Corps de l’article

Introduction

Issues des performances studies, les théories du reenactment, telles qu’elles sont développées par Rebecca Schneider ou Diana Taylor, mettent l’accent sur les arts vivants et travaillent sur des pratiques réalisées en direct comme des reconstitutions spectaculaires d’événements historiques ou des jeux de rôle grandeur nature[1]. Dans un tel cadre, il peut sembler curieux, voire contre-productif, d’utiliser le concept de reenactment dans le champ du cinéma d’animation, puisque celui-ci n’appartient pas à la catégorie des arts dits « vivants », sauf si l’on considère des techniques numériques comme la motion (ou performance) capture par lesquelles l’image animée garde la trace d’un acteur en mouvement dont la performance a été saisie par un ensemble de capteurs et retranscrite sous la forme d’une image de synthèse[2]. L’animation est cependant loin de se réduire à ces seules techniques, et on peut se demander si la dimension performative à l’oeuvre dans le reenactment est transposable à d’autres dimensions du cinéma d’animation, surtout lorsque celui-ci se donne comme vocation de « rejouer » certains événements du passé.

Bref, il convient d’interroger la pertinence du concept de reenactment et de situer son enjeu critique lorsqu’on l’applique à des films d’animation qui font aussi oeuvre d’histoire et de mémoire, mais sans recourir à la dimension en direct d’une prestation d’acteurs en chair et en os. On peut penser à des films emblématiques comme Valse avec Bachir (Folman, 2008), mais aussi à des productions moins connues comme Couleur de peau : miel (Boileau et Jung, 2012) ou Irinka et Sandrinka (Stoïanov, 2007). En quoi le prisme du reenactment rend-il plus intelligible le fonctionnement de productions qui négocient leur rapport au passé par le biais de formes graphiques animées ?

Pour répondre à cette interrogation, nous considérerons que l’une des dimensions performatives de l’animation[3] est liée à l’actualisation de certaines traces du passé. Cette actualisation produite par un geste graphique, nous la définirons pour l’instant comme une écriture graphique en mouvement, c’est-à-dire une action visible à l’écran qui peut être celle de dessiner, de tracer des lettres ou d’agencer des documents en un geste s’apparentant alors au collage. Concrètement, il s’agira donc d’examiner les relations entre ce geste graphique, qui est pour nous synonyme de mouvement[4], et les archives visuelles (films, photographies…) en soulignant que le geste graphique permet de rejouer l’archive et qu’il constitue un geste mémoriel à part entière, doté d’une réelle dimension corporelle. Cette saisie de l’archive[5] par le geste graphique sera travaillée dans le champ en pleine expansion du documentaire animé, surtout considéré dans sa dimension autobiographique.

Notre ambition sera alors de faire valoir que le geste graphique répond essentiellement à deux fonctions : une fonction d’approfondissement qui consiste à explorer les contours d’une archive donnée, comme pour en percevoir la résonance mémorielle, et une fonction relationnelle visant à réassembler, par le biais de plans composites, des archives de différents statuts (État, famille…) participant à la construction d’une même histoire personnelle. Pour mettre en valeur ces fonctions, nous nous appuierons principalement sur l’analyse de deux courts métrages d’animation contemporains, Irinka et Sandrinka et Le dossier de Mari S. (Molnàr, 2015).

Du documentaire animé aux mémoires animées

S’ancrant dans une longue tradition d’interactions entre dessin et photographie[6], la saisie de l’archive par le geste graphique est particulièrement observable dans le champ du documentaire animé, un genre médiatique qui possède son histoire propre, remontant au début du 20e siècle avec The Sinking of the Lusitania (1918) de Winsor McCay[7]. Dès ce premier film, considéré par beaucoup comme le premier documentaire animé, le rapport entre documents visuels, gestes graphiques et séquences animées s’énonce de manière perceptible et soulève en même temps la difficulté de définir le documentaire animé. En effet, à la difficulté déjà substantielle de définir l’animation[8], que nous considérerons pour l’instant comme un processus d’enregistrement image par image[9], s’ajoute la difficulté de cerner un objet médiatique fondamentalement hybride intégrant certes le dessin, mais empruntant aussi à d’autres médias comme la photographie ou le cinéma. Conscients de cette difficulté, de nombreux chercheurs insistent sur le caractère composite de ces productions[10] et en proposent une définition finalement assez large. Par exemple, Annabelle Honess Roe considère que le documentaire animé offre « new or alternative ways of seeing the world[11] », avec comme critère décisif que certaines séquences doivent avoir été « recorded or created frame by frame[12] » .

