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J’en suis venu, hélas, à comparer ces paroles par lesquelles on traverse si lestement l’espace d’une pensée, à des planches légères jetées sur un abîme, qui souffrent le passage et point la station.

Paul Valéry (1926, p. 53)

Au cours de ce compte rendu, nous tenterons d’abord de dégager la qualité philosophique du plus récent ouvrage de Lucie Roy, professeure à l’Université Laval, Le pouvoir de l’oubliée : la perception au cinéma, en insistant sur sa méthode essayistique et sur certains de ses principes de composition, puis, sommairement, nous donnerons quelques exemples des enjeux abordés dans ce travail, auquel seule une lecture attentive pourrait toutefois rendre justice. Mais disons tout de même ceci d’emblée, qui a son importance pour la suite : la grande qualité du Pouvoir de l’oubliée est d’être un livre qui ne se résume pas. D’une manière qui, en elle-même, est philosophique, le lecteur est invité à suivre l’auteure dans un généreux parcours réflexif, où cinéma et philosophie se mélangent, se réfractent et, là est le plus important, se construisent l’un l’autre. En refermant l’ouvrage (pour mieux le rouvrir ensuite, car il est de ces livres qu’il faut relire et pratiquer), le lecteur en arrive à cette conclusion : dans cette expérience de lecture, le cinéma et la philosophie ne sont plus seulement alliés ou complémentaires, mais deviennent mutuellement nécessaires et, à tout prendre, indiscernables.

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« Les images ne “parlent” pas seules au cinéma et le film ne pense pas par lui-même : seul un sujet est susceptible de faire parler les images et de faire en sorte que le film donne à penser » (p. 13-14). Cette instance flottante et transitoire nommée « sujet » représente justement le principal sujet du Pouvoir de l’oubliée — cette « oubliée du cinéma » (p. 13) étant, comme l’indique le titre, la perception. Toutefois, il faut se garder d’associer immédiatement ce sujet à une entité phénoménologique trop clairement identifiable. Pour Derrida, l’auteure nous le rappelle, et ce, dès la première page de son livre, « [l]e sujet de l’écriture est un système de rapports entre les couches » (Jacques Derrida, cité p. 13, note 2). La subjectivité qui est mise en jeu dans l’ouvrage est ainsi éminemment plurielle, convoquant un montage non subjectif d’instances et de points de vue. C’est à partir des différentes strates de ce sujet-système — de cet agencement, pourrait-on dire en termes deleuziens (le mot est aussi utilisé par l’auteure en avant-propos, à l’occasion d’une citation des Mille plateaux) — que l’expérience cinéphilosophique pourra se déployer. Cette multiplicité immanente du sujet de l’écriture — à la fois ce qui écrit, ce qui s’écrit, ce pour quoi l’on écrit, ceux à qui l’on écrit, etc. — est donc le premier ancrage de l’ouvrage, dont la visée est précisément d’ancrer les rapports entre le cinéma et la philosophie, de les incarner et de leur donner vie, au-delà de la réduction disciplinaire ou des attractions d’une pensée qui prétend s’exhiber dans sa nudité et s’illusionne de provoquer ainsi le plaisir du lecteur pressé.

