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Pour commencer, j’aimerais revenir sur la réaction face à l’agression de Viosna. Sur le fait en lui-même, on ne sait pas ce qui se passe après, à savoir si Viosna porte plainte, et, si elle le fait, contre qui. Dans mon esprit, peut-être qu’elle le fait, peut-être que les deux copains de Samuel sont accusés d’agression sexuelle ou de tentative de viol, mais la complicité de Samuel ne me semble pas à mettre sur le même plan. D’autant plus que, dans mon idée, je pense que Viosna ne portera pas plainte. J’en suis même à peu près certain, et c’est pour cette raison que je n’ai pas approfondi ce point. Elle ne fera rien, c’est ce qui est sans doute le plus grave dans cette histoire, car, au fond, tout le monde aura envie de minimiser l’affaire.

Très vite, on se focalise sur la réaction des parents, qui est symptomatique de leur différence, mais aussi d’une différence fondamentale dans la société française entre hommes et femmes, et malheureusement pas que dans la société française. Ce qui compte ici, c’est la place qui est faite aux femmes et le peu de cas qu’on accorde à la violence qui leur est faite. Le père (Benoît) veut une punition exemplaire, une correction face à ce qu’il considère être « une connerie ». Mais j’allais dire qu’il considère que c’est « seulement une connerie », quelque chose de l’ordre de l’erreur parce qu’elle vous conduit en prison et non parce qu’elle est grave. Pour lui, c’est une bêtise, mais pas tant que ça une faute morale, un crime. Sybille, au contraire, décide qu’il y a plus qu’une matière à punition. Elle pense que la passivité de son fils n’est pas une simple lâcheté ou qu’une simple « erreur de jeunesse », mais un acte d’une gravité totale, dont elle se sent assez responsable pour penser qu’il implique l’identité entière de son fils, son rapport aux femmes, aux autres, à la vie. Elle se sent responsable parce que, soudain, elle comprend que son fils bascule dans un monde où l’autre n’est rien, où les femmes sont seulement des objets de haine (« c’est une pute »), de mépris.

Sybille décide d’agir, comme si cet épisode éveillait chez elle une prise de conscience : après cette nuit où elle est passée de la peur pour Samuel (l’attendre des heures durant) au dégoût, à la colère contre lui (dégoût de le voir si haineux et impliqué dans cette affaire), elle comprend qu’il faut intervenir dans la vie « morale » de son fils. Ce déclic, ce n’est pas dit dans le livre, mais c’est le coeur même de ce qui s’y joue : il intervient après vingt ans de soumission, de renoncement, de résignation. Comme si ce que lui rappelait son fils, ce à quoi il lui intime sans le savoir l’ordre de réagir, c’est à l’abolition de sa vie de femme. Elle ne le sait pas encore, ou alors confusément, mais ce qui se réveille à travers le corps de Viosna et l’indifférence de son fils, c’est sa souffrance tue à elle, c’est sa résignation à vivre pendant si longtemps avec un homme qu’elle n’a pas aimé. Comme elle a pu réagir face à son mari et quitter Benoît parce qu’elle a appris (le lecteur ne le saura qu’à la fin du livre) qu’il avait poussé une femme au suicide, c’est pareillement parce que son fils aura nuit à une femme qu’elle trouvera la force de réagir. Comme si elle avait renoncé à tout, d’abord à elle-même pendant vingt ans, et que les deux seules fois où elle avait pu se révolter, se ressaisir d’elle-même, c’est quand les deux hommes de sa vie s’en sont pris à des femmes (une fois son mari, une fois son fils). La femme politisée qu’elle est, la féministe qu’elle confine en elle depuis trop longtemps ne peut pas le supporter. Sybille se révolte sans conscience de le faire, son activisme politique est en retrait en elle. Mais pas son sens de l’injustice, qu’elle ressent intimement, personnellement : faire mal aux femmes, c’est lui donner un coup à elle, et c’est ce coup de trop qui la réveille, parce que cette fois il est donné par son fils.

