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De nouvelles questions éthiques ?

De tout temps, les transformations sociales, technologiques, culturelles et économiques des sociétés ont fait émerger des interrogations, parfois même de vives inquiétudes, sur le plan de l’éthique. Le contexte social actuel, marqué entre autres par de nouveaux usages de technologies, l’accroissement des inégalités sociales, la reconfiguration de la pyramide des âges, les mouvements et liens transnationaux, la reconfiguration des relations interpersonnelles et des rapports sociaux (Le Bart, 2008), conduit à la mise en perspective de questions éthiques nouvelles. Ces questions, qui traversent toutes les couches de la société, se posent avec une acuité renouvelée dans des contextes divers. Le champ de l’intervention sociale, comme d’autres secteurs de l’activité humaine, se voit également interpellé par ces enjeux face auxquels il est rarement simple de se positionner.

Comme le souligne de Terssac (2012), les transformations sociales viennent interroger les modes de régulation. Actuellement, le domaine du droit est particulièrement sollicité pour résoudre les conflits qui émergent de ces nouvelles réalités, notamment ceux ayant trait aux valeurs et aux normes. Cependant, face à la complexité et aux implications sociales et politiques des choix que ces transformations impliquent, le droit ne saurait répondre à lui seul à toutes les questions soulevées. D’autre part, l’émergence de nouveaux problèmes éthiques conduit les intervenant.e.s du champ de la santé et des services sociaux à agir dans un contexte d’incertitude, parfois peu balisé sur le plan normatif. Le rôle de première ligne qu’elles et ils sont ainsi appelés à jouer, dans leurs pratiques, comporte de nombreux défis. En effet, en tant que lieu de « production du social » (Barel, 1982) parmi d’autres, le champ de l’intervention sociale, dans ses pratiques, peut être traversé de problèmes éthiques qui commencent à peine à poindre dans le reste de la société.

Certaines questions d’actualité ne sont pas complètement nouvelles, comme l’illustre par exemple le phénomène des inégalités sociales croissantes (OXFAM, 2015) ou celui de la gouvernance par le nombre (Supiot, 2015). Toutefois, leurs impacts spécifiques, ou encore la signification particulière qu’ils prennent, dans un contexte donné, incitent à renouveler la réflexion. D’autres situations comportent par ailleurs des dimensions inédites : l’usage des technologies socionumériques dans les pratiques (intervention en ligne, utilisation professionnelle des médias sociaux, nouvelles technologies de réadaptation), les transformations de l’individu (vie virtuelle par avatar, transhumanisme), des relations interpersonnelles (violences en ligne) et de la famille (nouvelles structures familiales, adoption internationale), les évolutions médicales (chirurgies de réassignation sexuelle, procréation médicalement assistée), pour ne donner que quelques exemples, viennent questionner sous un nouvel angle l’intervention sociale. Par ailleurs, les évolutions sur le plan des valeurs, comme l’émergence de l’« extimité » (Tisseron, 2011) dans l’univers public du web, ainsi que le contexte de sociétés multiculturelles (accommodements raisonnables) et de pluralité des cadres moraux dans la culture (valorisation du polyamour ou de l’abstinence), conduisent à transformer les repères collectifs et à contester la légitimité d’habitudes, d’obligations ou d’interdits traditionnels, au regard du principe d’autodétermination (aide médicale à mourir, nouvelle place donnée à la question du consentement). Ainsi, l’individualisme hypermoderne (Bobineau, 2011) renouvelle les articulations entre l’individuel et le collectif : comment, dans ce contexte, habiter un monde pluriel, mais commun (Latour et Ewald, 2005) ? Ceci n’est pas sans incidence sur les pratiques des intervenant.e.s et sur leurs rapports avec les destinataires des interventions. Comme l’analyse Dahlia Namian (2011), les intervenant.e.s doivent s’ajuster à un idéal social de reconnaissance de la singularité des personnes, qui se constitue comme exigence éthique, tout en visant une équité et en cherchant à rétablir des liens sociaux mis à mal par les situations de pauvreté, de violences ou de marginalisation. Au niveau de l’action collective, les pratiques sociales se voient transformées tant par le contexte d’individualisme (Ion, 2012) que par les usages des technologies de l’information et de la communication (Monnoyer-Smith, 2011 ; Jochems et Rivard, 2008).

