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Genre mineur, sans doute, comparativement à ces autres genres médiatisés que sont la poésie et le roman, la chronique tient bien sûr davantage du journalisme, de son rapport quotidien, éphémère. Elle ne serait pas faite pour durer, ne saurait promettre d’autre gloire qu’une certaine popularité circonstancielle. Et pourtant, le Québec est peut-être le seul endroit au monde où, de l’avis de plusieurs, le plus grand écrivain du xixe siècle est un chroniqueur, et rien qu’un chroniqueur : Arthur Buies. Depuis les années 1960, on a beaucoup écrit sur son libéralisme, son intempestivité, les aléas de son parcours biographique, et très peu, étrangement, sur son écriture, à commencer par la pratique même de son genre de prédilection, comme si la chronique n’avait exercé sur lui qu’une incidence secondaire, contraignante, comme si nous avions négligé ses ressources, ses potentialités créatrices. C’est donc moins à Buies que je m’intéresserai ici qu’à la chronique elle-même, aux contraintes et possibilités dans lesquelles elle engage tout chroniqueur. Mon hypothèse est que ce cadre normatif, s’il restreint d’une main la liberté créatrice de l’écrivain, l’autorise de l’autre, en prescrivant des règles qu’il invite lui-même à transgresser. J’aurai recours aux chroniques de Buies et de ses contemporains, en particulier Hector Fabre, Napoléon Legendre et Edmond Paré, les premiers chroniqueurs ayant connu une certaine notoriété au Canada français, les premiers à recueillir leurs textes hebdomadaires en volume, et avec lesquels Buies partage non seulement un certain libéralisme détaché, humoristique, mais une même conception de son travail.

De tous les genres médiatiques, la chronique est peut-être le plus difficile à cerner, partagé entre ces « deux caractères qui pourraient sembler contradictoires » dont le journalisme du xixe siècle est pénétré, selon Marc Angenot : « la politisation et la littérarité[1] ». Or, le charme opéré par la chronique tient justement à cette dualité qui en fait un genre à la fois utile, politisé donc, et impoli, ludique, veillant à ne rien prendre au sérieux, y compris ses propres convictions. Plus largement, dans une atmosphère littéraire qu’on imagine écartelée entre la thèse à défendre, l’apologie, et une frivolité insoupçonnée, désactivant toute forme de conscription idéologique, la chronique permet de voir que ces orientations, contraires à première vue, étaient plus complémentaires qu’on pourrait le penser. C’est peut-être en effet l’un des aspects les plus fascinants du xixe siècle québécois que cette alliance possible du service public et de la légèreté. Sur ce point, les chroniques sont très proches des contes, aussi publiés à la tonne dans les journaux de l’époque. Sans haute ambition littéraire, apparemment offertes en simple divertissement, elles participent néanmoins d’un travail culturel mené à plusieurs mains, un vaste chantier moral et commémoratif.

UN GENRE MITOYEN

Pour saisir la logique du genre, commençons par admettre sa mitoyenneté générale. De Marc Angenot à Marie-Ève Thérenty, les définitions contemporaines de la chronique insistent sur son caractère contradictoire. Elle « constitue une sorte de pivot entre la littérature et le journal[2] », le « lieu où “l’universel reportage” décrié par Mallarmé cesse de s’opposer à la poésie[3] », au point de rencontre des genres de l’intime et de l’espace public, de l’actualité et de l’inactualité, de l’archive et du provisoire, de l’objectivité factuelle et d’un subjectivisme revendiqué, s’autorisant parfois même à la fiction. Comme le roman, rappellent Bruno Curatolo et Alain Schaffner, elle « se nourrit de toutes les autres formes[4] ». Elle relève parfois du fait divers, parfois du poème en prose, du billet, de la conversation, de l’essai, de l’anecdote, de la nouvelle, du récit de voyage, du croquis, du pamphlet, de l’étude de moeurs… Elle peut aborder les sujets incontournables de l’actualité, mais préfère ceux de la vie de tous les jours, en vertu d’un rapport au sujet plutôt détendu, ouvert à une digression largement entretenue et d’ailleurs conçue comme un principe de composition. Son unité, elle la tire de cet invariant qui la distingue des pratiques journalistiques avoisinantes : elle seule a pour mandat de faire entendre une voix, un je non fictionnel, dont l’incongruité dans l’espace médiatique est de s’exprimer intuitivement, selon l’humeur.

