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La fin du xixe siècle voit se multiplier les récits où le viol joue un rôle de premier plan dans l’intrigue romanesque. Réservé par tradition à la littérature licencieuse, le sujet, que le « grand roman » évoquait jusque-là avec discrétion, tend à se répandre à cette époque, notamment sous l’influence des romans de moeurs[1]. Si ces derniers font évoluer la représentation des violences sexuelles, en abordant aussi celles que subissent les enfants quel que soit leur sexe, si d’une manière générale les romanciers s’intéressent aux ressorts psychiques et somatiques de ces agressions, le viol potentialise, sous forme d’un exemple saisissant, des considérations adventices sur des questions sociales, politiques ou philosophiques, voire leur sert tout bonnement de prétexte.

Ainsi, dans Une histoire sans nom, que Barbey d’Aurevilly publie en 1882, le viol de Lasthénie par le père Riculf est-il au coeur d’une réflexion théologique sur la culpabilité humaine, dans laquelle le romancier, prenant pour cible le puritanisme janséniste, s’interroge tout à la fois sur la fatalité des passions humaines, sur la réversibilité des mérites et sur les mystères de l’économie providentielle[2]. Tout autre est la perspective adoptée en 1886 par Maupassant dans La petite Roque, qui montre, en dehors de toute considération morale, les effets ravageurs de la hantise qui s’empare de l’esprit de Renardet après son crime. C’est l’occasion pour le conteur de faire apparaître dans l’effroi du fantastique les principes obscurs qui régissent le Vivant. L’image obsédante de la victime, puis son inexplicable apparition sous forme d’hallucinations terrifiantes raniment chez le maire du village, malgré son impunité, le souvenir de ce désir irrépressible, venu de quelque origine obscure, qui a fait de lui un violeur et un assassin : dès lors, le « brutal appétit de vivre[3] », qui le reliait jusque-là aux forces archaïques de la Nature, se transforme en une rage destructrice, qui le pousse inexorablement au suicide.

Si l’étude des mécanismes pathologiques de l’idée fixe permet à Maupassant d’ouvrir la fiction à d’inquiétantes dimensions cosmologiques, Zola, dont L’argent paraît en 1891, infléchit dans un sens plus physiologique le cas de Victor, coupable d’avoir « souillé » Alice de Beauvilliers « avec une brutalité immonde[4] ». L’épisode, en même temps, a une incidence anthropologique, car le viol de cette « vierge chlorotique[5] » met en évidence la persistance de la bête en l’homme : le comportement de Victor montre qu’« au moment où ses instincts sont le plus intensément surexcités », il est repris par « ses origines animales », c’est-à-dire par le « dynamisme brut d’un appétit dépourvu de tout caractère humain[6] », auquel ne peut résister la fragile jeune fille sur laquelle il a jeté son dévolu.

En publiant Sébastien Roch chez Charpentier au printemps 1890, Octave Mirbeau, qui y relate le viol d’un adolescent par l’un des jésuites du collège où son père l’a envoyé poursuivre ses études, se distingue notablement de ses prédécesseurs. Le roman, en retraçant le traumatisme subi par Sébastien, a certes des finalités idéologiques : dans la perspective anarchiste où se place le romancier, le viol figure, en les intensifiant, les effets, néfastes pour tout individu, des mécanismes d’intégration et de régulation sociales que font jouer la famille, l’école, la communauté religieuse et l’armée. Les attouchements du père de Kern portent à son comble un processus destructeur au terme duquel l’éducation reçue par le héros, loin de permettre l’éclosion de ses dons, transforme sa vie en un effroyable gâchis. Mais on ne saurait réduire le roman au réalisme satirique auquel Mirbeau sacrifie encore à cette époque, même si la charge politique, par sa violence exacerbée, pousse ce choix esthétique à ses limites.

L’originalité du romancier consiste à combiner ce réalisme satirique à une psychologie des profondeurs, fortement inspirée par la lecture de Tolstoï et de Dostoïevski, qui permet d’explorer de l’intérieur la conscience de la victime. Ainsi l’intérêt du roman tient-il en grande partie aux tensions qui résultent de cette double approche de la question du viol. La restitution de l’expérience intime de Sébastien[7] déborde en effet le cadre idéologique de la satire des institutions sociales pour donner lieu à une tentative de compte rendu quasi phénoménologique des perceptions et des émotions qui traversent la psyché du personnage avant, pendant et après le traumatisme. Par-delà la condamnation attendue du « meurtre d’une âme d’enfant[8] », sur laquelle a beaucoup insisté la critique[9], c’est la confusion des sentiments liant Sébastien à son agresseur que laisse alors entrevoir le récit.

Viol et politique : figures du conditionnement social

Avant même que Sébastien ne se laisse abuser par les manoeuvres de séduction du père de Kern, l’emploi métaphorique du terme « viol » dans le roman tend à élargir cette expérience de la violence, subie par le héros : lors du départ forcé de ce dernier pour le collège, elle s’étend à la perte de son innocence enfantine et à la prise de conscience des contraintes sociales, puis, après son installation dans le pensionnat, qui tient à ses yeux de la prison et du cloître, à tous les aspects de la formation qu’il y reçoit. Si les premières années de son existence se sont déroulées dans une fusion heureuse avec la nature, le héros reçoit son envoi à Vannes comme une catastrophe, qui le tire du bonheur d’une vie quasi végétative en installant « la réflexion […] en son cerveau » (SR, p. 705). En détruisant ainsi « la paix de sa conscience », son père, un quincailler imbécile, qui exerce sur lui une autorité sans partage depuis la mort de sa mère, lui ôte sa « virginité intellectuelle », expérience que Sébastien ressent déjà comme un « viol » (SR, p. 705) : « Le moindre mot, le moindre objet, le moindre fait, autrefois sans signification morale, sans prolongements intérieurs, ouvraient à son esprit, par déchirements aigus, successifs, des horizons indéfinis et redoutables » (SR, p. 706). Reprenant cette idée à Schopenhauer, Mirbeau voit dans le développement de la pensée une source de douleurs intarissables. Sébastien, en jetant tout à coup sur le monde un regard moins innocent, pressent l’existence d’« un appareil inexpliqué, discordant, de lois, de devoirs, de hiérarchies, de relativités, […] mis en mouvement par une multitude d’engrenages » par lesquels il craint d’emblée d’être « broyé » (SR, p. 706). Confronté à une multitude de questions « grosses de mystère » (SR, p. 706), auxquelles il n’a pas les moyens de répondre, il subit soudain, « dans son esprit inviolé d’enfant », l’effraction d’idées noires qui ne correspondaient jusque-là, pour lui, à « rien de précis ni de terrible » (SR, p. 757). Ainsi des idées de violence et de mort, auxquelles « une heure soufferte au contact de la vie » (SR, p. 758) donne soudain un tout autre relief : brutalement précisées à l’épreuve des faits, elles le conduisent à considérer d’un oeil nouveau le martyre de François Pinchard, le petit bossu de son village, poussé au suicide par d’incessantes persécutions, auquel il a tôt fait de s’identifier, une fois arrivé au collège.

