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L’histoire de l’aménagement territorial du Québec a été marquée par l’expérience du Bureau d’aménagement de l’Est-du-Québec (BAEQ) dans les années 1960 et 1970. L’ouvrage collectif dirigé par le sociologue Bruno Jean propose une relecture de cet épisode[1]. Le titre de l’ouvrage énonce l’objectif central : revisiter, voire réhabiliter, l’expérience et l’héritage du BAEQ en matière de développement régional. Les auteurs défendent la thèse selon laquelle le plan de développement du BAEQ a été efficient à l’égard du relèvement socio-économique du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie. Leur démarche s’appuie sur un triple constat. Premièrement, les travaux sur le sujet se sont surtout penchés sur la période post-BAEQ ainsi qu’aux mouvements sociaux des années 1970 dans l’est de la province. L’organisme et ses recommandations ont ainsi été peu étudiés. Deuxièmement, le directeur de l’ouvrage déboulonne un mythe quant au statut de l’organisme : celui-ci n’était pas un organe gouvernemental, mais une corporation privée sans but lucratif. Il devait produire et proposer un plan de développement et non pas exécuter des actions concrètes d’aménagement du territoire. Troisièmement, Bruno Jean souligne judicieusement que l’histoire n’a retenu de cette entreprise que la fermeture de dix paroisses de l’arrière-pays gaspésien. Ce collectif propose donc une relecture du BAEQ articulée sur le rapport entre le plan de développement de l’organisme présenté au gouvernement provincial et les réalisations concrètes exécutées subséquemment.

Ce livre se divise en deux sections. La première partie est écrite par trois acteurs du milieu qui ont vécu l’expérience du BAEQ. D’abord, George-Henri Dubé, ancien président de l’organisation, livre un témoignage « de l’intérieur » de cette expérience unique de planification régionale. Il en retrace la genèse et argue que cette entreprise a bien servi les intérêts socio-économiques de l’Est-du-Québec. Dubé revient ensuite sur l’épisode de la relocalisation des paroisses marginales. Il met en perspective le rôle du BAEQ lors des évènements et affirme que la fermeture des paroisses était souhaitable et réclamée par les populations concernées. Par la suite, Robin d’Anjou, gestionnaire à l’Office de développement de l’Est-du-Québec (ODEQ), témoigne des processus de relocalisation des paroisses marginales. Ce témoignage replace dans son contexte la fonction du BAEQ dans la fermeture des villages et révèle le rôle du gouvernement provincial et du Rapport Métra qui, selon l’auteur, fut réellement la bougie d’allumage des Opérations Dignité. Dans un deuxième temps, l’auteur examine les retombées du BAEQ à travers les trois plans de développement régional mis en oeuvre dans l’Est-du-Québec entre 1968 et 1995. Pierre de Bané, député fédéral de Matane de 1968 à 1984, conclut cette première partie en évoquant son rôle dans la fermeture des paroisses marginales de sa circonscription et en analysant la contribution du fédéral aux plans de développement pour l’ensemble de la région pilote dans les années 1970 et 1980. Il apparaît notamment que les études de l’organisme ont été utilisées au Conseil des ministres pour l’obtention d’investissements fédéraux pour l’Est-du-Québec. Au bout du compte, les auteurs de cette première partie placent l’héritage du BAEQ sous le signe de la réhabilitation. Cette démarche laisse perplexe dans la mesure où elle se confond avec les réalisations professionnelles de ces mêmes contributeurs.

La deuxième partie, menée par trois chercheurs universitaires, offre un portrait d’ensemble de cette expérience de planification régionale. Lawrence Desrosiers, professeur associé en développement régional à l’UQAR, élargit l’analyse spatiale du sujet soulignant ses effets collatéraux pour le développement régional de l’ensemble du Québec. Selon Desrosiers, le BAEQ a été l’instigateur de plusieurs réformes dont la création des régions administratives, l’élaboration d’un développement territorial multidisciplinaire, la conceptualisation d’un urbanisme non métropolitain et l’avènement du modèle de développement local. L’historien Jacques Lemay revient ensuite sur la fermeture des dix paroisses dans l’après-BAEQ à partir d’une analyse de contenu de la presse régionale. Il montre l’inertie du gouvernement provincial dans l’exécution des plans de relocalisation, ce qui a miné à terme le moral de la population. Lemay soulève des interrogations pertinentes au sujet de l’impartialité démocratique des référendums de fermeture des villages. Le sociologue Jean-François Simard conclut l’ouvrage par une relecture captivante du BAEQ en examinant les innovations sociales héritées de cette expérience. Pour Simard, le BAEQ représente une étape cruciale dans l’histoire de l’administration publique québécoise et un nouveau paradigme dans la logique du développement territorial. Les réflexions sur les orientations idéologiques et la proximité avec l’humanisme chrétien offrent des pistes d’analyse inexplorées. Le sociologue étudie aussi une dimension minimisée du BAEQ soit les innovations dans les méthodes de l’administration publique québécoise. Celles-ci s’étalent jusqu’aux années 1990 et mèneront à la régionalisation du gouvernement provincial.

L’ouvrage présente deux faiblesses qui minent l’objectif initial de documenter les réalisations concrètes du BAEQ. Premièrement, l’introduction annonçait une volonté de se distancier des points de vue qui prenaient à témoin l’épisode des paroisses marginales au profit des autres concrétisations de l’organisme. Bien que les auteurs aient raison d’affirmer que l’héritage du BAEQ ne se limite pas à la relocalisation des villages, l’ombre de celle-ci traverse pourtant l’ensemble du livre. Quatre des huit textes s’y attardent longuement. Qui plus est, la diversité de points de vue sur le sujet n’est pas représentée. Aucune mention n’est faite aux réflexions critiques de l’historien Jean-Marie Thibeault qui traitent abondamment des paroisses fermées dans son livre Pour ne pas en finir avec l’arrière-pays gaspésien (2014)[2]. Il se dégage une impression d’absolution du BAEQ à l’égard de la fermeture des villages auxquels contribue grandement la grande proximité des auteurs de la première partie à leur objet d’étude. Au bout du compte, le portrait d’ensemble de l’héritage de l’organisme est quelque peu dilué.

Deuxièmement, s’il était pertinent de revenir sur le statut légal du BAEQ, l’insistance sur le caractère privé et sans but lucratif de l’organisme convainc peu, car elle permet aux auteurs de dissocier les recommandations du BAEQ des mesures gouvernementales mises en oeuvre dans la région pilote. Paradoxalement, les auteurs décrivent tellement de liens entre l’État et le BAEQ qu’il devient difficile de les départager nettement (mandat gouvernemental, financement étatique, prêt de fonctionnaires, etc.). Robin d’Anjou souligne même que la plupart des agents du BAEQ ont ensuite été embauchés dans la fonction publique.

Le principal apport de cet ouvrage est d’appréhender le BAEQ comme une expérience de développement régional entière et pas seulement comme une entreprise de fermeture de paroisses. Soulignons d’ailleurs la pertinence de l’annexe qui recense l’ensemble des projets exécutés à la suite du dépôt du rapport de l’organisme. Finalement, ce collectif décloisonne le BAEQ tant dans l’espace que dans le temps. Ce chapitre de la Révolution tranquille n’apparaît plus comme un évènement régional circonscrit aux décennies 1960 et 1970, mais comme une étape déterminante dans la modernisation et la régionalisation des structures étatiques et qui arriveront à maturité dans les années 1990.