On connaît très peu ce que les chroniqueurs eux-mêmes pensaient de cette « poussière de littérature[5] ». Autoproclamé « le premier des chroniqueurs canadiens[6] », sans contredit le plus grand de son temps, Buies la définit moins comme de la poussière ou des restes que comme un hors-d’oeuvre loquace, individualiste, affichant une absence convenue de prétention : « Un plat hebdomadaire convenablement épicé, humoristique plus ou moins, pouvant se tenir deux colonnes durant, assez au point pour délaisser le lecteur et lui permettre d’avaler la formidable argumentation des autres colonnes rangées en bataille et tonnant de toutes leurs pièces[7]. » Buies entretenait avec la chronique une relation ambivalente, écartelé entre la nécessité d’un gagne-pain et une aspiration plus haute, entre la gloire hebdomadaire et le désir de postérité, entre les limites du support et l’inventivité verbale. Visiblement, ni journaliste ni écrivain, le chroniqueur est placé dans une situation ambiguë. Quand Buies écrit que la chronique veut « délaisser le lecteur », le reposer un peu du sérieux environnant, il suggère qu’elle occupe, dans le journal, une zone distincte, un microclimat.

Si le journal était une ville (il est assurément un milieu humain), on pourrait parler d’une forme particulière d’hétérotopie. Le concept pourrait en effet s’appliquer au « système générique global[8] » du journal. La chronique est l’un de ces « contre-emplacements » qui, pour Michel Foucault, ont « la curieuse propriété d’être en rapport avec tous les autres emplacements, mais sur un mode tel qu’ils suspendent, neutralisent ou inversent l’ensemble des rapports qui se trouvent, par eux, désignés, reflétés ou réfléchis[9] ». Elle permet aux lecteurs d’opérer, comme une église ou une prison, une « rupture absolue avec leur temps traditionnel[10] », c’est-à-dire ici avec le temps de l’actualité. Ce n’est pas un hasard si elle ne s’impose vraiment, dans les années 1860, qu’au moment où le journalisme est partagé entre la partisanerie et le développement d’une pratique plus informative, anonyme. Prétendument au-dessus de la mêlée, la chronique est détachée aussi bien du positionnement circonstanciel que de la circulation des dépêches. On observe d’ailleurs que cet écart avec l’actualité tendra à s’accentuer avec la presse à grand tirage. À mesure que le temps de l’actualité s’accélère, le temps des chroniqueurs — pensons à Fadette ou à Albert Lozeau[11], au début du xxe siècle — subira un ralentissement équivalent : les voilà qui parlent de la fuite du temps, du soleil qui joue dans un trou d’eau… En comparaison, la chronique au temps de Buies, d’Hector Fabre, de Napoléon Legendre, d’Edmond Paré, d’Éva Circé-Côté, de Françoise, même si elle puise volontiers au temps ordinaire des places d’eau et des déménagements, est moins en rupture avec le journalisme d’opinion qui, lui, est contemporain et reste assez proche de l’actualité politique. Elle demeure néanmoins l’emplacement délimité d’un point de vue, d’un certain style, qu’on pourrait simplement qualifier de libre, comme on parle de temps libre, de sujet libre. À première vue, il est tentant de la considérer comme un genre fourre-tout, sans codes d’écriture, sans contraintes, un lieu de vacances, dont le chroniqueur peut disposer comme il le veut.

Ce n’est pas complètement faux, mais tout indique que la chronique relevait d’un art particulier, et comme toute hétérotopie, qu’elle remplissait une fonction assez précise. En effet, ce qui en fait un lieu autre au sein du journal ne se limite pas au relâchement de la visée informative ou à la mise en valeur de la subjectivité, mais tient à la coïncidence de cette souplesse, de ce biais, avec une « mission » plus haute dont elle aurait la charge. Dès les années 1860, au moment où elle se déploie très rapidement dans l’espace médiatique, la chronique est associée à des préceptes contradictoires — servir et alléger — auxquels le chroniqueur essaie de rester fidèle, tout en vantant son incapacité à s’astreindre aux règles du genre. C’est la contradiction essentielle de la chronique que d’être codifiée, soumise à certaines contraintes éditoriales, mais selon des principes de composition fondés sur la souplesse, la digression, la nonchalance.