Dès ses premiers pas au milieu de ses camarades et de ses maîtres, Sébastien, qui a compris qu’il ferait partie des parias parmi eux, découvre en effet la « barbare loi de la force » (SR, p. 783). Est-ce pour suggérer l’empire de cette loi que Mirbeau multiplie le lexique de la violence ? Dans ses formes nominale et adjectivale, le lexème, où le viol est inscrit, sature le récit[10], comme pour faire sentir, dans toute sa férocité, « l’inflexible antagonisme des castes » (SR, p. 747) qui sévit dans l’établissement religieux, où il expose Sébastien à toutes sortes de brimades : « Les collèges sont des univers en petit. Ils renferment, réduits à leur expression d’enfance, les mêmes dominations, les mêmes écrasements que les sociétés les plus despotiquement organisées. Une injustice pareille, une semblable lâcheté président au choix des idoles qu’ils élèvent et des martyrs qu’ils torturent » (SR, p. 767). Dans un tel environnement, l’enseignement que reçoit Sébastien est aussi une forme de violence qui, pour n’être que symbolique, n’en est pas moins brutale : l’apprentissage qu’on lui inflige est une véritable aliénation, qui gauchit son naturel paisible, doux et aimant, pour le précipiter « dans une abominable nuit », où ses idéaux d’enfant sont « retournés, avilis, soumis à de laides déformations, rivés à de répugnants mensonges » (SR, p. 791). Le roman de formation, par l’effet d’un renversement satirique, devient ainsi le récit de la tragique déformation d’un esprit virginal. L’éducation religieuse concourt elle-même à cette entreprise de profanation. Sébastien, lorsqu’il est invité à se confesser, est pressé de questions indiscrètes sur les « attouchements impurs » (SR, p. 796) auxquels il a pu se livrer avec la jeune amie qu’il a laissée au pays, ce que le narrateur présente, une fois encore, comme une forme de viol : « Et, très rouge, prêt à pleurer, avec de la honte sur la peau, Sébastien sortait du confessionnal, sentant que quelque chose de sa pudeur, que quelque chose de la virginité de Marguerite était resté là entre les mains violatrices de cet homme » (SR, p. 797).

Comme pour mieux faire sentir l’omniprésence du viol dans le huis clos du collège[11], le narrateur en inscrit le signifiant jusque dans l’évocation de la pesante atmosphère du train de nuit qui conduit le héros à Vannes et dans la description du paysage lugubre qu’il découvre en approchant de sa destination. Dans la pénombre, les visages des autres enfants qu’on est venu chercher, comme Sébastien, se détachent dans le wagon, en tremblotant « sur des taches de violentes ténèbres » (SR, p. 733). Un peu plus tard, alors que l’arrivée est proche, l’horizon est envahi de « brumes violacées », sous « un ciel implacable », soudain « enduit de plomb opaque » (SR, p. 739). Tout indique que rien de bon n’attend Sébastien au collège, que son coeur d’enfant y sera « trop violenté, trop solitaire » (SR, p. 820). Rien d’étonnant à ce que ce désastre annoncé s’achève lors de la guerre franco-allemande : de la vie de collégien à celle de troupier, le héros, dont le nom comme le prénom suggèrent le martyre[12], atteindra par étapes le comble de la désappropriation de soi et mourra finalement au combat, pendant la désastreuse campagne de la Loire, victime de l’impéritie et de la brutalité de ses chefs autant que des obus prussiens.

Curieusement, dans ce roman où les institutions sociales génèrent sans relâche des viols au sens étymologique du terme — « ce qui porte atteinte à quelqu’un, qui lui fait violence » —, le mot n’est pas employé pour désigner l’agression sexuelle que subit Sébastien. Il est vrai que cette agression n’est pas aussi aisée à caractériser qu’on pourrait le croire : non seulement le moment décisif fait l’objet d’une ellipse, qui laisse le lecteur dans l’ignorance de ce qui s’est exactement passé, mais la situation elle-même pose problème, dès lors qu’on se réfère à la qualification juridique des faits dans la législation du xixe siècle.

Il a fallu attendre le début des années 1980 pour qu’une nouvelle loi relative à la répression de certains attentats aux moeurs[13] modifie l’article 332 du code pénal et caractérise le viol au plan juridique comme « tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui par violence, contrainte, ou surprise », qualification confirmée par le nouveau code adopté en 1994[14]. Mais, si la législation française de la fin du xxe siècle définit le viol à la fois par une « effraction des frontières du corps[15] » et par le non-consentement de la victime[16], il en va tout autrement au moment où Mirbeau situe le séjour de Sébastien au collège de Vannes, c’est-à-dire dans les années 1860. À cette époque, la législation reste fidèle à une conception restrictive des faits incriminés, qui remonte à l’Ancien Régime et qui définit le viol comme la « violence faite à une fille ou à une femme, qu’on prend par force[17] ». Dans cette perspective, le viol commis sur un garçon ou sur un homme est « un non-sens[18] ».

