Corps de l’article

« [O]n va leur montrer nos sextes[1] ! » Depuis quarante ans déjà, et plus que jamais depuis les années 1990, les écrivaines et réalisatrices de langue française ont répondu en grand nombre à ce cri de ralliement lancé naguère par Hélène Cixous dans son essai phare « Le rire de la Méduse ». Dans des oeuvres bien souvent provocatrices, si ce n’est franchement provocantes – où il est question, entre autres, de pratiques sadomasochistes, d’échangisme, de prostitution, de viol, voire d’inceste –, il importe manifestement d’arracher au silence, en trouvant coûte que coûte les fameux « mots pour le dire », les expériences les plus diverses et les fantasmes les plus enfouis de la sexualité féminine. Malgré les accusations de nombrilisme et d’exhibitionnisme que la critique dirige parfois contre ces récits d’aveu, il est d’usage d’interpréter ceux-ci comme signes d’une audacieuse expression de soi et d’une émancipation collective toujours croissante[2]. C’est dans la transgression des tabous, aussi bien que dans l’affranchissement des carcans patriarcaux et hétéronormatifs, que l’entreprise de ces « écorchées à confesse[3] » puiserait à la fois sa force personnelle et sa légitimité politique.

Les deux oeuvres autofictionnelles sur lesquelles je me concentre ici s’inscrivent toutefois en faux contre cette tendance dominante. Si Nelly Arcan et Anne F. Garréta se prêtent (ou font mine de se prêter) à des confidences intimes dans Putain (2001) et Pas un jour (2002), c’est en somme pour mieux désavouer la littérature d’aveu[4]. Toutes deux reprennent à leur compte la thèse de Michel Foucault selon laquelle la sexualité, loin d’être sujette à la répression et à la censure, représente à l’âge moderne une source intarissable du discours. Nous serions en définitive constamment adjurés de parler du désir et du plaisir sexuels, l’« ironie de ce dispositif », notait Foucault, étant de « nous fai[re] croire qu’il y va de notre “libération”[5] ». À plus forte raison, semble-t-il, dès qu’il s’agit des femmes. Arcan et Garréta nous amènent ainsi à nous demander si l’injonction actuelle à la révélation ne relève pas plutôt d’une forme insoupçonnée de coercition. Refusant de se plier au jeu de la confession, mettant en cause la valeur de vérité de l’aveu[6], elles en rejettent les conventions tacites axées sur la scène obligée du dévoilement d’un « moi authentique », et l’esthétique de la transparence qu’engage une telle mise à nu[7]. L’une et l’autre contestent par ailleurs le pacte de complicité avec le lecteur qu’établit la structure interlocutive de l’aveu[8]. En lieu et place du strip-tease convenu, Putain et Pas un jour nous proposent des aveux que l’on pourrait qualifier, à la suite de Claude Cahun, de « non avenus[9] » c’est-à-dire des espèces d’anti-confessions qui auraient pour mots d’ordre l’esquive, le piège et le détournement.

Putain, un succès de scandale

Le mot « pornographie », dans son acception originelle, renvoie au portrait d’une prostituée. Si de nos jours celle-ci ne ressemble plus au personnage fascinant du roman réaliste du xixe siècle qui condensait les fantasmes et canalisait les angoisses de toute une société[10], elle n’en continue pas moins de dégager un certain parfum de scandale. Lorsque Putain, le premier roman de Nelly Arcan (de son vrai nom Isabelle Fortier), parut aux Éditions du Seuil à la rentrée littéraire de 2001, le battage médiatique autour de l’histoire d’une étudiante en lettres de Montréal qui se prostitue à ses heures perdues transforma en célébrité la jeune Québécoise jusqu’alors inconnue. Sans doute le fait que l’écrivaine avouât avoir elle-même travaillé en tant qu’escorte au cours de ses études contribua-t-il à gonfler les chiffres de vente de son livre.

