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Introduction

En France, la décentralisation et l’atonie économique persistante favorisent l’essor des figures du projet territorial (Debarbieux et Lardon, 2003). Simultanément, le sport est devenu le principal référentiel culturel mondial (Callède, 2001) et ses activités nécessitent d’être développées au bénéfice des populations. Dans ce contexte, les enjeux sociaux, économiques ou environnementaux d’articulation entre projets de territoire et pratiques sportives favorisent l’action collective par recours à la gouvernance et au projet. L’une explique les synergies d’acteurs territorialisés autour d’un projet fédérateur (Bayeux, 2003), l’autre représente un objectif réalisé par des acteurs selon un contexte, un délai, une méthode et des moyens précis (Maders et Clet, 2007). Ainsi mis en jeu, le projet de territoire formalise une « conjonction d’analyses, de désirs, de savoir-faire collectifs qui permet de polariser l’attention de chacun autour d’une ambition commune, de résister aux forces centrifuges, de surmonter les contradictions internes d’intérêts, de saisir les opportunités qui se présentent, d’exploiter les marges de manoeuvre, de replacer l’action de chacun dans une perspective à long terme » (Calame, 1991 : 39). Il combine discours – qui explicite, prescrit et planifie – et action (Boutinet, 1993). Or, chaque acteur a sa propre vision du projet de territoire (Lajarge, 1999), ce qui complique son partage, complexifie son pilotage et compromet son efficacité.

Lieu de projet commun de développement, selon les lois qui la régissent, l’intercommunalité offre un cadre d’analyse pertinent des enjeux, des ressources et des acteurs situés à l’articulation entre pratiques sportives et projet de territoire. Étant donné l’ouverture récente (2009) de L’Odyssée, le plus imposant complexe aquatique-patinoire de France, la communauté d’agglomération Chartres Métropole (« l’Agglo ») sert d’espace d’étude. L’Agglo a été créée en 2000 par 7 communes (90 000 habitants) et rassemble 46 communes (125 000 habitants) en 2017. Il s’agit en effet d’analyser la fonction et la portée de l’aménagement d’un grand équipement sportif dans les processus spatiaux, sociaux, politiques et symboliques de construction territoriale d’une agglomération intermédiaire selon un triple questionnement : en quoi L’Odyssée est-il une ressource contribuant à l’actuelle recomposition spatiale de l’Agglo ? Constitue-t-il un facteur de mobilisation d’acteurs au bénéfice de la gouvernance territoriale ? Quelle est alors la nature du projet de territoire entrepris par l’Agglo dans le cadre de ses efforts de construction territoriale auxquels ce complexe est censé participer ? Cet exemple singulier permet de contribuer à l’analyse du rôle des équipements sportifs d’envergure dans les mutations des politiques urbaines contemporaines.

L’approche adoptée est qualitative, inductive et interprétative. Elle puise avant tout dans la géographie sociale (Cailly, 2003) en appréhendant L’Odyssée comme un objet sociétal permettant l’organisation d’un espace socialisé, l’Agglo, par les pratiques d’acteurs sociaux, notamment sous forme d’actes et de discours. Ceux du député-maire de Chartres et président de l’Agglo, porteur initial du projet de complexe, sont spécialement étudiés. Acteur efficace vu son envergure politique, il a « assez de " poids " pour orienter effectivement l’avenir du sport » (Gasparini, 1996 : 125) en contribuant à articuler pratiques sportives et projet de territoire.

Le dispositif de collecte des matériaux empiriques combine enquête archivistique et observation directe de L’Odyssée. Considérées comme actrices de la ligne d’action politique du complexe, deux sources nourrissent l’enquête archivistique. L’une, le mensuel communautaire Votre Agglo (VA) distribué aux habitants, relève de la communication politique et appelle donc une vigilance particulière quant à l’interprétation des données. Parmi 64 numéros parus en ligne de février 2011 à avril 2017, chaque article sur L’Odyssée et le sport en général a été recensé, ainsi que les éditoriaux du président, les interviews des maires et les tribunes libres des minorités politiques. L’autre source, le quotidien départemental L’Écho Républicain (ER), a été dépouillée numéro après numéro aux Archives départementales pour la période janvier 1999 (27 mois avant l’élection de l’actuel maire de Chartres et président de l’Agglo, pour saisir les conditions de son émergence politique) – mars 2016 pour appréhender, au quotidien comme sur le temps long, les modalités d’insertion de L’Odyssée à la dynamique territoriale. Tout article évoquant significativement L’Odyssée, le thème des piscines dans l’Agglo et Chartres Métropole a donc été recueilli, soit plusieurs centaines de pièces. Concernant l’observation directe du complexe, le chercheur – non commandité – n’a dévoilé ni son identité ni ses motivations dans cet espace public privatisé, pour prévenir toute influence. L’observation s’est déroulée entre février et avril 2016, en trois temps : l’un par prise de notes et de photographies l’après-midi d’un milieu de semaine hors congé scolaire, à titre de découverte et uniquement depuis les espaces d’accès libre, les deux autres en totale immersion, un après-midi de congé scolaire et un samedi soir.

Trois parties structurent le propos. La première présente brièvement la notion de projet de territoire et la question de son couplage avec le sport. La suivante porte sur l’efficacité de L’Odyssée comme ressource de restructuration spatiale de l’Agglo. La dernière pointe les ambivalences du complexe sur la construction territoriale. L’ensemble permet de discuter l’idéologie spatiale à l’oeuvre et de relier le cas chartrain à des dynamiques plus globales.

Pratiques sportives et projet de territoire : cadrage théorique et enjeux d’articulation

Le vocabulaire et les pratiques du projet se sont diffusés à partir des années 1970 dans l’univers du développement local depuis celui de l’entreprise. L’ingénierie territoriale créée fonctionne selon l’idée que « le projet construit le territoire, qui construit les acteurs qui construisent le projet, et vice-versa » (Lardon, 2011 : 153). La notion de projet de territoire fait toutefois débat et son articulation avec le développement des pratiques sportives est problématique.

