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Dans les sociétés de droit, lorsqu’il est question d’intervenir auprès d’un citoyen parce que son état de santé ou son comportement sont jugés susceptibles de porter préjudice à la personne concernée ou à un tiers, il faut disposer soit de son consentement, soit d’instruments légaux tenant compte de telles situations. Lorsqu’il s’agit d’associer des comportements problématiques à l’univers de la santé mentale afin de légitimer une intervention sécuritaire, thérapeutique ou sociale, plusieurs variables, qui ne sont pas toujours clairement indissociables ni facilement identifiables, entrent simultanément en jeu.

Dans les cas de crises psychiques, psychosociales ou psychotiques, les variables risque, danger, temps, dommages potentiels ou réels pour la personne concernée ou pour autrui se combinent sur le registre de l’immédiateté (il faut agir dans l’ici et maintenant), de l’incertitude (informations inexistantes ou imprécises sur la personne, sa situation et le contexte) et de la complexité intrinsèque d’une situation problème mal définie (difficulté à distinguer un danger réel d’un comportement étrange, imbrication des problèmes relationnels, sociaux et de santé mentale, etc.). Au Québec, l’ancienne Loi sur la protection du malade mental (1972) mettait de l’avant la notion massive de « cure fermée » qui associait dans un même mouvement la « garde » et le « traitement » contre la volonté de la personne visée par la norme en s’appuyant sur l’expertise du psychiatre qui légitimait les deux gestes du même coup.

La loi actuellement en vigueur, la Loi sur la protection des personnes dont l’état mental présente un danger pour elles-mêmes ou pour autrui (RLRQ, chapitre P-38.001), rend possible l’estimation involontaire de la « dangerosité mentale » en activant le mécanisme de la garde provisoire, mais elle n’autorise pour autant aucun traitement (médicaments, thérapies, etc.) sans le consentement explicite de la personne concernée (Otero, Landreville et Morin, 2005). Avec l’entrée en vigueur de la nouvelle loi, d’autres outils légaux sont alors mobilisés, notamment par les médecins et les établissements hospitaliers, pour traiter une personne contre son gré, à savoir les autorisations judiciaires de soins (AJS).

Cet article vise à décrire l’univers peu connu des AJS, qui obligent certaines personnes à se plier à un traitement psychiatrique qu’elles refusent explicitement[1]. Pour ce faire, nous avons procédé à l’analyse de l’ensemble[2] des dossiers archivés au palais de justice de Montréal concernant les AJS octroyées à des établissements hospitaliers montréalais au cours de l’année 2009. L’ensemble des informations obtenues nous permettent de décrire minimalement[3] : 1) le fonctionnement des audiences où l’on décide de donner cours ou non à l’AJS, 2) les caractéristiques des personnes touchées et de leur environnement social, 3) le type de difficultés qu’elles éprouvent ainsi que les comportements problématiques qu’on souligne dans les dossiers et, enfin, 4) les diagnostics posés, les symptômes décrits et les traitements psychiatriques ordonnés par la Cour.

LES GRAMMAIRES DU DROIT ET DE LA PSYCHIATRIE 

Les situations problématiques concrètes que vivent les personnes touchées par les AJS ne se résument pas à la présence de ce qu’on appelle couramment un « trouble sévère et persistant » et encore moins à la simple transgression de la loi. L’allusion désincarnée à la maladie mentale comme socle explicatif de ce qui pose problème chez certains individus qui refusent un traitement psychiatrique empêche de considérer l’imbrication concrète et à géométrie variable entre dimensions « mentales perturbées » (de la pathologie mentale formellement répertoriée aux états psychologiques momentanément instables ou inquiétants) et « sociales problématiques » (de la vulnérabilité sociale extrême aux comportements ambigus, dérangeants ou dangereux). Ces deux dimensions sont indissociables dans les situations problématiques concrètes qui mobilisent les dispositifs d’intervention, de gestion, d’aide ou de coercition pour baliser un univers devenu « spécifique » que l’on a souvent appelé le domaine de la « psychiatrie-justice » Otero, M. et Morin, D. (2007).