LA FONCTION ÉDIFIANTE

Le premier des préceptes est de faire oeuvre utile. La chronique est certainement soumise à un idéal édifiant. Elle « prétend cacher sous une forme légère un “grand fond” d’observation et de philosophie humaine[12] », écrit Angenot. Malgré ses moments d’extase et de désolation, son esprit saillant et passionné, Buies affirme modestement ne pas chercher à tenir son lecteur dans un « éblouissement continuel », mais à élever son jugement : « Je l’intéresserai peut-être à ce que je lui raconterai, et il m’arrivera de temps à autre d’être instructif[13]. » Évidemment, c’est aussi un trait d’époque : avant l’École littéraire de Montréal, on n’écrit pas pour rien, mais pour corriger, élever. Moins par obédience que par générosité, je crois, chaque oeuvre vient alimenter une oeuvre beaucoup plus grande, menée aussi par d’autres et que d’autres poursuivront. Buies lui-même, l’écrivain le plus en porte-à-faux avec le traditionalisme, endosse pourtant le plaidoyer d’Henri-Raymond Casgrain pour une littérature en service. Les chroniqueurs ne sont donc pas des « écrivants » parmi les écrivains. Ils appliquent dans le journal la conception ambiante du littéraire. Leur apport est de deux ordres, parfois confondus : la critique morale, l’ethnologie commémorative.

Il y a, en tout chroniqueur, un redresseur de torts. Appliqué à identifier les travers de ses contemporains, souvent par des mises en situation reconnaissables, prétendument réelles mais sans doute largement inventées, le chroniqueur promène dans la cité décadente l’oeil du moraliste. L’indignation touche à tous les sujets, d’abord aux plus inapparents. S’il dénonce la peine de mort et le matérialisme, Buies aime aussi pointer du doigt ce qui passe inaperçu :

Pour moi, il me semble qu’il n’y a rien de plus petit ni de plus comique que ce qu’on appelle les grandes choses ; j’aime mieux m’arrêter aux côtés mesquins de l’histoire. Ce qui frappe le plus mon attention en ce moment, c’est la loi passée en France contre l’ivrognerie[14].

Miville Déchêne, Legendre ou Françoise critiquent le narcissisme mondain ; Hector Fabre et Edmond Paré, les insignifiances de la classe politique… Le chroniqueur préfère trouver le vrai visage de l’humanité dans le cours ordinaire du monde, et non dans l’événement puissamment signifiant : « C’est dans les incidents, c’est-à-dire dans les petites choses, que l’homme se livre et qu’on le juge. Les rapports journaliers avec une personne vous la révèlent sous son vrai jour dans une multitude de petits faits insignifiants[15]. » Si Legendre est certainement plus doux, plus sincère que Buies ou Paré, pour qui la chronique « se rit de tout et d’elle-même[16] », dans tous les cas le chroniqueur s’attache à un « rapport journalier ». Donc, il a bien sa place dans un journal, mais on découvrira chez lui des événements marginaux, qui ne font pas l’actualité, qui ont moins de valeur en eux-mêmes que pour ce qu’ils révèlent. Même à propos d’une goutte d’eau : « J’ai analysé cette goutte, non pas avec le télescope et la lentille, mais avec quelque chose de bien plus puissant, de bien plus infaillible, avec le souvenir du coeur[17]. »

C’est un autre point commun de la chronique avec les romans de l’époque que cette valorisation du plat réel. On croit parfois lire les préfaces de La terre paternelle ou de Jean Rivard : « Notez bien, mes chers amis, que ceci n’est pas de l’imagination : bien au contraire, ce sont des accidents qui arrivent tous les jours[18]. » La chronique n’a peut-être pas de contrainte plus grande que l’observation directe. Parfois, le parti pris s’explicite, en début ou en fin de chronique, souvent pour s’excuser d’autant de banalité : « En chroniqueur fidèle, je ne retrace que ce que j’aperçois réellement, et si aucune silhouette de ceux qu’on appelle le grand monde ne se rencontre dans cette ébauche, c’est que pas une seule personnalité qui en fit partie n’est venue s’offrir à mon observation[19]. » Le chroniqueur apparaît comme celui qui recueille, qui ne suscite pas l’événement, dont l’inspiration dépend de sa qualité d’attention. Buies conçoit ses chroniques comme un miroir, le « reflet multiple d’une vie qui n’a été qu’une suite […] d’impressions qui, pour être extrêmement mobiles, n’en étaient pas moins souvent profondes et persistantes, malgré leur apparente fugacité[20] ». Tout en maintenant une orientation critique indubitable, l’ethos du chroniqueur se déplace ainsi de la fronde de La Lanterne canadienne à une posture plus effacée, mais non moins engagée dans le réel.

