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INTRODUCTION

Depuis le début des années 2000, les relations entre le gouvernement du Québec et les instances locales et régionales ont connu une évolution en dents de scie. Après l’imposition de plusieurs regroupements municipaux au début des années 2000, on assiste, six ans plus tard, à la faveur d’un changement de gouvernement, à la reconstitution d’anciennes municipalités fusionnées. Sur le plan budgétaire, les transferts aux municipalités, qui connaissent une embellie à la suite de la signature des deux premiers pactes fiscaux en 2000 et 2005, n’échappent pas au couperet gouvernemental de 2015. La même année, le gouvernement annonce la fin des conférences régionales des élus (CRÉ), créées onze ans plus tôt, et transfère la responsabilité du développement économique local aux municipalités régionales de comté (MRC). Enfin, toujours en 2015, le même gouvernement signe une entente avec les municipalités dans laquelle il s’engage à accroître leur autonomie, à élargir leurs compétences et à reconnaître un statut particulier aux villes de Montréal et de Québec.

Quels facteurs expliquent cette succession de changements, dont certains représentent des retournements à 180 degrés, dans l’organisation, le fonctionnement et le financement des instances locales et régionales? Quelles valeurs et normes générales ont inspiré ces changements? Et quelles réactions ont-ils entraînées chez les acteurs municipaux et les autres acteurs sociaux?

Pour répondre à ces questions, nous nous inspirerons du courant néo-institutionnaliste et cognitiviste qui a contribué au renouvellement de l’analyse des politiques publiques à partir du début des années 1980. Nous ferons notamment appel aux notions de référentiel de politique, d’acteur-médiateur et de ressource. Nous partirons de l’hypothèse que la réorganisation du secteur municipal québécois, qui a cours depuis 2000, s’explique par trois facteurs principaux : 1) les efforts de mise en cohérence de ce secteur avec le référentiel global (Jobert et Muller, 1987) de réduction des dépenses publiques et de retour à l’équilibre budgétaire; 2) la montée en force du discours des élus municipaux, notamment des maires des grandes villes, sur le rôle des municipalités comme « gouvernements de proximité »; 3) le renforcement de la contractualisation centrale-locale (Gaudin, 2007) qui fait des acteurs locaux, notamment des municipalités et des MRC, d’importants metteurs en oeuvre des politiques et des programmes gouvernementaux (Divay, 2016).

Notre texte est divisé en trois parties. Dans la première partie, nous exposons nos appuis théoriques et méthodologiques. Dans la deuxième partie, nous effectuons un rappel des principaux changements qui ont marqué l’organisation et la gouvernance du secteur municipal québécois depuis 2000. Enfin, dans la troisième partie, nous analysons ces changements à la lumière de notre cadre théorique et des réactions qu’ils ont suscitées chez les acteurs sociaux[1].

ACTION PUBLIQUE ET RÉFÉRENTIEL DE POLITIQUE

Une politique publique n’est jamais élaborée et adoptée dans un vide. Elle l’est toujours en fonction d’un contexte économique et sociopolitique, global et local, qui influence les représentations que les acteurs gouvernementaux et sociaux se font d’un problème et des solutions pour le résoudre (Pal, 2006; Lascoumes et Le Galès, 2007; Hassenteufel, 2008). Une politique publique fait aussi partie d’un ensemble de politiques sectorielles entre lesquelles l’autorité politique responsable cherche à assurer, au moins symboliquement, une cohérence horizontale (intraniveau) et verticale (interniveaux) (Savard, 2010). Ces efforts ou tentatives de mise en cohérence ou en sens (Hall, 1993; Muller 2000) de l’action publique concernent soit les normes ou finalités des politiques publiques, soit, plus souvent, les objectifs, les instruments ou les ressources par lesquels se matérialisent ces politiques (Halpern, Lascoumes et Le Galès, 2014).

Les efforts faits par le gouvernement pour maintenir ou retrouver, au moins en apparence, cette cohérence, intra et intersectorielle, le sont à la lumière d’un référentiel global qui définit et guide une grande partie de son action. Un référentiel qui, s’il ne présente pas une image cohérente et rationnelle faisant consensus, « balise un champ au sein duquel s’organisent les conflits et les affrontements dans la société » (Jobert et Muller, 1987, p. 65). Ce champ, qui rappelle la notion de cadre social chez Goffman (1991)[2], est d’autant plus important que non seulement il structure une grande partie de l’action gouvernementale, mais influence, ce faisant, la dynamique des relations entre le gouvernement et la société civile, d’une part, et, à l’intérieur de celle-ci, entre les acteurs sociaux, d’autre part. Les représentations et les mobilisations des acteurs sociaux s’en trouvent ainsi affectées, que ces derniers adhèrent ou non à ce référentiel global (Benford et Snow, 2000).

