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García Barrera est maître de conférences en espagnol et en traductologie à l’Université Paris 8. García Barrera est membre de nombreux groupes de recherche dont le Centre d’études et de recherche éditer/interpréter (CÉRÉdl) de l’Université de Rouen, le groupe Cultura, Literatura y Traducción Iber-Artúrica (CLYTIAR) de l’Université de Valladolid en Espagne, et le groupe de recherche en traductologie de l’Université d’Antioquia en Colombie. L’ouvrage est issu de la thèse de doctorat qu’il a rédigée sous la direction du professeur de littérature française Jean-Claude Arnould et défendue à l’Université de Rouen en 2011. Il s’agit d’une analyse historique et descriptive de l’édition française du premier livre de l’Amadis de Gaule traduit de l’espagnol par Nicolas de Herberay, seigneur des Essarts, et paru en 1540. Version écrite d’un roman de chevalerie romain du Moyen Âge, l’original de Garci Rodríguez de Montalvo est paru en 1526, selon le prologue original de Montalvo. Le volume est publié dans la collection « Vertere », chapeautée par la revue Hermēneus de l’Université de Valladolid. Hermēneus existe depuis 1999 et publie des articles scientifiques sur une vaste gamme de sujets traductologiques, dont la traduction technique et littéraire.

Le traducteur dans son labyrinthe est divisé en quatre parties : la première fait état des fondements théoriques sur lesquels s’appuie l’auteur pour son analyse ; la deuxième présente une analyse détaillée du paratexte de l’Amadis de Gaule ; la troisième a pour objet d’étude principal le traducteur Nicolas de Herberay ; et la dernière présente une réflexion sur le statut de l’Amadis d’Herberay, à savoir s’il s’agit d’une traduction, d’une adaptation ou encore d’une imitation.

En présentant ses réflexions traductologiques sur l’Amadis français, García Barrera fait le pont entre le domaine des études littéraires de la Renaissance et celui de la traductologie. D’une grande qualité, le texte et le style d’écriture employé dans la rédaction sont à la fois clairs, rigoureux et concis. García Barrera introduit de manière cohérente et progressive les théories traductologiques, littéraires et historiques dont il se sert pour l’analyse de son corpus. Ce faisant, il vulgarise des notions théoriques complexes et replace l’oeuvre dans son contexte historique et socioculturel, en portant une attention particulière aux pratiques de la traduction autour de 1540 en France. Les exemples clairs donnent aux lecteurs les outils dont ils ont besoin pour déchiffrer l’oeuvre et apprécier le travail du traducteur ainsi que le contexte dans lequel il vivait. García Barrera fait preuve d’une grande rigueur scientifique en présentant un texte cohérent dans lequel les propos théoriques sont entrecoupés d’exemples, ce qui n’empêche pas tout lecteur – même s’il n’est pas expert en traductologie, littérature ou histoire – d’en dégager l’essentiel. La vulgarisation scientifique, souvent peu valorisée dans les publications spécialisées, est à l’honneur ici.

L’auteur fait par ailleurs une démonstration réussie des applications de la traductologie dans les études littéraires. Il constate qu’en ignorant l’apport de la traductologie, les études de cas littéraires sont appauvries ou diminuées, notamment parce qu’elles sont contraintes d’accepter des « lieux communs plus ou moins fondés » (p. 17). Le traducteur dans son labyrinthe rejoint les traductologues en les sensibilisant aux questions d’historicité qui sont incontournables pour l’analyse d’un corpus ancré dans le Moyen Âge et la Renaissance. De même, il propose aux spécialistes de la littérature de la Renaissance de nouveaux concepts et démarches théoriques pour leurs recherches en leur offrant un exposé exhaustif des principales réflexions herméneutiques de la traductologie, dont celles élaborées par Antoine Berman. García Barrera fait notamment la démonstration de l’importance d’étudier la place du traducteur, sa « position traductive », son « projet de traduction » et son « horizon », tous concepts mis de l’avant par Berman.

Il semble que la traduction de l’Amadis de Gaule de l’espagnol vers le français n’est parfois qu’un prétexte pour étudier l’histoire, ou plutôt l’historicité indissociable de l’acte de traduire. La véritable question que pose l’auteur est « qu’est-ce que la traduction en France en 1540 ? », une question qui, à première vue, peut sembler simpliste, mais qui incite les lecteurs à prendre en compte les nombreux acteurs à l’oeuvre dans la production des traductions à la Renaissance et à privilégier une vision holistique de la réflexion traductologique dans ce contexte sociohistorique précis. Ainsi, plutôt que de se pencher uniquement sur le cas de figure d’Herberay des Essarts, le travail de García Barrera est un questionnement de la notion même de traduction dans le contexte en France à une période bien précise. Comme le souligne l’auteur, 1540 est l’année même où la notion de traduction prend une nouvelle forme : « c’est précisément autour de 1540 que naît chez les traducteurs, pour les siècles à venir, le sentiment de leur inévitable infériorité par rapport à la figure émergeante (sic) de l’auteur » (p. 19).