Car avant de devenir ce personnage plus retiré du monde — le billettiste, qui opposera à la circulation effrénée du nouveau siècle un regard contemplatif, hors du temps, invitant son lecteur à une connivence intime —, le chroniqueur du xixe siècle est essentiellement un être mobile, qui va à la rencontre des lieux et des gens, se plante au coin des rues boueuses, part en expédition. Il s’expose aux maringouins et aux discussions de comptoir, et guette le sujet qu’il doit ramener au coin du feu pour écrire. Il préserve un maximum de continuité entre l’expérience et son rapport écrit : « Dans ce combat de l’homme contre l’insecte, l’homme fut le vaincu et je cédai le terrain, haletant, le visage et les mains ensanglantés. C’est avec ces mêmes mains que je vous écris ma chronique[21]. » Même si la présence de Buies (et de ses humeurs) ne fait aucun doute dans ses chroniques, le rapprochant souvent de la confession romantique comme dans « Desperanza » ou la « Chronique d’outre-tombe », il ne renonce jamais complètement à son devoir de transmission. Il reste à l’écoute de la rumeur ambiante, et c’est pourquoi la chronique se définit comme un écho — pensons aux Échos de Québec de Legendre, aux Échos de la bohème canadienne de Rodolphe Chevrier. Sans suspendre le jugement, elle se fait moins pamphlétaire, aussi moins réflexive, et tient davantage du reportage : « Je n’ai pas non plus de coups d’encensoir à donner à qui que ce soit, mais je suis heureux de rendre témoignage et de me faire l’écho du sentiment des voyageurs que j’ai entendu plusieurs fois exprimer dans mon dernier tour à bord de deux des bateaux de la ligne, l’un à l’aller, l’autre au retour[22]. »

LA FONCTION COMMÉMORATIVE

Le chroniqueur attribuerait donc à son travail une valeur documentaire. Ses textes contribuent à une distanciation où les phénomènes, souvent insignifiants à première vue, sont abordés comme des objets culturels. Ils portent les lecteurs à se considérer d’un point de vue non seulement extérieur, mais ethnographique. À travers la « vision anachronique[23] » du chroniqueur, les moeurs deviennent des rituels, et les inconnus rencontrés dans la rue, des types urbains. Les lieux communs l’attirent : il fait le portrait du flâneur, du cocher, du politicien, s’imprègne de la frénésie touristique de Kamouraska et de La Malbaie, et chaque année rend compte de l’atmosphère du jour de l’An, du mois des morts, des vacances à la campagne, du pont de glace entre Québec et Lévis, des déménagements… Il s’insère dans les usages sociaux, auxquels il participe avec détachement comme s’il se contentait de les observer de loin, de les garder en mémoire, parfois aussi pour en rappeler le sens.

Les conteurs actualisent la tradition orale ; les poètes valorisent les héros et les martyrs ; le chroniqueur, lui, consigne les repères quotidiens. Au début d’une chronique sur le flâneur, Fabre évoque la célèbre prescription de Charles Nodier placée, quelques mois plus tôt, en exergue aux Soirées canadiennes : « Saisissons quelques traits de la vieille rue avant qu’ils ne s’altèrent ! Consacrons-lui une chronique en attendant l’histoire[24] ! » Le chroniqueur est lui-même un flâneur de l’espace public, mais doublé d’un historien de la petite histoire. Son objectif est moins de se perdre comme Baudelaire dans la diversité urbaine que d’exercer sur elle un regard qui collecte, enregistre, avec une conscience exacerbée du temps qui avale tout, comme le rappelait Marcotte[25] dans son article sur Hector Fabre, qui constatait avec nostalgie le déclin de la vieille rue Notre-Dame. On croirait presque à un bon vieux temps urbain : « Il faut regretter amèrement qu’aucun flâneur de cette époque ne nous ait laissé de mémoires, écrits au jour le jour, avec des portraits esquissés en marge. Que d’anecdotes sont perdues ! que de délicieux traits de moeurs sont effacés[26] ! » La chronique serait en ce sens, comme l’écrivait un grand chroniqueur parisien, Jules Claretie, la « soeur cadette de l’Histoire[27] ». Sa transcription, au présent, de la mémoire communautaire la rapproche de la chronique médiévale. Mais, selon Buies, c’est là « une fausse interprétation du mot Chronique, qui est bien certainement le mot le plus bénin, le plus débonnaire qu’il soit possible d’imaginer[28] ». S’ensuit une définition assez modeste, comme d’habitude :

