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La vie matérielle est analogue à la vie animale ; il faut qu’un pays soit sillonné de chemins de fer comme un membre est sillonné de muscles et de nerfs. Les voies de communication rapides sont comme les artères et les veines où se précipite le sang : sans elles, pas de circulation, pas de vie possible[1].

Écrivain sur la route, le reporter ne se trouve pas dans le confort d’un bureau, attaché qu’il est à cette promesse d’offrir au lecteur le meilleur angle d’observation sur le réel. Il engrange du millage, à bord d’un fiacre, d’un wagon, d’une cabine sur l’océan, bientôt d’un ballon dans les airs. Cité par Pascal Durand dans La civilisation du journal, le Larousse de 1875 ne laisse pas de doute sur la capacité la plus essentielle de l’auteur de reportages : « “La France doit à l’Angleterre ce type de journaliste à qui les jambes sont plus indispensables que le style[2].” » Il faut passer outre la pointe désapprobatrice et antibritannique du vieux dictionnaire et noter plutôt l’importance du mouvement comme contrainte et comme propriété compensatoire dans l’écriture du reportage. C’est l’idée qui survient aussi dans l’entrée en matière de Lorenzo Prince, reporter montréalais à La Presse, alors qu’il est en Russie durant son voyage autour du monde : « Moscou a été décrit tant de fois par des plumes, auxquelles je ne ferai pas l’injure de comparer mon misérable crayon de journaliste en tournée universelle à toute vapeur […][3]. » Si le reporter relègue symboliquement et temporairement l’écriture au second plan — après tout, il usera lui aussi de techniques littéraires —, c’est donc entre autres pour mieux mettre en valeur le rythme et la distance géographique qui motivent et marquent son écriture.

Entre les nouvelles et les journalistes se trame un réseau dont les moyens et les ramifications n’ont cessé de croître depuis l’avènement du journal d’information au xixe siècle. Le genre du reportage occupe le premier plan de la mutation généralisée qui introduit la presse d’information dans le monde occidental. Il incarne le succès de la nouvelle (de l’insignifiant accident jusqu’aux plus grands événements) en convoquant une imagerie épique et aventurière liée à ce mouvement. Il n’est donc pas sans intérêt de superposer au réseau des routes, des rails et des lignes maritimes le lacis des chemins du reporter qui s’établissent progressivement au xixe siècle pour s’interroger sur les débuts du reportage québécois. Il existe encore peu de travaux sur le reportage au Québec ou sur le reportage francophone dans les journaux en Amérique du Nord. La critique s’est intéressée à des écrivains-journalistes, à des journaux et à certains genres proches du reportage, notamment au fait divers[4] et au récit de voyage[5], mais, hormis les recherches pionnières de Jean de Bonville à la fin des années 1980[6] et l’ouvrage encore récent de Guillaume Pinson sur la culture médiatique francophone[7], les travaux existants n’ont touché qu’indirectement au reportage. Bonville a détaillé la manière dont le genre émerge à partir de la deuxième moitié du xixe siècle au Québec sous l’impulsion d’une série de transformations socioéconomiques et techniques qui touchent de différentes façons l’ensemble du monde occidental, transformations qui font du journal d’opinion un média de grande diffusion financé par la publicité. Parmi celles-ci, le développement fulgurant des transports et des communications s’imbrique dans la matière et dans les modalités qui permettent la naissance du genre. Composé au rythme du télégraphe, des trains et des bateaux, le genre s’avère dès ses balbutiements intimement lié à la notion de déplacement, tandis que parallèlement le journal d’information s’est tendu vers une réduction asymptotique et même vers l’illusion d’un effacement de la distance et du temps qui séparent le lecteur et son contenu, journalistique et publicitaire. Dans son ouvrage sur l’espace médiatique francophone, Guillaume Pinson présente ce rétrécissement du monde lié au réseau complexe d’emprunts et d’échanges qui existe entre les journaux de part et d’autre de l’Atlantique. L’étude des circulations et des modélisations des formes journalistiques dans les zones francophones lui permet de commenter l’omniprésence du genre : « Le mouvement de convergence vers le reportage traduit ainsi une forme particulièrement frappante de “synchronisme poétique” international, ce que ne manquent pas d’ailleurs de relever les contemporains[8]. » Il décrit l’histoire du journal et du reportage dans ce « territoire immense » et ce « marché exigu[9] » qu’est le Québec en remontant dans son panorama jusqu’en 1774, date de l’Acte de Québec. L’espace québécois s’étend alors des Grands Lacs jusqu’à une partie de l’Ohio : c’est le Canada, avant d’être le Bas-Canada, avant d’être le Québec.