Le corpus de l’étude se limite au premier livre de l’Amadis de Gaule même si Herberay en a traduit huit. Pour justifier son choix de corpus, l’auteur apporte les précisions suivantes dans l’introduction : « nous avons limité notre corpus au premier livre de la série des Amadis, qui à notre sens présente l’avantage d’être le lieu où le comportement traductif d’Herberay des Essarts se forge et où sa conception du traduire s’exprime le plus naturellement » (p. 20). García Barrera énonce alors qu’il souhaite capter l’ « empreinte textuelle [du traducteur] à un moment où il est seul face au texte, avant que la réception de sa traduction, très positive, ne vienne le confronter dans ses choix et orienter ses futures traductions » (p. 20). Ce choix nous a plutôt déçue, car nous aurions voulu découvrir l’évolution de la perception qu’avait Herberay des Essarts de la traduction et de son travail à la lumière de la réception de son oeuvre en France. Après une lecture attentive de la première partie, nous avons effectivement constaté qu’il aurait été judicieux de présenter une analyse du paratexte des différents livres de l’Amadis, car il aurait ainsi été possible de dégager une réflexion diachronique sur l’évolution de la position traductive et de l’horizon traductif d’Herberay. Une telle analyse aurait également permis à l’auteur de confirmer ou d’infirmer ses hypothèses à l’égard de la perception de la traduction qu’avait Herberay. C’est seulement dans une note de bas de page à la fin de la deuxième partie que nous apprenons qu’il existe déjà des études parues dans les cinquante dernières années, dans lesquelles sont confrontés le paratexte des autres livres de l’Amadis et la réception critique des oeuvres ; Michel Bideaux (1998) aurait analysé la stratégie éditoriale des huit premiers livres de l’Amadis, Luce Guillerm (1988) se serait arrêtée à la réception de l’oeuvre et Michel Simonin (1984), aux critiques.

Le choix de n’analyser qu’un seul texte ancré dans une période historique très pointue, à savoir un seul livre paru en 1540, est très curieux, car dans son introduction, l’auteur met en valeur l’importance des études diachroniques. Par ailleurs, il met ses lecteurs en garde contre le risque de succomber à la « périodisation », pratique que l’on constate si souvent dans les études littéraires. Qu’en est-il alors de son propre travail fortement enraciné dans une période précise ? N’est-il donc pas contestable de choisir un seul texte pour définir la notion de traduction en pleine évolution à la Renaissance, une notion qui évolue encore énormément jusqu’à nos jours ? Toujours dans l’introduction, l’auteur précise que son « objet d’étude [est] un lieu privilégié pour observer la mise en oeuvre d’une certaine idée de la traduction dans des circonstances historiques particulières » (p. 20). Le travail d’analyse est louable et estimable vu que la traduction est en pleine évolution à l’époque, mais pourquoi l’auteur accorde-t-il autant d’importance au discours sur l’historicité et les approches diachroniques s’il fait une étude ponctuelle autour de 1540 ? Faire un état des lieux de la traduction en 1540 en choisissant de ne pas étudier le dialogue qui se dessine à partir de la réception de l’oeuvre n’est en fait qu’étudier la perception de la traduction du point de vue d’un seul traducteur en relation à une seule oeuvre. Est-ce possible alors, avec une telle démarche, d’extrapoler des constats généralisables et capables de transcender la période historique choisie ? Il est à tout le moins étonnant de prétendre que la conception du traduire d’Herberay est unique alors qu’elle s’est constituée sans confrontation avec les perceptions de ses contemporains à une époque où il règne un flou en ce qui a trait aux droits d’auteur.

Pour son analyse, García Barrera aborde initialement le paratexte ainsi que les chapitres 1, 2 et 63 du premier livre de l’Amadis de Gaule. Il dit ensuite « procéder à une confrontation plus générale de l’ensemble du livre I » (p. 169). Au sujet du corpus restreint, il écrit : avec « ce “carottage” relativement arbitraire nous avons voulu éviter un risque évident : celui de ne voir que les passages qui confirmaient la désinvolture qu’Herberay des Essarts revendique dans le paratexte et que la critique a sans cesse soulignée » (p. 169). Pour s’assurer de constituer une description complète de la perception de la traduction en 1540, il compare le discours traductif d’Herberay aux textes prescriptifs de ses contemporains. Il analyse notamment les Arts poétiques de Thomas Sébillet et de Jacques Peletier du Mans, et surtout La manière de bien traduire d’une langue en aultre d’Étienne Dolet, et Deffence et illustration de la langue françoyse de Joachim du Bellay. Cela lui permet de reconstituer les tendances et les normes de traduction au milieu du 16e siècle en France.

