Corps de l’article

Avec les domaines de l’enseignement ou du soin, le travail social représente un champ de recherche particulièrement intéressant pour qui souhaite saisir les évolutions qui touchent les métiers de contact avec le public. Au cours de ces dernières décennies, les transformations de l’État providence, associées à une précarisation croissante de la société française, ont en effet profondément redessiné les contours de ce secteur professionnel. Dans les institutions, cela s’est traduit par une diminution de l’offre de prestations, une rationalisation de l’activité et l’instauration de logiques de gestion issues du secteur privé (Chauvière, 2005). Parallèlement, l’émergence de ce qu’il est convenu d’appeler l’État social actif (Vrancken, 2006) a transformé les rapports des travailleurs sociaux avec les publics qu’ils accompagnent. À travers des logiques de projet, les bénéficiaires sont désormais invités à prendre part à la production de l’action professionnelle en échange des protections qui leur sont délivrées (Astier, 2008). Si la part d’initiative qui leur est laissée semble aller dans le sens de leur émancipation, cela ne va pourtant pas sans soulever certaines questions.

En effet, comment ces personnes peuvent-elles répondre à une exigence de responsabilité quand la plupart de leurs supports sociaux sont défaillants (Soulet, 2003) ? Quel sens peut prendre leur investissement dans un projet d’accompagnement lorsque faute de places à occuper dans l’espace social, celui-ci n’a plus pour horizon leur intégration dans la société ?

Progressivement, les méthodologies comme les catégories sociales et administratives utilisées pour intervenir auprès des publics sont devenues de moins en moins opérantes.

Alors qu’il reposait jusqu’alors sur un cadre normatif et légal se donnant pour objectif la réinsertion des individus, le travail social s’attache désormais à doter les bénéficiaires des capacités à se mouvoir dans l’incertitude et la précarité. Plus que l’accès aux ressources de l’action publique, il s’agit de maintenir ou de reconstruire les affiliations sociales et institutionnelles des franges les plus fragiles de la population. Ce nouveau paradigme, qui substitue à la question de l’intégration l’accompagnement d’un processus d’individuation dans la vulnérabilité, contraint les acteurs de ce secteur à revisiter le sens, les fondements et les finalités de leurs actions.

En France, l’accompagnement social des familles migrantes en situation irrégulière est particulièrement concerné par ces questions. Depuis les années 1990, le durcissement de la politique de l’asile (Valluy, 2009) a produit une hausse significative de cette population. Bien que déboutées de leurs demandes d’accès au séjour, ces personnes se maintiennent, pour la majorité d’entre elles, en situation illégale sur le territoire à l’issue de la procédure. Contraintes de quitter les centres d’accueil pour demandeurs d’asile, elles se retrouvent alors sans ressources et sans hébergement et sollicitent les dispositifs de droit commun. Soumises au principe de l’inconditionnalité de l’accueil par le code de l’action sociale et des familles, les associations de l’hébergement d’urgence doivent alors faire face à l’afflux massif de cette population dans leurs établissements. Paradoxalement, si l’État fait reposer sur ces opérateurs, la responsabilité d’assurer leur mise à l’abri, il ne les dote pas pour autant des moyens légaux permettant de travailler leur intégration. Comme le souligne Marc Bernardot (2010), en regroupant, confinant et contrôlant dans ces dispositifs une population étrangère non régularisée, les autorités répondent en réalité à des préoccupations d’ordre public qui détournent le secteur de l’hébergement de sa vocation originelle. Cette dimension politique est clairement ressentie par les travailleurs sociaux. Confrontés aux faibles possibilités d’accès aux droits du public, ils se retrouvent contraints de « faire du social sans social » (Ion, 2006) tout en accompagnant, dans la durée, une population en situation de grande précarité (Giuliani, 2013).

À partir d’une enquête sociologique portant sur les pratiques d’accompagnement auprès de ce public, cet article interroge la façon dont les professionnels réussissent à soutenir ces expériences de vie liminales sans pouvoir pour autant fonder leur action sur les ressources de l’État social.