Ainsi, ne saurait-on parler stricto sensu du viol de Sébastien[19]. Comment alors qualifier les faits relatés par le roman ? La Révolution ayant supprimé en 1791 le crime de sodomie, qui visait, entre autres, les homosexuels, elle a privé, de ce fait, la législation d’un moyen de poursuivre aussi quelques violeurs de garçons[20]. Pour combler ce vide, le code pénal de 1810 a introduit l’attentat à la pudeur avec violence, qui peut être commis sur l’un ou l’autre sexe. À l’évidence, l’agression subie par Sébastien ne relève pas de ce type de crime : le héros n’a pas subi de contrainte physique, il a suivi de son plein gré le père de Kern dans sa chambre, rien n’indique qu’il se soit défendu contre son agresseur, ni qu’il porte sur son corps des marques de violence. Après l’événement, signalé dans le récit par une ligne de points, Sébastien est simplement décrit « au bord du lit, à moitié dévêtu, les jambes pendantes, anéanti, seul » (SR, p. 882).

Au vu de ces circonstances, un autre chef d’accusation semblerait possible. Pour rendre justice aux atteintes sexuelles sur mineurs, le législateur a créé, dès 1832, l’attentat à la pudeur sans violence, ni contrainte, ni surprise, dans l’espoir de protéger les enfants. Ce nouveau crime, dont l’introduction dans la loi témoigne de la prise de conscience de l’incapacité où se trouvent les enfants, avant un certain âge, de donner leur consentement à un rapport sexuel, est défini comme « la séduction d’une victime si faible et si inexpérimentée que cet acte de séduction peut être assimilé à une violence[21] ». La loi limite toutefois son champ d’application en fixant à onze ans l’âge au-delà duquel ne peut plus être considéré comme effectif ce genre d’attentat à la pudeur.

Le fait que la loi ait été modifiée en 1863, date à laquelle cet âge a été relevé à treize ans[22] par la modification de l’article 331 du code pénal, ne suffit pas à incriminer les agissements du père de Kern. En effet, si l’agression subie par Sébastien a lieu, comme on peut le penser, vers 1866, ce chef d’accusation ne concerne pas davantage le jésuite. À cette époque le héros, qui est vraisemblablement entré dans sa quinzième année[23], s’est métamorphosé : ses traits se sont affinés, il se trouve, comme le souligne le narrateur, à ce moment indécis de l’adolescence, où son visage a pris « des grâces de femme » (SR, p. 845). Il ne correspond pas, à proprement parler, à la définition légale de la victime.

Est-ce pour cette raison que le narrateur, revenant sur l’âge de Sébastien et mettant l’accent sur la « poussée de sang plus chaud » qui, dans cette période de trouble qu’est l’adolescence, gonfle sa « chair exaspérée » (SR, p. 874), élude les considérations juridiques pour se placer sur le terrain psychologique et moral ? Retraçant minutieusement la façon dont le père de Kern, en prédateur rompu à ces manoeuvres[24], pousse son élève, sans que celui-ci s’en rende compte, sur la voie où il va se perdre, il présente cette stratégie de séduction, à la veille de l’agression elle-même, comme le « viol d’une âme délicate et passionnée, sensitive à l’excès, environnée d’embûches tentatrices » (SR, p. 874). Aux yeux de Mirbeau, le viol physique, les détails sur la nature des faits importent moins que la manipulation par laquelle le prêtre, incarnation de la Société, s’est rendu maître d’un plus faible que lui et lui a infligé un traumatisme irréparable.

Dans cette perspective, le viol de Sébastien, n’en fût-il pas un au regard de la loi, ce dont le romancier, au fond, n’a cure, fonctionne comme une synecdoque : il s’inscrit, comme un cas exemplaire, particulièrement poignant, dans la série des violences, dont l’accumulation, pour le héros, est un lent assassinat. En même temps, il prend les dimensions d’une allégorie : comme tel, il illustre une loi de l’ordre social, — un ordre qui, pour Mirbeau, soumet « les natures les plus saines » à une mutilante « orthopédie de l’esprit »[25].

Les méfaits de cet exercice orthopédique sont mis en évidence lors de la scène qui va être la cause du renvoi de Sébastien et de son ami Bolorec, que le père de Kern, pour masquer son crime, accuse d’être tombés dans ce que Mirbeau appelle ailleurs « l’ordure des amitiés suspectes[26] ». Les deux adolescents ont en effet été vus, seuls, dans la salle de musique, et il n’en a pas fallu davantage pour les désigner injustement à l’opprobre général. En réalité, ils sont entrés dans cette salle attirés par un violon abandonné, dont Sébastien a essayé en vain de jouer et auquel il a fini par s’identifier mélancoliquement, une « voix intérieure » (SR, p. 924) lui soufflant ces mots à l’oreille :

N’es-tu point pareil à ce violon ? Comme lui, n’as-tu pas une âme, et les rêves n’habitent-ils point le vide de ton petit cerveau ? Qui donc le sait ? Qui donc s’en inquiète ? Ceux-là qui devraient faire résonner ton âme et s’épanouir tes rêves, ne t’ont-ils pas laissé dans un coin, tout seul, semblable à ce violon abandonné sur une chaise, à la merci du premier passant qui, pour s’amuser une minute, curieux, ignorant ou criminel, s’en empare et en brise à jamais le bois fragile, fait pour toujours chanter ?

SR, p. 924

Cette scène capitale, où le discours que la voix intérieure tient à Sébastien figure son destin en abyme, est l’occasion, pour Mirbeau, d’exploiter derechef les ressources de l’allégorie. Le violon figure en effet la belle âme du héros, faussée par une éducation inepte ; il représente, au plan symbolique, le terrible fiasco qui résulte pour lui de ses années d’apprentissage, faisant de lui aussi une vulgaire « boîte creuse », dont ne sortent que des sons « discordants et grêles » (SR, p. 924)[27]. Faut-il s’étonner, dès lors, que le signifiant obsédant, qui ramène l’attention au forfait du père de Kern, s’inscrive une fois encore dans le nom même de l’instrument ?