La grammaire du droit est l’une des manières courantes de réduire la complexité d’une expérience problématique multidimensionnelle en fonction d’un certain nombre de critères préalablement déterminés par les juristes, laissant dans l’ombre d’autres tenus comme non pertinents. En ce sens, des parallèles peuvent être établis entre l’application d’un critère légal (ou administratif) et l’application d’un critère diagnostique médical (psychiatrique ou psychologique) pour appréhender une situation problématique complexe. Tous les deux mobilisent des technologies autoréférentielles qui permettent un codage dans une terminologie très spécialisée inaccessible aux profanes et, par la suite, habilitent à prendre certaines décisions et à poser certains gestes avec une autorité symbolique et matérielle légitimée par des disciplines scientifiques prestigieuses (suspendre certains droits, prescrire certaines thérapeutiques, ordonner certains tests ou examens, exclure ou inclure de tel ou tel programme, donner ou bloquer l’accès à certaines ressources, etc.), que ce soit pour le bien de la personne visée, la protection des tiers, le respect des lois, d’un certain ordre social, voire de certaines valeurs.

Ainsi, une plainte ambiguë formulée vis-à-vis d’un clinicien (souffrances psychologiques, dysfonctionnements, fragments d’histoire significatifs, douleurs physiques et morales, etc.) peut être transformée par réduction phénoménologique (sélection d’un certain nombre de dimensions de la réalité considérées comme « pertinentes ») dans un diagnostic formalisé (codage disciplinaire) qui « stabilise » la situation, « habilite » (rend légitime) la prescription d’un traitement (thérapeutique, médicaments, etc.) et permet la « formulation » d’un pronostic (hypothèse scientifiquement fondée qui permet de prévoir comment les choses vont se dérouler désormais selon la logique de la maladie identifiée). S’il est vrai que les manuels diagnostics de psychiatrie (DSM 5, guides de pratiques cliniques, etc.) demeurent des outils de libre accès, et que le clinicien devrait expliquer en long et en large (ce qui n’est pas toujours le cas) les caractéristiques du trouble mental qu’on a diagnostiqué et les raisons d’avoir recours à telles thérapeutiques plutôt que d’autres, le patient demeure un profane qui ne maîtrise pas les logiques du savoir qui définissent, ou du moins nomment, au bout du compte « ce dont il souffre ». En un mot, il se trouve structurellement placé dans une position de subordonné, c’est-à-dire en déficit de savoir et de pouvoir par rapport à sa plainte (une partie de lui et de sa vie) devenue catégorie technique (diagnostic) avec toutes les conséquences (bonnes ou mauvaises) qui en découlent pour lui.

Dans la même optique, une situation complexe exposée devant un juge est transformée par réduction phénoménologique et codage disciplinaire dans une figure du droit (crime, infraction, contravention, etc.) qui habilite l’application d’une sentence, la prise de certaines mesures punitives ou coercitives (amende, arrestation, tutelle, garde, etc.) et la formulation d’un pronostic (comment les choses vont se dérouler désormais en fonction de la procédure formalisée dans les lois, les codes, la jurisprudence, etc.). Les matériaux bruts pour parvenir à la sentence sont les éléments de preuve mis à la disposition du juge (l’avis d’un expert, la déposition de la famille, des proches et, moins fréquemment dans le cas de la dangerosité mentale, les propos de l’intimé lui-même). S’il est vrai que les manuels de droit, les codes de procédure et les lois demeurent des outils de libre accès au public, et même si le juge est censé expliquer clairement ce qui est en train de se passer dans le cadre d’une audience (ce qui n’est pas toujours le cas), l’intimé ne maîtrise pas les logiques du savoir qui peuvent déterminer « ce dont il est responsable, passible, imputable ou coupable » avec toutes les conséquences (bonnes ou mauvaises) qui en découlent pour lui et sa vie une fois que le juge fait connaître sa décision. En un mot, il se trouve structurellement placé dans une position de subordonné, c’est-à-dire en déficit de savoir et de pouvoir par rapport à l’interprétation juridique de ce qu’il a fait, et cette interprétation que la personne n’est souvent en mesure de comprendre pourrait se traduire par une sentence, une ordonnance, etc.