Toujours est-il que ce roman semble avoir fait l’objet d’un malentendu coriace. Quiconque l’entame en espérant se repaître des péripéties érotiques de son auteure (dans le genre du Journal intime d’une call-girl, par exemple, publié sous le nom de plume Belle de Jour[11]) sera pour le moins déconcerté d’y découvrir une diatribe virulente à mille lieues du pornographique pris ici au sens courant du mot. En fait, Arcan avait pour souci premier de rompre avec les usages en « mett[ant] une parole là où on ne voit que des images[12] ». « Il n’y a aucune représentation du plaisir, a-t-elle précisé dans un entretien, je ne donnerai pas cette satisfaction au lecteur[13]. » N’en paraîtra que plus exécrable le réflexe de certains animateurs d’émissions télévisées qui ont semblé interviewer Arcan à seule fin de lui faire admettre qu’elle avait éprouvé du plaisir en exerçant ce métier[14]. Il n’est pas indifférent, soit dit en passant, que l’une des rarissimes références à la jouissance dans Putain en fasse le fruit d’une feinte. Le plaisir de la prostituée ne survient que quand elle se laisse prendre à son propre jeu, alors que ses faux « gémissements de chienne » lui donnent « l’impression d’être là pour de vrai » (P, 20).

Putain s’attache d’emblée à perturber, en la problématisant, notre consommation du récit d’aveu. « Cynthia », pour reprendre le pseudonyme de la narratrice anonyme, y décrit l’immense lassitude et pis encore le dégoût que lui inspire notre culture racoleuse, saturée d’images et de discours sur le sexe :

spécial sexe, tout sur le sexe, comme s’il ne suffisait pas de le faire tout le temps, comme s’il fallait aussi en parler, en parler encore, cataloguer, distribuer, dix trucs infaillibles pour séduire les hommes, dix robes à porter pour faire tourner les têtes, comment se pencher mine de rien vers l’avant pour faire bander le patron.

P, 29

Plutôt que de titiller notre imagination en nous offrant en pâture le « corps frais » (P, 177) d’une femme publique, Arcan s’applique à heurter notre conscience, à nous couvrir de honte, à nous scandaliser ni plus ni moins. C’est dans cette optique du scandale, et plus exactement du skandalon, terme hébreu théorisé par René Girard dans plusieurs de ses ouvrages[15], que je propose d’aborder Putain. Le double sens de piège et de pierre d’achoppement que comporte ce mot, qui a le mérite en outre de brouiller les limites entre le scandaleux et le scandalisé[16], apparaît particulièrement pertinent pour rendre compte du fonctionnement retors de ce roman.

Partons de cette idée de guet-apens pour mieux cerner l’aspect trompeur du texte. Tout, depuis la crudité du titre, semble avoir été conçu pour appâter les amateurs de confessions lubriques. La réédition du roman en 2009 dans la nouvelle collection « rose » de Points semble chasser tout doute quant au genre auquel il appartient. Signalons de surcroît la première de couverture qui étale l’image émoustillante d’une femme dont on ne voit que le ventre, les cuisses et la main enfoncée dans la culotte, à laquelle se juxtapose, en quatrième de couverture, une photographie de la jeune et belle écrivaine. Technique de vente qui s’est du reste accentuée, à en juger par la photo pulpeuse de Nelly Arcan en bustier sur la page de couverture de son deuxième roman, Folle, paru en 2004.

À la manière d’un cheval de Troie, Putain s’emploie donc à prendre ses lecteurs au piège[17]. Il y a certainement quelque perversité à présenter sous ce jour un livre dont la poétique est fondée sur la proscription de l’image érotique. J’émettrais néanmoins l’hypothèse qu’il ne s’agit pas simplement d’une cynique et banale stratégie de marketing (encore que c’en soit une, évidemment). Car il se trouve que l’écart qui se creuse entre la façade aguichante du texte et la litanie pleine de hargne et de détresse qu’elle cache, témoigne à dessein de l’impulsion profondément ambivalente de Putain. Le récit est écartelé entre le cri de révolte contre une société qui prédestine la jeune femme à faire commerce de son corps, et la reconnaissance, de la part de cette dernière, de sa propre bassesse qui la confine à la complicité. Telle est la contradiction dans laquelle s’empêtre fatalement la narratrice, capable d’identifier à la fois les structures qui l’oppressent et ce qu’elle appelle sa « putasserie », cristallisée dans la figure dérisoire de la schtroumpfette tout entière captivée par son image, « qui rit de se voir si belle et si blonde dans le petit miroir qu’elle garde à portée de la main de peur de se retrouver seule » (P, 43). Le roman d’Arcan est pétri d’indignation contre cette engeance de femmes-nymphettes, la narratrice la première, qui se vouent corps et âme au culte de la beauté et de la jeunesse éternelle, poursuite futile et sans fin qui serait l’équivalent contemporain de ce qu’étaient autrefois, pour Simone de Beauvoir, les tâches ménagères. Mais Cynthia a beau s’aviser du mal qui la ronge, elle ne parvient pas pour autant à se départir de son sempiternel besoin de plaire et de séduire, voire d’être d’entre toutes « la plus bandante » : « voilà pourquoi nous en revenons toujours à ça, au travail de la séduction dans le récit de mon malheur, à la façon que j’ai de haleter mon histoire comme si j’étais en plein accouplement » (P, 54), écrit-elle.