En déployant les mille résonances de son isotopie, le viol de Sébastien permet à Mirbeau de mettre en accusation la société. Aussi le romancier s’intéresse-t-il surtout aux mécanismes sociaux qui permettent au coupable d’échapper à toute sanction et qui font retomber la faute sur sa victime. D’une efficacité redoutable, ces mécanismes dévoilent l’asservissement de la religion à des intérêts étrangers à l’esprit évangélique. Le père de Kern le premier exploite l’autorité que lui confère son statut pour faire porter cyniquement à Sébastien la responsabilité du mal qu’il lui a fait, et obtenir son silence. Redoutant pour lui les conséquences de la honte qui étreint l’adolescent — à ses yeux, « une larve humaine » (SR, p. 887) qu’il aurait voulu assujettir à ses plaisirs —, il lui propose de l’entendre sur-le-champ en confession, pour l’absoudre. Même coupable, même criminel, lui rappelle-t-il, il a ce pouvoir. Jouant la comédie du repentir, plaidant un moment d’égarement, une soudaine rechute dans des travers dont il se croyait protégé, il en appelle à la pitié de Sébastien, lui demande à genoux de racheter son âme. Ayant ainsi retourné la situation, il obtient que sa victime se mette à son tour à genoux et confesse le « péché d’impureté » (SR, p. 890).

Incertain de s’être durablement protégé du bruit que Sébastien provoquerait en parlant, le jésuite, dont le visage trahit dès le lendemain « une joie […] impénitente » (SR, p. 894), bien différente du désarroi visible de sa victime, dénonce peu après l’adolescent, au prix de l’ignoble mensonge dont il a déjà été question, et obtient qu’il soit mis au secret avant que ne soit prise la décision de le mettre à la porte. De fait, Sébastien, enfin conduit auprès du Père Recteur, se voit signifier son renvoi irrévocable, dont les motifs, couverts des seuls mots de « scandale » (SR, p. 932) et de « péché » (SR, p. 933), ne sont jamais spécifiés, ce qui le prive de toute possibilité de se défendre.

Croyant trouver une oreille attentive auprès du père de Marel, Sébastien, qui espère « se décharger en lui de tout ce que son coeur [a] de trop pesant » (SR, p. 946), doit déchanter quand le jésuite consent à lui rendre visite. Atterré par des révélations inattendues, dont l’authenticité lui paraît certaine, celui-ci ne songe aussitôt qu’à étouffer une affaire « préjudiciable à l’orgueilleux renom de la congrégation » (SR, p. 949). Une « espèce de raison d’État », qui étouffe en lui « toute émotion », le conduit à chercher le moyen par lequel il pourrait lui aussi obtenir le silence de Sébastien, « même au prix d’une injustice flagrante » (SR, p. 949). La fourberie reprend alors ses droits chez ce disciple de Loyola, qui n’a en vue que « l’intérêt supérieur de l’Ordre » (SR, p. 949) : se faisant « presque complice du père de Kern » (SR, p. 949), il emploie toute son éloquence à obtenir de son ancien élève qu’il renonce à la divulgation de son secret, qui ne réjouirait que trop « les ennemis de la religion » (SR, p. 951). L’exhortant à supporter ses souffrances, en acceptant « courageusement l’épreuve que Dieu [lui] envoie » (SR, p. 951), il obtient de lui la promesse qu’il taira « cette affreuse chose » (SR, p. 952).

Au désespoir de l’adolescent répond le retranchement de l’institution ecclésiastique dans l’imposture, ce qui accroît la violence de l’outrage subi en empêchant une juste réparation. Certes, le père de Marel, pour dissuader Sébastien de parler, l’assure qu’il se chargera d’avertir en personne le Père Recteur et que le père de Kern, « puni avec une sévérité terrible », sera « envoyé dans une mission lointaine » (SR, p. 951). Mais, quelques années après, le coupable semble avoir échappé aux « peines disciplinaires » (SR, p. 888) : Sébastien apprend fortuitement, en lisant le journal, qu’il est devenu un prédicateur de renom, sur le point de prêcher le carême à Paris, en l’église de la Trinité, après l’avoir prêché à Marseille l’année précédente (SR, p. 1017).

Exclu du collège, Sébastien n’est pas mieux compris par son père : obsédé par les conséquences de ce renvoi pour sa réputation, celui-ci accable l’adolescent de reproches — « Tu es pire qu’un chien ! » (SR, p. 956) — et le relègue dans sa chambre, en attendant qu’il aille expier sa faute dans quelque lointain petit séminaire. Si Sébastien trouve la force de s’opposer avec succès à ce projet, le désoeuvrement dans lequel il s’enferme accroît son désarroi, sans éteindre son ressentiment. Celui-ci est moins dirigé contre le père de Kern, pour lequel il dit n’éprouver aucune haine, que contre le Père Recteur, qui n’a pas hésité à se compromettre avec un scélérat pour sauvegarder l’image de sa congrégation. Revoyant l’« impassible visage » de cet homme et sa « bouche ironique » (SR, p. 1018), Sébastien ne peut supporter sans colère le souvenir de son air bienveillant, masque de son mensonge : « Savait-il, lorsqu’il me renvoya ?…. Il devait savoir… » (SR, p. 1018)

Aggravant le traumatisme de Sébastien, cette volonté de ne rien entendre de sa souffrance et de sa colère le condamne à ressasser son malheur sans pouvoir sortir de l’impasse où sa vie est bloquée : « Le jour, le collège continue sur moi son oeuvre sourde, implacable de démoralisation ; la nuit, jusque dans mon sommeil, j’en revis les douleurs » (SR, p. 999-1000), note-t-il dans son journal intime. C’est ainsi que son existence, en proie à un perpétuel malaise, devient un destin : détruit par ceux qui auraient dû l’aider à développer ses facultés et ses dons naturels, Sébastien, subissant l’onde de choc des violences qu’il a supportées, survit au milieu de ces ruines, jusqu’à ce que la guerre donne définitivement un coup d’arrêt à son existence manquée.

Phénoménologie du viol : la confusion des sentiments

Dans une lettre à Mallarmé, Mirbeau affirme à propos de Sébastien Roch : « C’est le roman d’un adolescent violé par un Jésuite ; la conséquence de ce viol, dans la formation de son esprit et la direction de ses idées[28]. » Ces propos, qui focalisent l’attention sur la victime, mettent l’accent sur le retentissement de l’événement traumatique sur son intériorité. Les fréquentes restrictions de champ, qui donnent au récit un tour subjectif, comme l’insertion dans le roman de pages du journal intime du héros, privilégient son point de vue sur ce qui arrive, lequel porte aussi sur la genèse de cet événement décisif.