Or, quand Sybille choisit d’emmener Samuel loin de leur vie, elle ne le fait pas comme une privilégiée qui peut se payer trois mois hors du quotidien. Elle n’a pas d’argent, elle est donc contrainte de vendre une maison de famille à laquelle elle tenait particulièrement, celle de son père. Je ne sais plus si c’est encore dans le livre ou si c’était dans l’une des versions antérieures, mais le père de Sybille a été pour elle comme un passeur sur les questions politiques et humanistes dont elle se réclame. Vendre sa maison, ce n’est pas seulement douloureux pour le sacrifice affectif que ça implique, c’est aussi mettre dans la balance le poids symbolique qu’elle donne à son père face à ce fils qui semble partir sur le chemin exactement opposé, et c’est aussi faire le deuil d’un passé dont on verra que, pour Sybille, il est très présent (ainsi, c’est par cet acte inaugural qu’elle commence, pour elle-même, son voyage, puisqu’il s’agit pour elle de se débarrasser du passé, d’en faire le deuil, de vivre en paix avec). On peut dire qu’elle réagit d’abord comme une mère qui veut « sauver » sa progéniture d’une dérive qu’elle pressent dangereuse, qu’elle veut, comme une mère, remettre son fils « dans le droit chemin », mais on peut aussi supposer que ses mobiles sont plus « militants » peut-être, qu’elle ne peut supporter que son fils soit aussi violent ou méprisant à l’égard des femmes que les autres hommes, comme si elle en faisait une question d’honneur, comme si c’était insupportable en tant que mère, mais pas tant par amour de son fils que par haine de ce que les hommes peuvent faire subir aux femmes. Si elle veut aider Samuel, c’est d’abord pour qu’il se mette dans le crâne que non, « les filles ne sont pas des putes ».

L’autre, dont Samuel doit apprendre à faire la connaissance, en ne le regardant plus comme un ennemi, est montré dans le livre sous la figure de l’homme de couleur, ou du musulman, ou de l’homosexuel. Comme tu l’écris, Samuel ne s’encombre pas de politesse pour parler des musulmans et des gays, qu’il simplifie jusqu’à la caricature en « terroristes » et « pédés »… (D’ailleurs, Samuel est totalement empêtré dans le cliché, comme nous tous aujourd’hui, comme le romancier qui doit apprendre à regarder les êtres derrière les stéréotypes que la société nous impose, qu’elle impose comme modèle de construction et de reconnaissance. Samuel est lui-même un cliché : celui de l’adolescent en guerre contre le reste du monde, l’ado mal dans sa peau, et il doit réussir à apprendre à voir les autres autrement que par les caricatures dans lesquelles il les enferme pour réussir lui-même à sortir du cliché de l’adolescent. C’est un enjeu romanesque que je trouve très important : s’il ne s’agit plus de concurrencer l’état civil, il s’agit en revanche de traverser les figures imposées par le cinéma, la télévision, la publicité et internet, pour trouver si, oui ou non, il y a de l’humain derrière, c’est-à-dire la possibilité d’un devenir ouvert, singulier, en mouvement. Samuel est doublement confronté à ce problème, et moi aussi, en écrivant un roman « romanesque », puisqu’il faut traverser l’épaisseur de ce romanesque pour arriver à regarder derrière si l’on peut toucher à quelque chose d’une vérité humaine.)

Mais l’altérité dont Samuel ne veut pas parler, le vrai sujet du livre, c’est bien sûr la différence sexuée. Il ne parle pas des femmes, du sexe. Or, la scène de Viosna doit nous éclairer sur le sens du livre, elle donne la note, c’est une clé, au sens musical du terme. En écrivant le livre, j’avais toujours très présent, et pas seulement à l’esprit, mais dans la matière même de l’écrit, dans la façon dont on passe d’un regard de l’un sur l’autre, de l’un à l’autre, dans cette dialectique permanente que m’imposait la dualité mère/fils, comment on travaille la complémentarité ou l’opposition, les nuances qui vont de l’une à l’autre dans l’enchevêtrement déjà presque sexué des phrases, bref, la promiscuité à laquelle condamne ce genre de voyage. Il y a forcément la découverte impudique du corps de l’autre. C’est le lieu intime, secret du livre. Le secret intime puisque ce livre, qui tourne autour du regard incestueux bien sûr (de ce point de vue, il faudrait le mettre en parallèle avec Une légère blessure, une pièce qui est sorti en même temps), mais pas seulement, part et revient sans cesse, s’enroule et se déroule autour de cette évidente différence d’un corps d’adolescent et d’un corps de femme à des âges où l’un et l’autre sont coincés sur la crête d’un changement radical (lui, un adolescent qui devient un homme, elle, une femme qui vieillit mais qui est aussi dans la pleine maturité de son corps). C’est un livre dont le vrai sujet est de définir l’opposition entre les clichés sur lesquels nous construisons nos vies (adolescent, mère, autant de rôle à tenir dans la configuration habituelle du mal de vivre pour l’un, de la soumission et de la résignation pour l’autre), et le mouvement intérieur des êtres, qui les fait vivre en perpétuel changement, déplacement : on n’est jamais entier dans une image, on passe son temps à glisser de l’une à l’autre, et c’est dans cet interstice que l’humain vit, là que le roman essaie d’aller le chercher.