Toutefois, nous recommandons vivement aux chercheurs et aux étudiants d’utiliser l’étude traductologique de l’Amadis comme modèle d’excellence pour l’analyse d’un corpus en histoire de la traduction malgré les lacunes du point de vue de l’historicité ou de la valeur transhistorique de l’étude que nous avons présentée ci-dessus. Dans son livre, García Barrera propose effectivement un exposé détaillé sur l’importance de l’analyse contextuelle et paratextuelle à la fois de l’oeuvre à l’étude et de son traducteur. Il s’agit là d’une de ses contributions les plus importantes : une réarticulation et une adaptation réussie des propos de Berman sur la place du traducteur dans un corpus ancien, ainsi qu’une description étoffée des aspects du contexte (sociohistorique, langagier, scriptural et traductif) de la traduction.

Certes, « si la traduction peut être abordée comme un acte d’énonciation, c’est dans le paratexte que, de réécriture, elle devient proprement un acte d’écriture » (p. 80). Ainsi, García Barrera part du principe que la traduction est un acte d’écriture où tout traducteur détient le droit de faire des choix relativement au contenu, à la forme et au style de sa version. Il cite notamment Berman à ce sujet, sur le droit qu’a le traducteur d’exercer des libertés tant qu’il joue franc jeu. Ce discours sur les droits et libertés des traducteurs convient bien à la traduction de l’Amadis de Gaule d’Herberay, car le traducteur se permet de modifier l’original à un point tel que García Barrera se demande si cette traduction est un précurseur des fameuses belles infidèles du 17e siècle en France. Ainsi, ce qui est réussi dans la démarche de García Barrera, c’est la confrontation du discours sur la fidélité (à la langue, à l’original et à l’auteur) au terme de laquelle il parvient à dégager des éléments clés de la perception de la traduction d’Herberay, comme son droit de perfectionner le texte de Montalvo et de l’adapter au lectorat français. García Barrera décrit ainsi la position traductive d’Herberay des Essarts : « Aux deux raisons justifiant la liberté d’Herberay des Essarts, l’adaptation aux normes de bienséance de son époque et la condamnation de la traduction littérale comme étant une superstition, s’ajoute une troisième […], le statut de la matière traduite » (p. 94). Dans les conclusions sur l’analyse paratextuelle, nous apprenons qu’Herberay se « délivre peu à peu des liens de la “fidélité” » au moyen de « la stratégie discursive et éditoriale mise en place dans les textes liminaires du premier livre de l’Amadis » (p. 149).

Enfin, pour s’assurer d’aller au-delà de l’éternel débat de la fidélité en traduction, García Barrera se sert des fondements théoriques qu’il a exposés dans les deux premières parties et marie notamment les propos de Berman sur l’horizon traductif et de Toury sur les normes et les périphéries. Il tisse ainsi des liens entre le texte, le contexte et le sujet traduisant. Pour García Barrera, le contexte est lié au texte « à travers la subjectivité du traducteur. […] Par conséquent, contextualiser une traduction ne consiste pas tout à fait à étudier son contexte, mais surtout la manière dont le sujet traduisant perçoit et intègre cet environnement dans sa réécriture » (p. 86). Ces propos servent de lignes directrices dans son analyse de la traduction d’Herberay qu’il ne cherche pas à critiquer, mais plutôt à comprendre. En effet, il reprend en partie la terminologie des « tendances déformantes » de Berman pour réaliser une confrontation textuelle linéaire. Même si son analyse ne se veut pas une appréciation de la qualité de la traduction, l’auteur reconnaît le caractère subjectif de sa démarche. « Bien que notre visée est descriptive plutôt que critique, l’observation des différences entre les deux textes qui nous concernent n’a pas moins un caractère subjectif et variable qu’il ne conviendrait pas d’ignorer » (p. 170).

Si Herberay décrit sa traduction de l’Amadis comme une lecture d’agrément, le volume de García Barrera est plutôt une lecture-investissement en raison de la rigueur scientifique du travail. À elle seule, la démonstration des fondements théoriques saurait préparer les chercheurs de tout âge à l’analyse d’un corpus de textes anciens. Un regret pourtant : nous aurions apprécié un résumé des notions théoriques sur la mise en page des textes imprimés de la Renaissance, aspect essentiel de l’analyse textuelle d’oeuvres de cette période. En conclusion, García Barrera répond enfin à la question initiale de manière complète :

« Traduire » l’Amadis de Gaule en 1540 voulait dire reprendre l’intention qui animait et qui configurait le texte de départ, perfectionner la mise en oeuvre de cette intention par l’imitation, et ce faisant, poursuivre la translation des Amadis et, comme Montalvo un demi-siècle avant, les faire « renaître » pour un lecteur nouveau.

p. 296

C’est ainsi que l’auteur met fin à sa réflexion profonde sur le statut de la traduction et du sujet traduisant en France en 1540.