Criblé de ces paradoxes, le roman aboutit très vite au constat d’une impasse qu’il circonscrit compulsivement faute de la dépasser, dans la fascination morbide de « deux ou trois figures, deux ou trois tyrannies se combinant, se répétant et surgissant partout, là où elles n’ont rien à faire, là où on n’en veut pas » (P, 17 ; l’auteure souligne). Par la prostitution, Cynthia avait imaginé se soustraire au giron étouffant de sa famille, tant à son père, homme dévot et hypocrite, qu’à sa mère, si passive et impuissante qu’elle n’est plus qu’une « larve » minable, « un débris de mère » (P, 9 ; l’auteure souligne) enseveli sous une montagne de couvertures. Or, comme le note Barbara Havercroft, son métier de travailleuse du sexe l’y reconduit immanquablement[18]. Le dédain qu’elle éprouve pour ses parents ne l’empêche pas de traîner des journées entières au lit, à « baise[r] avec [son père] à travers tous ces pères qui bandent dans [s]a direction » (P, 33). Contrairement à la promesse d’émancipation qu’elle fait miroiter, la prostitution ne fait que la ramener, par de singuliers détours, au désastre familial[19].

« Une formule pour se consoler, à mi-chemin entre la menace et le pardon[20] »

Livré en tas, exempt ou presque de ponctuation, ce récit tout en méandres et en volutes semble se placer d’office sous le signe du dévoilement. (D’autant plus qu’il est adressé à un psychanalyste, cet avatar moderne du prêtre-confesseur qui se charge de recueillir les aveux sexuels de ses patientes et même, à en croire la narratrice, de leur administrer le pardon[21].) Mais quoiqu’elle prenne acte de sa « contribution à ce qu’il y a de pire dans la vie » (P, 87) et qu’elle réfléchisse longuement sur le sentiment de s’être fourvoyée en allant « là où il ne fallait pas » (P, 151), Cynthia aspire moins à se faire absoudre qu’à répandre le scandale autour d’elle. Partageant avec le plus grand nombre « l’histoire du cas d’une putain, qu’elle soit publiée et lue par une multitude de gens » (P, 97)[22], sa confession a tôt fait de se retourner en accusation contre nous. Le récit d’aveu, comme l’observe Chloë Taylor, se transmute en source d’avilissement plutôt que de plaisir[23] : Cynthia entend incriminer son interlocuteur en lui transmettant son dégoût de la vie.

Dans ce drame du faux pas qui fait trébucher la narratrice et son lecteur tout ensemble, il est partout question de place. Parce que rien ni personne n’est à sa juste place dans ce monde sens dessus dessous, exception faite peut-être du psychanalyste qui, pour avoir résisté aux charmes de sa patiente, « aura su garder sa place jusqu’au dernier rendez-vous » (P, 100[24]). Putain dresse un catalogue vertigineux de ces déplacements, à commencer par la figure essentiellement synecdoquique de la prostituée qui « en désigne automatiquement une autre avec son corps qui par nature désigne un autre » (P, 85), quand elle ne se ravale pas simplement à un objet fétiche. « Ce n’est pas de moi qu’ils bandent, ça n’a jamais été de moi », écrit-elle,

je ne suis pour rien dans ces épanchements, ça pourrait être une autre, même pas une putain mais une poupée d’air, une parcelle d’image cristallisée, le point de fuite d’une bouche qui s’ouvre sur eux tandis qu’ils jouissent de l’idée qu’ils se font de ce qui fait jouir.