Sur cet immense morceau de continent à la fin du xviiie siècle, le reportage n’existe pas encore ; il faut attendre la deuxième moitié du xixe siècle. Le grand reportage n’en est alors qu’à ses débuts, mais on trouve déjà sa préfiguration dans des récits de voyage publiés en périodiques, ceux des écrivains Arthur Buies ou Honoré Beaugrand par exemple. Comme pour tous les genres, la naissance du reportage « n’est pas celle d’un être vivant[10] ». La critique littéraire a en effet montré qu’il avait plusieurs sources[11], et qu’il s’était entre autres construit à partir du fait divers[12] et du récit de voyage publié en journaux[13]. Il recouvre tantôt la logique de proximité et le caractère social du fait divers, tantôt les grands déplacements qui figurent dans le récit de voyage journalistique, croisant sans cesse dans ses mailles les fils opposés du familier et du lointain. On peut d’ailleurs concevoir la naissance d’un genre médiatique comme celle d’une forme littéraire, se réalisant à partir de « transformations », d’« assemblages », mais également, comme le rappelle Marielle Macé, par « transplantation à partir du non-littéraire[14] ». Bien plus qu’un arrière-plan historique, les conditions matérielles et techniques participant de l’apparition du reportage se sont ainsi greffées au corps générique. L’analyse d’un reportage spécifiquement québécois peut ainsi paraître problématique, entre autres parce que le syncrétisme technique ou textuel qui prend forme et corps dans le reportage comme sur la page du journal d’information s’inscrit dans un imaginaire et une évolution transnationale, dans un monde se médiatisant globalement. Les débuts du reportage et du grand reportage québécois se situent encore difficilement dans une chronologie précise[15], mais les journaux du Canada reprennent dès le xixe siècle les textes de grands reporters français[16]. On peut lire dans Le Courrier du Canada les « Vingt-cinq lieues en ballon[17] » de Paschal Grousset, collaborateur à la Gazette de Paris et au Figaro en 1867, ou encore le reportage « Un Canadien français au Pôle Nord[18] » de Ludovic Naudeau, rédigé pour le Journal à Paris en 1901. Autrement dit, les éléments qui entrent dans sa définition ne sont pas uniquement caractéristiques de la forme telle qu’elle se présente dans la province, et il est aisé de constater qu’une étude sur le reportage au Québec devra mesurer le genre à d’autres définitions, notamment en regard des similitudes qu’il possède avec la pratique du journalisme aux États-Unis et en France. Or, c’est là une partie de l’intérêt de cet objet qui ne s’insère pas si aisément dans le corpus québécois. Imbriqué dans un système médiatique international, cosmopolite, compétitif et multilingue, le reportage dès ses débuts met en cause l’enracinement du journal et de la littérature dans le terroir québécois du xixe et du début du xxe siècle.

L’étude qui suit propose de remonter à la présence concrète et discursive de ces nouveaux moyens techniques et technologiques dans le contexte où s’inscrit le reportage au Québec. Elle prend pour corpus principal un cas précis, c’est-à-dire la série du « Tour du monde » de Lorenzo Prince et d’Auguste Marion publiée par La Presse en 1901, dont les reportages ont été retenus ici pour trois raisons toutes simples : ils sont motivés par le développement des transports, ils sont liés et comparables aux reportages autour du monde réalisés par d’autres journalistes ailleurs en Occident au même moment et ils sont l’un des premiers projets de grands reportages connus au Québec. L’analyse vise à saisir les contraintes liées au temps et à l’espace dans l’écriture du tour du monde telles que les reporters et La Presse s’en sont saisis, mais également à cerner la spécificité de cette série, artefact issu du déplacement et de la traversée des frontières de deux reporters canadiens-français au tournant du siècle.

SUR LE CONTINENT ET LA PAGE DES JOURNAUX

Il faut imaginer le Bas-Canada et l’Amérique du Nord avant le milieu du siècle. Depuis 1774, il y a eu la guerre d’Indépendance des États-Unis (1775-1783) et la signature de l’Acte constitutionnel (1791). Le territoire a rétréci, et le poids politique des francophones a fondu. Au début du xixe siècle, on circule sur des routes de terre et par les cours d’eau, qui ne permettent pas de franchir une grande distance et qui sont largement impraticables durant l’hiver[19]. Pierre Rajotte souligne le bond qui s’opère entre le début et le milieu du siècle : en 1811, le trajet Montréal-New York dure « plus de huit jours en canot et en charrette[20] », alors qu’en 1850, on peut faire Québec-New York en bateau à vapeur en deux jours et demi. En 1867, avec l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, on décide de relier l’ensemble des colonies confédérées par chemin de fer[21]. Durant son passage dans l’Ouest américain, dont il publiera le récit dans La Patrie en 1890, Honoré Beaugrand mesure l’exceptionnelle différence entre son parcours de Montréal à Chicago par le « Grand Trunk Railway » et celui du baron de Lahontan en 1687, dont il évoque le trajet par la rivière Détroit et le lac Saint-Clair juste avant les voyages « à Michillimakinac, par la route que l’on suivait alors pour atteindre le portage de Chegakou[22] ». Beaugrand compare son trajet à un jeu d’illusion au théâtre, par lequel les décors « s’élèvent ou s’enfoncent, paraissent et disparaissent[23] ». C’est le cours du trajet qui sert de scénographie au récit de voyage journalistique et au grand reportage. Le train, le télégraphe et les lignes maritimes régulières modifient la carte, et le réseau de transport et de communication fascine les journalistes.