Depuis le milieu des années 1980, dans la foulée du discours sur le « nouveau management public » (NMP) (Osborne et Gaebler, 1992; Peters, 1995; Rouillard et Fortier, 2008), le référentiel global dominant dans la plupart des pays industrialisés fait la promotion des normes visant une plus grande efficacité et efficience des politiques, programmes et services publics. Sont ainsi encouragés la réduction de la taille de l’État par le renforcement de la mesure des performances, des évaluations et des redditions de comptes, le recours à la décentralisation, à l’impartition et à la privatisation des programmes et des services publics ainsi que la diminution des réglementations, des taxes et des impôts. L’intégration croissante des économies nationales à l’échelle continentale et internationale, encouragée et soutenue par les politiques des organismes internationaux[3] et les accords multinationaux de libre-échange, a considérablement accentué la diffusion de ce référentiel (Muller, 2000). Les représentations et les débats qui animent et structurent les processus nationaux et infranationaux de production des politiques publiques ont donc largement à voir avec les valeurs et les normes qui caractérisent ce référentiel. C’est en effet à travers les processus de traduction de ces valeurs et normes générales en politiques sectorielles que se réalise, à tous les niveaux de l’État, l’opération de décodage et de recodage du rapport global/sectoriel (Jobert et Muller, 1987). Pour les gouvernements, une telle opération, qui signifie des réallocations, voire des rationalisations importantes de ressources[4], ne va pas de soi en raison des débats et des tensions sociales plus ou moins prononcés qui entourent le recadrage des politiques publiques.

Une réforme dans un secteur donné de politiques apparaît, en somme, comme le résultat d’un processus cognitif, discursif et plus ou moins cohésif dans lequel interviennent, de façon interdépendante, au moins trois facteurs ou variables : 1) une opération de recadrage globale/sectorielle par laquelle le gouvernement cherche à réaliser la mise en cohérence des politiques de ce secteur avec les normes socioéconomiques dominantes à ce moment; 2) l’idée que les acteurs clés de ce secteur – les « médiateurs » selon l’expression de Jobert et Muller (1987, p. 71-76) – se font, au même moment, de ces normes et des problèmes qui affectent « leur » secteur; 3) la ou les solutions, notamment sous la forme de lois, que le gouvernement propose pour parvenir à la mise en cohérence recherchée. C’est ce que nous tenterons de vérifier en analysant les principaux changements apportés aux politiques touchant le secteur municipal au Québec au cours de la période 2000-2016[5].

RAPPEL DE L’ÉVOLUTION DU SECTEUR MUNICIPAL (2000-2016)

Le secteur municipal québécois a connu plusieurs changements depuis le début des années 2000. Sur le plan structurel, d’abord, le changement le plus marquant a été la réduction du nombre de municipalités locales par l’imposition, en 2002, de plusieurs fusions municipales dans la plupart des agglomérations métropolitaines et urbaines à travers le Québec. Au total, le nombre de municipalités locales est ainsi passé de quelque 1350 en 1999 à quelque 1150 en 2002. Cette réforme structurelle s’est aussi soldée par le remplacement des communautés urbaines (CU), créées en 1970, par des communautés métropolitaines (CM)[6], par le renforcement des pouvoirs des MRC[7], créées en 1979, et par la création, au niveau inframunicipal, dans huit des municipalités nouvellement fusionnées, d’une quarantaine d’arrondissements pour la prise en charge des services dits de proximité. Parallèlement, le gouvernement s’est attaqué à la problématique de la dévitalisation et a adopté, en 2001, la Politique nationale de la ruralité (PNR)[8] (Gouvernement du Québec, 2013; Jean, 2015). Cette politique a institué une nouvelle forme de contractualisation (Gaudin, 2007) entre le gouvernement et les MRC par la conclusion de nombreux pactes ruraux.

La réorganisation municipale, enclenchée et réalisée sous le gouvernement péquiste de Lucien Bouchard, sera en partie remise en question à la suite de la victoire du PLQ, dirigé par Jean Charest, à l’élection d’avril 2003[9]. Fidèle à sa promesse, le gouvernement Charest organise, au printemps 2004, la tenue de référendums sur le démembrement des nouvelles villes fusionnées. Les résultats se soldent par la reconstitution de plusieurs anciennes villes, dont une quinzaine sur la seule île de Montréal. Ces défusions vont conduire à la création, en 2006, de onze conseils d’agglomération (CA), notamment dans les agglomérations de Longueuil, Montréal et Québec, pour la gestion et le financement des compétences dites d’agglomération (Gouvernement du Québec, 2016).