Cette focalisation sur le documentaire animé dessine déjà un premier territoire médiatique où l’on pressent que les rapports entre archive et animation occupent une place centrale, surtout dans un contexte contemporain qui a vu les documentaires animés se multiplier depuis une vingtaine d’années, un mouvement allant de pair avec la progressive stabilisation du terme générique lui-même. Par ailleurs, bien que les documentaires d’animation puissent traiter de sujets variés, il faut reconnaître que ces productions se tournent le plus souvent vers « la réflexion sur l’histoire récente et sur la mémoire des conflits ou des événements traumatiques vécus par les sociétés contemporaines[13] ». Cette tendance est emblématisée par le film Valse avec Bachir, mais aussi par d’autres productions comme Chicago 10 (Morgen, 2007), The Green Wave (Ahadi, 2010) ou encore Crulic – The Path to Beyond (Damian, 2011).

Toutefois, si l’on veut saisir l’épicentre de la performance graphique par rapport à l’archive, nous proposons de resserrer davantage le focus pour nous attarder sur les mémoires animées (ou animated memories[14]), c’est-à-dire des productions animées qui ont certes une valeur documentaire en ce sens qu’elles se tournent vers un état passé du monde, mais qui y ajoutent la dimension d’un « je » qui se souvient ou qui cherche à se souvenir. Autrement dit, dans un processus classique d’imbrication intermédiale, la composante documentaire s’allie ici avec une dimension autobiographique où le personnage principal du film est aussi l’auteur et l’animateur principal de ce même film.

Loin de constituer un ensemble marginal au sein du documentaire animé, ces récits mémoriels à composante autobiographique renvoient à des pratiques médiatiques prégnantes dans notre société contemporaine, l’animation se mettant alors au service d’une quête mémorielle dans un processus de recherche identitaire[15]. Cela est vrai pour des artistes en situation d’exil ou de diaspora qui trouvent dans l’animation un mode d’expression permettant de relier les traces hétérogènes (archives coloniales, films familiaux en Super 8…) d’une vie marquée par des situations de disjonction entre différentes cultures et traditions[16]. Des productions autobiographiques comme Couleur de peau : miel, Jasmine (Ughetto, 2013) ou The Son of the Olive Merchant (Zeitindjioglou, 2011) rentrent parfaitement dans le cadre d’un cinéma interculturel qui se distingue par une dimension expérimentale ainsi que par des modes alternatifs de production. Parallèlement, et sans que ce cela soit incompatible, l’animation à dimension mémorielle se manifeste également dans les premiers courts métrages de jeunes auteurs, souvent issus des écoles d’art comme l’Erg à Bruxelles ou les Gobelins à Paris. On peut penser à des films comme Irinka et Sandrinka, Deyrouth (Mazlo, 2010), Paperbox (Czapla, 2011) ou Le dossier de Mari S., qui ont tous en commun d’utiliser l’animation pour explorer les béances du passé familial de leur jeune auteur.

Sous cet éclairage, les mémoires animées apparaissent comme le lieu où s’articule de façon exemplaire le rapport entre petite et grande histoire, entre dimension intime et trame collective. C’est donc à partir de ces productions qu’il semble le plus pertinent de poser la question du reenactment en considérant la performance de l’archive par le geste graphique.

Performance du geste graphique

Pour mettre en place cette réflexion, il faut commencer par envisager plus précisément la fonction du geste graphique et la façon dont s’exprime sa performativité. Le principal intérêt des performances studies est d’amener à considérer le film d’animation non plus dans la perspective d’une poétique, mais plutôt, comme le revendique Aline Caillet au sujet du reenactment en général[17], sous l’égide d’une véritable praxis. Il s’agit d’aborder le film d’animation non pas comme un produit fini, mais comme une représentation en train de se constituer sous l’impulsion d’un geste graphique en acte.

À nos yeux, le geste graphique englobe davantage d’activités que le simple fait de dessiner, même si on peut comprendre celui-ci selon la définition élargie qu’en donne Birgitta Hosea dans l’article « Drawing animation ». Pour l’auteure, l’acte de dessiner ne se réduit pas à appliquer un crayon sur une feuille de papier, mais constitue « a process in which linear marks are created on a background[18] », ce qui élargit considérablement la portée médiatique du dessin et la compréhension de son utilisation dans le champ de l’image animée. Pourtant, bien que le dessin reste au coeur des procédés d’animation (y compris en mode numérique)[19], nous voulons faire valoir qu’il existe d’autres activités qui relèvent du geste graphique comme le collage, le découpage, le décalquage, le déplacement, voire l’agencement d’une ou de plusieurs formes à l’aide de la souris de l’ordinateur.

Dans notre perspective, il importe peu que ces actions soient produites par une main réelle ou réalisées à l’aide d’interfaces graphiques; l’important est qu’elles manifestent l’expression d’une écriture en acte attribuable à une individualité humaine, sachant que l’animation ne peut de toute façon se départir d’une mécanisation inhérente à sa captation, qu’il s’agisse de l’appareil photo qui capture le dessin image par image pour le mettre en mouvement ou de l’interface numérique qui automatise la mise en oeuvre d’une intervention graphique par ordinateur. C’est pourquoi nous désignerons comme geste graphique l’ensemble des actions conduisant à la production et à l’agencement de signes, relevant d’un savoir-faire manuel (ou perçu comme tel) et rendant manifeste la présence d’un énonciateur dans la constitution de l’image elle-même.