Dans le contexte que nous venons d’esquisser brièvement, quels sont, sur les plans de l’éthique et de l’intervention, les défis et les opportunités liés à ces évolutions ? Les articles rassemblés dans ce numéro apportent des éléments de réponse à ce questionnement, dans un double mouvement d’analyse des enjeux éthiques soulevés par ces transformations et d’identification de perspectives à partir desquelles ils peuvent être pris en charge, tant au plan théorique qu’au plan de l’action.

De la quotidienneté de l’éthique à son articulation aux questions sociopolitiques

L’éthique, en tant que « visée de la vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes » (Ricoeur, 1990), est une dimension transversale aux pratiques : en ce sens, elle s’articule aux aspects cliniques, méthodologiques, théoriques et politiques de l’intervention (Gonin et Tellier, à paraître). Par exemple, l’enjeu du différentiel de pouvoir au sein de l’intervention[1] comporte à la fois des implications politiques (question des rapports sociaux qui contribuent à ce différentiel) et éthiques (comment faire bon usage de son pouvoir, en tant qu’intervenant.e ?), mais aussi des implications cliniques (prise en compte du positionnement de l’autre vis-à-vis de ce différentiel) et théoriques (comment comprendre cet enjeu ?). Dans cette perspective, la dimension éthique est présente dans le quotidien de l’intervention (Laugier, 2009), car cette dernière amène régulièrement à questionner le rapport à l’autre et les repères moraux susceptibles de guider l’action (Gonin et Jouthe, 2013). En effet, la recherche de « bonnes » solutions aux problèmes sociaux rencontrés, ou d’une « bonne posture » dans l’intervention, mobilise inévitablement des normes (valeurs, déontologie professionnelle, habitudes...) dont la pertinence n’est jamais définitivement établie. Les repères moraux des intervenant.e.s peuvent par ailleurs se heurter aux pratiques ou aux valeurs des personnes accompagnées, et réciproquement. Ainsi, différents textes de ce dossier révèlent l’omniprésence des questions éthiques dans le champ social et de la santé, surtout lorsqu’on prête attention aux enjeux discrets qui s’y logent, à l’ombre de dilemmes qui apparaissent, pour certains, plus « visibles » ou « urgents ». Par exemple, le texte proposé par Isabelle Hudon et Mireille Tremblay aide à comprendre que la participation citoyenne des personnes en situation de handicap dépend largement de la reconnaissance et de la valorisation par leur entourage de leur capacité à exercer une activité civique et politique, surtout en milieu de vie institutionnel.

Cet exemple illustre également le fait qu’éthique et politique ont partie liée, tout particulièrement quand les enjeux éthiques concernent des populations dites « vulnérables » (Thomas, 2010). La constitution d’un « problème » éthique est en effet tributaire des rapports sociopolitiques entre les acteurs qu’il concerne. La dénonciation d’injustices ou de violences ou, plus minimalement, l’expression de points de vue moraux minoritaires sont ainsi souvent inaudibles, lorsqu’ils sont émis par des groupes marginalisés, ou encore selon des modalités jugées inadéquates (Blondiaux, 2008). L’exclusion de certaines « voix morales » (Paperman, 2015) vient alors faire écho aux inégalités socio-économiques ou à la marginalisation qui touchent bon nombre des populations rejointes dans le champ du travail social et de la santé. Il importe donc d’y articuler étroitement les enjeux éthiques et politiques, dans la mesure où certaines des populations qui y sont desservies n’ont pas toujours accès à un espace sociopolitique où elles peuvent faire valoir leurs intérêts et leurs points de vue. Ainsi, les différents textes rassemblés dans ce numéro abordent chacun à leur manière cette proximité des dimensions éthiques et sociopolitiques.

