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Depuis la Deuxième Guerre mondiale, les politiques et les recherches sur le développement des régions ont changé d’étiquette. Dans les années 1960 et 1970, on parlait surtout de développement régional, alors que dans les années 1980 et 1990 on faisait référence principalement au développement local. Depuis les années 2000, le terme privilégié est celui de développement territorial. Cette évolution ne comporte pas que des dimensions sémantiques puisque chacun de ces vocables renvoie à des compréhensions différentes à propos de qui porte la responsabilité du développement à l’échelle la plus proche des citoyens ou encore à des visions différentes des objectifs à atteindre (Pradella et Verger, 2012). Le développement régional attribue le rôle central à l’État et vise surtout le rattrapage des régions considérées comme en retard. Le développement local promeut le rôle des acteurs locaux et cible la prise en charge des communautés locales. Enfin, le développement territorial insiste sur l’interrelation entre divers acteurs dont les responsabilités se situent à différentes échelles et où l’innovation, aussi bien technologique que sociale, s’inscrit dans des processus institutionnels sillonnés à l’échelle locale (Torre, 2015). Aussi, l’insertion des communautés locales dans des processus de développement relève-t-elle de la gouvernance locale et des interrelations entre le local, le régional, le national et l’espace international (Klein et al., 2016). De nouvelles formes de collaboration et de conflit prennent place entre les communautés et l’État (Douillet, 2005; Zirul et al., 2015) et ce sont les capacités territoriales développées localement qui permettent aux acteurs locaux de mettre en valeur leurs ressources au profit de leur communauté (Loubet, Dissart et Lallau, 2011; Glon et Pecqueur, 2016).

Alors que les travaux scientifiques orientés vers le développement local ont largement concentré leur attention sur les dynamiques de proximité entre acteurs locaux et ont parfois délaissé le rôle de l’État, les travaux qui mobilisent la notion de développement territorial, qui prennent une importance croissante, amènent à reconsidérer l’État comme un acteur important. Dans cette perspective territoriale, il faut interroger le lien entre les dynamiques territoriales et l’État, liens qui peuvent être traversés par la tension ou par la coordination. Les articles de ce numéro d’Économie et Solidarités se situent globalement dans cette perspective où l’on considère important, d’une part, de rappeler que l’État joue un rôle crucial dans le développement des communautés à travers ses divers programmes, politiques et stratégies et, d’autre part, de mieux cerner les lieux où s’imbriquent les actions étatiques et celles menées par la société civile dans les territoires.

Cet effort de mieux comprendre l’interrelation entre l’État et les dynamiques territoriales est d’autant plus nécessaire dans le contexte contemporain que plusieurs gouvernements réaménagent les modalités de l’intervention publique à l’endroit des territoires. Le cas du Québec vient immédiatement à l’esprit, alors que le gouvernement a amorcé, en 2015, une importante réforme de la gouvernance des territoires qui a mené à la disparition des conférences régionales des élus (CRÉ) et des corporations de développement économique communautaire (CDEC), ainsi qu’au réaménagement des centres locaux de développement (CLD), modifiant d’ailleurs le rôle des municipalités régionales de comté (MRC). On pourrait également mentionner, à titre d’exemple, le redécoupage des régions françaises à la fois sur le plan des limites spatiales et des compétences. Ces deux séries de réformes ne sont que deux exemples parmi un ensemble de réorganisations étatiques qui, dans certains cas, s’inscrivent dans la stratégie du New Public Management (Merrien, 1999) mais qui donnent aussi lieu à la promotion de ce que des chercheurs ont désigné comme le New Public Value (Lévesque, 2013). Ces stratégies ont clairement des incidences sur les rapports de l’État au territoire, mais leur signification et leur portée restent encore à décoder pleinement.