L’application d’une loi à une situation toujours phénoménologiquement plus large, tout comme l’application d’un diagnostic à une plainte ambiguë, s’inscrivent dans un dispositif matériel (tribunaux, hôpital, police, cliniciens, etc.) et symbolique (savoirs, expertises, codes, etc.) de classement de personnes (qui incarnent ce qui est pathologique, ce qui est illégal, ce qui est déviant, ce qui est reproché, ce qui doit être protégé, etc.) et de modulation de conséquences (sanctions, gestes d’intervention, thérapeutiques, exclusions, inclusions, etc.) hautement ritualisé et autoréférentiel. Psychiatrie et droit contribuent, depuis fort longtemps, avec leurs institutions, savoirs et catégories, à délimiter et formaliser le champ de compétence du secteur de la « psychiatrie-justice » en légitimant les arrimages entre les dimensions du « mental perturbé » et du « social problématique » habilitant des interpellations sécuritaires, sociales ou thérapeutiques selon des critères souvent larges (risque, danger, protection, besoin de traitement, besoin de protection, etc.).

Les AJS sont l’un des dispositifs qui incarnent le mieux ce tandem de dynamiques légales et médicales qui interpellent certaines personnes qui se trouvent à un certain moment de leur vie dans des situations problématiques complexes qui les rendent vulnérables, les fragilisent, les mettent en danger ou encore qui se comportent de façon inquiétante, dérangeante ou dangereuse pour les autres. Quels sont les composantes et caractéristiques, les acteurs, les personnes cibles, les conséquences et les contextes de fonctionnement principaux de ce dispositif ?

L’AUDIENCE : ACTEURS, PROCESSUS, CONSÉQUENCES

Les principaux acteurs qui sont présents aux audiences dont le but est de décider de la pertinence de contraindre une personne à se soumettre à un traitement médical qu’elle refuse sont le juge, le greffier et les parties qui s’affrontent. Du côté de la partie demanderesse, on retrouve les avocats du requérant (généralement un établissement hospitalier) et le psychiatre traitant, présent à titre de témoin expert. Du côté de la partie défenderesse, on retrouve généralement la personne intimée et son avocat[4]. Une contre-expertise peut, en théorie, être présentée par le défendeur, mais cette pratique demeure exceptionnelle. Les informations contenues dans les procès-verbaux des 230 dossiers étudiés sont succinctes, mais permettent de dégager certains éléments clés concernant le déroulement des audiences.

Durée des audiences

On constate en premier lieu que 68 juges différents sont intervenus au cours de l’année de notre étude. Il est donc possible que les pratiques varient en fonction des différents facteurs tels que la formation ou l’expérience des juges. Toutefois, la durée moyenne des audiences est de 54 minutes. Si on examine de façon plus précise ces données, elles nous permettent de voir que la majorité des audiences ont eu une durée de moins de 45 minutes (54,78 %) et presque 70 % moins d’une heure. Seulement 6,95 % (16 requêtes) des audiences dépassent les 2 heures.

FIGURE 1

Durée des audiences

Durée des audiences

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Présence et représentation des personnes intimées

Si la durée moyenne des audiences semble relativement courte (Bernheim, 2011 ; Menard 2007), la représentation par un avocat ainsi que la présence du défendeur procurent davantage d’indices, à savoir si les intérêts et le point de vue de la partie défenderesse ont eu la possibilité d’être entendus et se faire valoir.

FIGURE 2

Représentation de la personne

Représentation de la personne

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Dans plus de 65 % des cas, la partie intimée était représentée par un avocat et dans 21 % des cas, l’avocat était seul, le défendeur étant absent. Dans environ 50 % des dossiers, le défendeur était présent à l’audience et dans presque 7 % des cas, il se représentait sans la présence d’un avocat. Malgré le fait que la proportion de défendeurs représentés par un avocat est importante, il faut souligner qu’un très grand nombre de défendeurs n’étaient pas présents à l’audience (114 sur 230 dossiers). Bien qu’il soit possible de supposer que l’état de certaines personnes empêche celles-ci d’être présentes à la Cour, ce fait demeure problématique, étant donné que leur présence peut, dans certains cas, avoir une incidence sur le jugement rendu.