Le projet de territoire : controverse, polysémie, diversité

De nombreux géographes étudient le projet de territoire selon une approche souvent constructiviste à partir des ressources locales (Pecqueur, 2005), des constructions territoriales (Vanier, 2009) ou des jeux d’acteurs (Lajarge, 2002). D’autres l’accusent d’exacerber les concurrences territoriales, pour pallier le désengagement de l’État (Séchet et Veschambre, 2006), ou le taxent d’incapacité à réorienter significativement les flux de capitaux (Davezies, 2008). Qu’il soit valorisé ou réfuté, aucun dictionnaire de sciences sociales n’y consacre d’entrée. Peut-être est-ce parce que le projet urbain, son cousin, est « un passe-partout de l’action territoriale en temps de marketing urbain [et qu’il] inclut par principe l’idée de son inachèvement, de ses toujours possibles amendements, de son incertitude » (Devisme, 2003 : 747). Sans doute aussi parce que le projet de territoire, mêlant stratégie politique et mobilisation d’acteurs variés, reste équivoque vu sa diversité de formes. Empli d’idéologie, flexible, spécifique, médiatique et non technique, c’est un mot d’ordre du développement local. Qu’en est-il dans le secteur sportif ?

Un couplage problématique au plan intercommunal

Malgré la montée en puissance du secteur marchand en son sein, le modèle sportif français reste fortement structuré par l’étroitesse des liens entre acteurs publics et mouvement sportif. L’émergence de l’intercommunalité « de projet » a convaincu l’ensemble des décideurs nationaux d’encourager de nouveaux territoires du sport (AdCF, 1999). La rationalisation managériale des organisations sportives (Bayle, 2007) et l’avènement du développement durable (Callède et al., 2014) renforcent les enjeux d’articulation entre pratiques sportives et projets de territoire. L’un de ces enjeux, d’ordre territorial, a moins trait à la recherche d’optimum dimensionnel des périmètres intercommunaux, illusoire, qu’aux conditions de révélation des ressources du développement et de mobilisation des acteurs, bases de la construction territoriale (Lamara, 2009). Un autre enjeu concerne la gouvernance, l’organisation des activités sportives nécessitant l’interaction d’acteurs divers à des échelles variées. Un dernier se rapporte à la diversification des fonctions historiques du sport – éducation et compétition au sein des systèmes scolaire et fédéral – vers le loisir, la santé ou le bien-être dans des cadres plus informels.

Or, l’articulation pratiques sportives / projets de territoire est un enjeu perçu, mais demeure un savoir-faire à construire (Blateau, 2000). Cela explique que sa mise en oeuvre relève souvent d’une « politique des petits pas » (Honta, 2006 : 479) faute de dévolution d’une compétence Sport obligatoire et transversale à l’échelon intercommunal. En outre, les réticences bien légitimes des communes et des associations à se penser à cette échelle, vu l’historicité de leurs actions et l’épaisseur du patrimoine matériel, mémoriel et identitaire généré, compliquent ce couplage contribuant aux processus de construction intercommunale. Est-ce le cas à Chartres Métropole, compétente en matière d’équipements sportifs d’intérêt communautaire ?

L’Odyssée, une ressource pour la restructuration spatiale de l’Agglo ?

Par sa monumentalité dans le paysage urbain et par les moyens qu’il mobilise, le grand équipement sportif local est un marqueur de l’action publique intercommunale. Ouvert en 2009, L’Odyssée est-il un levier d’organisation spatiale pour l’Agglo ? Constitue-t-il un équipement innovant à l’échelle de cette agglomération intermédiaire ? Renouvelle-t-il la spatialité locale en constituant une forme matérielle susceptible d’influencer les actions sociales (Lussault, 2003), particulièrement les pratiques consommatoires des loisirs ?

Un équipement attractif

À 80 km de la capitale et au sein du bassin parisien, Chartres Métropole – l’Agglo – est un territoire périmétropolitain démographiquement dynamique (figure 1). Sa situation socioéconomique est enviable : taux de chômage inférieur (11,3 %) aux moyennes départementales et régionales en 2013 (> 12 % chacune), bassin d’emploi à « précarité faible et développement économique fort » selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) (VA, 40 : 35), siège de la Cosmetic Valley, labellisée pôle de compétitivité et s’affichant « premier pôle mondial de la parfumerie cosmétique ».

Figure 1

Situation de Chartres dans son environnement régional et interrégional

Situation de Chartres dans son environnement régional et interrégional
Conception : Chaboche, 2016. Source : INSEE, 2017

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Recroquevillée sur l’unité urbaine à sa création en 2000, l’Agglo a absorbé 3 communautés de communes (CC) (figure 2) et compte 46 communes en 2017. Les espaces de programmation financière – ceux des 4 intercommunalités – et de planification stratégique – celui des 39 communes du Schéma de cohérence territoriale (SCOT) voté en 2006 – ont fusionné à partir de 2011. Plus que ce SCOT, le projet de complexe piscine-patinoire a favorisé le dialogue intercommunautaire, dès 2006 également. L’Agglo voulait un complexe adapté à son bassin de vie et financé à cette échelle. Les trois CC s’intéressaient à ce projet porteur de services impossibles à offrir seules. L’Agglo a alors convaincu les maires périurbains d’intégrer son périmètre. Leurs interviews dans le mensuel communautaire montrent que la gratuité du transport et des lignes d’eau des écoliers à L’Odyssée combinée aux tarifs réduits pour les habitants furent les éléments les plus attrayants du panier de biens et services offerts, outre les dotations de l’Agglo compensant l’amoindrissement de celles de l’État. Attirant et muselant ces collectivités démunies, ces ressources les aident « non seulement à survivre, mais surtout à réaliser de nouveaux projets » selon le président (VA, 48 : 1). Celui-ci théorise ainsi le « bon esprit de clocher » (Idem : 8) tout en asseyant sa position dans sa circonscription législative.

Figure 2

Population des communes adhérentes ou candidates à Chartres Métropole et emprise des communes potentiellement intégrables

Population des communes adhérentes ou candidates à Chartres Métropole et emprise des communes potentiellement intégrables

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Édictant, fin 2015, un maximum de 20 km à vol d’oiseau entre l’église d’une commune et la cathédrale de Chartres comme seul et inédit critère d’adhésion à l’Agglo, le président porte à 97 le potentiel de communes de Chartres Métropole. Arguant que ces communes « vivent de fait avec nous » (VA, 48 : 1), il souhaite les intégrer au financement d’un équipement conçu à cette échelle, quitte à déstabiliser les intercommunalités contiguës. Vingt et une communes voulant rejoindre l’Agglo, des élus périurbains (président de CC, conseillers départementaux et députée), membres comme lui du parti Les Républicains, lui rétorquent : « Gardez votre cathédrale et laissez-nous nos clochers ! » (ER, 24 / 12 / 15 : 7).

