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Cet ouvrage, sur une frontière restée longtemps discrète, est le fruit d’une thèse soutenue en 2013 à l’Université Paris III-Sorbonne Nouvelle, sous la direction de Jean-Michel Lacroix, et qui a obtenu le prix de l’Association française d’études canadiennes (AFEC) cette année-là. Son auteur est aujourd’hui maître de conférences en civilisation nord-américaine à l’université Grenoble-Alpes. Le livre est divisé en trois parties. La première est une histoire de cette frontière entre le Canada et les États-Unis, depuis sa création au XVIIIe siècle jusqu’à aujourd’hui. D’une manière maladroite, Pierre-Alexandre Beylier découpe son analyse en siècles alors qu’il avoue lui-même, au début du chapitre sur le XXe siècle (pages 74 et 80), que les premières décennies de ce siècle ne constituent pas un tournant majeur. La deuxième partie porte sur les conséquences des attentats du 11 septembre, avec le développement de la « frontière intelligente », son fonctionnement et son bilan. Il est ici question de refonctionnalisation stratégico-défensive, économico-commerciale et migratoire, après le déclin de sa composante douanière, suite à l’accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis, entré en vigueur en 1989. L’auteur met en regard le volet sécurisation avec le volet facilitation des flux de marchandises (trusted trader programs) et de personnes connues et à faible risque (trusted traveler programs). Il fait le constat des faiblesses sécuritaires du dispositif mis en place et son caractère au mieux dissuasif, au pire illusoire. Ces considérations le conduisent, en dernière partie, à s’intéresser aux enjeux politiques de la frontière et aux relations canado-étasuniennes, oscillant entre désintérêt stratégique en temps de détente et regain d’intérêt en période de crise. Pour l’auteur, la « mexicanisation » (p. 296) de cette frontière est symptomatique des rapports complexes et ambivalents des deux voisins. In fine, c’est la souveraineté canadienne qui est mise en question.

Cette monographie documentée, qui analyse sous l’angle du politique et des relations internationales ce qui était naguère encore célébré comme la plus longue frontière non défendue au monde (8891 km), souffre de plusieurs défauts pour le géographe intéressé par le fait frontalier. Tout d’abord, elle manque d’épaisseur théorique, l’auteur semblant presque ne connaître que les travaux de Michel Foucher, trop souvent cités au détriment d’autres. Avec seulement neuf références, sa bibliographie de la « théorie sur la frontière » (p. 331) est famélique. Quid de la limologie chère à Henri Dorion et du volume 18, numéro 43 des Cahiers de géographie du Québec, consacré aux frontières en 1974 ? Quid des travaux sur les discontinuités spatiales ? Quid de la « teichopolitique » de Florine Ballif et Stéphane Rosière, réfléchissant à la montée en puissance du cloisonnement de l’espace ? Quid du livre de Paul Guichonnet et Claude Raffestin, Géographie des frontières ? Quant à la fameuse phrase de Jacques Ancel, ignoré par l’auteur, « il n’est pas de problèmes de frontières, il n’est que des problèmes de nations », elle aurait pu être mise en épigraphe de cet ouvrage.

L’autre grande frustration à la lecture de cet ouvrage est la médiocrité de l’approche territoriale de la frontière, corroborée par une production cartographique quasi nulle. Il n’y a aucune carte, dans le texte. Seul un cahier central de 18 pages en couleurs, en propose quelques-unes, de médiocre facture par surcroît, sans parler des Google maps, peu dignes de figurer dans un ouvrage scientifique. Plus généralement, c’est toute l’iconographie du livre qui est à revoir, entre traitement graphique de l’information perfectible, comme ces diagrammes en secteurs illisibles (p. 242-243 ou 248) ou incompréhensible (p. 233) et ces photographies dans le cahier central souvent anecdotiques, notamment avec le cas de la petite agglomération Stanstead-Derby Line, à cheval sur la frontière entre le Québec et le Vermont. L’utilité de ce cahier est sujette à caution et il est dommage que cette section ait été aussi mal utilisée. On aurait préféré, entre autres, que le cas de la région Détroit-Windsor soit longuement étudié et donne lieu à une production cartographique originale car, pour comprendre les mécanismes structurant cette frontière, des changements d’échelle étaient nécessaires. Faute de mieux, le lecteur doit se contenter des trois pages consacrées à l’émergence des régions transfrontalières, pourtant considérées par l’auteur comme des « laboratoires de l’intégration » (p. 113). Qu’il me soit malgré tout permis de recommander la lecture de cet ouvrage à tous ceux qui veulent comprendre la dynamique contemporaine des limites.