Qu’est-ce en effet que la chronique, si ce n’est le récit, au jour le jour, des événements qu’on voit de près, des faits intimes auxquels on se trouve mêlé ou qui se passent sous nos yeux, un aperçu piquant et rapide de ces petits côtés de l’histoire de son temps, dont la critique historique, pour être sérieuse, ne peut plus se passer aujourd’hui[29] ?

Encore ici, la chronique est assimilée à une contribution modique, préliminaire et complémentaire, au travail de l’historien. Elle s’adresse à des lecteurs contemporains, bien sûr, mais en considérant le présent comme une époque, le passé des historiens du futur. Ce décalage vient renforcer sa distanciation, justifier l’écart qu’elle entretient avec ses objets, même dans la plus fouineuse des proximités. Le chroniqueur a d’ailleurs conscience d’écrire à partir d’un point de vue privilégié, inaccessible aux historiens, celui d’une immersion. Il ne peut jeter un regard d’ensemble sur son temps, mais il n’y tient pas non plus ; ce n’est pas son rôle de raconter la grande Histoire, les grands tournants. Cependant, il a la chance de pouvoir assister aux moindres choses, les premières appelées à disparaître : « Abordons les sujets généralement quelconques et délayons la chronique dans des alinéas divers[30]. »

Porté davantage sur « l’universel reportage » des rues et des salons, la rumeur ambiante, le chroniqueur entretient avec la politique un rapport qui semble dédaigneux, obligé. Selon Edmond Paré, la chronique « parle gravement de choses futiles, et légèrement de choses graves, pèse des oeufs de mouche dans des balances de toiles d’araignée, ne touche à la politique que du bout de l’aile[31] ». De tous les chroniqueurs, Paré est le plus présent en Chambre, mais il s’intéresse très peu aux idées en place et beaucoup aux manières, aux plis, aux intonations, à ce qu’on nomme alors des silhouettes, des physionomies :

Je me rappelle en particulier une circonstance mémorable où on avait porté contre le gouvernement dont il était le chef une accusation grave. Selon son habitude, il avait détourné le péril par un de ses longs discours où il parlait de tout, de son enfance, de ce qu’il avait fait, de la gloire du parti conservateur ; longues phrases confuses qu’éclairaient encore les lueurs d’une imagination qui jetait ses derniers feux et qu’annonçaient les brusques écarts d’une énergie qui s’en allait[32].

À l’évidence, cette « accusation grave » importe moins que les traits, le comportement, l’énergie, le personnage. Le chroniqueur n’a pas à informer, mais davantage à instruire, et d’une manière qui donne à voir le monde comme un théâtre moral où se joue la tragi-comédie humaine, même à la cour criminelle : « Il y avait peut-être là matière à chronique, tant il est vrai que dans la vie le drame donne la main à la comédie. C’est un masque antique, un côté est riant, et l’autre tragique[33]. » Dans le détachement qu’il s’impose, le chroniqueur est moins enclin à seconder, à prendre parti, qu’à tourner en dérision. Il juge l’état des forces en place, observateur immiscé sur la scène du monde, se plaisant à esquisser, parmi d’autres, « un type qui vient de se montrer plaisamment dans une comédie des mieux montées et dont tous les acteurs ont, fort involontairement, rempli à merveille les rôles que leur avait assignés l’auteur[34] ». Il contribue ainsi à une dramatisation sociale, c’est-à-dire à une mise en récit de son temps, mais aussi à sa caricature, à l’amplification de traits fondamentaux, à partir desquels il dessine la silhouette d’un corps communautaire, d’une âme collective.