Sur le front de la décentralisation, le gouvernement Charest, qui fait miroiter l’adoption d’une véritable politique de décentralisation, accouche finalement, en 2004, d’une loi qui abolit les conseils régionaux de concertation et de développement (CRCD) et institue en lieu et place une nouvelle instance de planification et de concertation, les conférences régionales des élus (CRÉ), dont le conseil d’administration se compose majoritairement d’élus municipaux (Belley et Morin, 2016). Sur le plan de la gouvernance régionale, l’autre changement important au cours de cette période est l’adoption, en avril 2015, du projet de loi 28 (Gouvernement du Québec, 2015a) qui abolit les CRÉ et transfère les responsabilités du développement économique local et du soutien à l’entrepreneuriat aux MRC, entraînant la disparition ou la transformation, 16 ans après leur création, des centres locaux de développement (CLD)[10]. Cet important changement, sur lequel nous reviendrons plus loin, fait notamment suite aux demandes formulées au gouvernement par l’UMQ (2012) et la FQM (2014) de faire des municipalités de véritables gouvernements de proximité (Belley, Divay et Prémont, 2015). Des demandes qui reçoivent un accueil favorable de la part du nouveau gouvernement Couillard, élu en avril 2014.

Pour ce qui est du financement des instances locales, les changements importants à signaler sont survenus dans le cadre d’ententes contractuelles négociées entre le gouvernement et les unions municipales. Depuis 2000, en effet, quatre ententes à teneur fiscale et financière ont été conclues, dont trois sous l’appellation de « pacte fiscal ». La plus récente, qui porte le nom d’Accord de partenariat entre le gouvernement et les municipalités pour la période 2016-2019 (Gouvernement du Québec, 2015b), a été signée le 29 septembre 2015. Ces ententes peuvent cependant comporter, comme nous le verrons, de mauvaises nouvelles pour les municipalités.

Enfin, sur le plan des mécanismes de gouvernance multiniveau (Divay et Paquin, 2013), aucun changement significatif n’est à signaler. Mis à part les ententes à portée fiscale, qui ont donné lieu depuis 2000 à des épisodes d’intenses négociations et tensions, les mécanismes traditionnels de régulation des relations centrales-régionales-locales sont demeurés essentiellement les mêmes. C’est ainsi qu’une bonne partie des discussions entourant la gouvernance locale et régionale ont continué d’emprunter les deux canaux traditionnels de consultation que sont la Table Québec-municipalités (TQM) et la Table Québec-régions (TQR)[11], qui réunissent, à intervalle plus ou moins régulier, les acteurs gouvernementaux et municipaux. Quant aux relations entre les élus municipaux, elles continuent d’évoluer au gré des positions politiques, plus ou moins convergentes, qu’adoptent les deux acteurs politiques clés du secteur, soit la FQM, qui représente surtout les intérêts des plus petites municipalités et MRC et ceux du monde rural, et l’UMQ, qui représente surtout les intérêts des grandes villes et des territoires les plus urbanisés. Des positions qui engendrent des relations souvent tendues à l’intérieur des unions et entre elles, comme en font foi les débats entourant la réorganisation municipale de 2000, la décentralisation, les ententes à portée fiscale et financière et, plus récemment, la gouvernance régionale.

LA MISE EN COHÉRENCE DE L’ACTION PUBLIQUE TERRITORIALE

L’action publique prend notamment forme à travers l’élaboration, l’adoption et la mise en oeuvre d’un grand nombre de lois. Ces dernières sont en quelque sorte la traduction juridique et législative, à la fois impersonnelle et impérative, des normes qui fondent et orientent les politiques publiques. Deux lois, la Loi portant réforme de l’organisation territoriale municipale (Gouvernement du Québec, 2000a), adoptée par le gouvernement péquiste de Lucien Bouchard en décembre 2000, et la Loi mettant en oeuvre certaines dispositions du discours sur le budget du 4 juin 2014 et visant le retour à l’équilibre budgétaire en 2015-2016 (Gouvernement du Québec, 2015a), adoptée par le gouvernement libéral de Philippe Couillard en avril 2015, figurent parmi les mesures législatives les plus structurantes adoptées ces dernières années en matière de gouvernance locale et régionale. Des documents d’orientation ont été produits avant l’adoption de ces lois qui énoncent les valeurs et les normes générales qui les ont inspirés. Il importe donc de s’y arrêter dans la mesure où ces documents ont servi à construire et à diffuser une grande partie du référentiel sur lequel s’est appuyée l’action gouvernementale en cette matière depuis 2000. Un référentiel en fonction duquel les acteurs sociaux, notamment municipaux, ont aussi défini leurs positions et pris part aux débats entourant les réformes qui ont suivi.

La réorganisation territoriale de 2000

Essentiellement, deux documents ont pavé la voie à la réorganisation municipale de 2000 : le rapport de la Commission nationale sur les finances et la fiscalité locales (ci-après la commission Bédard du nom de son président), intitulé Pacte 2000 et rendu public en avril 1999 (Commission Bédard, 1999), et le livre blanc sur la réorganisation municipale, intitulé Changer les façons de faire pour mieux servir les citoyens, rendu public au printemps 2000 (Gouvernement du Québec, 2000b).