La présence à l’audition de la personne intimée de même que celle de sa représentation est fondamentale, car elle permet à la personne d’être entendue, d’interroger à l’occasion le requérant et de défendre ses droits. La présence de la partie défenderesse fait en sorte que la décision du juge ne repose pas exclusivement sur le rapport psychiatrique et sur la parole des témoins experts. Même si elle ne permet pas dans la majorité des cas le rejet des requêtes, elle peut cependant influencer certains éléments de l’AJS tels que le choix du lieu d’hébergement, une réduction de la durée de l’ordonnance ou encore une modification du traitement (types de médicaments, thérapies autres, etc.).

Puisque l’enjeu de l’audience est l’hospitalisation ou encore l’obligation pour la personne de s’y rendre régulièrement pour recevoir son traitement pour une longue période, souvent de plus de deux ans, il est étonnant que les raisons de l’absence du principal intéressé ne soient pas spécifiées de manière claire et précise dans les dossiers. Si on considère l’ensemble des dossiers, peu importe que le défendeur soit présent ou non, on constate que seulement 30,87 % des personnes intimées ont pu être effectivement interrogées par la Cour.

Contre-expertises

L’expertise médicale est l’un des éléments déterminants de la décision du juge. Dans le cadre d’une audience équilibrée, l’expertise de la partie demanderesse ne devrait pas être la seule à se prononcer sur l’état mental de la personne interpellée, le besoin réel du traitement, ses risques et la nature de ses bénéfices. C’est pourtant largement la situation la plus courante, car seulement 3 % des dossiers font clairement mention de la présence d’une contre-expertise.

FIGURE 3

Contre-expertises psychiatriques

Contre-expertises psychiatriques

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Délai entre le dépôt de la requête et l’audience

Le délai entre le dépôt de la requête d’AJS et la tenue de l’audience est fort important parce qu’il montre le laps de temps dont la personne interpellée dispose pour préparer sa défense. Tandis que les établissements hospitaliers disposent de plusieurs semaines pour préparer leurs dossiers, les procédures et les expertises, les personnes qui font l’objet d’une requête d’AJS et leurs procureurs, lorsqu’ils sont présents, ne disposent que de quelques jours pour se préparer. Le déséquilibre entre les parties est ainsi énorme non seulement en termes de délais, mais aussi en termes de ressources, d’expertise et d’expérience (Ménard, 2007).

FIGURE 4

Délai avant l’audience

Délai avant l’audience

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En excluant les dossiers pour lesquels nous ne disposons pas des informations nécessaires, la moyenne dudit délai est de 9,4 jours.

Taux d’acceptation et durée des AJS

Les questions du taux d’acceptation et de la durée de l’AJS sont cruciales en regard du respect des droits et libertés de la personne concernée. De toutes les demandes d’autorisation de soins confondues, plus des trois quarts (76,96 %) sont accordées par la Cour. Quant à la durée des AJS, dans environ la moitié des dossiers, il est question d’une période de 36 mois, et dans plus d’un tiers, la durée demandée et obtenue est de 24 mois. Rares sont les cas, environ 6 % du total, où l’on demande des durées inférieures à deux ans.

FIGURE 5

Durée des AJS

Durée des AJS

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Il est à souligner que plus de 90 % des AJS concernent des durées de deux ans ou plus et qu’une tendance à l’allongement de la durée semble s’être installée (Bernheim, 2010. La durée de l’ASJ ainsi que l’ensemble des conditions demandées par les hôpitaux sont généralement respectées par les décisions du juge, mais parfois la requête peut être accueillie partiellement. Sur l’ensemble des 230 dossiers analysés, on n’en retrouve que 22 dont la durée a été réduite par le juge, c’est-à-dire 9,5 % du total.

LES PERSONNES ET LEUR ENVIRONNEMENT

Les dossiers des demandes des AJS fournissent des informations diverses qui permettent de reconstruire sommairement certains aspects du profil sociodémographique des personnes intimées et de leur environnement social.