On constate la mention des transports et des communications un peu partout dans les périodiques : dans les encarts publicitaires et les prospectus, dans les textes et dans la forme même du support. Le télégraphe, c’est bien connu, façonne le journal par ses contraintes techniques et économiques : il fournit de la matière, mais formate aussi les sections, segmentant l’espace en courtes dépêches placées en frises verticales. Le fait divers des débuts s’inscrit dans son prolongement soit par le rappel simple du vocable « télégraphique », ou encore par l’évocation de sa rapidité — « dernières dépêches », « dernières nouvelles » — ou de sa provenance — « nouvelles de Montréal », « de Québec », « des États-Unis[24] », etc. Les colonnes de faits divers mettent en lumière, de manière constante, les déplacements, les communications et les succès ou les échecs de cette circulation. Le rédacteur ou l’éditeur qui s’occupe de faits divers agit comme relais à l’intérieur du système économique et technique, compulsant parmi les télégrammes et les journaux étrangers la matière de sa rubrique, tout en relevant les événements à proximité (accidents, vols, agressions, bagarres, conflits judiciaires, meurtres et suicides). Il est frappant de voir côte à côte, et traités sur le même ton, ces paragraphes extraits des publications étrangères et les entrefilets tirés des dépêches du télégraphe avec les nouvelles locales. La petite information de proximité, « recensement inlassable du très petit[25] », reconduit en fait une familiarité presque rurale près de la conversation de village. Suivant de très près l’évolution technique dont il est lui-même issu, le fait divers se présente tantôt comme une célébration du réseau, tantôt comme une réaction méfiante face aux risques modernes, liés à l’existence « des voitures, des tramways et des appareils ménagers », à « la mécanisation qui s’accélère dans les usines » et à « la population qui se densifie[26] », comme le souligne l’historienne Magda Fahrni. Témoins privilégiés de ces changements, les journaux marquent leur appartenance au réseau dont ils sont tributaires. Le fait divers est ce « terreau du reportage[27] », qui rend compte d’un monde lui aussi obnubilé par le progrès, par l’accélération des échanges et des transports.

LE REPORTAGE-ÉVÉNEMENT

À la fin du siècle, les journaux mettent au point des méthodes d’autopromotion influencées par les nouveaux moyens de communication et de déplacement. Le slogan du quotidien La Presse n’occupe pas seulement le coin gauche de la une : on le retrouve jusque sur une montgolfière au-dessus de son bureau de Montréal[28]. Ces méthodes se matérialisent aussi en reportages-événements[29], particulièrement récurrents dans La Presse à la fin du siècle. La prémisse est un mélange d’apologie du progrès et de publicité. En 1901, La Presse finance une expédition sur le Saint-Laurent pour montrer qu’il est possible de naviguer sur le fleuve pendant l’hiver[30]. Elle s’attarde aussi au développement des moyens de communication, et publie des textes comme les résultats des « expériences de radiotélégraphie menées entre son siège social et son bureau de Joliette[31] ». Même si les journaux québécois de la fin du xixe siècle n’ont pas du tout la vulgarité et le sordide des journaux jaunes du xxe siècle[32], Bonville voit dans cette autopromotion « un des traits les plus caractéristiques du yellow journalism américain[33] », « journalisme jaune » se définissant par un étalage d’informations provocantes plus ou moins vérifiées, généralement axées sur le crime, la moralité, le sensationnel, et une esthétique tapageuse visant la promotion du journal. Les nouvelles méthodes de La Presse lui valent d’être traitée de « putain de la rue Saint-Jacques[34] » par Henri Bourassa, et Bonville rappelle qu’une partie de la rédaction de La Presse s’inspire de la presse aux États-Unis. Trefflé Berthiaume, propriétaire du journal de 1889 à 1915, cherche à utiliser le langage des nouveaux journaux d’information américains. Lorenzo Prince, rédacteur en chef au tournant du siècle, se rend à New York en 1898 pour recueillir des « modèles à imiter » : illustrations, manchettes, unes attrayantes avec de gros caractères ne servant qu’à annoncer les nouvelles se trouvant à l’intérieur des journaux, « gravures comiques des actualités[35] ». Les journalistes au Canada s’inspirent des façons de faire américaines, comme en France d’ailleurs, mais les modèles de mise en pages et les contenus circulent de part et d’autre du continent et de l’Atlantique dans un système d’« interdépendances médiatiques globales[36] » que Guillaume Pinson met en lumière dans son étude du réseau de la presse francophone, et qui se situent au fondement même du journalisme.