Ressource stratégique d’organisation spatiale par son pouvoir de séduction, L’Odyssée intègre la communication politique du président pour recruter et gratifier les communes : « Des lignes d’eau sont disponibles pour tous les écoliers du périmètre » (VA, 1 : 1) ; « 270 classes du territoire fréquentent l’équipement » (VA, 10 : 1). Emblème du renouvellement urbain de la ville-centre mené depuis 2001 pour moderniser ses infrastructures et son image (piétonisation du centre-ville, vaste espace de stationnement souterrain, réaménagement de la place principale, etc.), c’est l’équipement aquatique le plus fréquenté de France, avec 805 000 entrées en 2015 (figure 3), soit autant que la cathédrale, classée au Patrimoine mondial de l’humanité. Par comparaison, les trois piscines de Rennes (213 000 habitants) enregistraient 630 000 entrées en 2015 (Colas, 2016). Quelle plus-value L’Odyssée génère-t-il pour attirer ainsi les usagers et accroître l’espace de coopération intercommunale ?

Figure 3

L’Odyssée et ses abords

L’Odyssée et ses abords
Source : Chartres Métropole, 2017

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Un lieu d’innovations

L’Odyssée remplace trois piscines, triple leur surface d’eau et n’a jamais suscité d’opposition de fond. L’agrandissement des centres aquatiques s’observe depuis les années 1990, mais il rompt avec ces nouveaux standards de dimension, de coût – deux à trois fois plus élevé que ceux d’importantes réalisations récentes (Limoges, Montauban, etc.) – et de fonctionnalités, d’après le Recensement des équipements sportifs (tableau 1).

Tableau 1

L’Odyssée

L’Odyssée

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L’Odyssée matérialise probablement une volonté politique de transformer les pratiques de consommation du loisir et de renforcer la construction territoriale. La patinoire enregistrant 10 % des entrées annuelles, cette hypothèse est testée avec la grille d’analyse de l’innovation dans les piscines publiques de Bessy (2002), réorganisée en quatre entrées : Registre des innovations, Enjeux de l’innovation, Espaces aquatiques du futur, Stratégies de développement. L’observation directe et l’enquête archivistique permettent d’éprouver cette grille d’ordre sociologique dont la visée, initialement prospective, offre une analyse actualisée du complexe.

L’Odyssée dépasse souvent la première entrée analytique, celle du Registre des innovations. Au plan urbanistique et architectural, c’est un « équipement sur mesure et adapté aux particularismes locaux » (Idem : 196) – l’un des éléments de cette entrée – par son orientation à l’exacte croisée des transepts de la cathédrale, mondialement connue pour ses vitraux, afin d’unir symboliquement ces deux vaisseaux de verre (figure 4).

Figure 4

La cathédrale de Chartres en point de mire de L’Odyssée

La cathédrale de Chartres en point de mire de L’Odyssée
Source : Chaboche, 2016

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Deux bassins olympiques et un de 25 m valorisent le volet sportif sans minorer la dimension ludique de L’Odyssée. Ses horaires d’ouverture (363 jours / an et 71 heures / semaine au public individuel contre 348 jours et 44,5 heures dans le cas étudié par Bessy, plus que les moyennes de l’époque) et sa desserte par une nouvelle ligne de bus depuis la gare en font « un lieu particulièrement accessible » (Idem : 198) temporellement et spatialement, mais pas socialement. Les droits d’entrée sont élevés (AVF, 2012), mais les piscines offrent la plus grande surface d’eau (3500 m2) et beaucoup d’activités. Leur fréquentation très supérieure à celle des piscines antérieures – 90 000 entrées en juillet 2013 contre 35 450 en juillet 2003 – témoigne de besoins récréatifs contemporains désormais satisfaits (détente, plaisir, bien-être, etc.).

L’Odyssée doit aussi son succès à son statut « d’espace multifonctionnel et multi-activité » (Bessy, 2002 : 200). La dimension et l’agencement de la partie aquatique permettent l’accueil simultané de chaque public, chose rare dans les piscines sport-loisir. Non configurée pour la compétition sportive, la patinoire mêle activités ludiques classiques (patinage en dévers, jeux sportifs, etc.) et d’autres relevant des cultures urbaines (spectacles style libre) ou de l’amusement par des technologies variant les ambiances sonores et visuelles (vidéo-clips), ludiques (tournois de consoles sur écran géant) ou lumineuses. L’ouverture 15 heures par jour de la partie forme / santé / bien-être répond à l’exigence du rapport au corps dans les représentations sociales contemporaines.

« Univers polysensuel, sécuritaire et convivial » (Idem : 202) labellisé haute qualité environnementale (HQE), technologiquement avancé et visité pour son exemplarité (délégations russes, chinoises, etc.), L’Odyssée est un centre de vie sociale pour s’éduquer, s’entraîner, performer, s’amuser, se relaxer ou se dépenser. L’Agglo et son délégataire y ont créé un Club des entreprises, le seul qui bénéficie d’un lieu attrayant d’échanges et de promotion parmi la centaine d’infrastructures qu’exploite Chartres Métropole.