UNE FRIVOLITÉ GÉNÉRALISÉE

Puisque cette pièce de théâtre est une comédie humaine, le rôle édifiant du chroniqueur, son versant instructif, se double d’un sens généralisé du ridicule, d’abord envers lui-même. Voilà deux côtés — l’utilité publique et la frivolité — qu’on aurait tendance à opposer. Après les contes de Louis Fréchette et d’Honoré Beaugrand, François Ricard découvre dans les Lettres et opuscules de Paré une « littérature de la distance et de l’incrédulité[35] », animée par « un regard laïque et amusé, qui serait un pur regard d’ethnographe, si n’y prévalait le goût du pittoresque et de la cocasserie[36] ». Il est vrai qu’à la gravité, aux causes à défendre, à l’enseignement des grandes vérités, la chronique ne cesse d’opposer la satire des idées reçues, et doute de sa propre capacité à proposer un discours réfléchi.

L’ironie du chroniqueur est bien réelle, mais il faut rappeler qu’elle est précisément ce qu’on attend de lui. En raison de sa fonction dans le journal, le chroniqueur est dévolu à la légèreté. La collaboration de Paré à L’union libérale commence par l’aveu d’une « horreur de la chronique », justement parce qu’elle se contente « de montrer dans les événements […] leur côté léger et frivole[37] ». Il y a là certainement un effet de mise en scène, d’autodérision : Paré ne prend pas au sérieux son propre dédain pour la frivolité. Son collègue, Miville Déchêne, se moque aussi du rôle d’amuseur public qu’on lui assigne : « Je ne puis décemment vous faire un compte rendu de cette solennité dans une chronique. J’ai pour tâche de vous dire des choses spirituelles et légères et un compte rendu, c’est sérieux. Or, le sérieux, ça sort de mes attributions[38]. » Pour Buies, la légèreté est une règle élémentaire de la chronique : « Avant tout, ne parlons pas de choses sérieuses, ou, du moins, n’en parlons pas sérieusement. Il est permis d’aborder tous les sujets dans une chronique, pourvu que ce soit avec des sourires ; les plus grandes choses de ce monde n’en méritent pas davantage[39]. » S’il adhère ici au principe d’allègement, dans une sorte de refus du dramatisme inutile et complaisant, Buies ne se gêne pas non plus pour exposer au regard de tous, en grossissant un peu le trait, ses propres moments de dépérissement. Vers la fin de sa carrière, il se plaindra de ce que la chronique n’a fait de lui qu’un écrivain divertissant, le « condamnant à subir le préjugé si commun, si futile et si injuste qui fait de [lui] un écrivain bon tout juste à amuser[40] ». La chronique a souvent chez lui le ton beaucoup plus grave et affligeant d’une introspection, propice au questionnement métaphysique, à la contemplation, à l’analyse. En fait, tout bon chroniqueur semble avoir du mal à garder le ton désinvolte, et même cultiver par moments les écarts qui le poussent à s’emporter, à s’enivrer… La légèreté, il sait aussi la prendre à la légère. Il voudrait ne pas même l’avoir pour contrainte : « Lisez-moi, si vous voulez, écrit Legendre, mais je ne promets pas de vous amuser[41]. »

C’est un euphémisme de dire que le chroniqueur ne prend pas son travail au sérieux. Il pratique le relâchement en toutes choses. La chronique est le seul genre littéraire (peut-être avec le journal intime) où l’on se complaît à écrire que l’on n’a rien à dire. La mise en scène du chroniqueur en être vide, dépourvu de sujets, est un lieu commun persistant : « En face d’une feuille blanche où j’avais écrit en grosses lettres : CHRONIQUE, l’oeil au plafond, le bras levé, j’attendais l’inspiration[42]… » Obligé à son texte hebdomadaire, le chroniqueur n’hésite pas à aborder candidement des sujets sans la moindre importance, seulement pour remplir des colonnes :

Si je prends la peine de vous dire cela, ce n’est pas que je le trouve intéressant, mais je veux prévenir vos lecteurs que j’ai cherché inutilement toute une semaine pour avoir quelque chose à dire et que je ne l’ai pas. Pourtant je me suis donné bien de la peine, ce qui prouve que le travail n’est pas toujours récompensé ; et comme je suis opposé aux grèves, je me vois obligé d’écrire une colonne de niaiseries pour remplir mon devoir[43].