Autre chose : Samuel reste passif quand il devrait intervenir (la scène avec Viosna), et actif et violent quand il devrait au contraire ne rien faire (sa mère en train de faire l’amour avec le voyageur). Cette intervention est l’exact contrepoint de l’inaction de la première scène. Mais elle est également scandaleuse, car elle dit : « Les femmes sont des objets, elles m’appartiennent, elles n’ont pas à décider de leur corps. » Ça m’intéresse particulièrement, dans le roman, de voir comment une action ou un mot qui se répètent peuvent avoir des significations complètement opposées (« Ma mère est folle », pense Samuel en colère quand elle risque de les tuer, mais aussi : « Ma mère est folle », sous-entendant cette fois : « Mes copains n’ont pas une mère aussi dingue », quand il la regarde nager, admiratif, dans le lac avec son cheval), ou comment deux actions posées d’un bout à l’autre d’un livre, se présentant sous des formes radicalement divergentes, peuvent en réalité s’appuyer l’une sur l’autre et se conforter pour dire exactement la même chose. Ainsi, à ce moment de l’histoire, qu’il reste passif au début ou qu’il s’agite à la fin, Samuel n’a pas fait de progrès, rien n’a encore avancé en lui, il est avec sa mère, dans sa violence, le même que celui qui reste passif devant Viosna, intimidé par ses copains et indifférent au sort de la jeune fille.

Quant à Sybille, si elle a une aventure à l’autre bout du monde avec quelqu’un qui lui ressemble, un Français, c’est que, là où Samuel doit accomplir un chemin vers l’autre, Sybille, à l’inverse, doit accomplir un retour sur soi. Arnaud est un homme qui vit à Nantes alors qu’elle vit à Bordeaux, deux villes historiquement et géographiquement très comparables : les ports, la traite négrière, les deux villes présentent les traits d’une certaine gémellité. Ce que Sybille va chercher pour elle-même ce n’est pas l’autre, c’est la réconciliation avec sa propre histoire, avec son corps de femme, avec sa vie brisée. Ce qu’elle vient chercher, c’est le droit de reprendre le fil de son histoire, ce fil qui a été rompu avec la mort de son jeune amant dans les attentats de Saint-Michel. C’est important qu’Arnaud soit un double d’elle-même, parce que la solution à la blessure de Sybille passe par elle-même et non par l’autre, qui ne lui pose pas de problème (elle a beaucoup lutté contre sa haine de l’autre, elle y a travaillé obstinément, avec une volonté très politique elle a voulu vaincre la haine et la colère en elle). Mais en revanche, elle a laissé sa propre vie en friche, à l’abandon, elle a renoncé à elle. C’est donc en allant vers Arnaud qu’elle accepte d’aller vers la possibilité de se réhabiliter à ses propres yeux, qu’elle pourra s’ouvrir à un avenir, sortir enfin de la haine de soi. Ainsi, ce qui est insupportable pour Samuel c’est que sa mère, à ce moment-là, enjambe sa vie à lui pour se rejoindre, elle.

Le vrai silence du livre, c’est sur cet apprentissage que fait Samuel de l’altérité entre homme et femme, de la liberté des femmes, à commencer par sa mère.

Je pensais que cette ligne, on la verrait nettement et que l’autre, celle qui est plus apparente, sur le racisme, serait lue presque comme une métaphore de la première, de cette blessure secrète, de l’incompréhension secrète, de la complicité aussi des corps entre le garçon et sa mère, entre lui qui devient homme malgré lui et refuse de le devenir, et sa mère qui redevient femme et laisse tomber ce masque de « mère » qui l’entrave, et qui l’entrave sans doute aussi, lui.

En fait, quand certains critiques sont restés comme aveuglés par le propos du livre, lui reprochant son aspect direct ou didactique, ils n’ont pas lu ce message comme la métaphore d’une peur plus archaïque : bien sûr Oedipe, la peur de la femme, l’interdit, le tabou de la mère, la peur de la sexualité. J’avais tellement peur de l’évidence du sujet, peur peut-être aussi du sujet en lui-même, de son impudeur, en exposant aussi frontalement les deux corps, les obligeant à une telle promiscuité, que j’ai eu besoin d’une question plus sociale pour faire écran à celle qui est le coeur du livre, dont, sincèrement, je pensais qu’on ne verrait qu’elle. Ce qui s’est avéré faux, on n’a vu que ce qui était écrit noir sur blanc, que je ne veux pas minimiser pour autant, car c’est évidemment loin d’être un alibi (je tiens au contraire beaucoup à cette idée que la haine refoulée de la mère ressurgisse dans le comportement très extériorisé de son fils, car je crois que les mouvements historiques sont aussi des mouvements familiaux : les non-dits collectifs et ceux des familles se tressent ensemble, ce sont d’énormes continents non abordés). Mais pour moi, contrairement à ce que tout le monde a dit, je ne suis jamais allé aussi loin sur la question de ce non-dit, parce que c’est la première fois que je me sers de paravent pour en atténuer la révélation (je n’avais évidemment pas mesuré combien certains ne voient que le paravent, comme d’autres regardent le doigt qui leur désigne la lune.)