Dans le contexte d’une « fin des grands récits », selon l’expression de Lyotard (1979), on assiste à une diversification des cadres de référence et des propositions morales à partir desquels les transformations actuelles sont problématisées. En conséquence, les perspectives éthiques foisonnent : éthique minimale (Ogien, 2007), éthique de la justice (Rawls, 1971), éthique du care (Tronto, 2010), éthique de la vertu (MacIntyre, 2013), etc. Par ailleurs, certaines visions du monde restent dominantes, mais sont davantage contestées au sein de sociétés se voulant pluralistes. Ceci conduit à ce que les conflits de valeurs se doublent d’un questionnement sur la légitimité des points de repère mobilisés. Au-delà des options morales qui sont reflétées dans l’intervention, les modalités selon lesquelles des choix individuels ou collectifs sont opérés renvoient également à des enjeux éthiques. Comment mener un processus décisionnel permettant la prise en compte des différents acteurs concernés (Farmer et al., 2013) ? Ces questions soulèvent des enjeux éthiques, mais aussi démocratiques, concernant les modes de résolution des conflits d’intérêts ou de valeurs. Se pose ainsi la question des processus à partir desquels les nouveaux enjeux éthiques soulevés précédemment peuvent être collectivement pris en charge, sans que l’issue des délibérations ne soit le reflet de rapports sociaux inégalitaires ou d’options morales non débattues. Face à la variété et à la profondeur de ces enjeux, ce dossier ouvre des voies pour la réflexion théorique comme pour l’intervention. Parmi celles-ci, l’éthique de la reconnaissance occupe une place de choix (Pullen Sansfaçon et Bellot, Hudon et Tremblay, Grenier et Bourgeault). Les textes de Potin et Trellu, et de Ballière identifient quant à eux de nouvelles modalités de positionnement adoptées par les intervenant.e.s pour faire face à différents défis rencontrés dans leurs pratiques quotidiennes. Les textes de Massé, Dierckx, Aiguier et Loute, puis celui de Le Berre et Lancelle développent pour leur part de nouvelles avenues théoriques et pratiques pour la prise en compte des questions éthiques dans le champ social et de la santé.

Perspectives pour l’éthique de l’intervention

Annie Pullen Sansfaçon et Céline Bellot ont choisi d’aborder dans leur texte une question qui préoccupe de plus en plus les chercheur.e.s comme les professionnel.le.s de la santé et des services sociaux, à savoir les « jeunes trans ». Ces jeunes, dont « l’expression du genre ou de l’identité de genre ne correspond pas aux attentes conventionnelles établies dans la société », font face, écrivent les auteures, au défi éthique de la reconnaissance au sens de Honneth. Ainsi, dans un contexte social où les identités deviennent souvent instables et incertaines, la reconnaissance propose « une dynamique de réciprocité » qui contribue à la valorisation des personnes et à leur pleine réalisation. Après avoir expliqué les trois niveaux de la reconnaissance (relationnelle, sociale et juridique), Pullen Sansfaçon et Bellot terminent leur réflexion en faisant ressortir le rôle que peuvent jouer les travailleuses et travailleurs sociaux auprès des jeunes trans et de leurs familles par la mise en oeuvre d’interventions faisant notamment appel aux approches dites « transaffirmatives ». De cette façon, concluent-elles, l’intervention peut aider les jeunes trans à se définir, « mais aussi donner la possibilité à la société de repenser les cadres normatifs du genre, de l’identité et du respect de l’Autre ».

Isabelle Hudon et Mireille Tremblay présentent dans leur article les résultats d’une recherche-action portant, pour les personnes en situation de handicap, sur l’impact de la participation à des comités d’usagers ou à des associations sur le développement de leurs compétences citoyennes. S’inscrivant dans la perspective d’une éthique de la reconnaissance inspirée des travaux de Paul Ricoeur et d’Axel Honneth, Hudon et Tremblay sont allées interroger 55 personnes dans le cadre de groupes de discussion et d’entrevues individuelles semi-dirigées. Au terme de leur démarche, elles en arrivent à la conclusion que l’inclusion et l’engagement de tous les citoyens permettent d’enrichir la délibération publique tout en évitant les « blessures morales » et le « mépris social » que certaines personnes ignorées peuvent subir. Les deux auteures en appellent, par voie de conséquence, à l’adoption d’une norme « incontournable » : celle d’une éthique de la participation citoyenne fondée sur la recherche du bien commun et la reconnaissance de l’égalité de tous.