Qu’il soit jaune ou non, le reportage-événement se passionne pour les infrastructures, les technologies et les techniques qui stimulent sa croissance. Son fonctionnement est simple. À partir du substrat de l’actualité, le journal forge les circonstances d’un reportage pour attirer le lectorat. Le travail est réparti entre l’instance éditoriale et le journaliste ; l’événement est annoncé par la rédaction (« La Presse entre en lice dans la Course autour du Monde. Hier soir […] elle dépêchait deux de ses rédacteurs, MM. Auguste Marion et Lorenzo Prince[37] »), et les reportages sont publiés par la suite, dans une séquence apparentée au feuilleton. Le récit fonctionne donc en deux temps. En s’inspirant des télégrammes des reporters et en déduisant, voire en inventant le reste, l’instance éditoriale tente de suivre au plus près le déroulement en temps réel de l’événement, tandis que le récit long, souvent sériel, du reporter est publié ultérieurement, parfois intercalé au récit de la rédaction. Le tout s’accompagne de titres en grosses lettres et d’illustrations attrayantes. Selon Mélodie Simard-Houde, la particularité du reportage-événement relève de cette « énonciation éditoriale dans la médiatisation du reportage[38] ». En fait, la rédaction n’a pas beaucoup d’informations à portée de main hormis l’itinéraire de son reporter et les quelques dépêches qu’elle reçoit et qu’elle publie. En anticipant constamment la suite, l’instance éditoriale construit les linéaments du reportage à venir, ne craignant, au passage, ni les exagérations ni les erreurs potentielles qui découlent de ses extrapolations.

FAIRE LE TOUR DU MONDE

Le parangon de ces reportages-événements reste la course autour du monde dans laquelle différents journaux d’Europe et d’Amérique du Nord se lancent en 1901, enthousiasmés par l’achèvement de la construction du Transsibérien. Le 3 août 1901, le reporter Lorenzo Prince reprend dans les journaux les éléments déclencheurs de cette course :

[L]a presse sérieuse du monde entier discutait depuis des mois les changements qu’allait apporter la construction définitive du Transsibérien dans l’axe commercial de l’univers […] sans parler de l’Europe militaire, qui se demandait avec peut-être quelque crainte si ce long ruban de chemin de fer n’allait pas devenir une menace pour les empires.

Les visées militaires de la Russie sont indéniables, mais le projet trouve essentiellement sa formule dans le roman Le tour du monde en quatre-vingts jours[39] de Jules Verne. Le journal français Le Matin lance le projet avec Gaston Stiegler. Suivront le reporter Henri Turot (au Journal de Paris), les trois journalistes américains Louis Eunson (du Journal de New York), Charles Fitzmorris (de l’American de Chicago) et William Crittenden (de l’Examiner de San Francisco), « un journaliste anglais[40] », un « participant allemand[41] » ainsi que nos deux journalistes montréalais de La Presse, Lorenzo Prince et Auguste Marion. Le tour du monde avait déjà été accompli avec succès dans les années 1880 par des reporters américaines. En 1889, Nellie Bly[42] et Elizabeth Bisland[43] s’engagent séparément sur les traces de Phileas Fogg. Leurs articles sont d’ailleurs rassemblés en recueils, tout comme ceux des Français Gaston Stiegler[44], journaliste du Matin, et Henri Turot[45], du Journal. Même la Canadienne Sara Jeannette Duncan, journaliste au Montreal Star, publie une version romanesque[46] du tour du monde qu’elle entreprend en 1888 accompagnée de la journaliste Lily Lewis, après avoir raconté en articles son périple dans le Star.

À l’époque, l’entreprise de Prince et de Marion suscite beaucoup d’enthousiasme. En juillet et en août 1901, on trouve des résumés et des échos de leurs reportages dans plusieurs publications, notamment Le Courrier de Saint-Hyacinthe, L’Avenir du Nord, L’Étoile du Nord et Le Canada français. Leur tour du monde marque l’imaginaire médiatique au début du siècle. Des années plus tard, Le Canard reprendra d’ailleurs avec ironie la fameuse course lorsque Auguste Marion tombera malade avant de succomber de la typhoïde. En octobre 1908, Marion se trouve à l’Hôtel-Dieu : « Pour le distraire, Lorenzo Prince va lui conter tous les jours les incidents de la course autour du globe, au cours de laquelle Marion s’oublia jusqu’à passer un mois à Tokyo[47]. » Mais, sans le support du livre, auquel sont confiés les récits de Gaston Stiegler ou de Nellie Bly, les tours du monde de Lorenzo Prince et d’Auguste Marion sont à plus long terme condamnés à l’oubli. Prince nous parle pourtant de livres à écrire sur les régions qu’il traverse à la course : « Des pages et des pages des plus intéressantes pour vous pourraient être écrites sur cette contrée, qui n’a jamais été visitée par les Canadiens[48]. »

LE TEMPS EN MORCEAUX

Pour plonger dans la course, il faut noter l’impossibilité de faire un tour parfait du monde, ce que Pierre Popovic rappelle dans un article sur le récit du Tour de France par Henri Desgrange et Albert Londres. Popovic montre que la circularité et l’exhaustivité inscrites dans l’énoncé du projet demeurent hors d’atteinte : « faire le tour d’une chose, d’une question, de sa chambre, d’un pays est en soi aporétique et illusoire[49] ». À l’instar du découpage et de la répétition qui formatent le Tour de France, le fractionnement et l’itération des récits du tour du monde structurent l’écriture. Le récit est constamment menacé à la fois d’un trop-plein et d’un effet de ressassement, le tour étant, comme chez les cyclistes, entrepris successivement au fil des années (depuis le récit de voyage jusqu’au reportage en passant par la fiction), et à répétition, simultanément, pendant la course même. Il va de soi — c’est une course — que le récit est porté avant tout par des contraintes de temporalité et de spatialité, dont on peut préciser qu’elles ont respectivement à voir avec la vitesse et avec la représentation du trajet, donc de la route. À ces deux paramètres s’ajoute entre autres le lieu d’origine des reporters, le Canada français, horizon à partir duquel et pour lequel ils écrivent.