P, 19

Enfant de remplacement censée combler le vide laissé par le décès de sa soeur, dont elle emprunte le prénom pour se prostituer, la narratrice se targue et s’afflige d’avoir « tué » sa mère en usurpant sa place auprès du père (lequel, on l’a déjà dit, menace à tout moment de se glisser dans la peau du client et réciproquement). Quant aux clients, « ces hommes qui ne sont pas là où ils devraient être et qui vont là où ils n’ont pas le droit » (P, 51), eux aussi se succèdent dans une série interminable, fondus dans la masse indissociable des « Pierre Jean Jacques » : « Il est difficile de penser les clients un par un car ils sont trop nombreux, trop semblables, ils sont comme leurs commentaires sur internet, indiscernables dans la série de leurs aboiements où reviennent les mêmes exclamations baveuses » (P, 60). L’éternel retour du même fait s’estomper les moindres différences entre personnes, lieux et objets, si bien que le lit dans lequel se réfugie la mère déprimée, celui dans lequel la fille troque son corps contre de l’argent ou le divan du psychanalyste sur lequel elle s’étend apparaissent comme autant de maillons interchangeables d’une seule chaîne signifiante.

L’importance particulière qu’attache l’auteure à cette notion de place recouvre à vrai dire l’une des ambitions principales de Putain, soit la volonté de remettre ses lecteurs voyeuristes à leur place. Leur en mettre plein la vue, non point pour les exciter certes, mais pour « leur donner une bonne leçon » (P, 79) une fois pour toutes. Le livre se mue pour le coup en une espèce de miroir qui nous montre notre face honteuse et cachée, d’où le leitmotiv « il faut voir » qui scande ces pages bouleversantes. Tandis qu’aux lectrices, le texte renvoie tour à tour les images lamentables de larve ou de poupée, Putain tient à révéler aux lecteurs qui regardent les femmes comme s’ils « révisa[ient] le menu, en commentant chaque plat » (P, 130), « qu’eux aussi sont devenus vieux et laids, qu’ils doivent reprendre leur place et garder les mains sur eux » (P, 79). Cynthia se délecte de désabuser sa clientèle en lui rappelant à point nommé « que ce commerce n’est possible que grâce à un pacte sur la vérité qu’il ne faut surtout pas dire » (P, 48), à savoir qu’il s’agit d’un échange marchand :

vous ne pouvez pas savoir à moins que vous soyez vous-mêmes putain ou client, ce qui est fort probable après tout, vous ne pouvez pas imaginer ce que c’est que faire face à un désir qui cherche le vôtre alors que vous n’en avez pas, […] tous ces hommes […] qui ne veulent pas savoir ce que je meurs d’envie qu’ils sachent, qu’il n’y a rien à vouloir d’eux ou si peu, que l’argent après tout.

P, 47-48

Pour éviter toute description affriolante de son métier, la narratrice rompt sans cesse l’illusion du quatrième mur qu’érige la scénographie pornographique, expliquant par exemple qu’« ils font courir leur langue sur moi comme si j’étais tout entière fente, comme si c’était normal de faire ça à une femme qu’on voit pour la première fois, une femme qui pourrait être leur fille, il ne faut jamais l’oublier » (P, 49). Elle introduit systématiquement des notes discordantes dans son récit, tantôt en multipliant les apartés ironiques, tantôt en apostrophant directement le lecteur, micheton ou schtroumpfette en puissance, qu’elle prend à témoin tout autant qu’à partie. 

La pierre d’achoppement de la répétition

Reste que le scandale radical de Putain ne se laisse pas appréhender en dehors de sa forme. L’incontournable pierre d’achoppement sur laquelle bute l’aveu de Cynthia et qui met en échec toute la valeur thérapeutique de sa confession, c’est bien le ressassement qui confère au texte sa structure circulaire. Plus névrotique que cathartique, il fait barrage au dénouement de la fin, cette autre forme de plaisir ou de défoulement qu’Arcan interdit à son lecteur. Avec un « entêtement de rat qui ne sait pas rebrousser chemin » (P, 121), semblable au « petit soldat mécanique qui […] continue sa marche vers la mort même tombé sur le côté, les pieds dans le vide » (P, 22), la narratrice parcourt obstinément « le même chemin de croix de putain qui n’a plus rien à expier ou si peu, que la misère de sa trajectoire absurde et sans surprise » (P, 143). À l’image des gestes mécaniques à la chaîne qui rythment ses journées, son récit semble condamné à se répéter en boucle, dans le piétinement d’une pensée aux prises avec « deux ou trois idées [qui] suffisent pour remplir une seule tête, pour orienter toute une vie » (P, 65). Arcan regrettait d’ailleurs que tant de ses lecteurs n’aient pas pu « tenir[25] » jusqu’à la fin dans cette épreuve d’endurance que le texte exigeait d’eux, à l’inverse du psychanalyste, fidèle au poste quant à lui, payé pour « tenir bon » (P, 120).