Les réformes de l’action territoriale de l’État peuvent également être mises en rapport avec le contexte socio-économique plus large qui prévaut dans ces sociétés. Les économies nationales, de plus en plus globalisées, peinent à se relever de la crise financière et sociale qui a surgi en 2008, ce qui, dans bien des cas, explique la prolifération des politiques de rationalisation et d’austérité. Par ailleurs, des modalités d’action publique non étatiques, mais souvent en lien avec l’État, prennent de l’expansion. C’est le cas de l’économie sociale et solidaire par exemple (Bouchard, 2013). Les politiques territoriales n’échappent pas à ces restructurations, alors que plusieurs bases de l’intervention territoriale de l’État sont revues et transformées : modifications des structures d’appui au développement, redécoupage des territoires institutionnels, transfert des responsabilités de développement, priorité aux entreprises, etc. Dans une première phase de transformations, l’État-providence, qui visait la redistribution territoriale de la richesse et l’équilibre du développement des territoires, devient un État-partenaire, dont le rôle est d’accompagner les territoires dans leur quête de développement. Ces modifications ont déjà été analysées par plusieurs auteurs (Klein, 1995). Cependant, de nouvelles analyses sont attendues sur les virages plus contemporains qui modifient la gouvernance des territoires, que ce soit en abolissant les instances qui assuraient cet accompagnement ou en redessinant leurs frontières d’intervention. Devrait-on considérer la période contemporaine comme une période charnière où un nouveau rapport entre l’État et la société civile donnerait lieu à de nouvelles dynamiques territoriales? De l’autre bout de la lorgnette, nous pouvons nous demander comment les acteurs sociaux, politiques et économiques dans les territoires se positionnent par rapport aux changements de politiques et de modes d’intervention initiés par les États. Par ailleurs, comment considérer les nouvelles visions du développement qui, remplaçant la priorité donnée à la croissance économique par des orientations plus respectueuses de l’environnement et de la qualité de vie, inscrivent la réflexion dans l’émergence de nouveaux paradigmes?

Ce sont les questionnements évoqués ci-dessus qui ont amené les Centre de recherche sur le développement des territoires (CRDT) et le Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES) à s’associer pour produire un numéro thématique de la revue Économie et Solidarités sur la reconfiguration des rapports État-territoire. La problématique qui se retrouve au coeur de ce numéro, puisqu’elle cherche à explorer à la fois l’État et les territoires, interpelle au moins deux grands champs de connaissance scientifique, les sciences du territoire et la science politique. Elle conduit ainsi à explorer les lieux de rencontre de ces deux communautés de connaissance. Les auteurs de ce numéro ont donc emprunté deux entrées analytiques différentes pour saisir le couple État-territoire.

La première, que l’on pourrait qualifier d’entrée par le gouvernement, s’inspire surtout des héritages analytiques de la science politique ou encore de son proche cousin, l’analyse des politiques publiques. Cette entrée met la focalisation assez directement sur les changements, ou à l’inverse la stabilité, dans le rôle joué par les gouvernements dans le cadre de leur mission de développement des territoires. Par rapport aux réformes implantées, est-ce que l’on peut toujours parler d’un État-partenaire? Sinon, quelle étiquette permettrait de mieux circonscrire la posture territoriale de l’État? Doit-on parler d’une recentralisation? Il semble également nécessaire de se pencher sur l’État territorial dans ses mécanismes concrets d’intervention dans les territoires : les orientations des politiques publiques de soutien au territoire, les institutions déconcentrées, etc.