Pacte 2000

Commandé par le gouvernement à la suite d’une promesse faite aux municipalités de revoir la fiscalité municipale, le rapport Pacte 2000 contient une centaine de recommandations. L’argumentaire de la commission Bédard repose sur la prémisse générale qu’il est nécessaire de procéder à « […] une réforme du secteur public québécois, de ses méthodes de gestion et de son organisation, incluant le partage des responsabilités entre le gouvernement et les instances locales […] [afin] de réduire le fardeau global de la fiscalité et de l’endettement » (Commission Bédard, 1999, p. 7). La commission Bédard expose ensuite les principaux maux dont souffre le secteur public local : dispersion et fragmentation des entités locales, manque de cohésion régionale, trop grand nombre de municipalités et absence de moyens propres à susciter une dynamique d’agglomération. Des lacunes, affirme la Commission, qui « sont interreliées et découlent ultimement d’un cadre institutionnel mal adapté à la dynamique locale contemporaine » (Commission Bédard, 1999, p. 159). D’où la nécessité, selon elle, de procéder à des regroupements municipaux et de renforcer la gouvernance supramunicipale. Ces solutions seront plutôt bien reçues par les maires des grandes villes centres, qui réclamaient depuis un bon moment une telle réforme, mais elles seront vivement contestées par les élus municipaux et les citoyens des banlieues. La table est néanmoins mise pour une réforme majeure dont les grandes lignes seront présentées par le gouvernement dans un livre blanc rendu public au printemps 2000.

Le livre blanc sur la réorganisation municipale

Essentiellement, les normes générales sur lesquelles s’appuie le livre blanc sont les mêmes que celles mises en avant dans le rapport de la commission Bédard : s’adapter à une économie mondialisée, assurer la croissance économique, accroître la performance du secteur public local et réduire le plus possible les obstacles politiques et institutionnels qui nuisent à la prise de décision, notamment en matière de développement économique, à l’échelle des territoires urbains et métropolitains. Pour le gouvernement, les regroupements municipaux sont la solution tout indiquée pour aider les agglomérations urbaines « […] à s'insérer dans la nouvelle économie mondiale et à améliorer le cadre de vie de la population » (Gouvernement du Québec, 2000b, p. 59). En somme, si les grandes villes québécoises et leurs agglomérations accusent un retard dans la course mondialisée à la compétitivité économique et à l’attractivité des investissements, c’est qu’elles sont trop fragmentées et repliées sur elles-mêmes. C’est cette explication ou « équation » (Jobert et Muller, 1987, p. 78) qui va permettre au gouvernement, avec le soutien de certains des acteurs-médiateurs du secteur, ici les maires des grandes villes, de concrétiser les valeurs et les normes générales du « nouveau » référentiel porté par le livre blanc.

Vers un État plus efficace et moins coûteux

Avec le retour au pouvoir du PLQ, en avril 2003, la réforme de la gouvernance territoriale entre dans une nouvelle phase. La réingénierie de l’État, élément central du discours du nouveau gouvernement, appelle à son tour un recodage du rapport global/sectoriel. Les nouvelles valeurs et normes générales qui orientent désormais l’action gouvernementale sont clairement énoncées dans le document d’orientation Briller parmi les meilleurs[12], rendu public en mars 2004.

Il est ainsi possible de régler en partie nos problèmes budgétaires en revoyant le rôle de l’État, en le rendant plus efficace et moins coûteux. […] Il faut que l’État québécois soit davantage centré sur les services, et qu’il comprenne moins de structures. Les efforts vont porter dans plusieurs directions simultanément. Le gouvernement procède actuellement à une analyse systématique de l’efficacité des programmes et de leur efficience

Gouvernement du Québec, 2004, p. 58-59

Un premier changement est apporté à la gouvernance régionale[13], au printemps 2004, avec l’abolition des conseils régionaux de concertation et de développement (CRDC) et leur remplacement par une nouvelle instance de concertation socioéconomique, les CRÉ. La conséquence de ce changement est un éloignement des représentants de la société civile, jusque-là majoritaires aux conseils des CRDC, au profit des élus municipaux. L’imputabilité politique dont se réclament ces derniers est ainsi reconnue et renforcée. Dans les faits, la décentralisation promise par le gouvernement Charest se limitera à cette forme de municipalisation du développement régional, laquelle franchira un pas de plus avec l’abolition, en 2015, des CRÉ. Outre les défusions municipales et le renouvellement du pacte fiscal pour la période 2007-2013, aucun autre changement significatif ne sera apporté à la gouvernance territoriale avant 2014[14].