Le chroniqueur vit dans un monde d’échéances, qui doit cadrer dans des limites bien circonscrites : « Si je parle par colonne, ironise Buies, c’est que c’est mon métier ; la colonne est mon unité générale à laquelle je ramène tout, qui me sert de mesure en toute chose[44]. » La difficulté est évidemment de nourrir la machine, de produire à la semaine des textes sur une matière qui ne doit pas s’épuiser, qu’il faut sans cesse conquérir. Sauf « qu’à la longue, écrit Françoise, les sujets deviennent rares, […] il y a des mortes-saisons dans ce métier », alors devant les sujets à éviter, les sujets trop faciles, sans parler « des sentiers où, nous, femmes, ne pouvons nous aventurer à moins de relever le bas de nos jupes afin de ne les pas traîner dans la boue », le chroniqueur doit « poursuivre son petit bonhomme de chemin, sans s’occuper de personne[45] », parfois sans avoir découvert de quoi il veut parler exactement au moment de commencer, quitte à écrire sur l’absence d’un sujet valable.

LE PARTI PRIS DU PROSAÏSME

L’essentiel, poursuit Françoise, est « d’écrire tout simplement, comme cela vient », en sachant « se garantir d’un excès de prudence[46] ». Ce principe de spontanéité stylistique, d’énonciation sans apprêt, naturelle, témoigne d’une humilité qui s’accorde à la faveur des sujets courants, comme si le chroniqueur tirait l’essentiel de sa matière — son contenu et son verbe — des conversations qui l’entourent, en bon écrivain public, abordant les choses à hauteur d’homme. Le contraste est frappant avec les poètes de l’époque, dévolus aussi à l’édification, à la commémoration, mais avec une pompe que le chroniqueur ne se gêne pas de pasticher : « M. Gingras commence par vous étourdir en faisant pleuvoir sur vous une pluie étincelante de Oh et de Ah[47]… » Buies, Paré, Legendre raillent l’idéalisme surfait des poètes canadiens :

Le grand tort des poètes, c’est de prendre généralement les choses de trop haut ou de trop loin. Je ne parle ici que des poésies de tableau. C’est le rêve de la chose qui s’évanouit devant la réalité. Moi qui suis positif, peu poète et pas du tout rêveur, je dirai de suite, franc et net, que l’automne me déplaît superlativement[48].

Pour le chroniqueur, le poète est un contre-exemple idéal. Par contraste, on peut dire qu’il préfère prendre les choses de bas et de proche, avec un franc-parler qui le porte au prosaïsme :

Je pourrais écrire passablement en vers, mais la prose m’est encore plus facile. Mon style est d’ailleurs un brave bourgeois, pas trop corsé, pas trop guindé, qui se soucie peu des roses cueillies au péril de ses jours sur les sommets de l’Hélicon, et préfère glaner dans la plaine quelques fleurs champêtres et sans prétentions. C’est un bon berger qui donnerait toute l’ambroisie des poètes pour une tranche de pain et une livre de fromage[49].

Le Saint-Laurent majestueux de Louis Fréchette et de William Chapman devient, chez Charles DeGuise, « bien piteux, […] enserré entre deux rives dont les habitants peuvent se regarder manger[50] ». On reconnaît le même souci du moins que rien, le même sourire en coin dans le Voyage sentimental sur la rue Saint-Jean : « Pas un chant de l’Iliade, pas un chant de l’Énéide n’est consacré à la glorification du parapluie[51]. » Buies n’est pas moins capable de « l’extrême délicatesse » des poètes, mais doit résister aux « défauts ridicules du style, tel[s] que la recherche, la préciosité, la mièvrerie[52] ». Contre le maniérisme et la grandiloquence du grand genre, la chronique préfère la cordialité, un style qui mime les conversations de rue, une écriture parlée, passant d’un sujet à l’autre sans transition, d’où son autre désignation bien connue : la causerie. « Je ne sais jamais où va ma plume[53] », écrit Buies, prétextant une contamination de sa prose par le coq-à-l’âne journalistique :

Je m’aperçois que mon style est décousu, et que je passe sans transition d’un sujet à l’autre ; c’est l’habitude de lire des dépêches qui me donne ce genre que je sais d’ailleurs rendre agréable. J’en ai une précisément sous les yeux ainsi conçue : « Des cas de choléra ont eu lieu à Constantinople. On espère que Sadill Pacha sera bientôt nommé ambassadeur de France. » Je veux être de mon siècle où tout va par l’électricité, et j’ignore le trait d’union dont on ne fait pas usage dans les dépêches télégraphiques[54].