Ces dernières années, de nombreux travaux ont mis en évidence la façon dont ces transformations avaient remis, au centre de l’intervention sociale, la question du travail relationnel. Dans ces contextes, la relation de service devient une relation d’instauration ou de restauration identitaire (Astier et Duvoux, 2006) à travers laquelle circulent des matériaux symboliques participant à la reconnaissance sociale des individus (Autès, 1998). Ces évolutions ont d’ailleurs conduit certains chercheurs à soulever l’hypothèse d’une psychologisation de l’intervention (Bresson, 2006). Approchée dans une perceptive critique comme un nouveau mode de gouvernement des hommes (Demailly, 2008 ; Fassin, 2004) ou encore, de façon plus pragmatique, en empruntant aux théories du care (Pattaroni, 2006 ; Benelli et Modak, 2010), l’analyse de ces implications relationnelles peut aussi être saisie à partir des enjeux politiques et moraux qu’elles véhiculent.

C’est cette voie que nous emprunterons dans cet article en nous adossant à la notion d’économie morale. Celle-ci fut introduite il y a plus de quarante ans par l’historien marxiste E.P Tompson (1971) pour rendre compte des révoltes paysannes dans l’Angleterre du XVIIIe siècle. Au-delà des motivations objectives de ces luttes, l’usage de la notion d’économie morale permettait de saisir le processus de subjectivation à l’origine des revendications. Reprise par le politiste J.C Scott (1985) pour analyser comment des individus s’ajustent à la domination en situation coloniale, cette notion fut récemment réintroduite en France par Didier Fassin (Fassin et Eideliman, 2012). Ce dernier s’est intéressé à la façon dont des considérations morales ou des sentiments transforment les pratiques et permettent à des individus ou des collectifs de traverser des situations d’injustice sociale.

Dans cet article, nous nous inscrirons dans ce cadre théorique afin de saisir les glissements de normes et de valeurs qui accompagnent la recomposition de l’intervention auprès de familles migrantes en situation irrégulière. Pour ce faire, nous nous attacherons en premier lieu à décrire les spécificités de cet accompagnement. Puis, nous mettrons au jour les contradictions auxquelles il soumet les professionnels. Enfin, nous nous attarderons sur la manière dont ces derniers parviennent à dépasser les épreuves auxquelles ils sont exposés, en reconsidérant les modalités de leur engagement auprès du public.

La méthodologie de l’enquête

Notre enquête s’est déroulée de juillet à décembre 2012 au sein d’une association lilloise (France) assurant l’hébergement d’urgence de familles migrantes en situation irrégulière. Notre matériel se compose d’un corpus de quinze entretiens semi-directifs réalisés auprès des intervenants de cette structure, ainsi que d’un journal de terrain reprenant les observations de leur pratique. L’échantillonnage de la population enquêtée s’est fait sur le seul critère de l’engagement auprès du public. Toutefois, nous avons respecté une parité entre les deux catégories de professionnels qui composent l’équipe, à savoir les médiateurs et les travailleurs sociaux. Sur les 18 personnes contactées, 15 ont accepté de nous rencontrer. Avec leur accord, les entretiens ont été enregistrés, retranscrits puis thématisés à partir d’une grille d’analyse portant sur les spécificités de la pratique, les contradictions qui la traversent ainsi que les ressources mises en oeuvre pour les dépasser. Les observations, réalisées en suivant les intervenants dans leurs activités quotidiennes, s’attachaient quant à elles à explorer la mise en oeuvre du travail relationnel. Elles nous permettaient également de mesurer les écarts entre les discours sur la pratique et sa mise en oeuvre in situ. Notre immersion dans l’institution n’a pas rencontré d’obstacles particuliers. En raison de l’accueil régulier de stagiaires au sein de l’association, les familles accueillies étaient habituées à la présence d’interlocuteurs nouveaux aux côtés des intervenants sociaux. Par ailleurs, nos échanges avec l’équipe ont probablement été facilités par notre passé professionnel. Grâce à une expérience antérieure dans le champ du travail social, nous maîtrisions les codes de ce milieu. Si nous avons, grâce à cela, pu gagner la confiance de nos interlocuteurs, nous nous sommes toutefois astreints à une certaine réflexivité sur notre pratique d’enquêteur (Fassin et Bensa, 2008 ; Naudier et Simonet, 2011). Pour ce faire, nous avons prêté une attention particulière à nos ressentis et surprises dans les échanges avec les intervenants. Ces microévènements de l’enquête, qui nous rappelaient à notre engagement dans la réalité étudiée, constituaient un signal à partir duquel nous étions attentifs à suspendre d’éventuels jugements de valeur et à prendre « au sérieux » ce qui nous était rapporté. Cette attention à la manière dont nous étions nous-mêmes affectés par l’enquête nous a ensuite permis d’accéder aux dimensions infra-institutionnelles de cette pratique professionnelle.