Sous ce dernier aspect, notre conception du geste graphique est proche de celle que Philippe Marion énonce dans son ouvrage consacré à la bande dessinée, Traces en cases. Pour Marion, le trait graphique renvoie toujours au geste qui l’a produit et constitue la marque d’un sujet graphiateur[20]. Une fois déposée sur le papier, cette trace graphique se trouve activée par le spectateur qui revit la performance du geste initial. « Tel est peut-être l’enjeu fondamental de la trace : elle manifeste par nature une performance, elle “métonymiseˮ un geste d’expression[21] », écrit-il.

Dans le champ de l’animation, la principale différence réside dans le fait que le geste graphique n’est pas seulement une trace résiduelle rendant sensible l’accomplissement d’un geste déjà effectué. En tant qu’art en mouvement, le film d’animation rend visible l’effectuation du geste graphique, qu’il s’agisse du déroulement d’un tracé ou du rapprochement de deux photographies qui convergent l’une vers l’autre comme sous l’effet d’une main invisible. En même temps, le film animé constitue aussi l’enregistrement du mouvement en train de s’accomplir. Le phénomène de trace est donc également opérant, sauf qu’il s’agit de l’enregistrement d’une trace en mouvement, pouvant se rejouer un nombre infini de fois devant le spectateur. Comme le résume Hosea, « an animation can represent performance, but it can also be seen as a record of a performance[22] ».

Cette double dimension du geste graphique, à la fois trace et performance, permet d’être plus précis quant au mode d’action des mémoires animées et de mieux envisager la performativité du geste graphique à l’égard de l’archive.

Mémoires animées et reenactment

Dans The Archive and the Repertoire: Performing Cultural Memory in the Americas, Diana Taylor établit une distinction entre les catégories du répertoire et de l’archive. Selon Taylor, le répertoire se différencie de l’archive dans la mesure où il implique une mémoire corporelle dont les actes sont rejoués de génération en génération, sans s’appuyer sur la matérialité prétendument durable d’archives constituées. Autrement dit, la différence reposerait « between the archive of supposedly enduring materials (i.e. texts, documents, buildings, bones) and the so-called ephemeral repertoire of embodied pratice/knowledge (i.e. spoken language, dance, sports, ritual)[23] ». Même si Taylor reconnaît volontiers que cette séparation entre l’archive et le répertoire n’est pas strictement étanche, il nous semble que le geste graphique des films d’animation à vocation mémorielle vient ébranler cette distinction en introduisant une dimension corporelle dans la manipulation des archives dont la conception est elle-même sujette à une redéfinition à l’heure du numérique[24].

S’il est difficile de soutenir que le geste graphique est le fruit d’une transmission qui s’effectuerait de génération en génération, il n’en reste pas moins que la dimension gestuelle est au coeur du cinéma d’animation, particulièrement dans sa dimension mémorielle. C’est d’ailleurs à cet égard qu’il convient de souligner que l’apparition des mémoires animées repose sur un contexte technologique favorisant ce type de productions. La numérisation et l’accessibilité toujours plus grande des archives en ligne, couplées à la vulgarisation de logiciels d’animation comme After Effects, permettent à une frange d’artistes venus d’horizons divers (illustration, bande dessinée, peinture, performance, vidéo...) de rejouer leur histoire familiale et de joindre le geste graphique à l’archive, sans pour autant être des animateurs à part entière. Autrement dit, le numérique dessine un espace technologique commun où se rencontrent de nouveaux modes d’appropriation graphique et des archives produites (ou stockées) sous une forme dématérialisée, de plus en plus accessibles comme sources d’inspiration.

À l’intérieur des films, la distinction entre le répertoire et l’archive se trouve également affaiblie par la mise en tension de deux matières d’expression de statut différent. En confrontant le dessin à l’archive photographique (ou filmique), les mémoires animées réduisent la distance entre les matériaux déjà constitués de l’histoire (officielle ou familiale) et la part personnelle et imageante d’un geste graphique en acte. Comme le soulignait déjà Philippe Marion pour la bande dessinée, le trait graphique renvoie toujours à l’énonciateur et au présent de son élaboration : « Pour le dessin, la force d’extension métonymique est dirigée, par trace graphique interposée, vers le sujet graphiateur. Dans le dessin, il n’y a pas de “priseˮ ou de captation préalable. L’acte graphique est inscrit dans l’image, dans l’épaisseur spatio-temporelle de sa gestation[25]. » La photographie, en revanche, renvoie davantage à son référent, au ça a été barthésien[26]; elle n’active pas nécessairement dans l’image la présence d’un énonciateur, et « le spectateur n’est pas obligé d’en percevoir la trace ni de réactiver le geste d’un sujet énonciateur pour accéder à la monstration[27] ».