Les activités scolaires, celles des clubs-résidents et de l’exploitant (aquagym, etc.) participent d’une « infrastructure animée » (Idem : 203). Le directeur aménage aussi L’Odyssée en « lieu événementiel » (ER, 21 / 01 / 16 : 7) pour recruter et fidéliser tous azimuts par enrichissement constant de la gamme d’animations. Les soirées à thème bimensuelles (Halloween, Aquazumba, etc.) et musicales du samedi transforment L’Odyssée en espace de rencontres drainant des centaines de personnes de tous âges dans une ambiance festive jusqu’alors inconnue à Chartres. D’autres activités ont lieu : P’tit Déj’ offert le dimanche par le Club des entreprises, cours d’aquagym gratuits, etc. L’été, des clubs sportifs proposent des initiations. Volley de plage, tyrolienne, structures gonflables géantes ou parcours d’obstacles aquatiques diversifient les pratiques ludosportives présentes. Comme les clubs de plage, L’Ody’s Club soulage les parents au moyen d’activités payantes. Si possible déguisé, L’Ody-C-Ding permet de courir, nager, ramper, escalader dans l’eau, la boue et la glace. Cette course d’obstacles annuelle se démarque du concept initial valorisant qualités physiques et mentales (Spartan race, etc.), car « c’est un moment de partage avec nos clients et partenaires, […] une fête locale avec des animations prévues avant et après la compétition » (ER, 09 / 02 / 16 : 7), selon le directeur.

L’extension du parc d’équipements – deuxième bassin olympique en 2014, etc. – et des enquêtes-clients ayant notamment suscité la nocturne du vendredi témoignent du « projet évolutif » (Bessy, 2002 : 204) d’un « établissement au mode de gestion original, rigoureux et efficace » (Ibid.), affermé par l’Agglo, mais à la politique commerciale combative pour un équipement public. L’objectif est d’accroître les abonnements (4000 en 2015 et 60 euros ou 90 euros de frais de dossier chacun, comparables à ceux généralement pratiqués par les salles privées de conditionnement physique et de bien-être) et, manifestement, l’embourgeoisement : aucune réduction pour les étudiants, chômeurs ou détenteurs de minima sociaux ; fin de la gratuité l’été depuis 2015 pour les moins de 6 ans contrairement à un usage répandu en France ; tarif adulte dès 12 ans… Ainsi, l’Agglo a perçu 367 000 euros de l’exploitant en 2011 sur 4,34 millions d’euros de chiffre d’affaires.

L’Odyssée repousse les « limites de l’innovation » (Idem : 208) : plus qu’un nom, c’est devenu une marque ; l’animation est conséquente ; l’adaptation aux besoins est constante ; la capacité d’extension est bonne ; et L’Odyssée étant sa locomotive, le délégataire semble plus attentif qu’ailleurs aux conditions de travail (Richet et Soulé, 2008) (ER, 23 / 01 / 13 : 6). Seule l’accessibilité sociale pèche par choix de l’Agglo, excepté lors d’actions de bienfaisance associant l’exploitant et la Fédération française de natation, l’affermage compliquant toute modulation tarifaire. L’affermage conduit aussi à de permanentes négociations, vu la nature oligopolistique du marché de l’exploitation d’équipements sportifs publics.

Globalement, le Registre des innovations observable a un fort impact sur l’évolution de la consommation locale de loisir. Les trois autres entrées de la grille d’analyse utilisée caractérisent-elles également une forte influence de L’Odyssée sur le processus d’organisation spatiale de l’Agglo ?

Un vecteur de nouvelles spatialités

La deuxième entrée concerne les « Enjeux de l’innovation » (Bessy, 2002 : 212). L’un d’eux, d’ordre « territorial » (Idem : 216), s’observe par l’implantation stratégique du complexe sur une friche militaire. Il forme le front pionnier d’une grande opération d’aménagement confiée au secteur privé par la Ville de Chartres : sur 283 ha à horizon 2040, la Ville combinera 3450 logements, un parc des expositions, un centre commercial et une plaine sportive.

L’Odyssée répond aussi à des enjeux « économiques » (Idem : 217). La dotation versée au délégataire (1,1 million d’euros / an) serait inférieure de 0,35 million d’euros / an à la subvention d’équilibre des trois piscines antérieures, mais l’opposition communautaire évoque un surcoût de 0,6 million d’euros (ER, 25 / 09 / 09 : 4). Proche d’une sortie autoroutière, le complexe capte une clientèle francilienne prospectée par affichage dans les gares, sensible aux 800 places gratuites, mais payant plein tarif et donc exigeante. Usine à loisirs de 80 salariés, L’Odyssée accueille des compétitions aquatiques nationales et internationales – natation, apnée, plongée, triathlon, etc. –, événements intermédiaires qui auraient des effets économiques locaux positifs (Wilson, 2006), sachant néanmoins que les méthodes de mesure divisent les économistes du sport. Ces événements accueillent 2000 spectateurs – jauge importante ici –, font séjourner de 500 à 1700 sportifs, leurs entraîneurs et leurs proches, nécessitent peu d’aménagements et sont bon marché vu l’actuelle médiatisation de la natation : pour l’étape française de la Coupe du monde de 2015 à 2017, l’Agglo verse 150 000 euros / an à la Fédération internationale de natation et 50 000 euros à l’exploitant pour compenser la fermeture d’une semaine à sa clientèle.

Des enjeux « identitaires et emblématiques » (Bessy, 2002 : 218) surgissent. Selon la vice-présidente déléguée aux Grands Équipements, la télédiffusion des Championnats d’Europe de natation 2012, trois mois après des Jeux olympiques fastes pour les Français, « vaut tous les spots de pub du monde » (ER, 17 / 11 / 12 : 5). L’Odyssée constitue un attribut de métropolisation modeste, mais réel, et sa monumentalité comme sa modernité peuvent dynamiser le sentiment d’appartenance locale, notamment pour les nombreux ex-franciliens résidant dans l’Agglo.

Il matérialise les Espaces aquatiques du futur (Idem : 221) tant pour les « piscines thématiques » (Ibid.) – balnéothérapie, fosse de plongée, simulateur de surf parfois installé – les « complexes aquatiques multi-loisirs » (Idem : 224) (geste architectural urbain ; couplage sports / loisirs ; pôle d’animation et de services) que pour les « espaces aquatiques à vocation touristique » (Idem : 226). Appréciant ce tourisme sportif ponctuel, mais lucratif, l’Union des Métiers et Industries de l’Hôtellerie encourage l’Agglo à le développer (ER, 08 / 04 / 14). En outre, L’Odyssée intègre l’offre de l’Office du tourisme au sein de séjours personnalisés ou de séjours VIP à gagner par concours.