La rencontre discursive et dynamique entre le cinéma et la philosophie crée donc un sujet particulier, c’est-à-dire une expérience affective, sensori-motrice et mentale, active à même sa virtualité, et — là est peut-être l’essentiel — dont la description ne doit pas être extérieure à l’écriture elle-même. C’est pourquoi, dès la première ligne de l’avant-propos (p. 9), on peut lire que « [c]e travail est placé sous la large coiffe des essais » (le sous-titre du Pouvoir de l’oubliée est d’ailleurs « Un essai à caractère philosophique »). Le terme ne pourrait être plus approprié : « essai », le Pouvoir de l’oubliée l’est au moins triplement. D’abord par la volonté d’afficher la matérialité de l’écriture. La pensée a toujours besoin d’un espace : le texte s’implante dans le support livresque, tandis que le film, pour sa part, s’affiche sur l’écran, pour ensuite s’ancrer dans le mouvement de la pensée propre à chaque spectateur. Alors que la cinéphilosophie est parfois du côté d’un idéalisme simplificateur, la parole dont nous lisons le résultat dans ce livre n’est jamais immatérielle, éthérée, mais est représentée dans le texte, qui rend compte de sa facture (nous y reviendrons dans le prochain paragraphe) et dont la composition est soigneusement travaillée. Ainsi l’ouvrage est-il divisé en deux « carnets » — la rencontre entre le cinéma et la philosophie, telle une traversée, doit s’écrire au jour le jour, puisqu’elle est inscrite à même l’ordinaire de notre vécu —, qui comportent chacun une série d’expérimentations et, comme l’écrit l’auteure, de « laboratoires » — « un laboratoire [étant] un lieu, imaginaire dans ce cas-ci, où certaines hypothèses peuvent être soumises à l’analyse » (p. 78). La pensée de plusieurs philosophes modernes et contemporains (d’Henri Bergson à Robert Stiegler, en passant par Paul Ricoeur, Martin Heidegger, Gilles Deleuze, Friedrich Nietzsche, sans oublier Roland Barthes, Dominique Chateau et Jean-Louis Déotte) — surtout présents, à quelques exceptions près, dans le premier carnet, alors que le second analyse plus en détail l’expérience narrative de certains films précis — est présentée, commentée, interprétée du point de vue des questions auxquelles le cinéma, au cours de son histoire, a su donner de l’importance, et en particulier à partir de la faculté unique qu’a l’oeuvre cinématographique de rétroagir sur la pensée et de communiquer indirectement un savoir. Plus encore, les « laboratoires » et les « chantiers » des deux carnets qui divisent l’ouvrage sont l’occasion d’une compénétration des effets propres aux deux expériences du monde que proposent le cinéma et la littérature. Jamais, donc, le cinéma ne sert à illustrer tel concept de la philosophie, au même titre que le langage philosophique ne vient pas orienter les oeuvres du cinéma dans un sens plutôt que dans un autre. Prônant une approche ouverte des deux médiums et des spécificités de leur travail sur la pensée, l’auteure a ainsi bien raison d’écrire que « le territoire, en ce qui a trait au rapport entre cinéma et philosophie, est bien loin d’être couvert dans sa totalité » (p. 9). Il ne l’est pas, non parce que la plupart des concepts philosophiques n’ont pas encore été expliqués par des exemples filmiques, mais parce que l’acte même de philosopher, c’est-à-dire celui qui consiste à s’attarder au mouvement de la pensée et à son inscription dans la durée, a encore tout à nous apprendre de « l’impact, à l’aller comme au retour, de la pensée sur l’ouvragement du film » (p. 33). Parallèlement à l’affichage de la matérialité de l’écriture — laquelle a pour effet de rappeler au lecteur la nécessité d’ancrer la pensée au sein d’un processus et dans des supports —, c’est par cette question de l’ouvragement que nous pourrons mieux comprendre la dimension essayistique, et par là même philosophique, du Pouvoir de l’oubliée — dimension qui, faut-il le répéter, situe très avantageusement ce livre par rapport à la moyenne des publications cinéphilosophiques avec lesquelles il cohabite.

« Ouvragement » est en effet un des termes qui revient le plus fréquemment dans l’essai. Le sens du mot est volontairement double : il s’agit, d’une part, de la difficile mise en oeuvre des expériences cinématographiques (dont les effets excèdent le support, tout en donnant l’impression de s’y restreindre) et, d’autre part, du travail qu’elles font sur la pensée (du rythme qu’elles lui insufflent). En raison de cet « ouvrage » constant qui résulte de la tension entre l’inscription matérielle des oeuvres d’art et le mouvement — idéal sans être abstrait — qu’elles impriment à la pensée, l’auteure préconise une vision essentiellement ouverte de l’objet filmique, dont le sens ne se fixe jamais complètement ; les idées véhiculées par les différents points de vue narratifs du récit (qu’il soit fictionnel ou documentaire) ne visent pas à informer la pensée, mais à la provoquer : à la faire accoucher d’elle-même. C’est ce travail indéfiniment reproductible de la pensée par le film et du film par la pensée que la philosophie, à défaut de pouvoir l’expliquer, peut tenter de traduire. Cet ouvragement — disons, ce devenir — est également caractéristique du livre lui-même en tant qu’objet :