Une intervention sociale singulière

Parce qu’elle se heurte aux faibles possibilités d’accès aux droits et à une projection dans un avenir incertain, l’intervention sociale auprès des migrants en situation irrégulière présente des spécificités qui se sont progressivement dévoilées au cours de nos investigations. Tenant en partie aux caractéristiques du public, elles portent sur la répartition du travail au sein de l’équipe, la temporalité de l’action ou encore la centralité du travail relationnel.

Les familles accueillies au sein de l’association vivent une situation de précarité qui se traduit par l’affaiblissement de la plupart de leurs supports sociaux (Castel, 2009). Sans solution de logement et fragilisées par le parcours migratoire, elles ne disposent d’aucune ressource pour assumer leurs besoins courants. Certaines rencontrent par ailleurs des problèmes de santé physique ou psychologique. Pour faire face à ces difficultés, l’intervention repose sur un double objectif. Il s’agit dans un premier temps de proposer un accueil permettant à ces personnes de sortir de la rue, puis de leur assurer un accompagnement social ayant pour objectif leur intégration sur le territoire. Au sein de l’équipe, ces missions sont reparties entre deux catégories de professionnels, les médiateurs et les travailleurs sociaux référents. La mission de « mise à l’abri », qui porte sur l’accompagnement du quotidien au sein des hôtels, revient prioritairement aux médiateurs. Venus d’univers professionnels divers, ces derniers n’ont pas de formation initiale en travail social. Ils ont parfois connu des difficultés d’insertion et sont, à ce titre, employés sur des contrats aidés. Leur action repose sur un travail de médiation dont l’objectif est de prévenir la survenue de conflits au sein des établissements. Ils s’emploient ainsi à faciliter les relations entre le public et les hôteliers, mais également entre les familles et les travailleurs sociaux. Dans une autre mesure, leur présence continue auprès du public les positionne dans une fonction de contrôle social. De ce fait, ils sont amenés à faire remonter auprès de travailleurs sociaux référents certaines informations portant sur la scolarisation des enfants ou la tenue des chambres d’hôtel. Quelle que soit leur nature, ces activités ont avant tout pour objectif de pacifier un espace social confiné où la promiscuité et l’attente génèrent immanquablement des tensions.

De leur côté, les travailleurs sociaux sont positionnés sur le projet d’intégration. Leur pratique diffère de celle des médiateurs en ce qu’elle se fonde sur un travail d’accompagnement individuel, réalisé avec chacune des familles accueillies. La durée moyenne de séjour étant de deux ans et demi, leur accompagnement s’inscrit dans une temporalité relativement longue. Au cours de cette période, leur travail consiste à faciliter l’accès aux droits sociaux et à la santé ainsi qu’à suivre la scolarité des enfants. Adossée aux méthodologies du travail social, leur intervention passe par la mise en oeuvre d’entretiens formalisés, prenant pour objet les difficultés sociales et la progression dans le parcours d’intégration. Si elle repose en partie sur l’accès à certaines ressources légales (scolarisation des enfants, accès aux soins), cette pratique n’en est pas pour autant définie et encadrée par des procédures ou des normes institutionnelles. Comme nous le verrons plus tard, en raison de l’absence de titre de séjour, les faibles possibilités d’accès aux droits amènent ces professionnels à construire des réponses nouvelles, souvent bien éloignées de celles qu’ils avaient acquises au cours de leur formation.