Le parti d’aménagement de L’Odyssée retient deux des trois stratégies de développement (Bessy, 2002 : 230) préconisées comme dernière entrée analytique : une « stratégie d’anticipation » (Ibid.) – à partir du besoin de concentration spatiale d’activités complémentaires sur le modèle américain du mall, outre les besoins d’autodétermination, de détente et d’appropriation de l’espace apparus à l’aube des années 2000 – et une « stratégie d’ouverture et de regroupement » (Idem : 231) concrétisée dans l’intercommunalité. La « stratégie de complémentarité » (Ibid.) est en revanche écartée. Ce complexe fut seul de septembre 2009 à avril 2015, date de réouverture du centre aquatique d’une autre intercommunalité dans le périmètre de l’Agglo.

L’Odyssée ressortit de la ville-marketing (Collectif, 2005), modèle urbanistique mercantile favorisant la multiplication de zones récréatives et la privatisation de l’espace public au profit de l’industrie du loisir. C’est une expression territorialisée de la mondialisation de la culture sportive et des loisirs sportifs d’ampleur inédite dans une agglomération intermédiaire française. Comme les stades de dernière génération, c’est un équipement sécurisé, commercial et multifonctionnel (Paramio et al., 2008) à ceci près qu’il n’est pas seulement réservé au sport d’élite qui se regarde (Loret, 2005) et qu’il privilégie celui qui se pratique par tous grâce à de multiples activités motrices ou relaxantes. Participant de l’intégration socioéconomique du secteur sport-loisir, L’Odyssée renouvelle la perception du paysage urbain par son envergure et son esthétique, tout en renforçant l’urbanité du territoire par densification et diversification (Lussault, 2003) des pratiques locales de consommation du loisir. En cela, il est porteur de nouvelles spatialités. C’est de surcroît un élément d’organisation et d’expansion de l’espace de coopération intercommunale, un lieu d’innovations dans l’offre locale d’activités physiques et sportives ainsi qu’un facteur de réorientation des mobilités de loisir, par sa fonction de centralité périphérique à l’échelle de l’Agglo, voire de l’ouest francilien. Constitue-t-il néanmoins un réel levier de construction territoriale par effet de mobilisation et de stimulation des acteurs locaux ?

Un complexe aux effets ambivalents sur la construction territoriale

Huit ans après son ouverture, L’Odyssée demeure la réalisation phare de l’Agglo : en a-t-il aiguillonné la dynamique sportive d’ensemble ? Plus globalement, il participe de la question locale des piscines. Cette réalisation favorise-t-elle la cohésion des acteurs et l’affermissement de la construction territoriale ou constitue-t-elle une source de tensions préjudiciable à la définition d’un projet partagé au sein de l’espace local du pouvoir politique ?

Un facteur de dynamisation de la vie sportive locale ?

La Communauté d’agglomération de Chartres (COMACH), est devenue Chartres Métropole en 2004. Si « nommer l’espace, c’est l’instituer » (Idem : 350), c’est aussi engager un discours performatif, dire étant déjà faire, que L’Odyssée matérialise sous forme d’avantage métropolitain, rare en agglomération intermédiaire et auquel le politique attache du prix. Voulu dès 2002 par le président, L’Odyssée fut présenté comme un « complexe à sa démesure qui, à l’instar de tous ses projets, promet d’en mettre plein la vue » (ER, 07 / 11 / 07 : 3). En cette période où domine l’idée de ville compétitive, il nourrit la communication politique de l’Agglo (photo d’accueil pleine page du site Internet, entre autres) et du président sur des registres variés – identité, proximité, modernité, ambition internationale, etc. – dans 19 de ses 64 éditoriaux du mensuel communautaire.

Chartres Métropole s’affiche ainsi en une « capitale de la natation » (VA, 6 : 1 ; VA, 42 : 8) insolite en Beauce, espace agricole hyperproductiviste, en crise hydrique par déficit de qualité et de disponibilité de la ressource (ER, 23 / 02 / 17 : 2). L’Agglo dynamise la filière sportive aquatique. Sous son égide, L’Odyssée héberge quatre clubs : Chartres Métropole Natation (500 membres), Chartres Métropole Triathlon (100), Chartres Métropole Canoë Kayak (200) et le Subaqua Club de Chartres (300). Ceux de natation et de triathlon ont ainsi pu ouvrir des sections sportives (collège et lycée), le premier étant leader régional et parmi les 25 premiers en France, 10 ans après sa création.

Les réussites associées à L’Odyssée favorisent d’autres projets. La salle culturelle et sportive de 6000 places prévue pour 2018 procède, elle aussi, d’une tendance à « penser la ville pour les loisirs » (Martouzet et Miaux, 2014). De nouvelles activités attirent des milliers de personnes (par exemple, le Trail urbain nocturne de Chartres Métropole Triathlon ouvrant depuis 2013 Chartres en Lumières) tout comme le spectacle sportif d’audience mondiale (Tour de France cycliste en 2004 et 2012). Il s’agit d’afficher une vie culturelle et sportive intense et endogène pour contenir la polarisation parisienne, générant d’importants flux vers les lieux de divertissement en fin de semaine, et pour moderniser une image urbaine austère, préemptée par la cathédrale, en promouvant des formes de consommation plus extraverties liées à la diffusion du modèle de « la ville des loisirs » (Augustin, 2001) en agglomération moyenne. Ainsi, le président considère l’ouverture d’un golf privé comme « une aubaine pour l’agglomération, pour ses habitants, mais aussi pour les entreprises qui attendent d’un territoire des équipements et des services de qualité pour leurs dirigeants et leurs salariés » (VA, 6 : 26). Situé dans un secteur peu urbanisé de Chartres, L’Odyssée polarise un autre projet de golf privé intégré à l’aménagement de 160 ha prévu par une commune limitrophe. Enregistrant 100 000 entrées / an de franciliens, le complexe matérialise l’ambition d’attraction résidentielle et économique au moyen d’équipements emblématiques que porte l’Agglo.