Âge et sexe

L’âge moyen des personnes est d’environ 45 ans. Cependant, c’est dans la catégorie des 19-25 ans que l’on retrouve les plus fortes proportions (30 ; 13,04 %) de personnes faisant l’objet de requêtes. À cet égard, les 45 ans et moins représentent un peu plus de la majorité des personnes intimées (119 ; 50,74 %). À partir de 50 ans, le nombre de requêtes diminue de manière plus ou moins régulière. La répartition par sexe montre une légère surreprésentation des hommes par rapport aux femmes (56 % contre 44 %), mais surtout un déséquilibre marqué selon les différents groupes d’âge.

FIGURE 6

AJS selon le sexe et l’âge

AJS selon le sexe et l’âge

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En effet, les jeunes hommes sont représentés en nombre plus important que les jeunes femmes, et cette tendance s’inverse de manière nette à partir de l’âge de 50 ans où les femmes commencent à dominer collectivement dans leur représentation dans l’ensemble des dossiers.

Famille, travail, quartier et situation résidentielle

Même si les données sont fragmentaires, les dossiers des personnes intimées nous permettent néanmoins de reconstruire de manière schématique leur situation familiale (état civil, enfants, etc.), de travail (emploi présent ou passé) et résidentielle (quartier, type de résidence, situation d’itinérance, etc.).

L’examen de l’état civil de la personne intimée peut être éclairant dans la mesure où cela peut donner certains indices sur les possibilités de la personne d’obtenir ou non une forme de soutien proche, directe et rapide.

FIGURE 7

État civil

État civil

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Plus de la moitié des personnes touchées par une requête d’AJS sont célibataires (52 %). Viennent ensuite les personnes séparées ou divorcées (10,87 %) suivies des personnes veuves (4,35 %). Les proportions de personnes mariées (3,91 %) ou en couple (1,74 %) sont très faibles (moins de 6 %). Si l’on regroupe célibataires, veufs, séparés ou divorcés, on obtient presque 70 % de l’ensemble. La présence ou non d’enfants fournit également quelques informations sur le réseau social des personnes intimées, notamment lorsque l’on a affaire à des catégories des personnes plus âgées. Environ un quart (24 %) des dossiers mentionnent explicitement un ou plusieurs enfants dans la vie des intimés. Plus de la moitié des dossiers (54 %) indiquent que les personnes n’ont pas d’enfants.

Si le réseau social des personnes intimées semble mince et parfois inexistant, le rapport au travail l’est encore davantage. Seulement 2,6 % des personnes intimées ont à coup sûr un travail au moment du dépôt de la requête. Les liens entre la défavorisation matérielle et sociale et le nombre de demandes d’AJS semblent en principe se vérifier sur le territoire montréalais. En effet, le territoire du CSSS de l’Ouest-de-I’Île, où réside la majeure partie de la population de Montréal favorisée simultanément sur les plans matériel et social, enregistre le taux de demandes le moins élevé, c’est-à-dire 0,87 % du total. En revanche, les territoires des CSSS Jeanne-Mance (10,87 %) et Lucille-Teasdalle (8,70 %), qui enregistrent les indices de défavorisation sociale les plus importants de Montréal (51 % et 37 % respectivement, selon l’Agence de la santé et des services sociaux de Montréal (ASSSM), 2005 et la Direction de la santé publique de l’Agence de la santé et des services sociaux de Montréal (DSPM), 2008), concentrent les proportions de personnes intimées les plus importantes par rapport aux autres territoires de la ville de Montréal. Au sein du CSSS Jeanne-Mance, c’est au CLSC des Faubourgs (15 requêtes sur les 24) qu’on retrouve le plus de personnes touchées par des demandes d’AJS. Quant au CSSS Lucille-Teasdalle, c’est au CLSC Hochelaga-Maisonneuve (8 requêtes sur 20) que le nombre est le plus élevé. À Montréal, c’est dans les territoires de ces deux CLSC que la défavorisation sociale et matérielle y est le plus élevée (ASSSM, 2005, et DSPM, 2008).

FIGURE 8

Distribution des AJS selon les territoires

Distribution des AJS selon les territoires

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Le type de logement occupé par les personnes intimées est précaire dans environ la moitié des cas. On peut identifier six grandes catégories de situation résidentielle, à savoir : 1) logement seul, 2) avec des proches, 3) ressource en santé mentale, 4) hôpital, 5) ressources spécialisées autres qu’en santé mentale, 6) éviction et itinérance.