Parlons donc maintenant de cette thèse antiraciste qu’on m’a beaucoup reprochée, dont on s’est étonné que j’y cède comme si je commettais une faute de goût, un crime, un manquement à l’orthodoxie des Éditions de Minuit, ou quelque chose de ce genre. Je comprends que ça puisse agacer, cette impression de se faire tirer l’oreille sur des questions de principe… Mais enfin, dans un pays où onze millions de gens votent pour l’extrême droite, je ne suis pas sûr qu’une piqûre de rappel sur certains principes, justement, soit si mal venue… Il y a une rhétorique d’extrême droite et de droite radicale qui est entrée dans l’esprit des gens, y compris à gauche, c’est l’agacement suscité par ce qui serait les « droits de l’hommisme », le « politiquement correct » (dans lequel, bien sûr, on range tout et n’importe quoi, car si le politiquement correct existe et qu’il est nuisible, c’est un vrai abus de langage, une prise de pouvoir par les assignations, de ranger la question du racisme sous cette bannière-là). Et puis je suis effaré de voir comment on prend pour mot de l’auteur ceux d’un personnage, comme si les paroles de Samuel à son père n’avaient aucun sens dans le tissu du livre, qu’elles étaient trop fortes, trop présentes pour être seulement romanesques, et qu’elles étaient forcément l’expression de la voix de l’auteur. J’ai hésité beaucoup à faire dire ce que Samuel dit à son père, à la fin du livre, sur ce que le voyage lui aura appris, sur les autres, sur la façon de les percevoir, sur lui-même. Mais c’était, du point de vue du roman, essentiel : au début du livre, Samuel est incapable de regarder ses parents dans les yeux, de leur parler sans trembler. Comme on a l’habitude que j’écrive des monologues intérieurs, cette parole si franche, si nette, si déterminée à la fin, dans la bouche de Samuel, a été perçue comme une vérité simpliste, or qu’il s’agit d’un élément de dramaturgie qui dit l’évolution du personnage. À la limite, ce qui compte, ce n’est pas tant ce que Samuel dit à son père, que le fait qu’il soit capable de prendre la parole, de s’autoriser à parler « d’homme à homme ». Comme si, cette fois, l’événement, ce qui se dit là, ce n’est pas tant ce qu’il a compris ou non des autres, c’est comment il est capable d’agir, de poser une parole. Mais une fois encore, c’est comme si cette parole, sa signification, avait écrasé le pourquoi de ces mots.

L’idée que tout à coup j’écrivais un livre à message semblait devenir un scandale, y compris pour ceux qui, à longueur de colonnes, défendent des livres à thèses qui oublient de s’écrire, comme si là, ce qui était un problème, c’était en effet un déplacement d’une case à l’autre, comme si je trahissais une école au profit d’une autre, comme si je cédais quelque chose, que je me compromettais… C’est un sujet qui me touche beaucoup, et que tu soulèves en évoquant ce grand écart qu’il y aurait à réunir deux figures importantes et inconciliables, deux visions de la littérature presque diamétralement opposées, celles de Claude Simon et d’Albert Camus. C’est vrai que, si Samuel Beckett est la référence affirmée dans le livre, on pourrait dire que comme le racisme par rapport à la sexualité, Beckett fait peut-être écran à Claude Simon, alors que ce dernier en est la réalité organique, le moteur souterrain : c’est lui qui fait tourner la machine. D’ailleurs, si Sybille a appelé son fils Samuel, j’ai pour ma part appelé le mien… Simon. (Pour autant, une fois encore, je ne veux pas minimiser la présence de Beckett. La fin, qu’on la trouve optimiste ou pas, est liée à Beckett, dans ce que Sybille finit le corps en ruine, comme chez Beckett où les corps disparaissent, s’amenuisent, mais parlent jusqu’au bout. C’est très important pour moi, cet « optimisme noir » que j’aime particulièrement chez l’auteur de L’Innommable et qui consiste à sortir des catégories trop simplistes, à considérer que, comme le disait Henri Thomas dont j’aime citer cette phrase : « On ne tombe pas toujours dans le désespoir, parfois, on y monte. » Cette résistance à la mort, cet acharnement à parler, à vivre, à tenir, non pas sur un mode psychologique mais purement organique.)