Il symbolise aussi une régénération sportive d’ensemble alors qu’on jugeait le « sport départemental en panne » (ER, 07 / 10 / 00 : 2-3), l’actuel sénateur-maire d’une commune périurbaine aisée appelant alors à « développer ici un sport d’élite et [estimant que] Chartres n’a pas les moyens de faire en solo. Il faut que l’Agglo engendre une équipe-phare » (ER, 19 / 05 / 99 : 2). Depuis, celle-ci a déclaré le sport de haut niveau d’intérêt communautaire et subventionne, avec la Ville de Chartres, 60 % à 79 % du budget total des 6 principaux clubs. Ceux de basketball, football, handball et rugby ont progressé dans la hiérarchie sportive. Grâce à un partenariat avec l’exploitant, chacun utilise L’Odyssée pour l’entraînement et, parfois, comme lieu-symbole et de prestige pour la présentation officielle d’avant-saison à la presse et aux partenaires.

Le Chartres Métropole Handball 28 a été le premier club à atteindre l’élite, en 2015, le président estimant que « les handballeurs et les autres sont aussi un " produit marketing " de premier plan quand ils gagnent et valorisent ainsi l’image de l’agglomération » (VA, 46 : 1). De même, en saluant les basketteuses proches d’accéder à l’élite – « on ne dira jamais assez les conséquences bénéfiques de la réussite sportive de haut niveau sur l’image d’une agglomération qui brillait jusque-là discrètement par le nombre de ses pratiquants, mais sans parvenir jamais à l’incarner au plus haut niveau » (VA, 60 : 1) –, il vise des effets de transfert du succès sportif à la sphère économique ainsi que la dynamisation de l’ambiance urbaine, jugée morne auparavant. L’Odyssée contribue à cette stratégie grâce aux événements prestigieux accueillis tout en stimulant les pratiques ludiques et sportives locales pour chaque âge. Sa fréquentation est impressionnante et il fait politiquement consensus. Est-ce pour autant une ressource permettant la coordination des acteurs au bénéfice de la construction territoriale ?

La question des piscines, facteur d’une gouvernance heurtée

Selon le président, « la vraie priorité est de créer un équipement digne d’un bassin de vie de 150 000 à 180 000 habitants » (ER, 10 / 10 / 05 : 4). L’édile a misé sur la centralité à l’échelle du SCOT, en implantant L’Odyssée dans sa ville, et sur le rayonnement, le projet s’inscrivant aussi dans la candidature de Paris aux Jeux olympiques 2012. Deux communes populaires à l’ouest de l’unité urbaine – donc à l’opposé du complexe, mais favorables à sa construction – visaient de surcroît la proximité. Elles prévoyaient le maintien d’une piscine plus modeste, mais attractive, celle des Vauroux (190 000 entrées en 2004), dans ce secteur défavorisé (taux de pauvreté en 2013 selon l’INSEE : 19,8 % à Lucé [16 200 habitants] et 20,3 % à Mainvilliers [10 300 habitants], moyennes Agglo et française : 11,3 % et 14 %) votant à gauche depuis 1945 à maintenant, excepté Lucé pour l’unique mandature 2001-2008. L’objectif était d’assurer un maillage d’équipements aquatiques pour favoriser l’accessibilité sociale par une tarification adaptée et l’accessibilité spatiale face au déficit de mobilité de nombreux habitants.

La fermeture de deux des trois piscines de l’Agglo faisait l’unanimité dès l’origine du projet. L’une fonctionnait en centre-ville de Chartres depuis 1949, l’autre depuis 1972 dans un quartier d’habitat social chartrain. Datant de 1975, celle des Vauroux devait perdurer. Sa fermeture administrative, fin 2005, pour risque d’effondrement des faux-plafonds a donné l’occasion au président d’annihiler toute concurrence locale pour le futur complexe et d’affirmer ainsi ses bonnes dispositions aux candidats à l’affermage.

Soutenues par les deux autres villes de gauche de l’Agglo et par sept communes extérieures utilisant l’équipement pour la natation scolaire, Mainvilliers a protesté, et Lucé aussi, mais plus discrètement du fait de son appartenance à la majorité, car 200 000 euros de travaux permettaient de rouvrir. Le préfet, la Région et le député auront tenté d’infructueuses médiations avec l’Agglo. En 2017, ce conflit perdure sous forme de plainte contre l’Agglo du Syndicat intercommunal (SI) composé des deux villes. Il fut recréé en 2008 – lorsque Lucé passa à l’opposition communautaire – pour la rétrocession chaotique de cette piscine qu’il posséda jusqu’à la prise de compétence Piscines par l’Agglo en 2001, retournée aux communes en juin 2006. Menaçant de transférer le projet de complexe à la seule ville-centre, ne rétrocédant la piscine au SI que début 2008 pour 1 euro symbolique, mais en mauvais état et refusant de payer 870 000 euros / an de transfert de charges dus au SI, le président a réussi à ce que cette piscine ne rouvre pas avant L’Odyssée. Piégé, le SI a dû s’assurer qu’un marché local de la natation subsistait avant de rénover sa piscine sport-loisir.

Rouverte en 2015 pour un coût 15 fois moindre (5,3 millions d’euros) que L’Odyssée, elle attise de néfastes rivalités à propos d’équipements publics. Lors de la reconduction de Vert Marine comme exploitant de L’Odyssée, le président disait : « Il faut se préparer. Il y aura bientôt de la concurrence dans l’Agglo ! » (ER, 22 / 10 / 14 : 6). Le jour de réouverture des Vauroux, L’Odyssée annonçait la mise en eau de la piscine à vagues et le chronométrage gratuit sur 100 m dans le bassin olympique extérieur ce jour-là, chaque participant recevant un bonnet de bain.

Précisant que « ce sera un centre à taille humaine, [que] nous ne nous poserons pas en concurrent direct de L’Odyssée [et que] nous jouerons la proximité, dans un centre très cocooning » (ER, 15 / 04 / 15 : 7), le directeur des Vauroux, salarié d’un concurrent de l’exploitant de L’Odyssée, joue l’apaisement, mais pointe aussi les défauts du complexe communautaire. L’objectif de rouvrir cette piscine desservant des quartiers populaires, rénovée en 2003 et siège d’un club de 800 membres dissout en 2007 faute de support de pratique, fit émerger un collectif composé de quatre maires, représentant 40 % de la population de l’Agglo, et d’usagers regroupés en association. Tout comme la fermeture d’une piscine à Glasgow (Mooney et Fyfe, 2006), ce conflit médiatisé localement entraîna, à son comble (2006-2008), pétition (8200 signatures), débats publics et manifestations de centaines de personnes – surpassant celles observées ici au paroxysme de mobilisations nationales telles la loi Travail en 2016 – furieuses de la perte d’un patrimoine aquatique public (Lewi et Nichols, 2014). Misant sur la lassitude des protagonistes, le président sut en neutraliser une partie en provoquant la création de Chartres Métropole Natation dès août 2006 en échange du soutien de l’Agglo. À partir de 2008, cette association rassembla, bon gré mal gré, des dirigeants du club des Vauroux voulant maintenir l’activité sportive et ceux d’un petit club chartrain dissout.