En raison de cette différence sémio-pragmatique, les films d’animation à vocation mémorielle entraînent presque automatiquement un rapport décalé à l’archive. Le terme « jeu » est ici à double entente : il ne renvoie pas seulement à l’action de manipuler l’archive, mais à un battement plus fondamental. Il y a en quelque sorte du jeu entre le dessin et la photographie, entre le « je » de l’animateur-graphiateur et le « on » relativement indifférencié des documents d’archives; du jeu aussi entre le présent de l’acte graphique et le ça a été auquel renvoient les images photographiques. Dès lors, tout l’enjeu du geste graphique en mouvement sera de faciliter la transition entre ces différents pôles, d’intégrer l’énonciation impersonnelle à une énonciation singulière, de convertir une trace du passé en une pulsion graphique qui s’exprime au présent, bref de faire jouer l’archive dans un répertoire de pratiques configuratrices où la main de l’animateur joue un rôle central.

Mais l’appropriation personnelle apparaissant à travers le geste graphique ne repose pas seulement sur une différence d’ordre sémiotique. Dans le cas des mémoires animées, elle prend une ampleur plus grande lorsque le rapport au passé s’exprime dans un contexte post-mémoriel. Des productions comme Irinka et Sandrinka, Le dossier de Mari S. ou Paper box sont les oeuvres d’une « génération d’après », celle qui doit négocier avec le passé souvent difficile et douloureux de la génération précédente. Dans The Generation of Postmemory, Marianne Hirsch explique que la post-mémoire désigne la relation que les enfants de la seconde génération entretiennent avec l’expérience traumatique qu’ont vécue leurs parents et, plus largement, la communauté dont ils sont issus. Comprise en ce sens, la post-mémoire ne correspond pas à un réel travail de remémoration ou de souvenir. Il s’agit plutôt de s’approprier un passé que l’on n’a pas vécu par une appropriation imaginaire qui doit permettre de combler les failles de la mémoire familiale. Comme l’explique Hirsch, « postmemory’s connection to the past is thus actually mediated not by recall but by imaginative investment, projection, and creation[28] ».

C’est en ce point que se cristallise le lien entre reenactment et mémoire dans le cadre des films d’animation. À la différence explicitée précédemment entre dessin et photographie se superpose un cadre mémoriel qui autorise précisément l’appropriation impliquée par le geste graphique. Le re-faire ne se joue pas sur la scène de l’histoire ni même de la mémoire, mais sur une scène plus éloignée des contraintes liées à ces deux modes d’accès au passé[29]. Cette scène se caractérise par une performativité plus grande, puisque l’enjeu n’est ni celui de la vérité historique ni celui de la fidélité mémorielle, mais tient plutôt en la capacité de joindre l’imaginaire et le souvenir, l’expérience personnelle et la trace d’événements non vécus. Il s’agit de performer l’archive grâce au geste graphique de telle sorte que celle-ci puisse colmater les brèches d’une histoire familiale incomplète. Dans ces conditions, le re-faire peut bien sûr s’entendre comme un re-jeu de l’archive, mais aussi comme une réparation, une façon de rassembler les morceaux éparpillés du passé.

Pour donner un tour concret à ces réflexions, nous nous concentrerons désormais sur l’analyse de deux films relevant d’un contexte post-mémoriel : Irinka et Sandrinka[30] (Stoïanov, 2007) et Le dossier de Mari S.[31] (Molnàr, 2015). Le film de Stoïanov donnera l’occasion de montrer en quoi le geste graphique reconfigure l’archive sous des formes parfois extrêmes afin d’en saisir tout le potentiel mémoriel. Dans un second temps, sur la base de l’analyse du film d’Olivia Molnàr, nous soulignerons que l’autre fonction du geste graphique vise plutôt la mise en relation d’une multiplicité d’archives.

Irinka et Sandrinka : le geste graphique pour épuiser les formes de l'archive

Dans Irinka et Sandrinka, Sandrine Stoïanov (aidée par le co-réalisateur Jean-Charles Finck) construit son récit sur la base d’une entrevue réalisée avec sa grand-tante Irène. Cette dernière raconte son enfance dans la noblesse russe, la chute du régime, l’absence du père, tandis que la réalisatrice recompose visuellement ses souvenirs en tentant d’établir un lien entre sa propre identité, son imaginaire d’enfant baigné dans une Russie de contes de fées et un vécu familial distant et fragmenté. Le film mobilise une quantité considérable de procédés graphiques et d’archives, qu’il s'agisse de photographies (familiales ou autres), de vidéos, d’articles de journaux ou encore de représentations graphiques de l’époque[32].

Afin de mieux percevoir la portée du geste graphique et de comprendre ses modalités performatives au sein d’une démarche mémorielle, il semble nécessaire de prendre en compte les trois dynamiques à l’oeuvre dans le film : présent, passé et imaginaire.

Fig. 1

Photogramme du film Irinka et Sandrinka, Sandrine Stoïanov, 2007.