Quiconque écrit ou lit sait qu’un livre ne connaît sa fin qu’au moment où nous en décidons ; et que nous décidons de cette fin, le plus souvent, en étant conscient de l’incomplétude des réflexions et des dialogues qui y sont menés

p. 9

L’oeuvre n’est donc jamais faite, mais reste toujours à faire. La pensée doit la poursuivre ; mais, ce faisant, la pensée elle-même évolue, se déplace, agrandit son espace, dans un processus dont l’infini porte le nom d’« essai ». Après la matérialité de l’écriture, le second ancrage essayistique est ainsi l’ouvragement du texte lui-même, son inscription dans la durée. Il n’est pas anodin que l’auteure tienne à souligner que « [l]e présent essai, dont la rédaction s’est échelonnée sur plusieurs années et a connu autant d’interruptions, témoigne néanmoins de préoccupations qui ont été les [siennes] depuis le début de [ses] études dans le domaine » (p. 9-10). Tout lecteur averti de Montaigne sait que le début et la fin de telle phrase ou de tel passage des Essais ont été rédigés à plusieurs années d’intervalle. Bien qu’invisible, ce sentiment de la durée inscrite à même le corps du texte, et qui en ouvre le sens comme l’intention, se sent à la lecture, dont on devine — ou dont à tout le moins on imagine — les articulations comme autant de détours d’un labyrinthe. Le Pouvoir de l’oubliée fonctionne selon un tel principe d’alluvionnement, où se multiplient les retouches, les ajouts (par exemple l’apport, tardif nous dit l’auteure, de la pensée de Déotte et, par la bande, de celle de Benjamin), les ouvertures, bref, l’ouvrage de l’imperceptible qui travaille l’inscription matérielle du texte. La démarche menant à l’ancrage — toujours relatif — du texte est donc elle-même philosophique : c’est elle qui constitue le véritable laboratoire. Les carnets sont des machines à transformations, comme un film dont les visionnements successifs laissent voir certains détails et déplacements souterrains.

Mais à quoi sert l’ouvragement du texte dans la durée, son inscription dans une matérialité en devenir ? À produire des effets dont l’actualisation nécessite la participation du lecteur. Complémentaire aux deux premières, voilà la troisième raison pour laquelle le Pouvoir de l’oubliée est un essai philosophique sur le cinéma : la mise en oeuvre de l’écriture n’explique pas son sujet, elle vient le complexifier. On ne saurait trop insister sur ce point : par la dimension performative d’une écriture qui agence les films, les pensées et leurs interrelations, l’auteure nous fait comprendre la qualité indirecte de l’enseignement philosophique (qui, ne l’oublions pas, ne gagne rien à être considéré comme un « discours sur »). La philosophie ne peut communiquer directement la vérité du cinéma, pas plus que le cinéma ne peut montrer directement celle de la philosophie. En revanche, ils peuvent conjointement la chercher, et, surtout, laisser poindre les traces de cette recherche comme autant d’étapes d’un processus dont ne compte pas tant le résultat que le passage même.

[O]n considérera le film comme un opérateur par rapport au monde sensible que l’esprit traverse et construit, et on prendra en compte le fait que l’esprit se prête, par lui-même, à une entreprise fictionnelle

p. 146

Non pas d’un point de vue disciplinaire ou didactique, mais en se situant dans notre expérience la plus ordinaire, cinéma et philosophie mettent ainsi en oeuvre une fabulation commune de la vérité humaine — d’où, peut-être, la grande place accordée dans l’essai au cinéma de Pierre Perrault, pour qui rien ne compte davantage que « le flagrant délit de légender » (Perrault 1996, p. 48). Textes filmiques et philosophiques se rejoignent dans cette volonté de donner corps à l’expérience immersive de la fiction, ce qui, précisément, donne à penser, car, précise l’auteure, « la fiction ne coïncide pas avec la phénoménalité du monde extérieur […] ni avec la phénoménalité du monde intérieur » (p. 154). La perception qui émane de la fiction est un entre-deux, un espace unique où pourra se loger la vérité de l’expérience. C’est pourquoi, contrairement à plusieurs philosophes du cinéma — dont Deleuze —, Lucie Roy met l’accent sur les « univers fictionnels » (p. 21) d’où émergent les films, et auxquels le spectateur est amené à réfléchir. Documentaire ou explicitement fictionnel, le récit cinématographique ne communique pas non plus directement les événements, mais les offre à la pensée, qui, comme un miroir, les réfléchira ensuite à nouveau dans le film. Par cette habileté de ne jamais complètement « mettre en boîte » son propos, mais au contraire d’encourager une communication indirecte de la logique circulaire et autogénératrice [1] de la perception cinématographique — qui, on le comprend, n’est pas associable pour l’auteure à la perception naturelle, sans non plus être surdéterminée par le langage cinématographique (l’ouvragement perpétuel du film fait en sorte que l’on ne peut jamais être certain de ses effets sur le spectateur) —, Lucie Roy fait preuve d’une grande prudence, mais aussi d’une grande maîtrise de l’écriture essayistique, qui possède également son propre principe moteur, préférant ouvrir les objets de son discours plutôt que de les fermer. « [L]’inscriptibilité de la pensée » ne peut se faire sans « l’ouvragement des supports » (p. 32). Ainsi faut-il en arriver à l’évidence : qu’est donc le Pouvoir de l’oubliée, sinon — à la lettre — un véritable livre de philosophie ?