Le maillage territorial d’une famille d’équipements sportifs appelle généralement une réflexion sur le potentiel de chacun, puis leur hiérarchisation et leur exploitation en réseau (Roult et Machemehl, 2016). Cette approche multiscalaire et intégrée fait ici défaut pour les piscines, ce qui cause une gouvernance heurtée. L’aménagement de L’Odyssée n’a pas seulement pulvérisé le droit de bénéficier d’équipements de proximité de qualité (l’ouverture en 2008 de la médiathèque centrale causa la fermeture d’une bibliothèque de quartier en même temps que la piscine de 1972, près d’elle) et fonctionnant en réseau comme les trois piscines antérieures. Il a également montré combien l’élection au second degré – puis au suffrage universel direct, depuis 2014, mais sur liste communale – des promoteurs d’un tel équipement intercommunal leur permet d’ignorer de légitimes pratiques sociales de contestation, lorsqu’elles émanent de clientèles politiques n’étant pas les leurs. Comptant parmi les moins aisées du territoire, celles-ci contribuent désormais deux fois – Agglo et SI – au service public des piscines.

Unique source de conflit ouvert pérenne dans l’Agglo, la question des piscines cristallise une controverse plus globale concernant la répartition de la Dotation de solidarité communautaire aux communes, inique, selon Mainvilliers et Lucé, rapportée à leurs spécificités socioéconomiques, démographiques et financières. Leur exclusion des instances de l’Agglo, quoi qu’elles rassemblent 21 % des habitants, interdit de surcroît une gouvernance collégiale et solidaire bien que l’intercommunalité soit généralement un espace d’atténuation des tensions partisanes (Le Bart, 2013).

Une configuration de l’espace local du pouvoir peu propice au projet de territoire

Compétente pour les grands équipements et le sport de haut niveau, l’Agglo développe une « intercommunalité de promotion » (Bayeux, 2003 : 90) sous l’autorité d’un élu estimant que « la présidence de l’Agglo et la députation incombent naturellement au maire de Chartres, c’est mécanique ! » (ER, 08 / 09 / 05 : 2). Son importante surface sociale (Guibert, 2011) relève pourtant d’une trajectoire personnelle atypique dans l’univers politique, qu’il importe d’analyser pour mieux comprendre la nature du projet de territoire de l’Agglo et le rôle qu’y tient L’Odyssée.

Arrivé d’Île-de-France quasi quadragénaire, cet élu dit : « Pendant des années, je n’ai pas regardé cette ville. D’un coup, je me suis aperçu qu’elle était extraordinaire [et] j’ai refusé la façon dont elle était traitée » (Ibid.). Maire en 2001 (réélu au 1er tour en 2014, troisième mandat), il devient député en 2002 (réélu en 2008, après une bataille de recours, et en 2012 avec l’appui du Front National). Brutal selon ses opposants centristes et de gauche, il s’affirme « excessif, qui ne fait pas les choses à moitié » et veut « mener un projet comme s’[il] étai[t] dirigeant d’entreprise » (Ibid.). Ex-informaticien, féru d’échecs, c’est l’archétype du maire-entrepreneur (Le Bart, 1992) : « Mon esprit d’entreprise me permet d’offrir davantage de services pour moins cher » (ER, 08 / 09 / 05 : 2). Adepte du New Public Management – mode de gestion publique basé sur une culture du résultat et l’emprunt au privé de pratiques et d’outils (Chappoz et Pupion, 2012) –, il ajoute : « Je réfléchis, je monte des projets et j’agis. La montée en puissance est exponentielle ! […] Il me faut des challenges toujours plus forts » (ER, 08 / 09 / 05 : 2). Ainsi vante-t-il sa vision matérialisée en de colossaux projets : « On m’accuse de mégalomanie. […] Quand j’ai annoncé que l’on bâtirait le plus grand complexe aquatique d’Europe, j’en ai entendu […] Maintenant, on refuse du monde » (Cordelier, 2016). Très libéral au plan économique, il jouait l’ambiguïté durant sa candidature aux présidentielles de 2017, avortée faute des 500 parrainages requis, lorsqu’il félicitait les basketteuses en réussite, « cette jeune phalange » (VA, 60 : 1).

N’asseyant pas son pouvoir sur une domination de type traditionnel faute d’une trajectoire personnelle suffisamment chartraine, il s’appuie sur les deux autres types de domination légitime définis par Max Weber (2003) : la domination légale, comme député-maire et président ; la domination charismatique par sa suractivité et son image de stratège – lui conférant une compétence de type managérial auprès des « petits » maires de l’Agglo affichant souvent des sensibilités de droite voisines de la sienne –, mais aussi par sa virulence. En raison du conflit des Vauroux, sa cible favorite fut longtemps le maire de Mainvilliers, avant d’être auditionné par la police en 2007 à la suite d’une plainte pour insulte déposée par cet unique opposant historique, lui aussi maire depuis 2001, ex-conseiller général, ex-conseiller régional, ex-premier secrétaire du PS en Eure-et-Loir (2012-2015) et enseignant en disponibilité, de 2001 à sa retraite en 2014. Tous deux s’intègrent au champ politique en professionnels et tentent d’améliorer leur position dans l’espace politique local (Bourdieu, 1981). Maire centre-gauche de banlieue, l’un est un homme d’appareil, pèse peu dans ce département à droite depuis 1986 et ne fédère pas la gauche de l’Agglo, son jeune homologue de Lucé lui reprochant un manque de transparence des comptes du SI des Vauroux. L’autre – député-maire de la ville-préfecture – n’hésite pas à s’affranchir de son affiliation politique, comme lors de sa tentative de candidature aux présidentielles. Il augmente son capital politique avec régularité grâce au crédit, fondé sur la croyance en son efficacité et sur la reconnaissance de son action, obtenu dans ses espaces électifs. Cela lui assure un écrasant leadership, dont témoignent ses réélections successives, moins par sa capacité à fédérer qu’à influencer.