Au-delà de cette division du travail entre médiateurs et travailleurs sociaux, l’intervention est aussi marquée par l’existence d’un régime de temporalité spécifique. Dans ces situations, les acteurs sont suspendus à la décision des autorités quant à la demande de titre de séjour. Confrontés à l’ennui du public et à l’impossibilité de se projeter (Kobelinsky, 2010), ils se saisissent alors d’évènements du quotidien pour nourrir leur action. L’observation qui suit illustre cette idée.

Mathilde[1] et Esther préparent leur visite à l’hôtel. Lucie, une autre médiatrice, entre dans le bureau. S’adressant à Esther, elle lui dit : « Ça fait une semaine qu’ils montent tous les deux en pression ! Depuis deux jours, les Kochkatsey ne rangent pas la cuisine ! M. Vladov est furieux. Je n’aime pas ça, ça va mal finir ! Ils se sont déjà disputés hier ! Je prends mes affaires et j’y vais. » À ce moment, Esther se lève et dit à Lucie : « Attends, tu n’y vas pas seule. Je pars avec toi. Si ça ne va pas, on appelle les flics ». Une certaine effervescence règne alors dans le bureau. La chef de service vient s’enquérir de la situation. Après avoir échangé avec Lucie et Esther sur la conduite à tenir, elle s’adresse à moi : « Vous voyez, c’est aussi ça notre service, des situations d’urgence. On n’a pas le temps de se poser... » À leur retour, en début d’après-midi, Esther et Lucie nous expliqueront que la dispute au sujet de l’occupation de la cuisine avait en réalité été réglée par l’hôtelier dans la matinée.

Note de terrain, le 17 septembre 2012

Comme l’illustre cette séquence, un différend entre des familles ou un problème dans la tenue des chambres d’hôtel prennent souvent, dans ce contexte professionnel, un caractère d’« urgence ». Cette catégorie qui servait initialement à qualifier la mission du service est ici mobilisée comme une valeur à laquelle est référée l’intervention. Revendiquée par les personnes enquêtées, cette pratique sur le vif vient en quelque sorte légitimer leur action à l’heure où cette dernière peine à soutenir l’émancipation du public.

L’autre marqueur de cette intervention atypique concerne le travail relationnel. Situé au centre de la pratique, il offre aux familles l’occasion de revisiter leurs trajectoires migratoires. Ouvrant un espace d’écoute où se suspend le jugement, il devient parfois l’intervention sociale elle-même. Camille exprime l’importance accordée à cette dimension de l’accompagnement :

Des fois, elle a besoin de raconter son parcours. On n’a pas forcément de choses à faire, de productions on va dire. Mais bon, elle est là et elle échange avec moi. Comment elle est arrivée en France… C’est intéressant ! Tu te rends vraiment compte du parcours, de toutes les galères... Tu vois, j’ai des souvenirs de discussions avec une dame. Elle a fini par pleurer… C’était un moment très fort ! Je sentais beaucoup d’émotion. Du coup, c’est une autre facette. Voilà, on est dans autre chose. C’est autre chose que des rappels à la règle, que des rappels à la loi.

Camille, 25 ans, travailleuse sociale

L’engagement relationnel soutient ici un travail biographique (Astier et Duvoux, 2006) qui se révèle déterminant dans un contexte où la véracité de ce que ces familles ont vécu est mise en doute par les procédures de régularisation du séjour. À l’heure où elles vivent une situation de mépris et d’injustice sociale (Renaut, 2004), l’implication relationnelle participe à la reconnaissance (Honneth, 1992) de leur parcours et à la valorisation de leurs capacités.

Bien qu’essentiel au maintien de la dignité du public, cet engagement auprès du public ne va pas de soi pour autant. Comme le souligne Marc Breviglieri (2005, p. 230) « Les intervenants ont en effet à assumer les tensions nécessaires pour raccorder la posture qui les rapproche des personnes aidées avec celle qui continue de les faire représenter l’institution et de réclamer l’exercice du droit, alternant et substituant à la position du proche, celle du tiers représentant la loi. »

Face à ces enjeux, médiateurs et travailleurs sociaux ne procèdent pas de la même façon. C’est ce qu’exprime Yohan dans l’extrait suivant :

La relation c’est bien, mais il faut être dans une démarche constructive. La compassion, être proche, OK... Mais ça doit être au service de l’autonomie des personnes. Parfois, les médiateurs, ils ne comprennent pas trop. Ils font comme ils peuvent, mais des fois, bah… C’est limite du caritatif !