Tu fais très justement remarquer les emprunts à La Route des Flandres, c’est d’autant plus juste que je me suis interdit de le relire (en revanche, je ne me suis pas interdit de lire Le Cheval[1], texte publié quelques mois avant que je me lance dans l’écriture de mon livre), tout en sachant que la matière de la terre, de la poussière, de la boue, la matrice (!!!!) du livre à écrire je la trouverais en partie chez Claude Simon, mais aussi chez des peintres, chez des cinéastes, toute une culture qui est liée au cheval et que Claude Simon connaissait bien mieux que moi. La citation de l’auteur des Géorgiques au début de ton article est assez connue, en tout cas je m’en suis souvenu en la lisant. Elle fait partie de ces grands tabous, cet or noir que tout le vingtième siècle a déposé sur la génération qui venait après, lui interdisant de toucher au moindre cheveu de la Reine Littérature comme lui l’avait définie ou vue.

Je l’ai dit souvent, je me répète, pardon : dans les années quatre-vingt, la pression était très forte dans l’école d’art où j’étudiais, et je cachais mes envies d’écrire des romans comme un eczéma honteux. L’interdit du roman m’a d’ailleurs tout droit jeté dans les bras du cinéma, qu’on pouvait aimer expérimental ET narratif, qu’on pouvait voir comme forme ET récit, sans jeter les personnages avec l’eau du bain de la modernité. J’ai écrit des textes très formalistes pendant mes années beaux-arts, et puis j’ai fini par m’autoriser le roman. Et pas n’importe quoi, le pire : naturaliste, psychologique, social. Il m’a fallu quinze ans pour ça. C’est vrai que les beaux-arts ce n’était pas l’école du Nouveau Roman, c’était plutôt Sollers et Tel Quel, TXT, des auteurs comme Guyotat ou Bernard Noël, Denis Roche. J’ai découvert les écrivains de chez Minuit plus tard, bien après avoir renoncé à des avant-gardes dans lesquelles je ne me reconnaissais pas, en lesquelles je ne croyais pas, parce que j’avais trop l’impression d’arriver après l’âge d’or, après la bataille. La seule chose que j’aime sans condition dans les avant-gardes, qui a toujours suscité en moi admiration, fascination et adhésion sans réserve, c’est le goût de la liberté, de l’émancipation, la volonté de franchir les frontières, de s’affranchir, d’aller là où il convient de ne pas aller. Pour moi, l’avant-garde, la modernité, c’est l’idée d’être en mouvement permanent, de remettre en question ces frontières intérieures, mentales, qui nous parquent, nous délimitent dans nos propres peurs et concessions, nous assignent à résidence. Les beaux-arts m’ont donné ce goût, je le cultive avec méthode, discipline, et je m’en veux toujours de ne pas aller assez loin de ce côté, de céder un peu trop à ce qu’on attend de moi.

Je dis ça pour cette citation de Claude Simon, mais je pourrais le dire aussi de celle de Gide avec cette histoire qui voudrait qu’on « ne fasse pas de bonne littérature avec des bons sentiments », si je me souviens bien. On pourrait répondre aussi bien à Simon qu’à Gide que la littérature ne commence pas avec des interdits et des censures. J’ai mis des années à assumer de faire du roman, à assumer des personnages, des années à repousser des frontières qui ne sont que des clivages idéologiques, dogmatiques plus toujours opérants, même s’ils sont réconfortants pour beaucoup. On ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments ? Je ne sais pas, il faudrait essayer. Il faudrait ne pas prendre ce genre d’évidences, assénées sans possibilité de contestation, comme argent comptant. Il faudrait tenter de démentir, prendre le contre-pied. C’est la seule mission valable pour un écrivain qui ne veut pas faire trop honte à l’image qu’il se fait de la littérature : se lancer un gros pari bien casse-gueule, un beau geste perdu d’avance comme, précisément, seul l’art peut en jeter à la face de nos certitudes et de nos conformismes. Risquer les bons sentiments et les élever si haut qu’on ne verra que la littérature, que l’évidence de ce que, bons ou mauvais, les sentiments révèlent de la nature humaine. Ils sont, en ce sens, dignes qu’on les ausculte, que les écrivains se penchent sur eux, tous, sans hiérarchie, bons ou mauvais. C’est difficile, oui. Presque impossible, sans doute. Alors jetons ça aux dés et risquons − mais qu’est-ce qu’on risque ? Au mieux de toucher juste, au pire de rater un livre, ce qui reste moins grave à mes yeux que d’en réussir un où l’on ne joue rien de ce qui est acquis.