-> Voir la liste des figures

La séquence d’ouverture (voir la figure 1) montre une table ronde sur laquelle sont posés un magnétophone, divers objets ainsi que des photographies. Au sein d'un même plan, une double intervention se manifeste. La première consiste à animer un lieu par le biais du dessin. Cet espace renvoie directement à une situation réelle par la facture d’un dessin très proche du travail d’observation (ombrages, normes académiques, proportions...). Toutefois, l’animation du dessin image par image donne à ce plan fixe un effet de vibrance qui renvoie à la performance graphique à l’oeuvre lors de son énonciation. Dans un registre certes encore faible, le plan est imprégné de la personnalité de l’auteure et de son activité lors de la production de ces images. La seconde intervention porte sur les archives, dans le cas présent des photographies. Celles-ci ne vibrent pas, elles sont en noir et blanc, et affirment leur hétérogénéité à l’intérieur du plan. Toutefois, elles portent la marque d’un geste graphique qui les a déformées de manière à s’adapter à l’espace dessiné. Ces photographies revendiquent donc leur statut de trace indicielle, tout en s’inscrivant en même temps, par une transformation légère mais intentionnelle, dans un espace dominé par le dessin.

Ce type d’intervention graphique est récurrent lorsque Stoïanov évoque le temps présent. Dans cette dimension temporelle, on assiste surtout à une première activation des images d’archives qui sont encore relativement peu déformées par le geste graphique.

Fig. 2

Photogramme du film Irinka et Sandrinka, Sandrine Stoïanov, 2007.

-> Voir la liste des figures

La deuxième dimension apparaît lorsque Stoïanov reconstitue des scènes du passé d’après le témoignage de sa grand-tante. On observe alors une nette évolution des modalités de performance du geste graphique (voir la figure 2). Les plans deviennent composites en ce sens qu’ils sont « formés d’éléments différents, parfois disparates (...) auxquels viennent s’ajouter des prises de vue réelles[33] ». L’action graphique est ici multiple : dessin, peinture, mais surtout une intervention plus appuyée sur les matériaux d’archives.

Alors que ceux-ci conservaient une relative intégrité physique quant au temps présent, ils font désormais l’objet d’actes de reconfiguration dont la modalité la plus significative est le détourage, une pratique exemplaire du monde numérique liée à l’utilisation de logiciels comme Adobe Photoshop. Le détourage consiste à ne retenir d’une illustration qu’une partie, en séparant l’objet et le fond, après avoir délimité le contour de l’objet. Une fois détourée, une image peut facilement être traitée dans un logiciel comme After Effects, qui permet justement de mettre en mouvement des images détourées, de créer un effet tridimensionnel dans des photographies ou de créer des marionnettes que l’on va pouvoir animer image par image sur la base de ces morceaux découpés.

De nombreux plans de Irinka et Sandrinka sont composés avec After Effects[34]. Sur ces images, un bâtiment, un lampadaire, une partie de chaussée sont autant d’éléments prélevés dans des archives par le truchement de ce geste de détourage, des éléments qui sont ensuite intégrés au sein d’espaces composites semblables à des collages en mouvement.

Fig. 3

Photogramme du film Irinka et Sandrinka, Sandrine Stoïanov, 2007.

-> Voir la liste des figures

Toujours dans la sphère du passé, une corrélation semble exister entre le caractère proche ou distant du souvenir, et la teneur des interventions graphiques performées. Les épisodes situés dans un passé plus lointain, un passé où la grand-tante n’était pas présente, ne sont plus dessinés mais bien composés à partir d’archives illustrées ou photographiques (voir la figure 3). L’usage du dessin cède la place à des pratiques graphiques relevant davantage du découpage et de l’agencement. Il peut même arriver que certaines images d’archives soient (dés)articulées de sorte que les personnages qui y sont représentés apparaissent comme des marionnettes dont un animateur tirerait les fils invisibles.

Fig. 4

Photogramme du film Irinka et Sandrinka, Sandrine Stoïanov, 2007.

-> Voir la liste des figures

Fig. 5

Photogramme du film Irinka et Sandrinka, Sandrine Stoïanov, 2007.

-> Voir la liste des figures

La troisième dimension sollicitée par Stoïanov est de l’ordre de l'imaginaire. Dans la partie intitulée « Fairy Tales », la réalisatrice confronte ses propres projections mentales au récit que lui fait sa grand-tante. Le dessin prend alors à nouveau une place dominante, allant jusqu’à structurer à lui seul un espace fantasmé. L’archive est de nouveau assujettie au dessin, comme c’était le cas au temps présent, mais avec cette fois un éloignement délibéré d’une représentation « académique » du réel et la constitution d’un espace aux perspectives faussées ou exagérées. C’est dans cet univers imaginaire que les archives les plus inaccessibles (celles figurant un ancêtre lointain par exemple) s’émancipent de leur gangue photographique pour prendre corps sous une forme animée. Ainsi, dans un couloir improbable où sont suspendus des portraits, une figure photographique se transforme en personnage dessiné qui interagit avec la protagoniste, dessinée elle aussi (voir la figure 4). Cette transformation saisissante illustre le besoin qu’a l'auteure de passer d’un geste graphique à l’autre pour permettre une transaction à l’intérieur de son dispositif. Il en va de même lorsque Stoïanov fait entrer en interaction la représentation dessinée de sa grand-tante enfant avec le cadavre de la mère de celle-ci (voir la figure 5).