Par cette inlassable répétition, l’écrivaine récuse d’avance l’idée que l’on guérisse le mal à condition d’y voir clair, comme s’il était possible de remonter jusqu’à sa source. C’est ce leurre d’une cause première que Cynthia s’efforce de démonter en imaginant les réactions de ses proches face au suicide qu’elle médite[26] :

l’intuition qu’on y est pour quelque chose, qu’avons-nous fait et qu’avons-nous dit, le parcours à rebours de ce qui a pu aboutir à ça, la mère qui larve, le père et son péché, l’individualisme de la société moderne, le désengagement des voisins de palier, la tyrannie de la réponse qu’on doit se donner.

P, 89

Jusqu’au bout, l’oeuvre d’Arcan se fera forte de résister à cette « tyrannie de la réponse ». Même la psychanalyse perd son statut privilégié de sésame qui permettrait d’accéder aux recoins secrets de la psyché. Le caricatural « coup de gong de la fin de la cure » (P, 100) est assimilé à un nouveau traquenard que le sarcasme grinçant de la narratrice ne tarde pas à désamorcer. Il est vrai que le désir incestueux, pierre de scandale par excellence sur laquelle s’édifie la science freudienne, est évoqué à maintes reprises dans son monologue. Mais plus ce complexe oedipien revient dans le texte et plus il perd sa consistance de récit explicatif. Partons d’abord de la scène-choc imaginaire du client qui retrouverait de l’autre côté de la porte sa fille :

et chacun nous voyant là où il l’avait imaginé va être choqué de se retrouver respectivement dans le rôle de la putain et du client, et nous allons claquer la porte en criant au scandale, mais où va-t-on dans cette société où les filles sont putains et les pères clients […], elle et lui face à face en pensant je le savais, je le savais.

P, 50-51

Cette rencontre revient ponctuer le texte avant de basculer définitivement dans la farce :

vous vous rappelez, la porte qui s’ouvre sur l’autre et la surprise qui n’en est pas une, coucou papa c’est moi ta femme-fille qui se présente à toi sous la forme d’une putain portant un nom qui n’est pas le sien, le nom de ta fille morte à qui je dois le fait d’être en vie puisque c’est son petit cadavre qui vous a pressés vers le lit.

P, 141

Cette scène, semble-t-il, est destinée à se jouer et à se rejouer tant qu’on n’aura pas réglé les problèmes dont elle n’est que le symptôme. C’est dire qu’aucune rédemption ne nous attend au terme de la confession avortée de Cynthia.

Pas un jour

Bien qu’Anne Garréta partage le mépris de Nelly Arcan pour la confession, ou ce qu’elle appelle plaisamment le « racl[age d]es fonds de miroirs » (PUJ, 11), elle déploie de tout autres tactiques pour en faire le procès. À la reprise scandaleuse qui entrave l’aveu d’Arcan, l’écrivaine oulipienne préfère le motif foucaldien de la déprise[27] pour marquer ses distances avec le genre intime. Pas un jour, primé du Médicis en 2002, lui fournit l’occasion de se déprendre non seulement d’elle-même mais encore d’une certaine doxa néolibérale. Selon elle, le gros du problème vient de la sacralisation du désir, devenu de nos jours le « passe-partout de la subjectivité » (PUJ, 10), comme s’il pouvait saisir l’individu dans sa singularité la plus secrète et donc essentielle. Garréta y flaire pour sa part des relents de dressage capitaliste. Dans l’essai polémique qui encadre son récit autofictionnel, elle s’en prend vertement aux écrivains contemporains, à qui elle reproche de « faire boutique [de] leur cul » (PUJ, 176) aux « hypermarchés de la libido » (PUJ, 177). Pas un jour ne ménage pas mieux ces lecteurs « idolâtres » (PUJ, 14), pauvres dupes du mirage de la sincérité, qui réclament « l’illusion d’un dévoilement de ce qu’ils imaginent être un sujet » (PUJ, 10). Décidément, il ne suffit plus que l’auteur, mort aux alentours de 1968, ait repris du poil de la bête ces derniers temps : il lui incombe au surplus de s’exhiber à tout venant.