Même question avec la citation de Claude Simon, même réticence, peur, interdit, pendant des années : un livre ne doit pas se commettre, sombrer dans la signification, dans le message. Je reste d’ailleurs assez convaincu que c’est vrai, qu’on ne doit pas avoir de message dans un livre, car, le plus souvent, une thèse, c’est un peu comme le lierre sur un arbre, un parasite qui vient étouffer l’arbre et finit par le tuer. Oui, le message, la thèse se sert souvent du roman comme d’un marchepied, et l’art étouffe, on le néglige, il meurt. Mais pour autant, le roman, s’il s’occupe d’être contemporain, s’il s’occupe de vivre non pas au-dessus des êtres, perdu dans des nuées inaccessibles, mais qu’il considère qu’il a un regard sur son temps, qu’il en fait partie, qu’il a le souci d’être au monde, s’il tente de régénérer la littérature par sa fréquentation, pour lui ouvrir d’autres espaces que ceux où elle a l’habitude de naviguer, doit aussi pouvoir se confronter à des débats qui animent la société, des débats ou des idées qui sont l’air de ce temps que le romancier cherche à comprendre, à dire. Prendre parti, ce n’est après tout que dépasser une frontière de plus, une hypocrisie de plus : comment je pourrais prétendre, moi qui écris des livres dont la réalité est la matière première, ne pas faire partie de ce monde ? La première réalité pour un écrivain : c’est la langue. Comment il façonne le monde du livre par l’écriture. Mais tout fait partie de son monde, et lui-même en fait partie. Alors, si le livre ne doit pas se laisser enfermer dans un message, il n’a pas d’obligation à en refuser la possibilité, l’éventualité, si, d’un point de vue esthétique, dans l’économie de sa narration, ce message peut catalyser une énergie, une réalité qui fait sens et mouvement dans la structure, dans la dramaturgie. Ce n’est pas tant la question de savoir si la littérature peut avoir une efficacité, si elle peut changer le monde. Non, bien sûr qu’elle ne le peut pas. Mais en prenant parti, elle s’acquitte de sa présence au monde, comme d’un objet qui prend le risque de se mettre à hauteur d’une époque. Pour moi, c’est aussi la question de ne pas avoir peur de salir l’art, en assumant sa présence dans la trivialité du monde.

Ce qui dérange un peu, c’est la liberté de s’affranchir de certaines chapelles, des conventions − qui ne sont jamais là où on les croit, trop vives pour se laisser piéger, elles changent de masques souvent − et c’est surtout l’idée de ne pas s’assoupir dans les limites déjà convenues de son art. Donc, que Claude Simon rencontre Albert Camus, ce n’est pas plus incongru que la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie. Si on veut chercher une cohérence dans ma ligne de conduite, c’est de vouloir − en ce sens très fidèle aux avant-gardes et à la modernité − enjamber les frontières et rendre possibles des mariages contre-nature, sortir des assignations à résidences. C’est peut-être ma façon d’aborder une sorte de post-modernisme, ou post-post etc., ce qui m’indiffère totalement, mais il faut surtout ne pas déroger à cette règle qui m’a permis jusqu’à maintenant d’écrire les livres que j’ai voulu écrire, de vivre la vie que j’ai voulu vivre : enjamber les interdits ou les dogmatismes, se donner le droit de faire ce qui nous est refusé. Si je ne l’avais pas fait dès le début, aujourd’hui je serai guichetier au Crédit Agricole de Descartes, en Touraine, pour le plus grand plaisir de ma mère, ou sans doute déjà mort, ou alors complètement alcoolique.

Pour finir, il y a un point sur lequel on ne peut pas faire l’impasse, c’est le rôle de la nature. Celle-ci est très présente dans le livre, elle n’est pas qu’un support, qu’un décor qu’on déroulerait, comme les incrustations dans ces vieux films où l’on aperçoit, derrière les personnages en voiture, une route et un paysage plus ou moins flouté qui défile et se perd au loin. Le français est ainsi structuré : sujet, verbe, complément. Le monde tourne autour du sujet, l’action découle de lui, et le « reste » n’est que le complément de ce sujet qui agit. La littérature travaille précisément à rééquilibrer les éléments en présence, à montrer que ce « complément » est une force agissante, non pas décorative ni exotique, ni accessoire, comme elle l’est encore chez Balzac, pour qui elle a fonction d’éclairer la personnalité du sujet, mais bien comme être singulier, présence qui existe indépendamment du sujet et de l’action : elle n’est pas qu’un cadre, elle n’attend pas le sujet pour s’animer, elle vit avant et après lui.