Dans ces espaces fantasmatiques, l’hybridation permet un véritable point de contact entre le dessin et l’archive, entre la part imaginante de l’auteure et la trace lointaine et impersonnelle du passé. C’est sans doute aussi à travers ce type de plans que la dimension post-mémorielle se fait le plus ressentir, puisque Stoïanov puise dans son propre répertoire de souvenirs et de rêves pour combler les failles d’un passé qu’elle n’a pas connu et qu’il lui faut sans cesse rejouer.

Étonnamment, pourtant, le film se dénoue en dessin animé sur fond blanc, dans une séquence épurée montrant la rencontre des avatars enfantins d’Irène et de Sandrine. Cette conclusion, qui rompt avec l’hétérogénéité des plans précédents, laisse penser que le film constitue comme un processus de transactions et de dialogues mémoriels permettant d’aboutir à une forme graphique dépouillée, renvoyant à la simplicité de l’intention première. Ce dénouement donne aussi le sentiment qu’une fois l’archive totalement épuisée, mise à l’épreuve par une pléthore de gestes graphiques, seul le dessin subsiste pour clore le récit et réconcilier les deux destins au présent.

Le dossier de Mari S. ou l’élargissement du geste graphique

L’analyse précédente pose la question de l’importance de la trace graphique dessinée qui ouvre et clôt le récit de Stoïanov. En effet, même si l’hybridité du film est grande, nous avons pu observer que le dessin était un matériau privilégié dans lequel vient baigner l’ensemble des langages graphiques mis en oeuvre, comme le décalquage ou le détourage. Dans le cas de Irinka et Sandrinka, ceci s’explique sans doute par le fait que Stoïanov a été formée à l’animation en partant du dessin. Après un passage aux Beaux-Arts d’Épinal et aux Gobelins à Paris, elle était notamment intervenue sur le story-board de Persépolis (Paronnaud et Satrapi, 2007).

Cependant, nous pensons que le dessin ne constitue qu’une modalité du geste graphique, sans doute la plus visible, et que d’autres procédés peuvent se manifester lors du re-jeu de l’archive en mode animé. C’est pourquoi nous souhaitons nous pencher sur le travail d’une autre cinéaste ne venant pas directement de l’animation ou du dessin : Olivia Molnàr. Lors de ses études à l’Erg à Bruxelles, celle-ci a étudié la vidéo avant d’en venir à l’animation.

Dans son film Le dossier de Mari S., l’auteure part sur les traces de son passé familial et plus précisément celui de sa tante, Mari S., qui a fui la Hongrie après la révolution de 1956 et a abouti en Italie. Atteinte de la maladie d’Alzheimer, Mari S. n’a jamais pu témoigner de son passé auprès de sa nièce, et celle-ci tente de recomposer cette mémoire en ruine. L’élément principal du dispositif d’animation est un dossier d’archives en provenance du régime communiste hongrois recensant les observations faites autour de Mari par la police secrète de l’époque. Même si cela n’est pas spécifié dans le film, ce dossier est une invention de l’auteure[35] qui lui permet d’investir le passé de sa tante par un imaginaire emprunté à certains films d’espionnage. Ce dossier a aussi une utilité plus spécifique, puisqu’il constitue une première surface où disposer différents documents d’archives, bien réels ceux-là.

Au début du film, le dossier secret apparaît sur un fond noir, puis s’ouvre dans un mouvement qui est reconstitué image par image. Tandis que la voix d’Olivia Molnàr lit ce qu’il contient (le passé de Mari S. dans ce qu’il a de plus précis et descriptif), une main, animée elle aussi image par image, vient poser une photographie sur l’une des pages du dossier (voir la figure 6), puis une autre. Ensuite, des dessins (animés) apparaissent. Une silhouette sort de dessous une photo et tire avec une catapulte sur une fenêtre présente sur l’autre page. Celle-ci éclate en lambeaux de papier qui sont autant de débris de verre…

Fig. 6

Photogramme du film Le dossier de Mari S., Olivia Molnàr, 2015.

-> Voir la liste des figures

De telles séquences sont intéressantes à observer en raison tout d’abord de la place prise par le dessin. Le trait dessiné est bien présent dans le film d’Olivia Molnàr, mais il se donne surtout à voir comme en train de s’inscrire. La lenteur liée à ce dispositif nous amène à ressentir, de manière sans doute plus prégnante que chez Stoïanov, la performance du geste graphique qui en est à l’origine. Dans Le dossier de Mari S., le trait dessiné possède aussi une fonction structurante, permettant par exemple de relier différents documents entre eux, alors que, dans Irinka et Sandrinka, il répondait surtout à des fins figuratives et à la mise en place d’un certain degré d’illusion référentielle. Cela ne veut pas dire qu’Olivia Molnàr renonce à représenter par le dessin, mais la figuration est toujours montrée comme le résultat d’un processus tâtonnant qui finit par déboucher sur une forme identifiable, comme s’il importait plus à la réalisatrice de nous faire ressentir le geste d’appropriation graphique de tel souvenir que le résultat final du dessin.