La réforme de la gouvernance régionale de 2015

Le programme politique présenté par le Parti libéral du Québec (2014a), à l’occasion de l’élection générale d’avril 2014, donne un excellent aperçu des valeurs et des normes générales qui orientent ses politiques économiques et sociales depuis qu’il a été reporté au pouvoir. C’est notamment dans son cadre financier, qui fait partie intégrante de son programme politique, que ces valeurs et ces normes sont le plus clairement exprimées.

Un gouvernement du Parti libéral du Québec fera du retour à l’équilibre budgétaire une priorité. Pour ce faire, nous prendrons immédiatement des mesures pour relancer notre économie et l’emploi, et appliquerons une gestion rigoureuse des dépenses gouvernementales. […] Toute nouvelle initiative de dépense non prévue dans ce cadre financier devra nécessairement être financée par des économies dans les dépenses de programmes. Nous imposerons ainsi ce que l’on appelle un « cran d’arrêt » aux dépenses publiques

Parti libéral du Québec, 2014b, p. 2

Ces orientations seront reprises, en juin 2014, à l’occasion du dépôt du premier budget du gouvernement. « Nous allons redresser les finances publiques, car la situation actuelle n’est pas acceptable. […] Le Québec retrouvera l’équilibre budgétaire en 2015-2016. Cet objectif n’est pas une obsession, c’est une obligation! » (Gouvernement du Québec, 2014a, p. 4)[15]. Pour y arriver, le nouveau gouvernement compte sur un accroissement « des investissements privés qui sont le véritable moteur de la croissance. […] il faut donc [affirme-t-il] rétablir la confiance des investisseurs et envoyer le message clair que le Québec est accueillant pour ceux qui veulent contribuer à notre activité économique » (Gouvernement du Québec, 2014a, p. 7). Ce premier discours du budget interpelle aussi les municipalités à titre de partenaires. Non seulement le gouvernement invite ces dernières à conclure un nouveau pacte fiscal avec lui, mais il se dit ouvert à « un partage des redevances minières, pétrolières et gazières avec les collectivités locales » (Gouvernement du Québec, 2014a, p. 24). Il annonce du même coup qu’il déposera des projets de loi qui reconnaîtront formellement « le rôle particulier de Montréal en tant que métropole nationale » (Gouvernement du Québec, 2014a, p. 25) et celui de Québec « en tant que capitale nationale du Québec » (Gouvernement du Québec, 2014a, p. 26).

Passage obligé pour revenir à l’équilibre budgétaire, réduire la dette et alléger le fardeau fiscal des contribuables, le redressement des finances publiques va donc marquer l’ensemble de l’action législative et administrative du gouvernement Couillard. Toutes les politiques sectorielles, y compris la gouvernance locale et régionale, seront ainsi marquées du sceau de cette orientation générale. Si cette dernière rappelle celle qu’a poursuivie le gouvernement libéral de Jean Charest, notamment au cours de son premier mandat, elle sera appliquée avec beaucoup plus de détermination sous le leadership de Philippe Couillard.

Les municipalités seront d’ailleurs parmi les premières à en faire les frais. En septembre 2014, le gouvernement Couillard annonce en effet que le prochain pacte fiscal, dont la négociation avait commencé sous le gouvernement péquiste, sera beaucoup moins généreux que le précédent. Mécontentes, mais résignées à faire leur part pour permettre au nouveau gouvernement d’atteindre ses objectifs budgétaires, les unions municipales acceptent finalement de voir leurs subventions réduites de 300 millions de dollars en 2015. Le Pacte fiscal transitoire 2015 confirme par ailleurs l’abolition, déjà annoncée, des CRÉ et le transfert de leurs compétences, en plus de celles en matière de développement économique local et de soutien à l’entrepreneuriat exercées par les CLD, aux MRC (Gouvernement du Québec, 2014b). Le projet de loi n° 28 va paver la voie à la concrétisation de la nouvelle gouvernance régionale.

Le projet de loi n° 28

Les débats et les tensions qui ont entouré la présentation et l’adoption du projet de loi n° 28 offrent une belle illustration de la force du référentiel sur le redressement des finances publiques et de ses impacts sur l’ensemble de l’action publique gouvernementale. En plus de donner suite à plusieurs autres mesures contenues dans le discours du budget du 4 juin 2014, ce projet de loi a apporté des modifications majeures aux règles du jeu entourant la gouvernance locale et régionale. Des modifications sur lesquelles se sont prononcés non seulement les principaux acteurs du secteur municipal, la FQM et l’UMQ, mais plusieurs autres groupes et organismes de la société civile[16], comme nous le verrons maintenant.