L’entrée par le gouvernement comprend quatre textes. Tout d’abord, le texte de Proulx porte sur les Municipalités régionales de comté (MRC) du Québec. L’objectif de Proulx consiste à voir dans quelle mesure les MRC ont pu se consolider d’un point de vue institutionnel et peuvent, après presque quatre décennies, être considérées comme des « États-territoires » ou, en d’autres mots, comme des gouvernements. Le portrait qu’il propose permet de montrer le caractère structurant de certaines mesures, comme la possibilité d’élire un préfet, issues des réformes du début des années 2000, pour le renforcement des MRC. En deuxième lieu, Arrignon interroge les réformes territoriales associées à la loi NOTRe. Après avoir déconstruit les justifications officielles apportées par les promoteurs de la réforme, l’auteur interroge celle-ci en s’appuyant sur les outils d’analyse de la gouvernance multi-niveaux. Ces derniers pointent dans la direction d’une logique de rapports de force et d’un renforcement conséquent du « gouvernement à distance » des communautés territoriales par l’État français. De son côté, Belley s’inscrit dans une perspective très proche du gouvernement à distance lorsqu’il s’interroge sur les pactes fiscaux québécois, c’est-à-dire les ententes financières entre l’État et les municipalités. Son analyse de ces pactes s’appuie sur un appareillage conceptuel empruntée à l’analyse des politiques publiques (le référentiel sectoriel et global de Pierre Muller) qui lui permet d’expliquer le resserrement récent des transferts vers les municipalités locales. En quatrième lieu, le texte de Chiasson, Fournis et Mévellec argumente que, depuis les années 1970, le Québec, en s’appuyant sur le palier régional et une gouvernance hybridant élus locaux et société civile, s’était éloigné de l’approche typiquement canadienne centrée sur le municipal comme relais territorial de l’État. Les réformes de 2015 signifieraient la « fermeture de la parenthèse régionale » et un rapprochement de l’approche canadienne centrée sur le municipal.

La seconde entrée, qui s’inscrit dans une ligne de pensée plus proche des acquis des sciences territoriales, pourrait être qualifiée d’entrée par la société civile. Ici, la perspective considère l’État et les gouvernements comme un interlocuteur alors que l’on cherche surtout à comprendre comment les changements se traduisent sur le plancher des territoires, si on peut s’exprimer ainsi. Quels sont les impacts des réformes sur les réseaux d’acteurs territoriaux? Comment ces réseaux d’acteurs s’ajustent-ils aux réformes ou comment résistent-ils à celles-ci? Quels sont les projets alternatifs susceptibles de revoir les politiques publiques dans une perspective inclusive et égalitaire? Comment les acteurs sociaux dans les territoires coconstruisent-ils des capacités collectives leur permettant d’assurer un certain leadership dans la mise en oeuvre de modèles alternatifs d’action publique?

L’entrée par la société civile a été privilégiée par quatre textes également. La première contribution, rédigée par un collectif de huit chercheurs du Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES) (Fontan, Klein, Caillouette, Doyon, Lévesque, PA Tremblay, DG Tremblay et Trudelle), propose une analyse de nouveaux modèles d’action qui donnent à voir des pistes pour le renouvellement des arrimages des acteurs sociaux locaux aux acteurs publics à diverses échelles. Les cas de Parole-d’excluEs à Montréal et de Saint-Camille en Estrie constituent des terrains d’expérimentation de formes inclusives de leadership et de gouvernance où les acteurs locaux se dotent de capacités qui visent la transformation des cadres institutionnels dans lesquels ils s’inscrivent, interpellant ainsi le pouvoir politique, donc l’État. Dans le deuxième texte de cette entrée, Scaillerez et Tremblay abordent les reconfigurations territoriales du travail comme résultat de la pénétration du numérique et du télétravail ainsi que le soutien accordé par les gouvernements au développement du numérique dans les zones rurales. Les auteurs constatent une fracture numérique qui accentue les difficultés des zones rurales ainsi que l’insuffisance des politiques publiques pour renverser les situations et permettre à ces zones de bénéficier du développement technologique lié au numérique et des possibilités ouvertes par le télétravail. Le troisième apport est rédigé par Moussaoui et Arabi et porte sur la situation territoriale en Algérie. Le texte analyse la place de la commune dans le processus de décentralisation dans ce pays. Il montre que les inconsistances entre les dynamiques sociales axées sur les actions locales et les investissements économiques qui demeurent centralisés affaiblissent les stratégies décentralisatrices. La quatrième contribution de cette entrée fournie par Perret et Gagnon porte sur le développement territorial viable en Kabylie. Selon les auteures, la viabilité du développement des territoires repose sur un rôle de l’État à la fois respectueux du local et subsidiaire, et sur la reconnaissance de la communauté villageoise comme l’instance appropriée pour assurer cette viabilité et ce, dans un contexte où la construction d’un État-providence s’arrime à un fort sentiment d’appartenance des Kabyles à leur territoire.