C’est l’une des principales leçons du Nouveau Roman, qu’on trouvait déjà chez Joyce et chez d’autres auparavant, chez Proust bien évidemment parce que le travail de la mémoire est justement très proche de ce regard globalisant, mais que la systématisation de la mise en doute du personnage a aidé à faire comprendre : le monde existe, l’homme en est un élément, pas davantage. Chez Claude Simon, description et écriture, nature, animaux, corps, mémoire, tout s’entremêle de telle manière que tout est activé ; rien n’est neutre ni indifférent, il n’y a pas une zone morte ou décorative, tout participe. L’écriture, ainsi, comme dans la peinture chinoise, fait vibrer les espaces de vide, elle pense l’univers comme un tout dont les hiérarchies sont plus ou moins abolies, parce que tous les éléments sont reliés entre eux. Le maître mot : circulation. Pour moi qui écris des livres où l’homme est au coeur de mes préoccupations, il s’agit de ne pas l’isoler de la nature, mais de faire que, par les moyens de l’écriture, on ne puisse pas séparer l’un de l’autre, qu’ils fassent corps. C’est vrai pour la nature, mais pas seulement. Car c’est vrai sans distinction, que les éléments soient « nobles » ou non. François Bon a beaucoup compté pour moi sur ce point, en intégrant les zones urbaines ou péri-urbaines que d’habitude la littérature rejette. Pendant longtemps j’ai cru que je ne pourrais pas être écrivain, parce que le seul point commun que ma vie m’offrait avec celui des livres, c’était les noms de nos rues des zones pavillonnaires, perdues entre le supermarché, le stade et la rue Nationale. Je suis donc très sensible à ces paysages dont on gomme les antennes de télévision pour qu’ils soient plus photogéniques, très sensible à l’idée qu’un paysage ce n’est pas un arrière-plan, mais une partie à part entière du roman.

Ainsi, pour Continuer, la nature a plusieurs fonctions, dont celle d’animer le récit, car, comme tu le dis, les « méchants » faisant défaut pour faire avancer la narration, la nature a une partition à jouer d’un point de vue très pratique, très concret. Car s’inspirer d’une histoire vraie n’est pas tant écrire à partir de faits vécus que de saisir, à travers l’histoire, le schéma narratif sur lequel on va construire son récit. Car, concrètement, en se mettant au travail, on voit très vite que le pitch, comme on dit aujourd’hui, d’un parent partant avec son fils pour le sauver de la délinquance, n’est pas une histoire mais une configuration, une préfiguration à l’histoire, comme une figure géométrique, une structure à partir de laquelle il faut construire et conduire le récit.

Or, une fois qu’on a décidé de partir, une fois que mère et fils se retrouvent sur les routes du Kirghizistan, que va-t-il leur arriver, puisqu’il faut bien que, à défaut d’un livre purement contemplatif qui avancerait par une succession de tableaux, à partir du moment où l’on fait la promesse d’une quête, qu’on a posé un enjeu (Sybille arrivera-t-elle à ouvrir les yeux de son fils sur ce qu’il a fait ? sur les autres ? à prendre de la hauteur ? et elle, va-t-elle sortir de sa résignation ?), ils poursuivent un cheminement où l’un et l’autre doivent résoudre (ou pas, mais alors comment ?) les problèmes qui sont les leurs. Si on lit des récits de voyages, dont Continuer reprend faussement le genre, on constate que ceux-ci sont construits comme des suites d’épisodes dont aucun n’est vraiment nécessaire à la poursuite du récit. C’est une démarche qui n’est pas celle du roman, pour qui chaque élément puise sa nécessité et sa raison d’être dans le dialogue qu’il entretient avec les autres éléments, chacun répondant à un autre, en le contrariant ou en le confortant, mais toujours en apportant, comme en musique, des variations, des contrepoints, etc.