Pilotant le territoire apparemment de main de maître (« Enquête sur un bilan bluffant qui a transformé la ville en six ans chrono », ER, 07 / 11 / 07 : 1) et avec une poigne de fer – « avec lui, pas de surprise » (ER, 15 / 11 / 15 : 4), dit un maire candidat à l’Agglo plutôt qu’aux rivalités des caciques de cinq communautés de communes fusionnées –, il s’affirmait « lion ascendant pitbull » lors de ses Voeux 2016 aux entreprises. Ses références fréquentes au projet, mot d’ordre (Bourdieu, 1981) de son discours politique, n’occultent pas le caractère très personnel d’un projet de territoire peu conventionnel, car ni exposé ni « partagé » si ce n’est dans « le SCOT [qui] est notre charte d’aménagement et de développement » (VA, 18 : 6). Un document d’urbanisme prescriptif inconnu du grand public ferait donc office de projet de territoire. L’édile préfère d’ailleurs présenter son action comme « un tsunami, une lame de fonds de projets » (ER, 30 / 09 / 15 : 2) nécessitant 800 millions d’euros d’investissements publics et privés durant la mandature 2014-2020. C’est finalement moins un projet qui advient qu’une scansion de grands aménagements (L’Odyssée ; Cité Administrative de 40 millions d’euros dessinée par Jean-Michel Wilmotte ; Musée d’art contemporain ; etc.) participant d’une double quête de métropolisation et de proximité censée « créer cette conscience collective d’appartenance à un même bassin de vie » (VA, 18 : 7).

Conclusion

Si « le vrai projet consacre à bien des égards le retour de l’acteur » (Jambes et Tizon, 1997 : 156), alors c’est un anti-projet de territoire qui se joue ici ou, du moins, la version la plus rêche du « projet de territoire vu par la prééminence de l’analyse stratégique programmatique », modèle le moins participatif des quatre que définit Lajarge (1999 : 84). La perspective microéconomique de ce modèle ravale le territoire à une aire-système. La mobilisation n’y concerne qu’un tout petit groupe d’élus et d’acteurs économiques, Cosmetic Valley en tête. L’objectif est d’assujettir les politiques publiques aux besoins des entreprises et d’améliorer les conditions d’implantions économiques pour optimiser le « " mix territoire ", donc l’homogénéité et la cohérence entre les différentes composantes du territoire » (Ibid.). La parole des habitants et des associations pour penser la ville sportive n’est pas recueillie selon une logique participative de promotion de l’expertise citoyenne dans le processus de décision publique, pourtant efficace ailleurs (Morales, et Gasparini, 2014). C’est le consommateur sportif qui est interrogé, comme lors de l’élaboration récente de la marque de territoire de l’Agglo « C’ Chartres ».

La démarche suivie emprunte au volontarisme, positif par cliché, marquant une « tendance à imposer ses décisions sans admettre qu’on les discute » (Foulquié et Saint-Jean, 1969 : 749). Dans l’entre-deux tours de législatives décevantes pour le député-président, le conflit des Vauroux l’ayant desservi dans les communes périurbaines y envoyant leurs écoliers, son principal allié, le sénateur-maire évoqué plus haut, l’invitait d’ailleurs à « changer d’attitude [car] il donne l’image d’un pouvoir solitaire et un peu autoritaire » (ER, 20 / 06 / 07 : 3). Or, dans l’anti-projet de territoire, la négociation et la mobilisation d’autres acteurs apparaissent inutiles à l’élu-démiurge, donc créateur d’une oeuvre de grande envergure et porteur d’une pensée unique l’inclinant à croire que sa passion et son énergie pour ses espaces électoraux, couplées aux stratégies et aux moyens qu’il leur consacre, sont nécessairement bons pour ses administrés (Guibert, 2011 : 87). L’Agglo pourvoit donc aussi bien à de microaménagements villageois peu onéreux et politiquement payants (vestiaires sportifs, petits stades, etc.) qu’à de colossaux équipements inscrits dans d’énormes opérations d’aménagement urbain, tendance de fond postfordiste et néolibérale des politiques publiques (Swyngedouw et al., 2002).

L’Odyssée participe en effet d’une tendance mondiale à donner un caractère spectaculaire aux politiques urbaines contemporaines (Bélanger, 2000). Il contribue fortement à la construction territoriale de cette agglomération intermédiaire malgré la conflictualité de la question des piscines. Aussi, l’Agglo joue plusieurs partitions : la séduction auprès des communes périurbaines non encore adhérentes pour élargir son territoire fiscal et les impliquer au financement de L’Odyssée ; l’injonction à la fusion de clubs, comme pour la création du Chartres Métropole Natation en 2006, en forçant le tissu associatif local ; la privatisation de l’espace sportif public en déléguant l’équipement à un exploitant commercial ; la concurrence entre des espaces publics aquatiques aux logiques socioéconomiques pourtant différentes.

L’Odyssée est destiné avant tout aux classes sociales moyennes et supérieures disposées à consacrer une part importante de leurs revenus aux loisirs, les autres n’étant tolérées – si elles ne peuvent payer – que dans le cadre d’activités de charité ponctuelles avant l’ouverture au public solvable. À lui seul, cet équipement offre un condensé des mutations contemporaines des politiques urbaines. Il consacre la place désormais centrale qu’occupe l’intercommunalité dans le développement territorial, sans mandat démocratique direct pourtant. Il participe d’un processus de concurrence interurbaine généralisée qui se joue à échelles multiples. Il témoigne de l’accentuation de la marchandisation et de la rétraction de l’espace public urbain (Lehrer et Laidley, 2008). Enfin, il symbolise une confiscation de la démocratie locale ou, du moins, une gouvernance autoritaire de grands aménagements urbains par des élites politiques ambitieuses engageant des partenariats public-privé qui contribuent à saper le maillage territorial d’équipements sportifs, à réduire les bénéfices collectifs au détriment des populations les moins favorisées et à éveiller une concurrence incongrue entre équipements publics d’un même espace de coopération.