Ainsi, le roman, qui se développe comme un drame en trois actes dont la scène de viol est la principale péripétie, fait une large part aux perceptions, aux sentiments et aux états d’âme de Sébastien, de son départ pour le collège à sa mort sur le champ de bataille. Prenant modèle sur les romanciers russes, qu’il admire, Mirbeau peut ainsi mettre au jour « ce qui grouille et gronde, derrière un visage humain, au fond des ténèbres de la subconscience : ce tumulte aheurté, cette bousculade folle d’incohérences, de contradictions, de vertus funestes, de mensonges sincères, de vices ingénus[29] ».

Tendre, solitaire, en butte aux avanies de ses camarades, Sébastien est une proie facile pour le père de Kern. Celui-ci a bien perçu sa sensibilité frémissante, son imagination fertile, sa nervosité trop impressionnable. Sans doute le héros est-il capable de mouvements d’indignation, quand s’échauffe le « sang peuple » qui coule « dans ses veines » (SR, p. 805) ; mais, face aux « brutalités des apparences extérieures », il est surtout enclin à trouver refuge dans les « mondes éblouissants » (SR, p. 788) de ses rêves, où s’épanouit son idéal d’une vie toute de beauté et d’amour. Oscillant entre la mélancolie et l’enthousiasme, la révolte et la résignation, il attend qu’une main secourable le guide « à travers les voies encombrées de son intelligence » (SR, p. 816).

Le père de Kern, auquel ses fonctions de « maître d’étude » (SR, p. 844) ont permis d’observer longuement sa future proie, vient à lui comme un sauveur. Mais la bienveillance dont il fait preuve à l’égard de Sébastien est une pose, un moyen de prendre celui-ci au piège de « sa voix suave » (SR, p. 844) et de ses douces paroles. Si le héros éprouve d’emblée un indéfinissable malaise à la vue de ce prêtre au « corps de félin », dont les gestes alanguis ont des inflexions voluptueuses, et qui pose sur lui « un regard trouble », traversé par moments de « flammes […] vite éteintes » (SR, p. 845), il se laisse prendre au jeu de ce séducteur, qui flatte ses goûts pour la poésie, la musique, le dessin.

Sous prétexte d’instruire Sébastien dans ses disciplines préférées, le père de Kern surexcite ses sens et son imagination au cours de conversations régulières, de plus en plus intimes : l’histoire de la littérature et des arts lui sert à enfiévrer cet esprit jeune d’images et de situations suggestives, chaque jour qui passe le faisant « pénétrer plus avant dans le domaine des choses défendues » (SR, p. 858). Lorsque le jésuite s’enhardit, un jour, à s’approcher si près de Sébastien que son souffle se mêle à celui de son élève, lorsque celui-ci, une autre fois, surprend son maître, au cours de la nuit, observant ses formes pendant son sommeil, il sent ses préventions renaître. Le souvenir de son malaise au premier regard du père de Kern lui revient à l’esprit, un « rêve pénible » (SR, p. 861) l’assaille la nuit suivante, des étourdissements le prennent, comme s’il avait entrevu « un gouffre du haut d’une falaise » (SR, p. 862).

En dépit de ces signaux d’alerte, Sébastien se rassure en songeant que le père de Kern a « la réputation d’un prêtre pieux, presque d’un saint » (SR, p. 865). Il se dit que l’étrange éclat de ses yeux est le fruit de ses macérations et de sa « flamme mystique » (SR, p. 865). S’il décide cependant de prendre avec lui quelque distance, en n’allant plus à leurs rendez-vous vespéraux, il découvre bientôt qu’un vide étrange s’est fait dans son existence : le « baume des paroles enchanteresses et consolatrices » (SR, p. 866) du jésuite lui manque, comme un secours irremplaçable. Se reprochant son ingratitude à l’égard de son maître, il préfère bientôt se souvenir avec reconnaissance de tout ce qu’il a éveillé « en lui de beau, de noble, d’ardent » (SR, p. 868) : ayant imploré son pardon, il revient à lui. C’est ainsi qu’il se perd.

Une telle naïveté étonne de sa part. Sans doute Sébastien, comme l’explique le narrateur, a-t-il conservé, en dépit de ses quinze ans, une candeur virginale : de l’amour, il ne conçoit pas « la brutalité physique », ni la « farouche lutte sexuelle » (SR, p. 864). Mais, quand le père de Kern, se livrant soudain à d’impudiques confidences, évoque les « plaisirs maudits » qui l’ont jadis précipité dans le péché, qu’il presse l’adolescent de questions sur ses propres « impuretés » (SR, p. 870), comment celui-ci peut-il entendre sans répugnance de tels propos, lui que ceux du père Monsal, son confesseur, avaient tant offusqué ?

Le narrateur met cet aveuglement sur le compte du patient travail de sape par lequel le père de Kern a eu raison de « l’équilibre moral » de Sébastien et de « l’honnêteté de son instinct » (SR, p. 873). Attaqué « dans les racines mêmes de [s]a vie intellectuelle » (SR, p. 874), avant d’être souillé dans sa chair, il aurait été perverti d’autant plus facilement qu’il aurait été abusé par ses qualités naturelles : « la générosité de son intelligence », « la confiance de son idéal » (SR, p. 873). Loin de s’en tenir là, le texte cependant laisse sourdre une autre explication, d’ordre libidinal. Car Sébastien est aussi un être de désir. Les regards louches que lui jette le père de Kern font germer « dans son esprit d’énervantes suggestions » et « dans sa chair d’irritantes fièvres » (SR, p. 853). Il éprouve soudain, sur sa peau, des frissons et des chatouillements rappelant les « étranges sensations épidermiques » (SR, p. 854) que lui procuraient autrefois les caresses de Marguerite.