FIGURE 9

Situation résidentielle

Situation résidentielle

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Avant leur hospitalisation, 48,7 % des personnes intimées résidaient en appartement ou étaient propriétaires d’un logement. Parmi ces personnes, 14,78 % habitaient chez un proche (membre de la famille, parent ou ami). Environ 10 % des personnes sont soit en appartement supervisé (4,35 %) soit hospitalisées depuis longtemps (3,91 %) et, dans ce dernier cas, l’adresse inscrite au dossier est celle de l’hôpital. Un nombre important de personnes (18,26 %) sont inscrites dans les dossiers comme étant sans abri ou en situation d’itinérance. On retrouve également un certain nombre de personnes (2,17 %) qui viennent d’être évincées de leur appartement ou dont l’éviction est imminente. Enfin, 3 % d’entre elles fréquentent une ressource ou un hébergement d’urgence ou transitoire tels un refuge, un centre pour femmes violentées, etc.

C’est donc près du quart des personnes intimées qui sont dans une situation soit d’itinérance soit d’absence de tout type de logement disponible au moment du dépôt de la requête. À la lecture de l’ensemble des dossiers, les personnes décrites ne semblent pas disposer d’un réseau social significatif. De ce fait, le maintien du logement occupé avant l’hospitalisation et pendant le traitement de la personne ainsi que l’entreposage ou l’éventuelle perte des possessions des personnes demeurent des enjeux majeurs.

LES DIFFICULTÉS DANS LA VIE DES PERSONNES : SOI ET LES AUTRES

On peut trouver des allusions aux difficultés dans la vie[5] des personnes dans plusieurs sections des dossiers (identification de la personne, histoire récente, description de certains symptômes, etc.) puisqu’elles chevauchent les domaines de la pathologie mentale, de la vulnérabilité sociale et des conjonctures ou contextes de vie particuliers. On peut identifier six grandes difficultés qui entravent de manière récurrente la vie des personnes concernées, qu’elles aient des problèmes de santé mentale caractérisés ou non, à savoir : le manque ou la perte d’autonomie, les questions liées à l’hygiène et à la salubrité, l’instabilité résidentielle, les problèmes d’alimentation, la difficulté à gérer de l’argent et, enfin, les problèmes de sécurité personnelle. De la lecture de l’ensemble des dossiers, on peut quantifier minimalement les mentions à ces six types de difficultés.

FIGURE 10

Types de difficultés

Types de difficultés

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Lorsqu’on parle d’autonomie, il s’agit la plupart du temps de l’impossibilité d’accomplir sans assistance des tâches élémentaires de la vie quotidienne. Les questions de salubrité et d’hygiène touchent principalement à l’hygiène corporelle et à l’état du logement qui sont susceptibles de mettre en danger la santé et la sécurité des personnes. Les difficultés à se nourrir convenablement peuvent être liées à plusieurs causes qui souvent se chevauchent à plusieurs degrés : extrême pauvreté, pathologie précise, effets secondaires de la médication, refus inexpliqué de manger, etc. Les problèmes graves liés au logement regroupent principalement l’éviction, l’incapacité de se trouver de l’hébergement ainsi que les difficultés à payer le loyer. En fonction de ces données, on peut affirmer qu’au moins dans 40 % des dossiers la question de la précarité du logement est cruciale.

Dans la très grande majorité des dossiers (80 %), il n’y a pas de traces de l’existence d’un casier judiciaire ou de démêlés avec la justice. Toutefois, on peut identifier au moins six catégories de comportements socialement problématiques, à savoir : les comportements déréglés (bizarreries, dérangement, menaces, etc.) les dépendances (cannabis, alcool, etc.), les fuites et errances, les transgressions de normes (lois, règlements municipaux, règles des établissements hospitaliers, des ressources communautaires, de résidences, etc.), la communication déréglée (soliloquie, mutisme, rires immotivés, etc.) et, enfin, les comportements suicidaires. Ce graphique illustre, autant que faire se peut compte tenu du peu d’informations disponibles, le poids relatif de ces catégories de comportements dans l’ensemble des dossiers.