L’autre point important à observer dans ces séquences ne concerne plus le dessin, mais le geste qui préside à la disposition des documents sur les pages du dossier secret, puis sur une simple surface noire dans la deuxième partie du film. Tout au long du récit est mis en valeur un geste sans outil, par lequel une main, supposément celle de l’artiste, vient placer des pièces d’archives sous notre regard. Des documents (des photographies familiales, mais aussi des illustrations ou des films d’époque) sont posés au fur et à mesure, tandis que dans un second temps le dessin s’exécute sous nos yeux (voir la figure 7). De manière significative, l’accent est toujours mis sur l’acte configuratif : autant la main qui dispose se voit, autant celle qui dessine reste évoquée mais n’est jamais visible dans le plan lui-même.

Fig. 7

Photogramme du film Le dossier de Mari S., Olivia Molnàr, 2015.

-> Voir la liste des figures

Par cette analyse, on voit le rôle de configuration que peut jouer le geste graphique. Par un geste d’agencement et de positionnement d’une ressource par rapport à une autre, couplé à un éventuel geste qui trace (mais pas nécessairement), l’auteure parvient à réactiver l’archive familiale en la réintroduisant dans un réseau d’autres documents, familiaux ou ressortissant à la mémoire collective, et plus largement dans un tissu de significations qui la rendent à nouveau signifiante.

Retour sur le geste graphique

À travers l’analyse de ces deux productions animées, il apparaît que le positionnement du geste graphique à l’égard de l’archive peut se ramener à deux grandes fonctions.

La première fonction consiste à épuiser une archive spécifique : l’activité graphique se concentre autour d’un seul document et prend des formes aussi variées que décalquer, détourer, prolonger par le dessin, entourer, etc. Par ces opérations, l’enjeu principal pour l’animateur est d’apposer sa marque à un document à l’énonciation incertaine, témoignant d’un temps révolu. Se joue ici un processus de subjectivation/hybridation consistant à animer une archive donnée par une pulsion graphique qui renvoie au présent de l’énonciateur. C’est du point de vue de cette fonction que le dessin constitue le geste central en regroupant aussi des opérations comme le découpage ou le détourage, des opérations qui témoignent d’un premier prélèvement visuel au sein d’un document donné. Cependant, le dessin, par son implication corporelle, est peut-être le plus apte à rendre sensible cette opération d’appropriation, aussi bien pour l’animateur que pour le spectateur. Dans cette perspective, il n’est pas étonnant que la fonction d’approfondissement se manifeste principalement autour de documents renvoyant à un passé d’ordre privé, comme si le dessin exprimait sa pleine puissance d’appropriation lorsqu’il se trouve chargé de rejouer les actions de personnes appartenant au roman familial de l’auteur.

La seconde fonction est davantage une fonction de mise en relation qui agence au sein d’un même plan différents documents visuels. Particulièrement visible dans Le dossier de Mari S., le geste graphique témoigne d’un acte de composition, l’animation venant glisser sous nos yeux les différentes pièces d’un puzzle mémoriel en train de s’accomplir à l’intérieur d’un plan donné. Si le dessin peut jouer un rôle au sein de cette fonction, en établissant par exemple un tracé entre deux documents, il semblerait que cette fonction relève davantage du collage et d’un ensemble de gestes visant à disposer différents documents sur une surface plane. Le potentiel mémoriel de la mise en relation s’exprime au plus haut point lorsque l’animateur vient faire coexister des archives provenant de sources différentes, relevant aussi bien d’institutions officielles que privées, ce qui permet d’établir au sein du plan une relation entre des éléments appartenant tant à la grande histoire qu’à la petite. Le résultat d’un tel processus ne consiste pas tellement à hybrider une archive donnée par une composante graphique, mais à agencer l’archive dans une composition plus vaste qui renvoie à l’activité configuratrice de l’animateur.

Voilà donc deux fonctions principales du geste graphique qui sont non seulement complémentaires, mais qui se déroulent souvent de manière simultanée au sein des mémoires animées. Au-delà de chacune de ces fonctions, on voit nettement apparaître la spécificité de l’animation comme geste d’utilisation du matériel archivistique. En effet, ce à quoi l’animation rend sensible, par une sorte d’effet de retour sur l’archive elle-même, c’est à une dimension matérielle et tactile de l’archive qui peut se trouver décalquée, détourée ou déplacée par la main de l’animateur. À la différence de films de montage plus traditionnels comme Of Time and the City (2008) de Terence Davies, où les archives s’enchaînent de manière séquentielle sans que leur contenu ne soit questionné autrement que par la voix de l’auteur ou par des jeux de ralenti, l’archive en régime animé devient sujet et matière d’inscription, support à déplacer ou périmètre à détourer.