Le langage du corps est des plus explicites. Sébastien est troublé par le désir de l’autre, quel que soit son sexe : une curieuse équivalence érotique s’établit entre les mains de sa jeune amie, ces mains « aux veines réticulées, aux souples articulations », dont le contact faisait palpiter tout son être de plaisir et de crainte, et le regard du jésuite, qui évoque pour lui « les mêmes choses terribles et défendues » (SR, p. 854). À l’indétermination sexuelle qui s’exprime à travers cette surprenante équipollence répond l’ambivalence des affects de l’adolescent. Troublé par le désir du père de Kern, comme par celui de Marguerite, il ne peut concevoir son assouvissement que dans un mixte « d’extase et de torture », où la coexistence du « feu » et de la « glace » provoque en lui un inévitable déchirement : « Cela l’épouvantait et l’attirait tout ensemble » (SR, p. 854). Cependant, la simultanéité de ces affects contraires n’empêche pas Sébastien de s’abandonner au père de Kern, dont la « voix charmante et claire » ne lui permet pas de « rester le maître de son coeur » (SR, p. 855).

Si l’on entend bien ce que dit le narrateur, dans ce passage en discours indirect libre qui nous livre les débats intérieurs du héros, un attachement amoureux lie donc celui-ci à son maître d’étude, attachement que polluent, dans son coeur, les « vagues effrois d’un autre amour […] impossible et salissant », puisque l’amour, selon l’éducation qu’il a reçue, s’incarne dans « la femme » (SR, p. 864). Cet obstacle, qui empêche Sébastien de suivre en toute confiance la pente de ses sentiments, n’est toutefois pas assez puissant pour réprimer en lui l’« idée d’un crime insoupçonné », qui s’est emparée de son imagination et s’y est enracinée si profondément qu’il lui est devenu impossible « de l’en chasser » (SR, p. 854). Aussi ses tentatives pour rompre avec le père de Kern sont-elles toujours vaines et n’ont guère pour effet que de rallumer son désir, que le travestissement mystique ne rend pas moins ardent. C’est du moins ce que montrent les singuliers transports de l’adolescent, qui brûle de témoigner à son maître sa reconnaissance, après s’être éloigné de lui avec une ingratitude coupable : « Il aurait voulu écarter les plis de sa soutane, et panser les marques rouges de sa poitrine, et baiser ses plaies saignantes » (SR, p. 868). Les suggestions érotiques d’une telle exaltation n’échappent à personne. Le jésuite ne s’y trompe pas, qui, au moment où Sébastien consent à le revoir, lui jette un « regard aigu » qui entre en lui « comme une vrille » (SR, p. 868). C’est alors que reprennent leurs rencontres quotidiennes, qui procurent à l’adolescent « un plaisir plus vif », la nuit leur conférant « un double mystère de fête religieuse et de rendez-vous défendu » (SR, p. 869). Faut-il s’étonner que Sébastien, dans ce contexte, sente naître en lui, si faible devant la corruption, « des troubles physiques d’un caractère anormal » (SR, p. 874) — des échauffements, des spasmes, des vertiges — à travers lesquels se manifestent les impulsions érotiques de la puberté ; et, qu’au cours d’une nuit d’orage, mû par une « force diabolique » (SR, p. 878), métaphore d’un désir inavouable, il suive sans résistance le jésuite dans sa chambre ?

Si ce qui se passe dans cette chambre, dont on sait peu de choses, lui laisse le souvenir d’« une caresse brusque, violente, terrible » (SR, p. 883), qui a produit sur ses membres une impression de « brisement », et de « brûlure douloureuse » (SR, p. 882) sur ses joues, Sébastien a très vite la certitude d’être à jamais « obsédé […] de sa souillure » et de ne plus pouvoir se libérer de « l’indicible horreur de cette nuit » (SR, p. 885). La honte et le dégoût, qui le gagnent tout d’abord, le poussent à s’identifier aux mendiants couverts de vermine dont il a aperçu les « difformités de cauchemar » (SR, p. 897) lors de la promenade ; mais il n’éprouve bizarrement aucune haine contre le père de Kern.

Ayant conscience de n’avoir pas été le seul, tant s’en faut, à s’être laissé « prendre […] aux plis de sa soutane » (SR, p. 904), Sébastien, qui plaint les victimes de cet infâme « dévorateur de petites âmes » (SR, p. 904), éprouve surtout un sentiment de « dépit », celui de « n’être rien dans la vie de cet homme » (SR, p. 944). Il sent aussi monter en lui « de la jalousie », au milieu de sa pitié ; et il déteste avoir encore, malgré lui, « de l’admiration […] pour ce prêtre attirant et damné » (SR, p. 944) : « Jalousie de quoi ? admiration de quoi ?… Il n’en savait rien » (SR, p. 944). Tout indique que Sébastien, livré à la confusion des sentiments, est tenaillé par un désir qui ne le laisse pas en paix, malgré ce qu’il a subi, et sans doute aussi à cause des traces qu’a laissées l’épisode dans sa mémoire : son esprit, où prennent forme « des ordures tangibles », est envahi par ces « images » et ces « scènes lubriques », il est affolé par leur « salissante obsession » (SR, p. 906).

Le père de Kern lui a en effet « révélé le plaisir » (SR, p. 907). Le narrateur, qui glisse cette information capitale par le biais du récit d’un rêve au cours duquel Sébastien a vu Marguerite lui apparaître, s’abstient d’en mesurer toutes les conséquences, préférant insister sur la charge érotique des paroles de la jeune fille — « Allons, viens avec moi […] je t’apprendrai des choses que tu ignores, des belles choses que m’a apprises le Père de Kern, et qui font claquer les dents de plaisir » (SR, p. 907) — et sur l’impudicité qui la conduit à lever ses jupes devant son bien-aimé et à lui offrir « à baiser son corps prostitué et couvert d’immondes souillures » (SR, p. 907-908). Ce rêve, qui verse du feu dans les veines de Sébastien et le porte au comble de l’excitation, lui fait désirer et redouter à la fois une baisse de la douloureuse tension qui le fait souffrir.