C’est cette « fiction des visages cachés » (PUJ, 65), ce mythe d’un moi auctorial authentique qui se dévoilerait enfin dans la splendeur et la misère de sa nudité que Garréta mettra son talent considérable d’écrivaine à répudier, en commençant par la photographie de l’auteure jouant à cache-cache sur la couverture de l’édition Livre de poche de 2002. Face à cette « religion universelle » (PUJ, 183) qui exalte la vertu du désir sexuel et l’esthétique de la transparence, Pas un jour mobilise une attitude revigorante d’incrédulité et d’ironie, trouvant des renforts du côté des romanciers libertins du xviiie siècle et d’un Rousseau joyeusement narquois. Rusant habilement avec les codes du genre, l’écrivaine s’amuse ainsi à mimer, et par là même à miner, le dispositif de l’aveu : 

Comme tu n’as pas le coeur de leur dire […] que nul sujet ne s’exprime dans nulle narration, tu as résolu de feindre au moins d’emprunter la pente que l’on croit de nos jours naturelle, et te contraindre délibérément au genre de l’écriture qu’on disait autrefois intime.

PUJ, 10

L’ancien précepte caveat emptor vaut bien d’être répété ici, vu le malin plaisir que prend Garréta à mener en barque le lecteur crédule. En coup de théâtre, elle révèle au final que l’une des réminiscences amoureuses (on ne sait laquelle) n’est qu’une affabulation. Faisant planer un soupçon sur la véracité du récit que l’on vient de lire, cet « aveu » a pour effet de rétracter a posteriori toute la confession. Et pourtant, cela n’aura pas dissuadé certains lecteurs de se lancer à la vaine poursuite du souvenir apocryphe[28]

La règle du jeu

Là où la littérature d’aveu incite à l’épanchement et à l’exposition de soi, Garréta répond par l’obéissance, plus ou moins stricte il est vrai, à une contrainte oulipienne : tant qu’à devoir se soumettre à un discours, autant choisir une règle purement formelle. Remaniant l’adage de Stendhal Nulla dies sine linea en la variante badine « pas un jour sans une femme » (PUJ, 12), l’écrivaine se résout à consacrer un mois, à raison de cinq heures par nuit, à coucher sur l’écran de son ordinateur l’histoire de femmes qu’elle a désirées ou qui l’ont désirée, désignées par leur initiale. Elle se donne pour programme de transcrire les souvenirs tels qu’ils affleurent à la conscience, au mépris de la chronologie, quitte à replacer ensuite dans l’ordre alphabétique[29] la douzaine de micro-récits qui sont autant de variations sur le thème de la déprise.

L’habituelle quête identitaire de la confession se transforme dès lors en processus de défamiliarisation, dont émerge une Shéhérazade résolument postromantique. Aussi le désir sondé dans ces pages a-t-il ceci de particulier qu’il n’offre au « je » aucune prise solide pour se constituer, le désir étant au départ cela même qui exproprie le sujet de son identité[30]. De là découle le choix peu orthodoxe de l’auteure de ranger son texte autofictionnel sous la tutelle de la deuxième personne du singulier. Outre qu’il prive le récit de la force illocutoire de l’aveu – sans « je », pas de confession à proprement parler[31] –, le pronom « tu » permet à l’écrivaine de s’extraire du circuit fermé de l’introspection pour s’installer en spectatrice de son ouvrage, davantage un Leporello qui enregistre les exploits de Don Juan que le tombeur de femmes lui-même (PUJ, 40). On ne saurait d’ailleurs trancher si c’est le plaisir de conquérir ou bien de cataloguer qui domine ici.