Yohan, travailleur social, 27 ans

Les travailleurs sociaux considèrent la relation comme un levier éducatif visant le développement des capacités et la progression dans le parcours. Référant leur engagement aux méthodologies du travail social, ils s’emploient à maintenir une certaine distance avec les familles accueillies. En cela, leur posture diffère de celles des médiateurs dont les pratiques relationnelles semblent être plus intuitives et spontanées. En effet, ces derniers s’engagent dans la relation au public à partir de dispositions acquises dans leur trajectoire personnelle. Ils n’hésitent pas à témoigner de leur expérience et vont parfois jusqu’à développer une forme de proximité affective avec le public.

Quelle que soit la façon dont elles se mettent en oeuvre, le coût subjectif qui résulte de ces initiatives s’explique par les contradictions qu’il contribue à contenir.

Les apories de la pratique

Au sein du dispositif, l’action professionnelle repose en effet sur une injonction politique paradoxale. Il s’agit de travailler à l’intégration d’une population en situation illégale. Ce contexte d’exercice génère une forme de « double-bind » qui se traduit par le fait de « travailler l’autonomie en exerçant un contrôle social » ou encore d’« envisager l’intégration sans pouvoir se projeter dans l’avenir ».

Ainsi, les membres de l’équipe s’accordent à dire que l’autonomie des familles représente un idéal à atteindre. De leur point de vue, ce critère sert à évaluer la qualité des interventions et la progression dans le parcours. Toutefois, lorsque l’on s’y attarde, le recours à cette notion s’apparente surtout à une contrainte qui s’exerce sur le public. Le propos de Mathilde illustre l’usage de cette notion.

L’autonomie, on la prend en compte. Je dirais plutôt qu’on la prend en compte en termes de sous-entendus. Parfois, j’ai l’impression que c’est plus pour nous que pour eux. Pour gérer la question du collectif.

Sybille, Médiatrice, 39 ans

Cette question se pose notamment à travers l’attribution des hébergements. Parce qu’elles nécessiteront un niveau d’accompagnement moins soutenu, certaines familles accèdent plus rapidement que d’autres à de meilleures conditions d’accueil[2]. Loin d’être un facteur d’émancipation, sa prise en compte constitue dans ce cas, un révélateur d’inégalités sociales. Elle maintient ceux qui en sont dépourvus dans des conditions précaires tout en permettant aux autres l’accès à de meilleures conditions de vie (Castel, 2009). Cette difficulté est redoublée par le fait que sa valorisation entre en contradiction avec le contrôle social s’exerçant dans les hôtels. À travers l’état des lieux hebdomadaire des chambres ou encore ce que les intervenants appellent par euphémisme « des visites de courtoisie »[3], se développent des pratiques de « surveillance » qui dépassent de loin les enjeux de la vie en collectivité. Légitimées par le souci de maintenir un climat social serein, ces initiatives viennent brouiller les frontières entre les espaces privés et publics. Alors que l’intervention en appelle à l’activation des capacités, elle réduit en réalité les marges de liberté et les possibilités d’initiative. Cette difficulté, qui pèse en premier lieu sur les personnes hébergées, affecte aussi les professionnels. Car elle vient creuser un écart entre l’idéal de leur métier et la façon dont ils peuvent le mettre en oeuvre sur le terrain.

La seconde aporie, mise au jour à travers l’enquête, repose sur la difficulté à mobiliser la logique de projet sur laquelle se fondent habituellement les pratiques du travail social. Comme l’ont montré Luc Boltanski et Ève Chiappelo (1999), le projet porte en lui les normes et valeurs permettant de réguler les relations entre les individus qui y participent. Les principes de justice qui découlent de cette forme de « cité » contribuent à l’inscription de l’individu dans l’espace social. En ce sens, le projet favorise l’articulation des rapports sociaux. Par son entremise, ce sont les liens qui se tissent, se développent ou au contraire se relâchent. Mais sur le terrain que nous avons enquêté, la référence à cette notion se révèle problématique à plusieurs égards.