Dans ses remarques préliminaires faites lors de l’ouverture, le 23 janvier 2015, de la commission parlementaire sur les finances publiques, chargée d’étudier ce projet de loi, le ministre des Finances, Carlos Leitão, affirme :

Nous nous sommes engagés à assainir les finances publiques et à relancer l’économie. Cet objectif va nous donner une marge de manoeuvre pour réduire le poids de la fiscalité et de [sic] celui de la dette et nous permettra d’assurer la pérennité des services à la population. Nous allons redonner au Québec une marge de manoeuvre et une liberté de choix. Ce projet de loi va y contribuer

Assemblée nationale du Québec, 2015

De façon générale, tous les organismes issus du milieu des affaires qui ont déposé un mémoire à la commission parlementaire ont appuyé l’objectif du gouvernement de réduire les dépenses publiques afin de rétablir l’équilibre budgétaire. Deux d’entre eux, le Conseil du patronat du Québec (CPQ) et la Fédération des chambres de commerce du Québec (FCCQ), se sont aussi dits en accord avec les modifications apportées par le projet de loi no 28 à la gouvernance régionale. A contrario, tous les organismes, notamment les grandes centrales syndicales, qui se sont dits en désaccord avec les modifications proposées à la gouvernance régionale (Tableau 1) ont aussi dénoncé la politique d’austérité du gouvernement libéral et les coupes budgétaires réalisées et annoncées dans les services publics.

Tableau 1

Positions des acteurs sociaux sur les modifications apportées à la gouvernance régionale contenues dans le projet de loi n° 28 présenté à l’Assemblée nationale du Québec (ANQ) le 26 novembre 2014

Positions des acteurs sociaux sur les modifications apportées à la gouvernance régionale contenues dans le projet de loi n° 28 présenté à l’Assemblée nationale du Québec (ANQ) le 26 novembre 2014
Source : Auteur (à partir des mémoires déposés dans le cadre des consultations particulières et des audiences publiques sur le projet de loi n° 28)

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Les deux citations qui suivent, la première tirée du mémoire du CPQ et la seconde de celui de la coalition Touche pas à mes régions, illustrent les positions irréconciliables des acteurs favorables et défavorables au projet de loi.

Le contrôle des dépenses publiques permet un assainissement des finances publiques à long terme et une croissance économique soutenable. Une fois le retour à l’équilibre budgétaire atteint, le défi est de maintenir également cet équilibre pour les prochaines années. […] Le Conseil du patronat appuie les efforts de rationalisation dans la multitude d’organismes s’occupant de développement économique […]

Conseil du patronat, 2015, p. 4 et 9

[…] nous dénonçons haut et fort la volonté du gouvernement du Québec de nous priver du droit d’agir de façon autonome sur notre développement […] Nous dénonçons l’abolition, sans dialogue préalable, de nos outils de gouvernance régionale, ceux-là mêmes qui ont fait nos succès passés […] Nous dénonçons des décisions qui rejettent en bloc nos expertises en matière […] de développement social et économique

Coalition Touche pas à mes régions, 2015, p. 3

Le 26 mars 2015, à l’occasion de son deuxième discours du budget, le ministre des Finances réitère la détermination du gouvernement à tout faire pour respecter son objectif d’atteindre l’équilibre budgétaire en 2015-2016, affirmant que celui-ci va « poursuivre [ses] actions visant les causes structurelles du déséquilibre budgétaire » (Gouvernement du Québec, 2015c, p. 29). Dans le plan économique déposé au même moment, le gouvernement rappelle qu’il a aussi répondu, par le projet de loi n° 3 sur les régimes de retraite dans le secteur municipal, adopté le 4 décembre 2014, « à un enjeu majeur en matière de finances municipales » (Gouvernement du Québec, 2015d, p. A-55).

Ce dernier projet de loi est important. Il fait suite à une demande adressée au gouvernement par les maires des grandes villes, dont ceux de Montréal et de Québec, à l’automne 2013, d’obliger les employés municipaux à assumer la moitié des déficits passés et futurs de leurs régimes de retraite. La promesse du gouvernement de présenter un projet de loi à ce sujet se retrouve d’ailleurs dans l’Accord de partenariat avec les municipalités pour la période 2016-2019 (Gouvernement du Québec, 2015b), signé le 29 septembre 2015. L’action du gouvernement sur ce front est ici doublement stratégique. Par son pouvoir prescriptif (Lemieux, 2001), il accorde aux municipalités des pouvoirs additionnels leur permettant de mieux contrôler les coûts associés aux conventions collectives (ressources humaines) et, par son habileté à obtenir l’appui (ressources relationnelles) des maires des grandes villes, il fait de ces derniers des acteurs-médiateurs clés de sa réforme de la gouvernance régionale[17]. Il convient donc de revenir sur cet accord qui contient plusieurs engagements dont la concrétisation, sous la forme de lois, pourrait avoir un impact déterminant sur la gouvernance à venir du secteur local et régional.