La note de recherche de Landel et Pecqueur se situe en quelque sorte à cheval sur les entrées analytiques du gouvernement et de la société civile. Plus exactement, ces deux auteurs démontrent le fossé qui s’est installé entre le « gouvernement » et la « société civile » dans le contexte des réformes territoriales de l’État. Les différentes vagues de décentralisation française, si elles ont renforcé le pouvoir des exécutifs locaux, n’ont pas permis cependant de rejoindre les populations. Cela fait en sorte que le dynamisme et le potentiel d’innovation qui émerge du côté de la société civile s’articule difficilement avec les différents paliers de gestion publique territoriale.

À ces huit contributions, qui ont été soumises en réponse à l’appel de textes concernant le thème de ce numéro, s’ajoutent deux textes qui ont été honorés au Colloque étudiant du CRISES qui s’était tenu au mois de mars 2015. D’abord, le texte de Myriam Michaud signé avec Luc K. Audebrand et qui a gagné le prix Jean-Marie Fecteau[1] porte sur les coopératives de solidarité et, en particulier, sur le cas de l’organisme L’Accorderie de Québec. À travers une analyse des paradoxes présents dans cet organisme, le texte donne à voir les tensions produites par sa transformation d’OBNL en coopérative de solidarité, c’est-à-dire à travers la combinaison de la mission sociale et de la logique entrepreneuriale. Le texte conclut que la coopérative de solidarité renforce la diversité des liens sociaux et l’autonomie sur les plans aussi bien individuel qu’organisationnel. Le deuxième texte, rédigé par Karina Soucy, a reçu une mention d’honneur lors de ce colloque. Il porte sur le projet d’implantation d’un parc éolien dans la MRC de Rivière-du-Loup et sur les réactions à ce projet. Au-delà de la confrontation entre divers acteurs, incluant le gouvernement du Québec, les promoteurs du projet, divers organismes et la société civile, se profile la prise en charge locale des enjeux écologiques et des liens avec la nature, ainsi qu’une critique de la réforme de la gouvernance des territoires opérée par le gouvernement du Québec.

Indépendamment de leur entrée, l’ensemble des textes donne à voir les réarticulations des rapports de l’État au local et du local à l’État. Ces nouvelles articulations s’inscrivent dans les transformations en cours attribuables notamment à l’échec des stratégies de développement associées à l’État-providence pour produire l’équilibre interrégional quelles recherchaient et à l’incapacité des formules de développement local privilégiées par les acteurs locaux pour atténuer, voire éliminer les inégalités entre gagnants et perdants. Ces deux types de stratégies ont vu le jour dans des contextes où le territoire national se superposait aux régions et aux espaces locaux, ce qui structurait une gouvernance territoriale où centralisation de certains types de ressources et décentralisation d’autres types allaient de pair. Les politiques d’austérité impulsées par les instances globales et la crise de 2008 ont fini par modifier de façon durable les cadrages de la gouvernance territoriale favorisant à la fois les interactions globales à travers des réseaux sectoriels, l’affermissement des liens entre les acteurs à l’échelle locale et la concurrence interterritoriale à l’échelle aussi bien nationale qu’internationale. Ce contexte accentue les fractures entre les régions les plus performantes sur le plan économique et les régions les plus dévitalisées, entre les espaces les plus connectés aux réseaux globaux qui assurent la croissance et ceux les plus exclus. Une révision des stratégies publiques d’action territoriale est donc nécessaire afin de recréer les liens de collaboration dans les territoires tout en assurant l’équité entre les territoires. Dans cette perspective, la réflexion sur le rôle stratégique de l’État dans le territoire est incontournable. Les textes compris dans ce dossier donnent des balises pour cette réflexion.