Dans ces situations, l’horizon est incertain et la pratique professionnelle, tributaire de la qualification sociale et juridique des familles, ouvre peu de perspectives. Les outils professionnels illustrent à eux seuls cette difficulté. Alors que dans d’autres services de l’association, les intervenants travaillent à partir d’un « projet individuel »[4], au sein du dispositif hôtel, ils mobilisent « une fiche suivie ». Quand le projet suggère une posture active et une projection dans l’avenir, le suivi est quant à lui synonyme d’impuissance et de passivité.

Face à cette limite, l’intervention se rabat sur le quotidien. C’est ce qu’explique Cyril, qui revient sur sa pratique de travailleur social au sein du dispositif.

On s’en sert des fois, de ces petits trucs. On leur dit : attention, ce n’est pas votre chauffage, fermez la lumière la nuit ! Quand vous aurez votre logement ! On se ment un peu, parce qu’on sait qu’il y a peu de chances qu’elles en aient un. Peut-être dans deux ans, dans trois ans, mais en même temps…

Cyril, travailleur social, 29 ans

La scolarité des enfants, la tenue des chambres d’hôtel ou encore le respect des règles de vie dans les parties communes deviennent ici les cibles prioritaires de l’action professionnelle. Si ces préoccupations peuvent sembler secondaires au regard des difficultés des familles, elles permettent en réalité de redonner sens à l’action au moment où cette dernière perd de sa substance.

Imbriquée dans ces enjeux politiques et moraux, l’intervention est donc soumise à des contradictions qui mettent en tension la professionnalité des intervenants. Pour tenter de les dépasser, ces derniers s’engagent dans un double travail, portant à la fois sur le sens et les modalités de leur engagement auprès du public.

Une intervention infra-institutionnelle ?

Ainsi, il arrive aux professionnels de rationaliser la situation des familles. Certains la comparent à celle d’autres catégories de population en situation encore plus précaire. D’autres attribuent au public la responsabilité des difficultés survenant dans les hôtels alors que ces dernières sont en réalité imputables à la promiscuité des locaux et à l’insuffisance des équipements collectifs. Le propos de Sylvain exemplifie ce type de déplacement dans le lien de causalité.

Le quotidien c’est important, elles n’ont pas toutes les capacités de tenir un logement même si elles en avaient un au pays. Ici, c’est difficile. Des fois, elles font à manger dans les chambres et ça devient vite crade. Nous, on travaille là-dessus. Certaines familles progressent, gagnent en autonomie… »

Sylvain, travailleur social, 32 ans

Ce glissement des contraintes liées au logement vers la question des capacités des bénéficiaires renforce ici une norme d’internalité (Dubet, 2002) qui légitime le travail éducatif.

Dans une autre acception, le dépassement des apories repose sur les ressorts moraux de l’action. Face à un idéal de progrès social devenu incertain, les pratiques se réfèrent à d’autres valeurs que celles habituellement mobilisées dans le travail social. En lieu et place de l’émancipation des familles, il s’agit avant tout de défendre leurs droits fondamentaux, d’activer et de valoriser les capacités. Pour Élise, cette manière de donner sens à son action devient un véritable leitmotiv :

Je fais en sorte que les familles soient reconnues. Qu’elles vivent dignement. C’est mon cheval de bataille. Je fais en sorte qu’elles soient respectées. C’est hyper important pour moi ! Déjà, elles sont fragilisées dans leur parcours, dans leur histoire. Je mets un point d’honneur à ce qu’elles vivent dignement !

Élise, médiatrice, 30 ans

Ces ajustements moraux, qui placent au-devant des préoccupations, les enjeux de respect, de reconnaissance et de dignité, permettent de contenir les limites de la pratique et de dépasser les épreuves de professionnalité (Ravon, 2008).