L’Accord de partenariat avec les municipalités, 2016-2019

Pour bien comprendre le contenu de cet accord, il est important de revenir sur trois demandes : 1) celle des unions municipales pour un renforcement de l’autonomie municipale; 2) celle des maires des grandes villes pour une réforme des lois du travail; 3) celle des maires de Montréal et de Québec pour l’obtention de pouvoirs particuliers.

Le livre blanc de l’UMQ L’avenir a un lieu (UMQ, 2012), rendu public en novembre 2012, et le livre bleu de la FQM Une gouvernance de proximité (FQM, 2014), rendu public en octobre 2014, constituent des références importantes dans le discours du gouvernement. Des passages de ces rapports ont en effet été rapidement « récupérés » par les gouvernements Marois, d’abord, et Couillard, ensuite, et alimentent depuis le référentiel sectoriel municipal. Modernisation du cadre légal municipal, valorisation de la gouvernance de proximité, renforcement de la subsidiarité et de la démocratie locale, diversification des sources de revenus des municipalités, occupation dynamique des territoires, toutes ces expressions qui sont au coeur de ces rapports se retrouvent aussi dans cet accord signé, pour la première fois, par les maires de Montréal et de Québec.

Par cet accord, le gouvernement s’engage en effet à procurer de nouvelles sources de revenus aux municipalités et à renforcer leur autonomie par un allégement des contrôles et des redditions de compte dont elles font l’objet. Il s’engage aussi à modifier les lois du travail afin de procurer aux municipalités un véritable rapport de force vis-à-vis des syndicats dans les négociations entourant le renouvellement de leurs conventions collectives. Un engagement qui va soulever l’ire des centrales syndicales et des syndicats municipaux affiliés qui promettent alors de livrer une bataille rangée contre le gouvernement et les maires sur cette question.

Même si cet accord contient quelques bonnes nouvelles pour toutes les villes, il reste que les gains potentiels les plus intéressants en matière de ressources statutaires, réglementaires et financières le sont surtout pour les moyennes et les grandes villes. Par son pouvoir normatif de redéfinir, au moins partiellement, le référentiel sectoriel municipal, ses pouvoirs constitutif et prescriptif de renforcer l’autonomie et les pouvoirs des municipalités[18] et son habileté à faire des maires des deux plus grandes villes du Québec des « alliés médiateurs » stratégiques, le gouvernement a ainsi fait entrer la gouvernance locale et régionale dans une nouvelle phase en 2015-2016.

CONCLUSION

C’est notamment au cours des étapes d’émergence ou de « publicisation » (Hassenteufel, 2008, p. 41) d’un problème dans un secteur donné de politiques et de proposition d’une solution à ce problème qu’entrent en jeu les référentiels et l’opération de recodage global/sectoriel d’une politique publique. L’analyse de l’évolution du secteur municipal et de la gouvernance régionale au Québec au cours de la période 2000-2016 est particulièrement instructive à cet égard. Plusieurs enseignements peuvent en effet en être tirés.

Sur le plan empirique, trois éléments principaux sont à retenir. L’analyse démontre, en premier lieu, que les positions des acteurs politiques et sociaux, même lorsqu’elles diffèrent, peuvent difficilement ne pas tenir compte des valeurs dominantes qui sont dans l’« air du temps » (Kingdon, 2003) et des normes, par exemple d’efficacité, d’efficience, de rigueur et de compétitivité, qu’elles inspirent. Ces valeurs et ces normes, à partir desquelles se construisent les référentiels des politiques, influencent les représentations que ces acteurs se font d’un problème et, ce faisant, les solutions qu’ils préconisent pour le résoudre. Au Québec, depuis le début des années 2000, et singulièrement depuis 2014, il apparaît clairement que les normes dominantes de retour à l’équilibre budgétaire et de réduction des dépenses et de l’endettement public ont fortement influencé la production des politiques publiques, y compris celles dans le secteur local et régional.

Il ressort de l’analyse, en deuxième lieu, que l’acceptation et l’effectivité d’un référentiel ne sont jamais assurées ni complètes. Il se trouve presque toujours, en effet, des groupes qui contestent soit les normes générales auxquelles se rattache une politique, soit les instruments ou les ressources au moyen desquels cette politique est mise en oeuvre. C’est notamment le cas des groupes dont le statut et le rôle, voire l’existence même, sont menacés par l’adoption d’une politique. C’est ainsi qu’au Québec bon nombre d’acteurs politiques et sociaux ont fortement dénoncé les changements découlant de la réorganisation municipale de 2000 ou, plus récemment, le projet de loi no 28. Nous avons ainsi montré qu’un référentiel et les politiques qui s’en inspirent peuvent rencontrer des résistances et donner naissance à un mouvement social d’opposition plus ou moins important. La création et la mobilisation de la coalition Touche pas à mes régions constituent une belle illustration de ce phénomène, même si ce mouvement n’a pas réussi à empêcher la réforme de suivre son cours.