Cependant, si les fantasmes qui l’empêchent désormais de prier le ramènent à cette Marguerite « dévêtue, violée, violatrice » dont les lèvres « distillent le vice » (SR, p. 915), les images qui assiègent obstinément son esprit lui montrent aussi, concurremment, le visage du père de Kern. Sébastien, qui se reproche de l’« avoir si durement repoussé », en vient à « regretter la chambre » et à « concevoir l’espoir d’y retourner, d’y rester, d’y savourer [d]es voluptés violentes » (SR, p. 915). Il va ainsi, de la tentation au dégoût et à la prostration, hanté par ces « images impures », qui fouettent ses sens et le poussent à de « honteuses rechutes » (SR, p. 944). Son départ du collège ne change rien à ses obsessions. L’esprit occupé de souvenirs accablants, dont son journal intime garde la trace, il ne peut oublier le père de Kern, à l’égard duquel ses sentiments restent ambivalents :

Je rêvais au Père de Kern souvent, sans indignation, quelquefois avec complaisance, m’arrêtant sur des souvenirs, dont j’avais le plus rougi, dont j’avais le plus souffert. Peu à peu, me montant la tête, je me livrais à des actes honteux et solitaires, avec une rage inconsciente et bestiale. Je connus ainsi des jours, des semaines entières — car j’ai remarqué que cela me prenait par séries — que je sacrifiai à la plus déraisonnable obscénité ! J’en avais ensuite un redoublement de tristesse, de dégoûts, et des remords violents. Ma vie se passait à satisfaire des désirs furieux, à me repentir de les avoir satisfaits ; et tout cela me fatiguait extrêmement.

SR, p. 976

Sébastien en vient cependant à décrire ces pulsions onanistes, qui se sont d’abord manifestées « par saccades », comme « une fonction normale de [son] corps » (SR, p. 983), devenue régulière. Celle-ci n’en a pas moins un envers de culpabilité. Le héros continue en effet à être hanté par des rêves « atrocement pénibles » (SR, p. 999), dont les images sombres bourrèlent son esprit. L’un de ces cauchemars, toujours le même, retrace son départ pour le collège, où l’attend une « foule cruelle » (SR, p. 1000), conduite par les jésuites, qui semble vouloir le lyncher : alors tout ce qu’il a « connu d’abominable se représente [à lui] en aspects terrifiants » (SR, p. 1000-1001). Un autre de ses rêves, auquel il tente d’échapper en évoquant des images de luxure, n’est pas plus rassurant : broyés au mortier par le Recteur du collège, des papillons, qui sont en réalité des âmes d’enfant, y sont réduits en une « pâtée épaisse et rouge », que cet homme finit par jeter à « de gros chiens voraces » (SR, p. 1002).

Dénaturé par une éducation religieuse qui flétrit la chair, Sébastien a-t-il été entraîné malgré lui par le père de Kern dans sa perversion ? Tout dans le récit semble aller dans le sens de cette interprétation, qui conforte l’orientation satirique du roman. La complaisance du héros à l’égard de ce jésuite, même après avoir été violé par lui, pourrait alors se comprendre comme une manifestation de ce qu’on a appelé depuis « syndrome de Stockholm ». Sébastien est lui-même étonné de cette « chose curieuse et qui [le] trouble » (SR, p. 1017) : de tous les prêtres qu’il a connus, le père de Kern est « celui [qu’il] déteste le moins » (SR, p. 1017). Mais, plus intéressante encore est la question que cette réflexion suscite dans l’esprit du jeune homme, lorsqu’il considère le mal que ce jésuite lui a fait : « ce mal, devais-je, pouvais-je y échapper ? N’en avais-je pas le germe fatal ? » (SR, p. 1017)

Quel est donc ce « germe » qui s’est développé en lui comme une fatalité ? La métaphore renvoie-t-elle simplement au tragique de l’Éros, constante de l’oeuvre du romancier ? Ou bien désigne-t-elle, de manière plus précise, le non-dit uraniste qui hante le récit de part en part ? L’une des questions que pose Sébastien Roch est bien celle-ci : le héros devient-il homosexuel parce qu’il a été violé par un homme, expérience qui l’a perverti, ou bien portait-il inconsciemment en lui ce penchant, qui lui a été révélé au cours d’une épreuve bouleversante, intriquant étroitement jouissance et culpabilité ?

Les relations que Sébastien entretient avec Marguerite apportent à ces questions un éclairage déterminant. Au cours des premières années qui suivent leur rencontre, les deux enfants sont « liés d’amitié assez vive » (SR, p. 707). Peu avant son départ pour le collège, Sébastien, sentant gronder en lui des « chagrins vagues », trouve refuge auprès de « sa petite amie » (SR, p. 707), dont les « câlineries inventives » (SR, p. 708) lui semblent charmantes, même s’il s’inquiète de la flamme hystérique qui la dévore déjà : « Ses manières […] n’étaient pas d’une petite fille, bien que son langage fût demeuré enfantin, et qu’il contrastât avec la grâce, savante, presque perverse qui émanait d’elle, une grâce de sexe épanoui, trop tôt, en ardente et maladive fleur » (SR, p. 708). Sébastien, qui découvre confusément, à son contact, les émois érotiques, sent alors monter en lui, « avec des sursauts et des heurts », des forces inconnues mais puissantes, qui s’agitent, comme « de la vie prisonnière » (SR, p. 708) s’efforçant de jaillir. Mais, dès les premières vacances qui lui permettent de rentrer chez lui, ces promesses semblent flétries par l’expérience du collège. Le plaisir de revoir Marguerite est gâté pour Sébastien « par l’inquiétant souvenir » (SR, p. 828) des questions indiscrètes du père Monsal, si bien nommé, qui ont porté atteinte à sa pureté. L’enfant, ressent alors, en présence de son amie, une gêne qui le pousse à se soustraire à ses caresses, même s’il éprouve une intense curiosité pour cette « chair défendue et maudite » (SR, p. 828) dont il voudrait sonder les arcanes.

D’autant que la femme commence à paraître en Marguerite : « quelque chose de fauve » révèle « l’obéissance de tous [s]es mouvements au sexe implacable et dévorateur » (SR, p. 828). L’immense besoin d’aimer qui est en Sébastien se heurte à l’image effrayante de cette féminité dévastatrice, où l’Ève biblique est renouvelée par la métaphysique schopenhauerienne de l’amour. Sous le regard de Sébastien, Marguerite apparaît de plus en plus comme cet être « inapte » à tout, sinon à l’amour comme moyen de « perpétuer l’espèce » que décrit le philosophe allemand : un être qui n’est en vérité qu’« un sexe[30] » et dont la seule aspiration est de posséder, de dominer, voire de torturer les hommes si nécessaire, pour parvenir à ses fins.

