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Longtemps la communauté historienne québécoise a-t-elle dû attendre, pour mieux saisir la grève de l’amiante de 1949 et le régime duplessiste, un portrait complet du personnage controversé que fut l’archevêque de Montréal, Joseph Charbonneau. Ce portrait nous arrive enfin de la plume de Denise Robillard.

Robillard, on le sait, est passée maître dans l’art du portrait religieux, comme le mettent en évidence ses biographies de l’évêque Maurice Baudoux, défenseur de la francophonie hors Québec[1], et de Paul-Émile Léger[2]. C’est en effet avec Léger, sujet d’une thèse de doctorat à l’Université d’Ottawa, que Robillard débute dans ce genre. Peut-être fut-il naturel que Robillard se tourne récemment vers Charbonneau, dont le départ en 1950 a permis la nomination de Léger, un candidat sûr ayant la confiance du Saint-Siège, à l’archevêché de Montréal. Comme les deux oeuvres biographiques qui la précèdent, cette étude de la vie, de l’épiscopat et de l’exil de Charbonneau offre du même coup un riche contexte religieux.

Avec Robillard on découvre la réorganisation, par Charbonneau, de l’Action catholique montréalaise et les débats concernant le curriculum et l’administration de l’Université de Montréal. Or, bon nombre de chercheurs entreprendront sans doute de lire cette étude afin de mieux comprendre les événements de 1949-1950 et le rôle qu’aurait pu jouer Maurice Duplessis dans la « démission » de l’archevêque.

Parmi les dirigeants et les organes officiels de l’Église catholique au Québec, Charbonneau n’était pas unique, ni même exceptionnel dans ses déclarations d’appui aux grévistes des Cantons de l’Est. Monseigneur Philippe Desranleau et le journal diocésain de Sherbrooke le précédèrent dans cette voie ; puis les évêques de la province, tous favorables aux grévistes, se savaient eux-mêmes appuyés par le délégué apostolique Ildebrando Antoniutti. La grève se termina à l’été 1949 grâce à la médiation à saveur corporatiste de l’archevêque Maurice Roy de Québec. L’épiscopat se préoccupa alors de la lettre collective sur le problème ouvrier dont la publication fut repoussée par le départ de Charbonneau et qui parut enfin en avril 1950.

On connaît bien—Renaude Lapointe les a décrits—les voyages de Monseigneur Georges Courchesne et de certains hauts gradés de l’Union nationale à Rome à la fin de l’année 1949. Lapointe laisse entendre que les machinations politiques de ceux-ci précipitèrent la fin de Charbonneau à Montréal. Lionel Groulx a mis l’emphase sur les tiraillements entre Charbonneau et ses pairs et les problèmes administratifs croissants au siège de l’archevêché. Robillard souligne plutôt la prise de position de Charbonneau sur la non-confessionnalité et les soupçons encouragés par Courchesne, qui auraient alimenté les craintes de Pie XII et ensemble contribué au départ forcé de l’archevêque. Robert Rumilly et Conrad Black auraient alors vu juste en exonérant le Premier ministre d’alors.

Certains lecteurs déploreront l’absence d’une réponse plus définitive. Mais il faut savoir que Charbonneau lui-même ne put percer complètement le mystère de son congédiement. D’ailleurs, on rejoint l’auteure lorsqu’elle lamente, en guise de conclusion, l’inaccessibilité (jusqu’en 2028) du dossier Charbonneau au Vatican.

Si le mystère persiste en partie, cet ouvrage est néanmoins réussi. Surtout, le texte plaira aux lecteurs académiques par la richesse de ce que Robillard a pu consulter aux archives archidiocésaines de Montréal. L’accès restreint aux ressources de l’archevêché pour la période débutant en 1925, avec l’épiscopat de Georges Gauthier, a effectivement frustré les efforts de chercheurs en histoire religieuse et ecclésiastique. Robillard est pourtant allée plus loin : elle cite notamment les archives privées de la famille Charbonneau, ainsi que les archives de l’archevêché de Toronto. L’archevêque torontois James McGuigan et Charbonneau, affligés des mêmes défis, étaient unis d’une estime réciproque, et Robillard a su faire usage des perspectives hors Québec à grand effet.

Reste à savoir : Robillard offre-t-elle une nouvelle manière de saisir les enjeux catholiques et québécois de l’Après-guerre ? Il serait nécessaire de compléter le tableau d’époque en introduisant, par exemple, les oeuvres de Michael Behiels[3] et de Gregory Baum[4] sur la question du corporatisme, et d’approfondir la non-confessionnalité en explorant les antécédents nord-américains de ce débat. Le discours de la Guerre froide et l’agenda politique contemporain n’apparaissent que brièvement.

En revanche, Robillard brille en présentant les réseaux sociaux de l’Église catholique québécoise et leurs préoccupations à la veille de deux grands mouvements de réforme, la Révolution tranquille et le Deuxième concile du Vatican. Comme l’auteure le suggère, Charbonneau est apparu dix ans trop tôt pour échapper au nivellement doctrinal et idéologique de l’Après-guerre. Or, il paraît maintenant comme l’annonciateur d’un projet social, sinon un projet de société, ouvert et inclusif.