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En somme, de quoi nous parle cet essai ? De trop de choses pour y entrer en détail ou pour tenter de les communiquer directement. La stratification des sujets de l’ouvrage se construit d’une manière autoréflexive qui fait en sorte que les soustraire de leur mouvement revient également à leur retirer leur identité. La pensée y est toujours « en écriture » (p. 14), c’est-à-dire qu’elle cherche un support sans pour autant s’y perdre, mais au contraire pour gagner en expansion.

Dans ces différentes « passerelles entre le cinéma et la pensée » (p. 19), on doit pour le moins préciser au lecteur qu’il sera amené à reconsidérer les ouvrages de Deleuze sur le cinéma (sans reprise naïve de leur vocabulaire et sans volonté de les déconstruire, ce qui représente généralement les deux écueils de la critique cinématographique de ces ouvrages), à relire leur source bergsonienne (au-delà de ce qu’en retiennent les deux Cinéma deleuziens), à plonger dans la sphère historique et technique du cinéma des premiers temps, là où tous les films « racontent l’histoire d’une invention » (p. 23), à revoir le « montage méliésien » (p. 30), ainsi que celui que décrit Bergson dans L’évolution créatrice, à repenser l’opération du cadrage conjointement aux différences entre cadre, hors-champ et hors-cadre. Ce lecteur rencontrera aussi sur son chemin le bloc magique freudien et son commentaire par Derrida, une analyse particulièrement éclairante de L’homme à la caméra (Chelovek s kinoapparatom, Dziga Vertov, 1929) en tant que film « mallarméen » (p. 59), puis en tant que film bergsonien sur l’instabilité des choses (p. 64), et ensuite une autre analyse filmique, cette fois de La liste de Schindler (Schindler’s List, Steven Spielberg, 1993) comme « fiction à caractère eidétique » (p. 83), analyse à laquelle feront suite une relecture de quelques thèses baziniennes, des considérations sur le « réalisme » godardien, une comparaison du « photographique » et du « pictural » — montrant entre autres que « l’image arrêtée n’a rien d’acinématographique » (p. 95) —, des réflexions sur les arts de la représentation et sur la question des « images en littérature » (p. 97), et, dans ce qui constitue une des plus belles parties de l’ouvrage, sur la dimension mémorielle de « l’écriture perraultienne » (p. 128). Pour en arriver, dans le second carnet, à la question de l’association entre la parole et l’écriture, à Internet et à la « multiplication des images » (p. 141) dans la culture numérique, au morphing et au montage par transformation, à la création du néologisme « personn-age » (p. 150), à une analyse magistrale qui met l’accent sur les identités narratives à l’oeuvre dans L’année dernière à Marienbad (Alain Resnais, 1961), au destin du personnage d’Hannibal Lecter, permettant une éthique de la fiction et interrogeant la relation entre l’identité narrative et la philosophie. Et, bien sûr, nous en passons.

Ce que permet ici l’approche philosophique, ce n’est rien de moins qu’une réévaluation globale du fait cinématographique, de la production du film jusqu’à sa réception. Le face-à-face entre le cinéma et la philosophie est constant, mais pourtant jamais réduit à un problème qui serait seulement d’ordre théorique ou spéculatif. Cette rencontre se cristallise en une démarche réflexive, dont le texte est le résultat. Plutôt que de faire de la philosophie une discipline qui crée des concepts sans véritable problème pour les supporter, et du cinéma un dispositif qui ne pourrait que les dramatiser ex nihilo ou qui en contemplerait les difficultés, cet essai est une reprise active qui recrée le cinéma et la philosophie. Ce faisant s’ouvre aussi enfin l’espace de la pensée, alors que cinéma et philosophie s’embrassent mutuellement. Espérons qu’il ne s’agit pas de leur dernière étreinte.