Du premier article publié le mardi 28 mai 1901 annonçant le départ des reporters jusqu’aux derniers banquets célébrant leur exploit durant l’automne suivant[50], en passant par l’ensemble des textes et des illustrations, la chronologie s’avère assez compliquée pour le journal. Les différentes couches temporelles du récit se juxtaposent, différenciées par des choix graphiques (grosseur des caractères, illustrations, encadrés, copier-coller de la forme des dépêches ou de la signature d’un autre journal) ou enchâssées directement dans les articles. L’ensemble fonctionne comme un casse-tête, dont chaque pièce possède un énonciateur et un cadre spatio-temporel spécifiques. Les textes fourmillent de dates, de jours de la semaine, d’horaires de train, de déictiques temporels (« hier », « demain », « à l’instant ») qui servent à situer le lecteur dans le temps — quitte à le confondre —, mais surtout à donner la mesure de la rapidité des coureurs et de la complexité du projet. La rédaction n’hésitera pas à interrompre le récit pour introduire une information de dernière minute. Le jeudi 20 juin, par exemple, l’article s’ouvre presque avec dépit sur l’expression « pas de nouvelles, bonne nouvelle », jusqu’à ce qu’une information envoyée par le correspondant de La Presse à Paris interrompe brusquement le fil de l’article : « Les lignes précédentes étaient livrées à la typographie, lorsque nous avons reçu le câblegramme[51] suivant de notre correspondant de Paris : “Paris, 20 juin 1901. — Marion et Prince sont arrivés à Tchita, chef-lieu de la Transbaïklaie. Sur l’Amour ce matin.” Montet. » La juxtaposition produit des allers-retours dans le temps. La rédaction ne cesse de projeter les reporters vers l’avant, sautant du passé composé, de l’imparfait et du plus-que-parfait à un récit au futur, tandis que les « câblegrammes » et les reportages de Prince et de Marion, enchâssés sans trop de cérémonie à l’ensemble, forcent le lecteur à revenir en arrière. Ce décalage apparaît tôt, puisque le départ ne se fait pas le 28 mai, mais la veille, le 27, La Presse se joignant à la toute dernière minute au projet. Le mercredi 29 mai, la rédaction tire déjà les voyageurs vers l’avant : « Nos deux représentants dans la course fendent actuellement les eaux de l’océan […]. MM. Marion et Prince toucheront Cherbourg, France, dimanche soir. […] Quoi qu’il en soit, nos deux représentants devront prendre le train transsibérien soit mercredi prochain, soit samedi. » Dans sa thèse, Mélodie Simard-Houde commente le pouvoir presque cinétique de l’instance éditoriale dans les reportages de Gaston Stiegler et d’Henri Turot, similaire au mécanisme à l’oeuvre dans ceux de Prince et de Marion :

Ses interventions activent des motifs (moyens de transport employés, contretemps, difficultés, attente et suspense quant à l’issue de l’aventure) empruntés aux romans verniens et, à bien des égards, elle endosse en tous points le rôle du narrateur d’un roman d’aventures […][52].

Le motif de la course, emprunté au roman de Verne et explicitement convoqué à plusieurs reprises par les journalistes montréalais, agit en effet comme moteur narratif entre la rédaction et les reporters. Simard-Houde décrit aussi le rapport métonymique entre le journal et son reporter, qui devient comme un cheval de course[53]. Dans les pages de La Presse en 1901, la rapidité des journalistes est au coeur de la représentation, jusque dans la mosaïque graphique de la page. Le lecteur se trouve devant une valorisation du progrès et de l’efficacité des transports et des communications, valorisation qui sous-tend l’ensemble des tours du monde. De Montréal à New York, à Cherbourg, à Paris, à Cologne, à Berlin, à Moscou, à Irkoutsk, à Vladivostok, à Nagasaki, à Vancouver, jusqu’au retour à Montréal, les éléments récurrents et reconnaissables pour le lecteur se trouvent du côté de la vélocité des transports et des communications qu’utilisent « leurs » reporters et « leur » journal en contrepoint de l’ailleurs représenté. Ce qui progressivement devient familier dans le récit, ce ne sont pas seulement les similitudes qui peuvent s’établir avec le milieu traditionnel des Canadiens français, mais aussi la rapidité à laquelle aspire le récit, obéissant à l’idée même du progrès que représente le journal canadien-français.