Josée Grenier et Guy Bourgeault, quant à eux, cherchent à « ouvrir un horizon peut-être nouveau pour la réflexion des professionnels du travail social », au travers de l’analyse de problématiques qui se posent dans le champ du vieillissement sous l’angle de l’éthique de la reconnaissance. Les données de recherche mobilisées dans cet article autorisent à penser que, lorsque des maladies ou incapacités amènent des personnes à recourir à des services du réseau de santé et de services sociaux, il est important pour elles que la singularité de leurs besoins et leur individualité soient reconnues. Josée Grenier et Guy Bourgeault relèvent également que, dans le même temps, une demande de traitement équitable (« être soigné comme les autres ») est formulée, ce qui nécessite la prise en charge de la complexité, au sein de l’intervention. Or, ce texte met en avant que les politiques sociales et de santé actuelles et l’organisation des soins qu’elles induisent, loin de favoriser la prise en charge de la complexité par les intervenant.e.s, tendent à restreindre leurs marges d’action. Se voit ainsi limitée la possibilité de mettre en oeuvre une phronesis, en tant que sagesse pratique permettant de s’ajuster aux particularités des situations mais aussi de reconnaître la singularité des souhaits et besoins de chacun.e.

Émilie Potin et Hélène Trellu se penchent sur les enjeux éthiques de l’intervention sociale en protection de la jeunesse en nous conviant, de façon originale, à regarder le nouveau contexte de « médiation technique », ici d’usages de technologies socionumériques par les familles et les institutions, qui révèlent une certaine incertitude chez les professionnels. La nouveauté du contexte serait notamment caractérisée par un nouveau rapport à l’espace ainsi qu’« une nouvelle temporalité d’échange inscrite dans le quotidien sur un mode connecté ». Elles s’intéressent ainsi aux pratiques de « liens programmés » qui cadrent les liens familiaux par des règles juridico-administratives, particulièrement à l’égard de la correspondance numérique parent-enfant. Force est de constater que dans ce nouveau contexte, des questions éthiques préexistantes s’y renouvellent : « comment s’articule l’autonomie relationnelle conférée par les outils avec la fonction de contrôle social inhérente à la mesure de protection ? Autrement dit, comment se régulent, dans l’espace familial et dans l’accueil, les usages individualisés des outils dans la gestion des liens sociaux et familiaux ? Est-il possible de protéger sans entraver cette autonomie ? Comment le développement des usages en mobilité déplace-t-il les frontières de l’échange ? Comment les TIC (technologies de l’information et de la communication) transforment-elles le cadre de la mesure de placement ? ».

Frédéric Ballière, pour sa part, nous invite sur le terrain d’une « nouvelle économie morale de l’intervention sociale » alors que des intervenants sociaux font face à de forts dilemmes politiques mettant en cause et sous tension (double bind), le sens de leur engagement social et leur mandat organisationnel, voire légal. Ces enjeux éthiques se posent avec acuité notamment dans le contexte de l’accompagnement des familles migrantes en situation irrégulière en France. La voie à poursuivre, selon les intervenant.e.s interrogés, est de miser sur le travail relationnel « dans un processus d’individuation qui met à l’épreuve les subjectivités ».

Nouvelles avenues théoriques pour la prise en charge des questions éthiques

Dans son texte, l’anthropologue Raymond Massé propose une réflexion principalement théorique sur les aspects sociopolitiques de l’éthique de l’intervention. Ainsi, il définit l’éthique comme le « lieu d’une rencontre conflictuelle entre une pluralité de moralités ». Ce constat l’incite à plaider pour une éthique de la complexité qui saura oser la critique de ce qu’il appelle les « réductionnismes essentialistes », tout en oeuvrant à la reconnaissance des discours moraux minoritaires. La vision de Massé s’appuie sur l’idée que la réflexion éthique est confrontée à des discours moraux divers et continuellement évolutifs émanant d’entités « politiques » plus ou moins larges (ethno-culturelles, professionnelles, communautaires, etc.). Ces entités s’inscrivent dans des traditions et des rapports de force qui déterminent leur influence dans la sphère sociale. Cette réalité impose donc à l’éthique, selon Massé, un rôle « d’arbitrage » des normes et des valeurs qui sous-tendent l’intervention.

