de 4 500 habitants environ situé à 70 km à l’est de Tizi Ouzou, on a mis en place un système de tri sélectif des déchets. Des bacs à ordures réservés au plastique et au papier ont été disposés dans le village, et un camion, acquis grâce à la caisse du village qui rémunère aussi le chauffeur, passe tous les matins pour vider les bacs avant d’en transporter le contenu à un centre de tri aménagé par les villageois. Les déchets ainsi collectés sont vendus pour recyclage auprès d’entreprises de la région. Un système de compostage a également été mis en place pour traiter les déchets biodégradables et un volet de sensibilisation des femmes a été prévu. Cette opération est pilotée par une association de protection de l’environnement, Alma Vert, qui prend conseil auprès de villageois universitaires spécialisés dans le domaine.

7) L’intégration du territoire à la région

Le territoire étudié est intégré au territoire national. Par exemple, afin de corriger les inégalités territoriales, le ministère du Développement rural algérien a, dès le début des années 2000, lancé un programme en vue de revitaliser les espaces ruraux, grâce à une approche dite territoriale. Depuis 2004, chaque wilaya peut adopter sa propre stratégie de développement rural durable (SWDRD). Des projets de proximité de développement rural intégré (PPDRI), visant à revitaliser les territoires ruraux, ont été mis en place. Cependant, leurs moyens matériels, financiers et humains ou le choix des projets sont souvent en dessous des attentes et des besoins de la population ou n’ont pas porté leurs fruits, car ces moyens sont répartis de façon inégale sur le territoire. Pour autant, la négation des spécificités régionales peut conduire au conflit, notamment avec l’État central. Ainsi, le printemps berbère de 1980, plus grand mouvement d’opposition aux autorités après l’indépendance, puise ses racines dans la revendication d’une officialisation du tamazight et la reconnaissance de l’identité et de la langue berbères en Algérie. En 2001, le printemps noir a, pour sa part, débouché sur la plateforme d’El Kseur, dont l’une des revendications était la satisfaction de la revendication amazighe et la consécration du tamazight en tant que langue nationale et officielle. En poussant cette logique, il peut se produire un renforcement de la volonté d’autonomie ou d’indépendance si l’État ne reconnaît pas cette identité[3]. La nature de l’intégration d’un territoire à un pays modifie de facto la nature des liens entre institutions officielles et traditionnelles en cas d’autonomie ou d’indépendance par exemple, entraînant conséquemment une modification du rôle de l’État central.

Conclusion

Les liens, détaillés précédemment et parties intégrantes du schéma explicatif proposé dans la figure qui précède, mettent en évidence les relations entre l’identité, le capital social civil cognitif et les autres formes de capital social qui concourent au développement territorial. Ce développement territorial peut être qualifié de viable si le respect de l’identité par l’État central s’accompagne de rapports de subsidiarité, si la communauté villageoise est reconnue comme étant l’instance appropriée pour assurer une viabilité tant sociale et environnementale qu’économique. La gouvernance villageoise peut, dans la pratique, se substituer dans certains cas à l’action de l’État, comme l’illustre l’exemple du village d’Iguersafène. Ou encore, l’action du village peut être complémentaire à l’action de l’État, ainsi que le montre l’exemple du village de Zouvga. Toutefois, au-delà de ces illustrations, l’articulation entre la gouvernance de type participatif par les comités de villages et le modèle centralisé de l’État algérien, détenteur des avoirs collectifs, tombe sous le sens commun. Contrairement au Québec et à plusieurs pays industrialisés où l’État porte les stigmates de l’État-providence des années 1980-1990, les pratiques de gouvernance villageoise kabyle ne relèvent pas totalement d’un désengagement de l’État ou d’une politique d’austérité ou de son implication dans le secteur privé, mais aussi d’un comportement collectif de survivance et d’indépendance reflétant l’essence de la culture kabyle.

Les Kabyles sont fiers de leur identité et de leur histoire, qu’ils se transmettent au fil des générations, notamment grâce à leurs grands poètes et chanteurs ainsi qu’au respect pérenne de leurs héros, notamment par les choix des prénoms des enfants. La culture kabyle, caractérisée en particulier par la pratique d’une langue, le tamazight, est encore vivace. Les Kabyles sont attachés à leur territoire, qu’ils considèrent comme spécifique, dont la valeur du tirugza. Leurs pratiques et leurs valeurs sous-tendent l’organisation sociopolitique des villages qui permet d’assurer le développement de certains villages de montagne en cas de défaillance de l’État ou des politiques de développement territorial. Les comités de villages sont considérés à la fois comme un symbole de la culture kabyle et comme essentiels au développement viable des villages. Cependant, aujourd’hui, leur pertinence semble s’amoindrir quelque peu devant l’amélioration du système redistributif, les migrations – principalement vers l’Europe ou le Canada – et l’embellie financière de la dernière décennie, liée à l’exploitation des hydrocarbures. Cependant, la préservation du système traditionnel de gouvernance villageoise, lieu de capital social, pourrait représenter un bon amortisseur des crises économiques et favoriser le maintien et la pérennité d’une culture singulière, partie intégrante de la sociodiversité culturelle planétaire et nationale.

L’approche du développement territorial viable permet de réintroduire l’identité comme une composante centrale de la dynamique territoriale des communautés et du capital social. Elle favorise le lien entre le local et le global, d’où le concept glocal, où aucun territoire n’est assujetti, mais conçu comme partie interdépendante d’un tout. Or, dans un monde bousculé par la rapidité et l’ampleur des mutations mondiales, où les impacts sociaux et environnementaux des projets de développement axés sur l’exploitation des énergies fossiles sont significatifs, où l’opposition aux politiques de l’État se fait de plus en plus fort, la gouvernance participative peut apparaître comme une sorte de garde-fou assurant la survie de communautés et de leur environnement. Pourtant, la reconnaissance concrète et officielle de l’importance des identités et des cultures, en vue d’un développement viable et durable pour tous, ainsi que d’une justice environnementale et sociale, fait non seulement l’objet de traités internationaux, mais de programmes concrets liés à des engagements et à des discours officiels de la part des Nations Unies. Comme l’ont démontré historiquement et encore aujourd’hui de nombreux conflits guerriers, la non-reconnaissance des identités et des spécificités territoriales de la part de l’État central, soumis aux intérêts multinationaux et financiers, comporte non seulement un risque territorialisé, mais un risque pour l’ensemble de la planète.