SUR LA ROUTE

La vitesse est rendue par une dilatation de l’information : la rédaction tente de relayer la chaîne des péripéties des voyageurs, de situer géographiquement au fur et à mesure de leur avancée tous les autres concurrents et de présenter le portrait des villes et des pays traversés, le tout avec un enthousiasme et une fébrilité qui ne se démentent jamais pendant la course, puisqu’il ne se passe presque pas un jour sans que La Presse parle de ses coureurs. L’enflure et la jubilation du premier récit, celui de l’instance éditoriale, se trouvent largement corrigées par la description des obstacles rencontrés par Prince et Marion ; l’objet des reportages est de témoigner de la résistance des moyens de transport et de communication de leur époque. Ce désenchantement est manifeste dès la première difficulté qu’éprouvent les voyageurs. Tout près de la frontière de la Mandchourie, Lorenzo Prince raconte qu’ils ont perdu une première journée à cause d’un déraillement : « La voie est encombrée. Inutile d’essayer d’y passer avant cette nuit. […] Je me console de ce malheur en pensant qu’il aurait pu arriver à nous-mêmes[54]. » (19 juillet) La course est aussi faite de la découverte du mauvais état du réseau et de la lenteur des transports qui sont en fait les deux aspects les plus souvent décrits. C’est l’effet de plusieurs des reportages créés de toutes pièces par les journaux : le projet tourne un peu à vide. D’un point de vue narratif, la route s’avère tout à la fois le lieu du point de vue et du paysage, de l’attente et de l’action, de l’écriture et de la lecture des nouvelles, de l’obstacle et de son franchissement, de la lenteur et de la rapidité, de l’ennui et de l’agitation.

Yokohama (Japon), 15 juillet, 9 hrs a.m. —Au lieu de suivre la route connue du fleuve Amour, nous avons traversé toute la Mandchourie et franchi, au milieu de difficultés sans nombre, une distance de 1500 milles, voyageant alternativement à cheval et en wagons découverts, wagons primitifs s’il en fut. À Ahack, près de Kailar et à quelques centaines de milles de Tchita, nous avons été arrêtés. Je m’échappai et perdis ma route, pendant quelques heures, dans le grand désert sibérien. Prince, mon compagnon, parvint à se faire remettre en liberté, reprit sa course si malheureusement interrompue et réussit à atteindre Yokohama le 9 juillet, cinq jours après Stiegler et quatre jours après Fitzmorris. (15 juillet)

Dans la dépêche décrivant leur arrestation, Marion présente la route comme un espace d’impondérables, où peut survenir l’aventure. Lorsque Prince parle de leur passage en Mandchourie, détour qui singularisera leur trajet par rapport aux autres coureurs, il montre combien la voie empruntée donne un caractère pionnier à leur projet :

Nous pûmes aussi constater, par la carte, qu’il restait encore 400 milles environ de chemin de fer à construire, […] mais que la compagnie de chemin de fer fournissait des chevaux et des « tellegas » […] pour le transport des rares voyageurs qui ont à passer par cette voie. Je dis rares : […] les ingénieurs de la compagnie nous dirent que nous étions les premiers journalistes du monde entier à passer par cette ligne. (3 août)

Prince fait valoir les marques qu’ils laissent sur le réel en s’engageant sur un chemin qu’aucun journaliste n’a encore décrit. L’écriture est subordonnée au trajet et à la course. L’espace est presque toujours découpé par une fenêtre ou un hublot, cadrant la route. Le 13 juillet, Marion décrit la France depuis le train : « De mon poste d’observation — fenêtre du wagon — je vois se dérouler à nouveau le panorama enchanteur d’une campagne cultivée comme un jardin ou mieux comme un verger. » Le 20 juillet, Lorenzo Prince raconte la vue qu’ils ont de la Pologne lorsqu’ils s’accrochent au train : « nous voyons, du marchepied de notre wagon, un somptueux château appartenant à la couronne ». Que ce soit à cheval, en train, en bateau ou même en dorozki à Moscou, les journalistes sont constamment en mouvement, ne s’étonnant parfois même plus du paysage. La fenêtre de wagon donne accès à un défilement monotone à propos duquel Marion s’exaspère : « À quoi bon m’impressionner davantage par le spectacle vu de la fenêtre d’un wagon ! Il est toujours le même […]. » (13 juillet) Confinés à ces moyens de transport, les reporters éprouvent la plupart du temps un certain ennui. Le 19 juillet, le journal publie une dépêche de Lorenzo Prince qui n’a rien d’autre à offrir qu’un commentaire plutôt plat sur la météo : « Passé le Baïkal, les trains ne marchant guère plus [qu’à] 4 à 5 milles à l’heure. Vous pouvez croire si le trajet est ennuyeux. Nous ne serons pas fâchés de mettre pied à Vladivostok. La température du jour est excessivement chaude, celle de la nuit excessivement fraîche. » Le rythme du voyage produit des délais dans le récit. Comme Popovic l’écrit pour le Tour de France : « [L]es moments où il ne se passe rien — hormis un pédalage têtu — sont en effet beaucoup plus nombreux que ceux où il se produit quelque chose[55]. » En marge du récit éditorial misant sur la frénésie et la vitesse se trouvent ainsi des blancs dans le texte qui ouvrent une brèche pour décrire le paysage dans lequel les reporters circulent.