Après avoir été violé par le père de Kern et renvoyé du collège, le héros, de retour à Pervenchères, son village natal, fuit Marguerite, alors que celle-ci le poursuit de ses « oeillades », de ses frôlements et de ses « tendresses muettes » (SR, p. 1005). Se dérobant à ses sollicitations incessantes, il tente d’échapper à sa nature vorace, qui s’est encore accentuée : comprenant qu’elle porte en elle « l’amour et la vie » (SR, p. 967), qu’elle joue son rôle de femme « dans sa douloureuse et sublime ardeur créatrice » (SR, p. 1007), il mesure en même temps combien il s’est éloigné d’elle. Songeant qu’elle ressemble à son père, un général dont elle a « le front de butor », il ne sait plus si ce qu’il ressent pour elle est « de l’amour », « de la haine » ou « simplement de l’ennui » (SR, p. 1011) : tantôt, elle lui paraît « un baby, insignifiante et babillarde » ; tantôt, « pire qu’une femme corrompue » (SR, p. 1012). Près d’elle, il est « glacé » (SR, p. 1014), malgré ses formes électrisées par le désir, qu’elle lui laisse deviner « en sa nudité pâmée » (SR, p. 1013).

Aussi Sébastien, « par une pente naturelle et détestée de [son] esprit » (SR, p. 1008), en revient-il toujours à la solitude de ses débauches imaginaires. Mélancolique, il attend toujours qu’un être « de bonté et de pitié » (SR, p. 1009), à qui il pourrait se montrer tel qu’il est, vienne à lui pour le guider. Le rendez-vous galant que finit par lui arracher Marguerite le fait hésiter entre « dégoût » et « angoisse d’une attente délicieuse » (SR, p. 1019). Mais, quand il se trouve en sa présence, qu’il la sent « haleter » et « se tordre contre [lui] », il lui semble qu’il subit « le contact d’un animal immonde » (SR, p. 1021). La rencontre amoureuse tourne au désastre, tant « l’horreur physique de cette chair de femme » (SR, p. 1021) est insurmontable pour lui.

Incapable de rompre ces liens qui lui pèsent, Sébastien accepte pourtant d’autres rendez-vous, qui « l’énervent et l’ennuient » (SR, p. 1027) tout autant. Marguerite pleure, le voyant si peu empressé auprès d’elle ; lui, redoute le moment où ces larmes ne suffiront plus à la jeune femme, qui exigera davantage. Ce moment vient fatalement, peu avant le départ du conscrit pour la guerre. Or, il a toutes les apparences d’un viol. Marguerite s’étant montrée des plus entreprenantes, son « intolérable contact » (SR, p. 1043) fait d’abord horreur au jeune homme. Essuyant la salve de ses baisers, dont les « picotements » évoquent pour lui « mille sangsues voraces » (SR, p. 1043), il sent s’éveiller en lui une envie de meurtre, de strangulation : « Ce n’était plus seulement de la répulsion physique qu’il éprouvait, en cette minute, c’était une haine, plus qu’une haine, une sorte de justice, monstrueuse et fatale, amplifiée jusqu’au crime, qui le précipitait dans un vertige » (SR, p. 1044). Mais Marguerite, sans le savoir, finit par réveiller en Sébastien le souvenir de la chambre où le jésuite l’a « pris » (SR, p. 1046), au collège. Le héros sent alors monter en lui « le désir violent de cette chair » (SR, p. 1046), qu’il parvient à posséder dans une sorte d’hallucination. Lorsqu’il revient à lui, il est « presque surpris » (SR, p. 1048) de trouver à ses côtés Marguerite, qui a manifestement posé pour un autre :

Sa pensée était ailleurs, était loin. Elle était là-bas !… Elle était dans l’embrasure de la fenêtre du dortoir ; elle était sur les grèves, dans les bois de pins, charmée d’une voix qui se confondait avec celles de la mer et du vent ; elle était dans la chambre où voletait, capricieux et léger, le tison rouge de la cigarette, et elle la regrettait. La regrettait-il ?… Il s’y complaisait et ne la maudissait plus.

SR, p. 1048

À la suite de cette nuit, Sébastien, qui se refuse à revoir Marguerite, a compris que sa vie serait « menacée par l’infiltration continue de son vice », qu’il serait toujours la proie de « tous les désordres du sentiment » (SR, p. 1051). Dans le bataillon de la garde mobile qu’il rejoint peu après, il a l’heureuse surprise de retrouver Bolorec. Si leur guerre n’a rien d’épique, Sébastien renouvelle en compagnie de son ami cette fraternité d’armes que Roland et Olivier ont illustrée après les Dioscures. Au collège, les deux enfants ne se souciaient guère d’être vus « toujours ensemble » (SR, p. 811), quitte à susciter la réprobation de leurs maîtres[31]. Dans l’adversité des combats, ils ne se préoccupent pas davantage de l’opinion de leurs chefs, se sentant unis « par une tendresse forte, par des liens de souffrance et de mystère, infiniment puissants » (SR, p. 1068), que rien ne saurait briser.

Faut-il voir dans cette tendre affection une résurgence du motif homosexuel, sublimé ? Sébastien Roch, dont le sous-titre est « roman de moeurs », a ceci de remarquable qu’il s’attache, comme l’a montré Jean-Louis Cabanès, à disqualifier, dans leur langage même, les personnages conformistes, tel le père du héros, qui se font volontiers les porte-parole de la normalité[32]. Si ce roman est passionnant, c’est précisément parce que le viol de Sébastien ne se laisse pas appréhender selon des catégories normatives : cette expérience singulière, dont Mirbeau suggère la profonde ambivalence, excède toute rationalisation, toute normalisation idéologique. S’y expriment confusément, à travers les variations d’une conscience écartelée, ces désirs indicibles qui rongent le coeur de l’homme.