Concernant l’effectivité de la réforme de la gouvernance régionale, la question se pose de savoir si le leadership des élus municipaux pourra compenser l’affaiblissement de l’infrastructure institutionnelle locale. L’avenir le dira. Mais il est permis de douter que la mise au rancart de plus de quarante ans d’expertise et de concertation socioéconomique puisse favoriser la conception et la mise en oeuvre de stratégies et de projets de développement mieux adaptés et plus structurants dans l’ensemble des territoires du Québec. Le renforcement de la « municipalisation » de la gouvernance régionale pourrait en effet rendre plus malaisées la mobilisation et la mise à contribution, pourtant essentielles, de l’ensemble des acteurs locaux, publics et non publics, au développement territorial (Belley, 2016).

Sur le plan empirique, on peut se demander, en troisième lieu, si les mobilisations locales non canalisées et non parrainées ou soutenues par les élus municipaux pourront trouver leur place dans les ententes gouvernementales-locales à venir touchant le développement territorial. Le renforcement du rôle des municipalités et des MRC comme interlocutrices privilégiées en matière de développement local et régional constitue de ce point de vue un pari risqué. Ce qu’elles prendront en charge ou accepteront d’appuyer, dans le prolongement des services publics locaux de base, pourrait donner des résultats intéressants. Le risque, cependant, est qu’en se préoccupant avant tout de leur performance organisationnelle et de la fiscalité locale, elles en viennent à négliger les facteurs plus intangibles du développement, comme l’identité, l’apprentissage collectif et la solidarité. Des facteurs qui contribuent aussi à l’activation et à la régénération des savoir-faire collectifs locaux et, par là, à la performance collective des milieux (Divay, 2009; Jean, 2015).

Sur le plan théorique, notre analyse montre que si l’approche cognitive par les référentiels demeure pertinente pour analyser et comprendre la production et la transformation des politiques publiques, la notion même de référentiel demande encore à être précisée pour faciliter son opérationnalisation par les chercheurs (Jobert, 1989; Surel, 2000). S’il ne fait pas de doute que les valeurs et les normes qui les inspirent ont une résonance internationale[19], ils sont tout de même nourris et canalisés localement. Comment ce travail de sélection, de hiérarchisation et de mise en forme des valeurs et des normes qui composent les référentiels s’effectue-t-il concrètement? La question est d’autant plus importante que des contre-référentiels existent qui conduisent parfois à des reculs ou à des compromis de la part des responsables politiques. Aussi les stratégies politiques, notamment en matière de calculs et d’alliances, des acteurs gouvernementaux et sociaux sont-elles, en plus des croyances de ces acteurs et du temps, des facteurs qui comptent dans le cheminement de toute réforme politique.

Une fois adoptée et mise en oeuvre, une réforme politique influence en retour le contenu du référentiel dominant et des contre-référentiels existants. Ces derniers, qui sont des construits, ne sont jamais fixés en effet une fois pour toutes. Ils connaissent des transformations, variables en rapidité et en intensité, qui pourront justifier et alimenter une nouvelle réforme. Si les responsables politiques, notamment au niveau central de l’État, sont, comme le suggère notre analyse, des appréciateurs et des médiateurs de premier plan de ces transformations, le personnel politique et les hauts fonctionnaires qui les conseillent, et, en dehors de l’appareil gouvernemental, les nombreux experts, consultants et « réservoirs à idées » (think tanks) ne jouent-ils pas, eux aussi, un rôle important, voire déterminant, dans les opérations jamais arrêtées de recodage du rapport global/sectoriel et de mise en cohérence des politiques sectorielles? Si les documents que nous avons analysés attestent bien l’existence de telles opérations, seules des enquêtes de terrain permettraient de mettre au jour les pratiques concrètes par lesquelles se réalisent ces opérations.

Ces enseignements, constats et questions nous invitent donc à conduire davantage d’analyses nationales et internationales comparatives qui puissent permettre de mieux comprendre, d’une part, la construction et la diffusion des référentiels et, d’autre part, de mieux apprécier leurs effets sur le contenu des politiques publiques en général, et des politiques locales et régionales en particulier. Une tâche d’autant plus importante que le développement et l’avenir des territoires mettent en cause des enjeux, des politiques et des mécanismes institutionnels et intersectoriels complexes dans lesquels s’immiscent et s’entrecroisent plusieurs référentiels. Des référentiels qui, en plus d’influencer et d’être influencés par l’agenda politique des gouvernements, participent à la structuration des différents secteurs de politiques et des capacités d’action des acteurs sociaux.