Le temps passé sur la route par les journalistes oblige en outre la rédaction et le lecteur à une forme d’attente. Lorsque Prince et Marion sont en déplacement, l’instance éditoriale tente de les suivre, mais elle ne reçoit pas toujours de nouvelles. La Presse propose donc des textes sur les endroits où ils voyagent. Dans l’ensemble, ces propositions ont l’aspect descriptif des récits de voyage du siècle passé, mais également des nouveaux guides de voyage[56], auxquels les reporters font parfois référence[57]. La rédaction parle de régions que les reporters ont peut-être vues – selon l’itinéraire prévu. Le 27 juin, le journal décrit par exemple les maisons des paysans sibériens : « il y a quelque chose d’artistique qui plaît à l’oeil : un grand nombre sont peintes en couleurs brillantes ». Dans deux numéros, La Presse publie des articles sur le fleuve Amour, que les journalistes devaient emprunter. On peut lire, le 26 juin, le sous-titre : « Six jours en steamer sur le fleuve Amour. Des vallées couvertes de fleurs odorantes. » Le 29 juin, alors qu’il n’y a encore aucune nouvelle des deux correspondants, elle représente encore le fleuve Amour « sillonné de steamers de toutes sortes et de toutes grandeurs transportant de nombreux voyageurs », et fait la description d’une espèce d’allumeur de réverbères qui circule sur la rivière afin de veiller à ce que les lampes au pétrole fixées sur des poteaux le long de la berge soient bien remplies d’huile. Forcés de faire un détour, Prince et Marion ne passeront finalement pas par le fleuve Amour, rendant ces articles superflus. Comme si les lieux étaient interchangeables, le journal ne s’attarde pas sur cette affaire. La rédaction poursuit et publie dans le numéro suivant « L’empire du mikado ».

UN CANEVAS IDENTITAIRE

Dans cette compétition entre les pays, à travers laquelle la planète entière n’a jamais paru aussi connectée, le genre du reportage apparaît aussi tributaire de cette articulation du couple que forment nation et mondialisation, paradoxe dont Anne-Marie Thiesse montre qu’il s’agit en fait de conceptions interdépendantes. L’idée de nation serait « distinctive et universelle[58] » dans le fond et la forme, et elle s’amplifierait au contact d’une planète mondialisée. Auguste Marion en témoigne lorsqu’il dit avoir l’impression d’être « le Canada tout entier » (13 juillet) quand il est reçu en France. Au-delà de la frontière se pose en effet cette construction transitoire du pays, dont les reporters relaient différentes représentations. Le jeu des comparaisons pour décrire les lieux est un trait qui caractérise les récits de voyage tout comme les textes des autres reporters qui font le tour du monde en 1901. Les journalistes cherchent évidemment à donner au lecteur des moyens d’imaginer, de visualiser la réalité étrangère en la mesurant à du connu. Marion aussi multiplie les allusions au Canada dans ses reportages. En France, il fait l’éloge des routes de campagne : « [O]n dirait de l’asphalte, mieux tenu cent fois que celui de nos rues à Montréal. » (13 juillet) Il compare aussi la nourriture : « [C]e qu’on nous fait boire à Montréal comme cidre ressemble au jus de pomme de Normandie comme du jus de betterave peut ressembler au vin rouge. » (13 juillet) La relation entre la France et le Canada est singulière. Elle agit comme une référence et façonne le rapport historique des journalistes aux différents lieux. Le 27 juillet, Lorenzo Prince est en Russie lorsqu’il écrit : « La Bérézina : ce mot évoque tout une épopée dans le coeur du Canadien français […], épopée que l’amour de la mère patrie dans le Canada français a transmis [sic] d’une génération à l’autre… » Prince renvoie un peu curieusement à la campagne de Napoléon Ier, comme s’il partageait avec les Français leur histoire nationale. La relation avec l’ancienne métropole étant particulière, les parallèles avec d’autres pays ne fonctionnent pas toujours de la même façon. « Le cachot dans lequel on le place [Marion], à Hak, ressemblait fort à ces caveaux à légumes qu’on rencontre dans nos campagnes. » (13 août) L’image que le journaliste utilise pour décrire les conditions de la détention de Marion, bien que peu hospitalière, connote néanmoins encore une fois quelque chose d’inoffensif et de familier qui singularise les descriptions de Marion et de Prince, toujours à chercher du connu dans ces images étrangères.

S’il y a un parallèle avec une réalité spécifiquement canadienne, c’est en lien avec le territoire même. Lorsque Prince décrit par exemple la lenteur du service ferroviaire russe, il pose en contrepoint l’image du continent américain sur lequel le réseau décrirait des traits qui servent une volonté d’efficacité et même une certaine élégance cartographique :

Il est presque inutile de dire que l’empire de Russie, pour nous, Américains, n’est pas un pays de chemin de fer. Si l’État a pris une grande initiative dans ce sens depuis quelques années, il n’y faut voir que des mesures de protection militaire. C’est donc dire qu’en Russie, en question de chemins de fer, la stratégie prime le trafic, l’expédition de service, la symétrie des tracés. Toutes ces questions commerciales ou esthétiques ne viennent que secondairement. (20 juillet)

Le reporter écrit « pour nous, Américains ». Son commentaire est dans la continuité du travail de La Presse, qui va s’inspirer à différents égards des États-Unis. Le parallèle ici est simple, mais fait image : voilà deux grands territoires sur lesquels on construit un réseau ferroviaire. La rédaction de La Presse établit un lien semblable un mois plus tôt :