Spirituel, cet exercice l’est donc au sens où l’entendent les praticiens oulipiens plutôt que saint Ignace. Peu encline aux élans lyriques, Garréta possède une vision foncièrement matérialiste de la littérature : « Tu n’y vois ni transcendance ni ineffable. Plutôt des soupapes, des cylindres, des allumages… » (PUJ, 61), affirme-t-elle. Pas surprenant, par conséquent, qu’elle fasse de l’automobile la figure indicielle de l’autofiction, ni qu’elle consacre l’une de ses « Nuits » les plus insolites à la Pontiac Grand Am au volant de laquelle elle aurait sillonné les autoroutes américaines[32]. Dans son article « Autofiction : la Ford intérieure et le self roman[33] », Garréta suggère que « [l]’auto de l’autofiction, ce n’est pas tant le “soi” qu’une mécanique automobile (ou mieux encore, la condensation d’un self et d’un véhicule à moteur)[34] ». Au lieu d’être motivés par les traits distinctifs d’une personnalité, l’être humain et l’autobiographie seraient « motorisé[s] » tous les deux par la logique de l’inconscient et « la performance symboliquement réglée d’un code[35] ». Il en irait de même pour les réflexes du corps désirant et les techniques de l’amour physique, qui ressemblent à s’y méprendre à la conduite automobile[36]. L’écrivaine s’ingénie de la sorte à traquer la machine logée au coeur de l’humain, dans le but d’accentuer le caractère irréductiblement mimétique, mécanique et performatif du désir : « Là même où l’on croit le plus radicalement lui échapper – dans l’éperdu du désir –, [le monde] insinue ses lois, sa comédie, son empire. Nos désirs nous sont soufflés – théâtralement et vulgairement : dictés et dérobés » (PUJ, 147). Ce que l’essai contrôlé fait ressortir, non sans paradoxe, ce sont justement les limites habituellement imperceptibles de notre liberté et de notre autonomie. Ainsi que le remarque Anna Kemp dans son projet en cours sur l’autobiographie oulipienne, la contrainte donne à percevoir la multitude de normes et de conventions qui structurent en sourdine notre existence.

Aussi est-ce dans cette veine que Pas un jour nous exhorte à nous débarrasser de certains préjugés qui se seraient incrustés en un prêt-à-penser. Ces idées reçues concernent pour l’essentiel les différences des sexes et des sexualités[37], que le lecteur averti de Garréta se gardera bien de tenir pour acquises. À coup sûr, qu’il soit question dans ces « Nuits » d’une personne transgenre croisée dans une boîte de nuit ou d’une fillette entichée de la narratrice (au grand dépit de sa belle-mère), chaque fois c’est la notion de différence qui est en passe de se décomposer pour se reconstituer autrement dans le texte. La Nuit sur D* est emblématique à cet égard. Cumulant les digressions et les manoeuvres dilatoires – préambule classique de la confession en bonne et due forme –, la narratrice en vient à raconter son aventure avec une femme hétérosexuelle et catholique par-dessus le marché. Les « marathons » (PUJ, 53) aussi peu érotiques qu’exténuants du couple s’illustrent surtout par l’acharnement avec lequel D* cherche à forclore la différence lesbienne en affublant sa partenaire d’une masculinité des plus stéréotypées :

Il était impératif […] que tu la baises […] la violes […] la foutes […], la sodomises […], la fasses jouir […], la branles […]. Et surtout […] que tu y mettes les phrases, que tu éjacules ton excitation à son impudeur, que tu l’excites à l’obscénité et enfin la traites comme une pute.

PUJ, 53-54

Tant et si bien que la narratrice est obligée de conclure que leur liaison était demeurée « strictement hétérosexuelle » (PUJ, 56). À tous ceux qui répètent « ce nouveau shibboleth de la morale bien-pensante » qui définit l’homosexualité comme un refus de la différence, Garréta se contente de rétorquer : « I beg to differ » (PUJ, 52 ; l’auteure souligne).

L’aveu malgré tout

Or à force de voir au fil des « Nuits » tant de différences s’embroussailler si ce n’est s’aplanir, on finit par se demander, à l’instar de Garréta : « So, what’s the difference ? » (PUJ, 55 ; l’auteure souligne). En d’autres mots, en quoi l’anti-confession se distingue-t-elle véritablement d’une confession tout court ? Doit-on déduire avec elle que « [l]a différence, c’est qu’il n’y en avait pas » (PUJ, 55) ?