Mais de façon plus pragmatique, cette recomposition de l’intervention passe également par un changement dans les modalités d’action auprès du public. Ainsi, les membres de l’équipe mobilisent parfois des compétences profanes. Ces dispositions, acquises dans d’autres espaces de socialisation que le travail social, relèvent alors souvent d’une expérience personnelle. Aicha (médiatrice, 42 ans), qui a elle-même connu l’exil avec ses parents, n’hésite pas à communiquer sur sa propre trajectoire pour soutenir les familles dans les épreuves qu’elles ont à traverser. De la même façon, il arrive à Louise (27 ans), l’une des travailleuses sociales enquêtée, de mobiliser des connaissances acquises en tant que militante à la CIMADE pour établir des recours contre les décisions de la préfecture. Mises en oeuvre de façon quasi souterraine, ces initiatives ont la double spécificité de ne pas se référer aux savoirs du travail social et surtout d’échapper au contrôle de l’institution. Ces aménagements, qui concernent les professionnels ayant eu une expérience personnelle liée à l’immigration, se retrouvent sous autre forme dans le reste de l’équipe. Pour les intervenants, il s’agit alors de repenser le travail relationnel avec les familles. Comme le souligne Isabelle Astier et Nicolas Duvoux, celui-ci contribue, « […] à la préservation et à l’affermissement d’un maintien de soi qui conditionnent toute inscription durable en public et que nécessite toute inscription sereine dans un dispositif d’action publique. » (Astier et Duvoux, 2006) Se donnant pour objet la mise en mots de l’expérience de l’autre, l’analyse et le travail des limites institutionnelles ou encore l’établissement de pactes (Giuliani, 2013), il relève avant tout d’une production interpersonnelle qui se déploie dans l’intimité de l’accompagnement. L’anecdote rapportée par Mathilde illustre cette idée :

Il y a une famille qui m’a demandé si je voulais bien être témoin pour leur mariage. (Rires…) Ils n’ont pas pu se marier au Kosovo. Ça fait dix ans qu’ils sont ensemble. Je leur ai dit : vous savez, à la préfecture, cocher la case concubin, ça va très bien ! En plus, vous avez des enfants, pas besoin de se marier ! En tout cas, pas pour les papiers ! Ils m’ont dit : Oui, mais ce n’est pas ça ! Ça fait dix ans qu’on est ensemble. Je leur ai dit : alors, c’est pour vous ? Vous voulez vraiment vous marier ? D’accord ! Mais, pourquoi vous me demandez à moi alors ? Certes, ils n’ont pas de réseau, mais ce qui est étonnant c’est qu’ils pourraient demander à d’autres familles. Ils connaissent les autres familles dans les hôtels, mais ils me l’ont demandé à moi ! J’ai éludé un peu la question. J’ai trouvé ça incongru comme démarche… S’ils mettent de l’affect là-dedans, c’est compliqué quand même ! »

Mathilde, travailleuse sociale, 27 ans

L’expérience de Mathilde nous montre comment, la relation investit des domaines habituellement dévolus aux amis ou à la famille. Alors qu’elle pourrait être considérée comme un débordement de la relation d’aide, cette convocation du travailleur social au-delà de sa fonction est en réalité constitutive de l’action professionnelle. En effet, la reconnaissance qui se déploie dans cette proximité contribue à maintenir la dignité quand la situation d’impasse dans laquelle se trouvent les familles génère une forme de souffrance sociale. Tout l’enjeu consiste alors, pour les intervenants, à tenir l’équilibre entre un excès de proximité source de stress relationnel (Weller, 2002) ou au contraire un relâchement du lien qui ferait courir le risque d’un décrochage social.

Face à cette question, notre enquête a permis d’établir le rôle joué par l’institution dans ce qui apparaissait, a priori, comme une pratique située hors du champ professionnel. Si, à l’instar de sociologues comme Frédérique Giuliani (2013), nous pouvons établir l’existence de réaménagements se déployant dans le secret des accompagnements, nos résultats montrent aussi une prise en compte, par l’organisation, des contraintes qui pèsent sur les acteurs. Cette découverte invalide en partie l’hypothèse d’une reconfiguration exclusivement infra-institutionnelle de l’intervention sociale.