On devine que Buies ne s’en plaint pas, même qu’il revendique une écriture de la discontinuité, hasardeuse, soumise aux caprices des circonstances, libre de toute cohérence d’ensemble. C’est ce qui fait la modernité de la chronique, et son charme, sa vivacité : « Pour être intéressant, il faut être décousu, excentrique, presque vertigineux ; c’est la condition de la littérature moderne dont tous les excès se sont fait sentir chez nous avant même que nous eussions une littérature. Ce courant vous plaît-il ? Là n’est pas la question. La nécessité, c’est d’y voguer[55]. » De son côté, Ludovic Brunet n’est pas très chaud à l’idée de « parler à bâtons rompus sur toutes les questions[56] », et prévient ses lecteurs qu’ils vont s’ennuyer. Mais là encore, cette nonchalance est sans doute attendue, espérée des lecteurs. Il semble être de mise que le chroniqueur affiche le plus complet désintéressement à l’égard de son travail : « Encore des Chroniques ! Oui, encore. Je voudrais déconseiller à mes lecteurs de les lire[57]. » Buies cherche assurément par son style à animer, à déranger son lecteur, mais sans jamais quitter la pose de l’écrivain malgré lui, futile et soporifique, qui peine à se rendre pertinent, voire écrit mal : « Je me donne un mal infini pour être aussi ennuyeux et aussi stérile qu’un éditorial du Times d’Ottawa[58]. »

CONCLUSION : L’UN ET L’AUTRE

Ira-t-on jusqu’à dire, avec Ricard, que la chronique témoigne d’un « dédain pour l’utilité présumée de la littérature et [d’]un investissement dans ses seules valeurs ludiques et esthétiques[59] » ? J’ai plutôt l’impression que l’essayiste projette ici ses propres critères de littérarité sur des textes qui se laissent difficilement partager entre service public et gratuité. Tout l’intérêt de ces chroniques, et nous pourrions en dire autant des contes de Fréchette et de Beaugrand, ou encore de l’oeuvre polygraphe d’un Faucher de Saint-Maurice, est d’arriver à concilier deux contraintes qui nous semblent s’exclure. Elles se font un devoir de corriger, de commémorer, tout en s’appliquant à une futilité lucide. C’est pourquoi, de l’avis de tous les chroniqueurs, la chronique est un genre si difficile : « Tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre, bondissant à perpétuité sur la corde roide[60] », le chroniqueur hésite entre la sincérité et l’ironie. Parfois, le devoir l’emporte sur la tonalité : « Voilà des choses bien sérieuses pour une causerie ; mais je les crois bonnes et instructives ; c’est là mon excuse[61]. » Parfois, c’est l’inverse, et le pragmatisme fait place à la désinvolture : « Mais c’est assez de politique, parlons sérieusement. Vous parlez d’un temps ! Le suroît et le nordet ont passé l’été à jouer au lawn-tennis avec les nuages qui crevaient invariablement au-dessus de nos têtes[62]. »

En extrapolant sur ces remarques météorologiques, qui sauvent à plus d’une occasion le chroniqueur du manque d’inspiration, on pourrait dire que sa fonction première est de prendre, dans le journal, la température du zeitgeist. « Des thermomètres infaillibles de l’esprit public[63] », écrit Fabre des flâneurs. Au-delà de son double emploi moral, ethnographique et humoristique, divertissant, le chroniqueur est d’abord chargé de produire dans le journal un effet de résonance. C’est là son côté discret, l’humilité qu’il s’impose devant cette fonction essentielle qui consiste à témoigner du monde comme il va, à le garder en mémoire, comme si l’esprit du temps se montrait avant tout dans l’inexceptionnel, le fait divers vraiment divers, à rebours du sensationnalisme qui deviendra la manne des grands journaux. Mais le chroniqueur n’est pas non plus un simple relais. À son esprit d’observation répond une fonction critique assumée. Au fond, le moralisme et la frivolité ne sont que l’avers et le revers d’un même refus fondamental, généralisé, pour toutes les formes de bienséance : « Le chroniqueur surtout a un sublime dédain du convenu, ce tyran universel ; il dit ce qu’il veut, quand il veut, comme il le veut[64]. » Ce dédain des conventions, de l’apparat, s’applique autant à son regard oblique qu’à son style distendu, et aussi au rapport équivoque qu’il entretient avec la chronique, qui le réjouit autant qu’elle le répugne. Sur tous les plans, il est dans sa nature de jouer des contraintes qui lui sont imposées, sérieuses ou non. Il érige en principe la manipulation des règles du genre à sa guise.