Carine Dierckx, pour sa part, nous invite à questionner la notion de réflexivité. En effet, la réflexivité est souvent identifiée comme une compétence essentielle à acquérir chez les travailleuses et travailleurs sociaux, mais aussi comme principe d’auto-implication en vue d’une prise en charge des problèmes sociaux par les « usager.e.s ». Le questionnement éthique original de cet article se pose alors en terme politique, dans le contexte d’appels nombreux, polysémiques et polymorphes à la réflexivité : pourquoi doit-on être réflexif ? Quel est l’intérêt et l’intention à ce que les individus, les organisations, les collectifs exercent la réflexivité ? Enfin, comment contraint-on à la réflexivité ? Pour ce faire, la pensée de Michel Foucault est mobilisée pour problématiser ces différents usages du terme de réflexivité et s’interroger sur la logique de quête de « vérité » comme finalité à la réflexivité. De fait, certains usages de la réflexivité pourraient contraindre (« assujettir ») les acteurs sociaux à se conformer à une seule vision du monde social. Le pouvoir n’étant pas défini comme donné en soi mais s’actualisant dans les interactions, la force de cet article est de s’attarder à ce qui se joue dans les situations, dans les interactions, sans les oeillères d’une logique déterministe, en identifiant les expériences émancipatrices, et ainsi d’ouvrir la réflexion sur un horizon de transformations possibles, « dans la façon même dont ils [les intervenants sociaux] mobilisent leur réflexivité, dont ils répondent aux attentes de réflexivité, dont ils prennent en considération les résistances des usagers dans l’intervention ».

Grégory Aiguier et Alain Loute débutent leur réflexion en partant du constat selon lequel le champ sanitaire et médico-social connaît d’importantes transformations, parmi lesquelles une « montée en puissance de la logique d’empowerment comme visée éthique du soin » peut être observée. Les auteurs soulignent que cette visée d’empowerment ne va pas sans ambiguïtés, au regard des multiples pensées politiques qui peuvent la sous-tendre — de la volonté d’émancipation radicale à la responsabilisation néolibérale — ce qui débouche sur la proposition d’une approche tridimensionnelle de cette notion : l’empowerment comme visée éthique de capacitation des individus, des organisations et des institutions. Ceci permet en effet d’éviter l’écueil « d’une surresponsabilisation des individus et d’une déresponsabilisation des organisations », en affirmant le caractère social et politique de cette visée. Dans une perspective pragmatiste, il s’agit alors de viser la capacitation en maintenant les trois niveaux de responsabilité : au-delà de la compétence des acteurs se pose la question des conditions organisationnelles dans lesquelles s’effectue la prise en charge des questions éthiques, ce qui implique, selon les auteurs, une institutionnalisation de ce projet. Ils suggèrent que cette dernière prenne appui sur des intervenant.e.s remplissant une fonction de tercéisation, qui appelle « à proscrire toute posture d’expertise de la part de l’intervenant en éthique, au profit d’une démarche d’accompagnement des acteurs et des organisations ».

Rozenn Le Berre et Alice Lancelle nous proposent, finalement, une réflexion sur les enjeux infrapolitiques et biopolitiques qui traversent la prise en charge des questions éthiques dans le champ de la santé. À partir de leur expérience d’accompagnement d’un comité d’éthique clinique, elles montrent en quoi les enjeux de pouvoir qui traversent les rapports entre médecins et aides-soignant.e.s (dont le rôle se rapproche de celui des préposé.e.s aux bénéficiaires, au Québec) se traduisent dans ce comité, au point d’empêcher le bon déroulement d’un processus délibératif : « Les aides-soignant.e.s, précaires à la ville, dévalué.e.s au travail, se retrouvent évincé.e.s d’une démarche pourtant censée créer un “collectif réflexif” ». Les auteures mettent ainsi en évidence qu’il importe de prendre en compte le contexte dans lequel s’opère une délibération éthique, et plus particulièrement les rapports sociaux et différentiels de pouvoir existant entre leurs participant.e.s, sans quoi ces derniers peuvent conduire à la mise à l’écart de certains acteurs ou points de vue. Le dossier que nous constituons ici s’achève donc sur l’identification de cet enjeu, par rapport auquel des travaux sont à mener afin mieux comprendre quelles voies peuvent être empruntées en vue d’aboutir à des espaces délibératifs démocratiques, laissant place à l’expression et à la prise en compte de critiques tout comme d’une pluralité de points de vue.