FIGURE 11

Comportements problématiques

Comportements problématiques

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DIAGNOSTICS, SYMPTÔMES, TRAITEMENTS

Les dossiers nous renseignent de manière générale sur les problèmes de santé mentale éprouvés par les personnes en termes de diagnostics médicaux. Nous disposons également de données plus descriptives qui permettent de préciser davantage ce que ces diagnostics signifient en termes de comportements, souffrances et dysfonctionnements tels que vécus, exprimés ou manifestés par les personnes. Analyser séparément diagnostics et symptômes (et signes) permet de mieux comprendre les étiquettes médicales qui parfois marquent de manière définitive les personnes qui en sont la cible.

Dans les dossiers, on retrouve souvent la mention de plusieurs diagnostics, et parfois on mentionne de manière globale la présence de troubles psychotiques ou de la personnalité. Ces catégories ne sont donc pas exclusives dans la mesure où plusieurs diagnostics peuvent être évoqués pour une seule et même personne, mais elles nous donnent une idée sommaire de l’univers de catégories psychiatriques auquel correspond l’ensemble des dossiers de demande d’AJS. En effet, si l’on retient les dossiers où les références aux diagnostics sont claires et spécifiques, on a la distribution suivante.

FIGURE 12

Diagnostics

Diagnostics

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Les troubles ou traits pathologiques de la personnalité sont présents dans une moindre mesure dans l’ensemble des dossiers des AJS allant de 4 % à 7 % de l’ensemble des dossiers (troubles narcissiques, troubles de la personnalité limite (borderline), personnalités antisociales, etc.).

Quant aux symptômes et signes dits psychiatriques, un nombre limité de catégories sont mentionnées dans les demandes d’AJS, à savoir : humeur (agitée, agressive ou impulsive), persécution, délire, désorganisation, hallucination, confusion et, dans une moindre mesure, références imprécises au stress à l’anxiété et à la tension nerveuse.

FIGURE 13

Symptômes

Symptômes

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La plupart des personnes intimées possèdent déjà une histoire psychiatrique et se trouvent déjà dans un établissement hospitalier au moment du déclenchement de la procédure de demande d’AJS. Trois établissements hospitaliers constituent les demandeurs les plus importants d’AJS, à savoir : le Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM) (31,3 %), l’Institut Douglas (17,39 %) et l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal (IUSMM) (15,5 %). Dans le cas du CHUM, le grand nombre de requêtes s’explique probablement parce que ce centre hospitalier travaille en collaboration avec le CSSS Jeanne-Mance dont le territoire, notamment celui qui correspond au CLSC des Faubourgs, est celui où l’on retrouve une proportion importante de personnes vulnérables et de ressources d’aide spécialisées (itinérance, centres de crise, toxicomanie, refuges, etc.). L’IUSMM et l’Institut Douglas sont des hôpitaux spécialisés en psychiatrie couvrant respectivement l’est et l’ouest de l’île de Montréal.

Lorsqu’il s’agit d’un traitement pour lequel on demande l’AJS à la Cour, la grande majorité de dossiers font référence à des médicaments psychotropes. La plupart des fois, il s’agit d’antipsychotiques (76,52 %) suivis de loin par les stabilisateurs de l’humeur (35,22 %). La demande de prescription des médicaments antidépresseurs, et parfois anxiolytiques, est mentionnée dans seulement 13,9 % des dossiers. Il est significatif que plus de la moitié des dossiers font référence explicitement aux médicaments prescrits pour contrer les effets secondaires de la médication principale (63,48 %) et, plus spécifiquement, les médicaments antiparkinsoniens (35,22 %). Parmi les principaux effets secondaires identifiés dans les requêtes reliées à la prise d’antipsychotiques, on souligne la somnolence, la baisse de pression, les étourdissements, la sécheresse de la bouche, le gain de poids, le syndrome métabolique, la dyskinésie tardive, les mouvements involontaires et le syndrome neuroleptique malin. Dans le cas des neuroleptiques typiques, les effets secondaires évoqués sont les raideurs musculaires, les tremblements, les réactions dystoniques et la dyskinésie tardive. Dans le cas des neuroleptiques atypiques, on retrouve les problèmes parkinsoniens, l’augmentation du risque de diabète de type 2, les problèmes de dyslipidémie, la sédation et l’augmentation de l’appétit et du poids.