Cette question se pose notamment dans le récit sur K*, qui se démarque du reste de l’ouvrage par des ruptures de ton et de rhétorique. On attend Garréta irrévérencieuse et désinvolte, subitement on la découvre tendre et embarrassée. Le simple fait de mettre en récit la liaison avec cette femme plus mûre paraît provoquer chez la narratrice deux douloureux moments d’épiphanie. Primo, qu’il y avait eu en quelque sorte erreur sur la personne, et que par le truchement de son amie, elle avait fait le deuil d’une autre amante. Et secundo, qu’entre elles il s’était agi d’amour. Tels les principes libertins de Valmont qui commencent à vaciller lorsqu’il s’éprend de la Présidente de Tourvel, la machine oulipienne se met à caler sitôt que le sentiment entre en jeu. Un énallage achève même d’arracher le masque à la voix narrative : « tu ne le savais pas encore au moment d’entreprendre la rédaction de cette nuit, mais tu as aimé K*, et j’éprouve soudain avec cinq ans de retard la douleur d’avoir perdu une femme que j’aimais (– que tu aimais ?...) sans l’avoir jamais su » (PUJ, 104). De l’antidote à la confession, la contrainte oulipienne semble servir ici de support à l’aveu. Cette impression que l’on a d’entrevoir enfin un « vrai » visage par-delà l’imposture n’est pas sans rappeler, dans Putain, la simulation de la jouissance qui déclenche parfois un orgasme chez la prostituée. Est-ce à croire, comme le soutient Paul de Man, que ces « effets de vérité » ne seraient qu’une affaire de rhétorique, conditionnés par la seule forme confessionnelle[38] ?

Ce qu’il sied de souligner dans cet épisode avec K*, ce n’est pas tant que l’on surprenne Garréta en flagrant délit de contradiction avec elle-même, comme si elle pouvait ignorer la chose, mais bien la manière dont il met en scène le danger de récupération qui guette toute critique de l’aveu. Si différents soient-ils, Pas un jour et Putain se caractérisent par une conscience aiguë des enjeux de leur projet et des conséquences involontaires qui peuvent en résulter, dont la plus gênante est le risque d’être rattrapé par l’idéologie que l’on prétend combattre. Témoin l’interrogatoire que Garréta se fait subir à la fin de Pas un jour : « Qui t’assure toutefois que ta critique du désir n’est pas une ruse supplémentaire de son empire ? N’es-tu pas à ton insu, à ton corps défendant, en train d’en faire la propagande […] ? » (PUJ, 178)

L’arme est à double tranchant. On a vu comment la diffusion et la réception de Putain dans le monde des lettres n’ont fait que perpétuer la marchandisation d’Arcan et le cercle vicieux de la « putasserie » qu’y déplore sa narratrice. La crainte de Cynthia que son psychanalyste prenne subrepticement plaisir à son récit traduit l’angoisse non moins vive de l’auteure à l’idée que Putain passe pour un témoignage érotique. Arcan eut beau marteler son refus de l’image pornographique et de la représentation du plaisir sexuel, ou encore insister sur le caractère fictionnel de la protagoniste et la visée critique de son roman, rien n’y fit.

La forme hautement balisée de Pas un jour trahit une angoisse similaire par rapport à sa réception. On dirait que Garréta dépense autant d’énergie à étouffer les différences dans son oeuvre qu’à les faire proliférer. Le récit autofictionnel est d’abord enchâssé par un ante-scriptum et un post-scriptum (qui encadrent mais aussi surveillent la lecture qu’on peut en faire), puis décortiqué par le métadiscours qui l’accompagne. Sans oublier l’autocritique fournie en fin de parcours, ni l’article sur l’autofiction et la « Ford intérieure » qui sert pour ainsi dire de « remorque » au texte. Toutes les issues semblent bouchées par celle qui s’accapare les rôles de pénitent et de confesseur.

Et cependant, même à ce prix, Arcan et Garréta peinent à prémunir leurs « anti-confessions » contre leur propre retournement en confessions. Dans ce renversement de l’instrument de subversion en outil de légitimation, on retrouve l’une des intuitions majeures de Foucault. Le bilan paraît fâcheux : phagocyter la littérature d’aveu reviendrait simplement à consolider la souveraineté de ce discours, et même à le relancer en mettant de nouvelles formes à sa disposition. Sauf que Foucault faisait suivre ce constat d’impasse d’une question non moins déterminante : « [Q]u’est-ce donc que la philosophie […] si elle ne consiste pas […] à entreprendre de savoir comment et jusqu’où il serait possible de penser autrement[39] ? » On pourrait en dire autant de la littérature. Putain et Pas un jour nous font réfléchir sur les conditions de possibilité d’un discours sur soi qui ne soit pas pris dans les rets de la littérature d’aveu. Y a-t-il moyen, aujourd’hui, de traiter du corps, de la sexualité ou du désir sans assumer le mode d’assujettissement qu’induit le genre confessionnel ? Tous ces grains de sable dans l’engrenage de l’aveu – les esquives et les embuscades, les masques et les jeux – nous donnent à mesurer combien il est encore difficile de parler de soi et de la sexualité sans passer par lui.