De façon plus ou moins officielle, l’association met en oeuvre des dispositions visant à améliorer la réalité vécue par les acteurs. Loin de nier les contraintes, elle reconnaît les limites auxquelles sont confrontées les membres de l’équipe et elle leur laisse la possibilité de s’exprimer sur des questionnements liés à la prise en charge. À travers des temps d’analyse des pratiques, ces derniers bénéficient d’une forme d’étayage qui vient consolider leur engagement. Mais dans une autre mesure, l’institution adopte aussi une démarche compréhensive à l’égard des familles. Elle les invite par exemple à participer à certaines instances associatives. Si depuis la loi du 2 janvier 2002[5], ces initiatives se sont développées dans les institutions médico-sociales en France, elles prennent ici une signification quasi politique. Agissant en compensation du déficit de droits lié à l’absence de statut, elles contribuent à recréer un régime citoyenneté résiduel à l’heure où le public est exposé à une situation de mépris et d’injustice sociale (Renault, 2004).

Cette attention à l’expérience des familles passe également par d’autres initiatives. Confrontée au plafond de verre que constitue l’absence de papiers, l’association organise, à travers l’accès à certains hébergements, une progression sociale au sein du dispositif. Bien que les critères d’attribution dépendent officiellement de la composition familiale ou de l’état de santé des personnes, d’autres éléments président en réalité à leur affectation. Ainsi, la prise en compte officieuse du degré d’autonomie ou encore celle de l’ancienneté dans le dispositif permet de garder l’espoir de conditions de vie meilleures. Ces possibilités d’évolution, qui offrent un horizon quand les solutions de sorties sont inexistantes, constituent un levier permettant de maintenir l’activation du public et de contenir les effets délétères de l’attente. Cette forme d’adaptation secondaire (Goffman, 1968) aux contraintes de l’intervention contribue à faire émerger des normes d’intégration nouvelles. En reconnaissant un statut de « bon occupant » et en créant une participation embryonnaire au sein du dispositif, ces dispositions instituent un régime de citoyenneté intra-institutionnelle se tenant en lieu et place d’une intégration sociale par l’accès au séjour.

En définitive, comme le montrent ces résultats, les ressources mobilisées par les professionnels pour faire face à ces situations relèvent tout autant d’enjeux moraux individuels que des dispositions permettant leur expression. Agissant dans les interstices et les creux du programme institutionnel, elles contribuent à faire naître des formes de professionnalité nouvelles.

Conclusion : Vers une nouvelle économie morale de l’intervention sociale 

Les épreuves morales que nous avons décrites dans cet article peuvent être appréhendées comme la conséquence des incohérences de l’action publique auprès des familles migrantes en situation irrégulière. L’institution au sein de laquelle nous avons enquêté est traversée par des contradictions indépassables qui, en bout de course, affectent l’expérience des professionnels. Pris dans ces enjeux, ces derniers sont tiraillés entre une logique de contrôle s’exerçant à travers la mission de mise à l’abri et une logique d’intégration, rendue très incertaine en raison de l’irrégularité du séjour. Ne pouvant investir le futur, la pratique se recentre alors sur l’accompagnement d’un quotidien marqué par la précarité, l’attente et la mise en sommeil des capacités. Dans ce contexte, l’enjeu consiste à accompagner ces familles dans un processus d’individuation qui met à l’épreuve leurs subjectivités (Martucelli, 2006). Loin d’être anodin, le travail relationnel se révèle ici essentiel pour tenir ces contradictions et éviter le décrochage du public. Situé au centre de la pratique, il contribue à soutenir les familles en produisant une forme de reconnaissance sur le mode des relations primaires (Honneth, 1992). Soutenues par l’institution, ces modalités d’action transforment l’intervention sociale en une intervention privée qui amène les membres de l’équipe à reconsidérer les normes et valeurs à partir desquelles ils interviennent. Au croisement d’enjeux politiques, institutionnels et éthiques, se dessine alors une nouvelle économie morale de l’intervention sociale (Fassin et Eideliman, 2012), à l’aune de laquelle se construit le sens de l’action et se recomposent les pratiques professionnelles.