J’ai été donc très vite confronté à ce problème, que règle la fiction, généralement, puisque la question de la survie est elle aussi un genre (sans doute plus cinématographique que littéraire, bien que Robinson ou les héros de Conrad pourraient relativiser cette idée), par l’apparition d’obstacles liés à la présence d’humains hostiles, de difficultés liées à la rencontre avec des êtres dont l’altérité (Alien), est déjà un signe d’hostilité. Or, mon propos est de dire que l’autre, ce n’est pas forcément l’ennemi, qu’aller vers lui ce n’est ni se renier soi, ni mettre son intégrité morale ou physique en danger. Ce faisant, que reste-t-il alors pour faire avancer le récit ? D’abord, il importe de ne pas avoir une vision trop idyllique ou illustrative de l’autre, on peut montrer dès le départ que tous les Kirghizes n’ont pas le coeur sur la main et ne sont pas forcément là à vous attendre comme amis… Ensuite, poser la question de l’altérité autrement, c’est-à-dire en l’axant non pas tant sur les rencontres avec d’autres humains qu’avec la nature elle-même. C’est ici que les chevaux, pour moi, ont eu un rôle très important à jouer, comme des intercesseurs entre deux mondes, celui des hommes et celui de la nature. La première fois où Samuel commence à considérer la possibilité de l’altérité, c’est par le cheval, quand il comprend que le son de sa musique les dérange : enfin il est prêt à ne plus s’isoler et, arrêtant la musique, posant ses oreillettes, il se rend disponible à l’autre, au silence des chevaux, à leur rythme, à leurs sensations. Il aiguise lui-même sa perception.

La nature est donc à percevoir comme un être vivant, qui devient un personnage avec ses sautes d’humeurs, ses rebuffades et ses caprices, mais aussi avec sa douceur, sa beauté, sa capacité d’accueil et sa bienveillance. La montagne a d’ailleurs un lien avec le prénom de Sybille, dont le parcours est sibyllin à l’image des routes tortueuses des montagnes. La nature est ici le lieu des révélations, des expériences : ce n’est pas le retour béat à la nature qui serait nécessairement bonne là où homme et culture seraient nuisibles. La nature fait comprendre à l’homme qu’il est un élément parmi d’autres, ni plus ni moins. Il est dit au moment où Sybille se baigne avec le cheval dans le lac − moment où elle expose presque sa nudité − que les nomades interdisent l’usage du bain, d’abord parce que celui-ci salit l’eau qui est un bien auquel il faut faire attention et auquel on doit le respect, et ensuite pour des raisons religieuses : la femme souille l’eau, Dieu punira celle qui se dévoile ainsi par la colère de l’orage qui la tuera. Or, si Sybille affronte bien la colère du Dieu à la fin, elle ne mourra pas, et la tragédie annoncée n’aura pas lieu. Pour moi, c’était une façon de détourner les codes de la tragédie en annihilant la fatalité. Ce qu’on a pris pour une fin « positive », c’était d’abord une façon d’échapper à ce fatalisme convenu pour dire que les dieux ne gagnent pas toujours, qu’il y a parfois autre chose que la victoire du fatalisme, du déterminisme.

La nature est là pour faire avancer le récit, pour l’accomplir plus que pour l’accompagner, en multipliant les embuches, un peu comme John Woo le fait avec ses films, tel que je l’avais lu dans un entretien : en créant une scène d’action toutes les dix minutes, mais dont la puissance est à chaque fois un peu plus soutenue, ainsi jusqu’à la fin. C’est comme ça que j’ai ponctué le livre, une suite de progressions par l’obstacle, relevé comme on le fait d’une sauce, avec une pointe de piment supplémentaire à chaque fois. Mais une autre façon de faire progresser le récit, c’est le rapport que le déplacement dans l’espace crée avec le déplacement dans le temps. Là où, dans un roman plus traditionnel, on aurait sans doute préféré nous raconter l’histoire de Sybille avant de partir, j’ai opté pour une route plus sinueuse, là encore plus proche de Claude Simon et d’une littérature plus « plastique », qui consiste à donner à chaque étape une révélation de la vie de Sybille, à faire progresser simultanément la reconquête du temps, de son histoire brisée, avec la conquête de l’espace, de la traversée du Kirghizistan. Ce travail du temps, il est à mettre en corrélation avec les nuits de Sybille, nuits pleines de rêves, comme si les chevaux et la nature elle-même ouvraient un espace parallèle, espace de l’imaginaire, du rêve, de l’onirisme, de la possible résurrection des morts. Et de ce point de vue, plutôt que de résilience, concept psychologique et très à la mode qu’on sert pour tout aujourd’hui, j’aurais préféré qu’on me parle, au sujet de Sybille, d’un travail de résurrection, puisqu’il y a quelque chose qui n’est pas de l’ordre de la psychologie mais vraiment de la renaissance, du passage de la mort à la vie, ce que la montagne et la nature portent d’emblée. Car comme tout voyage initiatique, il y a quelque chose de la renaissance. Si elle avait été un homme, Sybille aurait pu s’appeler Lazare.