FIGURE 14

Médicaments

Médicaments

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Du total des dossiers où l’on demande de prescrire un traitement médicamenteux, dans 92,51 % des cas on demande que la modalité soit l’injection. Lorsque les traitements autres que médicamenteux sont indiqués, on retrouve la mention aux électrochocs (2,17 %) et aux traitements variés (2,61 %) tels que des programmes de réhabilitation ou de désintoxication, des thérapies cognitivo-comportementales, ou une intervention d’accompagnement familial et, enfin, des stratégies de suivi social par un intervenant social ou une alliance entre psychothérapies et interventions sociales.

CONCLUSION

Le recours à l’AJS est une mesure juridiquement exceptionnelle et lourde de conséquences pour les personnes qui en sont touchées. Ce qui frappe à première vue dans le fonctionnement de ce dispositif juridico-psychiatrique est le déséquilibre manifeste des ressources dont disposent les parties lors de l’audience où l’on doit décider de dimensions cruciales de la vie d’une personne très souvent vulnérable à la fois sur les plans social et psychologique, et ce, du début à la fin du processus. On ne voit pas très bien comment les personnes concernées pourraient contester les expertises qui concluent à leur incapacité à décider sur leur état de santé, les délais de l’ordonnance, le type de médicament prescrit, les doses ou encore les modalités d’administration.

Il est important de souligner que l’AJS est accordée au médecin traitant et à l’établissement où se trouve la personne concernée (ou l’endroit où elle sera déplacée), et que les mécanismes de révision de cette situation juridico-clinique favorisent nettement l’une des parties. Pendant la durée de l’AJS (de deux à trois ans), tant l’état de santé de la personne que sa capacité à consentir peuvent évoluer sensiblement. Or, il est étonnant de constater que « la loi ne prévoit en effet aucun mécanisme de révision, peu importe la durée ou les conditions de l’ordonnance » (Ménard, 2007, p. 331-333). C’est plutôt au Conseil des médecins, dentistes et pharmaciens de l’hôpital (CMDP) à qui revient la charge du suivi du traitement, en fonction des rapports élaborés par le médecin traitant. Ce mécanisme très fonctionnel pour les dynamiques des établissements hospitaliers est pourtant inefficace pour protéger les droits des personnes sous traitement.

Un autre élément problématique demeure la quasi-absence de traitements alternatifs, ou ne serait-ce que complémentaires, à la seule option médicamenteuse à laquelle certaines des personnes intimées opposent des objections fondées sur leur propre expérience (effets secondaires importants, désir d’essayer de nouvelles thérapies, inefficacité de traitements par le passé, etc.). Cette absence de traitements autres que le seul médicament injectable est un autre facteur de rétrécissement des choix de la personne qui se trouve déjà placée dans une situation fortement structurée par les dispositifs de la psychiatrie et de la justice dont elle ne maîtrise ni les langages, ni le fonctionnement, ni les conséquences possibles de leurs effets sur sa trajectoire de vie. Dans ce contexte, le refus de prendre certains médicaments comportant d’importants effets secondaires, par exemple, peut être assimilé trop mécaniquement à l’inaptitude à consentir aux soins.

Il est évident que les personnes touchées par les ASJ ont besoin d’aide à plusieurs niveaux dont la dimension du traitement de problèmes de santé mentale est sans aucun doute importante, mais insuffisante pour régler les nombreux problèmes complexes dont elles souffrent. La situation de grande vulnérabilité sociale et matérielle dans laquelle elles se trouvent ne peut pas être modifiée sans mobiliser des ressources autres que strictement psychiatriques et médicamenteuses. La situation des familles des personnes touchées par les ASJ est sans doute également insoutenable en termes d’épuisement d’énergie et des moyens pour gérer des problèmes qui les dépassent malgré leur éventuelle présence ou soutien. À la lumière de la lourdeur et de la complexité des problématiques matérielles, sociales et psychologiques qui caractérisent la vie des personnes et des leurs familles, la réduction psychiatrico-légale opérée par les AJS les révèle comme des outils de gestion de crise dont le destin à l’échelle du social semble celui d’alimenter une autre fois la tristement célèbre métaphore des « portes tournantes ».