[L]es prairies de l’Amérique sont couvertes de rails d’acier, sur lesquels circulent d’interminables convois : enfin, le désert de la Sibérie, qui, hier encore, n’était connu que de quelques rares et intrépides voyageurs ayant osé s’y aventurer, est maintenant traversé dans presque toute sa longueur par un chemin de fer, construit à coups de millions, de patience et d’énergie. (15 juin)

L’image d’un espace progressivement strié de lignes de transport est l’une des plus structurantes dans le tour du monde publié par La Presse. Mises bout à bout, les descriptions visent principalement ce territoire immense dont la présence agit comme un envoûtement dans les reportages de Prince et de Marion. La description de la Sibérie depuis le Transsibérien en est évidemment le meilleur exemple :

Du carreau de mon compartiment, mon poste d’observation, vous ne pouvez vous attendre à autre chose de moi qu’une simple communication des impressions produites par ce ruban vraiment cinématographique long de plus de 3500 milles anglais et qui s’est déroulé pendant une longue semaine, apportant à la rétine de l’oeil les paysages les plus variés, comme les scènes les plus bizarres, ensoleillées par les belles journées de juin, grisaillées par ces teintes blanches des nuits de l’Asie septentrionale et réunissant par de douces transitions les deux extrêmes presque de la civilisation de la Russie d’Occident et de la Russie d’Orient, pour s’arrêter aux splendeurs du lac Baïkal, aux confins de la Barbarie. (27 juillet)

Prince parle de la plaine russe qui s’étend devant lui jusqu’à l’horizon ou jusqu’à la forêt. Le paysage ressemble au territoire canadien-français abritant ses colons. Le panorama uni n’est brisé par aucun enclos, et sa vision fait poindre par moments chez le journaliste une inquiétude pour les travailleurs installés cruellement dans cet espace aride : « Combien de larmes ont dû arroser la poussière de ces longues et larges routes ? Combien peu sont revenus de ce chemin de la croix des temps modernes ? » (27 juillet) Le journaliste construit des paragraphes anaphoriques derrière lesquels on entend le bruit mécanique, répétitif et lourd du train :

Puis, la steppe et encore la steppe, ici des espaces complètement nus, blancs, d’une blancheur de neige, à perte de vue […].
Puis la steppe et encore la steppe qui se perd de tous côtés à l’horizon et qui suscite dans l’âme des pensées de l’infini : la steppe sans fin, où rien ne vit que les blés et les seigles, où rien ne passe que les vents et les pluies. (27 juillet)

L’attention portée aux espaces sans fin et à leur monotonie est particulièrement remarquable en Sibérie, mais elle traverse également les descriptions des paysages en France, en Pologne, en Asie et même sur le chemin du retour, lors de l’arrivée à Vancouver. Leur tour du monde est fortement caractérisé par ces descriptions de vastes espaces géographiques depuis le train — plaines, steppes, grands terrains verts, prés, prairies, champs —, comme s’il s’agissait d’un motif recherché par les reporters. On peut y discerner ce lieu vierge où l’on pourra projeter puis ordonner un récit, canevas dont Isabelle Daunais rappelle qu’il est recherché par les écrivains en voyage : « Flaubert avait sans doute compris cette possibilité du voyage lorsqu’en Orient il recherchait d’emblée les paysages les plus nus, les sites les plus désolés, se réjouissant de ne rien trouver là où on avait annoncé monts et merveilles[59]. » Les reporters montréalais ne projettent pas seulement des souvenirs empruntés à une mère patrie oublieuse sur les steppes vides et sur la plaine blanche. Il y a aussi en filigrane le rappel de leur propre territoire, comme s’ils y superposaient une autre immensité, aussi peu habitée. Or, il s’agit de l’image d’un continent qui ne leur appartient plus vraiment, aussi « Américains » s’imaginent-ils de temps en temps.

LA FIN DE LA COURSE

Lorenzo Prince arrive à la gare Windsor le mardi 30 juillet à 19 h 16. Charles Fitzmorris a été disqualifié pour avoir nolisé certains transports. Turot, Eunson et Crittenden ont mis trop de temps, tout comme Auguste Marion à cause de son arrestation en Russie. La Presse prétend que c’est Lorenzo Prince le vainqueur, tandis que Le Matin proclamera son journaliste Gaston Stiegler gagnant[60]. La pérennité des tours du monde de Stiegler, de Turot, de Nellie Bly ou d’Elizabeth Bisland est assurée par leur mise en recueil, tandis que les textes de Prince et de Marion aboutiront sur microfilms, leurs échos s’évanouissant rapidement au fil du siècle. Il faut aujourd’hui dérouler les archives de La Presse de mai à décembre 1901 pour relire l’incroyable tour du monde de Lorenzo Prince et d’Auguste Marion. À travers la superposition du réseau de transport et de communication et des trajets des reporters québécois se dessine pourtant un espace géographique dont la représentation témoigne d’un rapport profondément ambivalent, de cette nostalgie singulière du francophone d’Amérique, mais qui est aussi indissociable d’un vaste réseau de circulation médiatique, et qu’il reste à explorer.