C’est pour cette raison sans doute que le geste graphique trouve pleinement à s’exprimer lorsqu’il se trouve aux prises avec des documents ressortissant à une mémoire familiale. La proximité émotionnelle de l’auteur vis-à-vis de son passé se trouve alors comme redoublée à l’écran par la tactilité et la proximité de l’archive auxquelles rend sensible le geste d’animation, proximité qui se communique ensuite aux spectateurs. Autrement dit, l’animation ne consiste pas simplement à introduire le corps dans l’archive, mais à rejouer celle-ci de sorte qu’elle devienne à son tour plus « corporelle », c’est-à-dire qu’elle s’intègre pleinement au mouvement de la main qui dessine, au geste de la main qui colle ou découpe…

Intermédialité et remédiation

Pour conclure, nous voudrions revenir sur la nature intermédiale des mémoires animées que nous avons saisies jusqu’ici selon une perspective synchronique, comme la coexistence de matériaux médiatiques de provenance hétérogène et de composition variée. À notre sens, cette perspective peut être complétée par un point de vue diachronique[36] permettant de montrer comment les films d’animation à vocation mémorielle remédient d’autres dispositifs de remémoration qui leur sont contemporains ou antérieurs.

Pour comprendre cela, il faut revenir sur l’orientation des mouvements qui s’expriment dans les mémoires animées. Que ce soit dans le film de Sandrine Stoïanov ou dans celui d’Olivia Molnàr, les mouvements entraînés par le geste graphique sont d’abord des mouvements de surface, qui visent à relier entre eux des documents perçus eux-mêmes selon une perspective en deux dimensions. Le mouvement ne s’aventure guère dans les profondeurs de l’image et ne se trouve pas non plus happé d’un plan à l’autre, dans un défilement d’images qui amèneraient d’une séquence à la suivante. Pour l’essentiel, et bien qu’une dynamique séquentielle soit à l’oeuvre dans chacun des films, le mouvement semble contenu dans le plan et opère principalement à sa surface en mettant en relation différents documents qui sont comme autant de fenêtres ouvertes dans l’image principale. L’image est présentée sans réelle profondeur, ou alors l’usage de la profondeur répond à une théâtralité assumée qui n’est de toute façon d’aucun secours dans le travail d’appropriation mémorielle.

C’est pour cette raison que la filiation médiatique des mémoires animées n’est pas tellement à chercher du côté de la peinture d’histoire ou du film historique, qui jouent habituellement sur la profondeur et sur l’illusion de transparence face au passé. Au contraire, la proximité est davantage à chercher du côté de formes médiatiques qui se caractérisent par un mode de présentation du passé étroitement lié à la matérialité du médium[37]. Un film comme Le dossier de Mari S. se présente en bien des points comme la remédiation d’un album de photographies, tandis que certains gestes graphiques apparaissant tant chez Molnàr que Stoïanov pourraient être apparentés à certaines techniques de scrapbooking.

Cependant, contrairement à ce que soutiennent Bolter et Grusin au sujet de la remédiation en général[38], la remédiation apportée à ces dispositifs ne vise pas à améliorer la transparence du médium. La plus-value apportée par le geste graphique ne doit pas s’évaluer en gain de transparence ou d’immersion; elle consiste plutôt à augmenter l’ancrage mémoriel de dispositifs relativement fragiles et lacunaires. Comme l’écrit par exemple Daniel Chartier à propos de l’album de photographies, le lecteur se trouve « face à un objet culturel fragmentaire souvent sans créateur fermement connu […] avec un lot d’images disposées selon une organisation parfois mollement définie par un usage codé, et surtout avec des “trousˮ […] qui se présentent au lecteur comme des vides que celui-ci est appelé à combler[39] ». Par rapport au statut fragmentaire d’un tel dispositif, on comprend que les mémoires animées ont comme objectif non seulement d’actualiser un parcours mémoriel autour des documents, mais aussi de garder trace de ce parcours en devenant l’enregistrement d’un acte de mémoire en train de s’accomplir.

Dès lors, face à la fragilité énonciative de certains supports de remémoration, face aussi aux plus grandes diversité et accessibilité des traces mémorielles produites à l’ère numérique, le film d’animation a ceci de particulier qu’il peut offrir une surface où agencer des documents de nature diverse, une surface qui sera à son tour saisie et parcourue par un ensemble de gestes graphiques qui assureront à ces documents d’être inscrits dans un tracé mémoriel spécifique, témoignant à la fois d’une remémoration en acte et anticipant le propre parcours du spectateur.

Là réside peut-être l’enjeu essentiel du geste graphique en situation mémorielle. À l’instar du grain de la voix décrit par Barthes[40], le mouvement impulsé par la main de l’animateur introduit le corps dans l’archive, dans sa disposition et son agencement, permettant en retour à celle-ci d’incorporer le répertoire personnel de l’artiste où elle se prête alors à de nouvelles associations et combinaisons mémorielles.