Corps de l’article

Le dernier sermon de John Donne, « Death’s duel[1] » (1631), évoque, dans une langue magnifique, l’horreur de la putréfaction, cette « death after death » qui guette le corps déserté par l’âme[2]. Son objet n’est pas la mort en elle-même, mais sa plus terrible conséquence pour la dépouille : la « death of corruption and putrefaction, of vermiculation and incineration, of dissolution and dispersion in and from the grave ». Le scandale de la condition humaine, ce n’est pas tant l’arrêt de la vie que cette « posthumous death » qui vient outrager le cadavre et comme redoubler la mort[3]. L’idée n’est pas neuve. Cette condition était déjà puissamment décriée dans le livre de Job, que cite d’ailleurs Donne : « Je crie à la fosse : Tu es mon père ! Et aux vers : Vous êtes ma mère et ma soeur ! » (Job 17, 14[4]). Ces vers, agents de la corruption, sont le symbole le plus fort de ce travail qui s’opère pour tous, tissant par delà la mort des liens fraternels entre les hommes qu’aucune hiérarchie désormais ne départage. Villon fait ce constat à plusieurs reprises, dans son célèbre « Frères humains » notamment, dont l’effet repose sur l’énonciation puisque ce sont les morts qui s’adressent aux vivants, mais cette égalité dans la mort, le poète l’exprime encore dans son Testament alors qu’il « considère ces testes / entassées en ces charniers » et que nous retrouvons les mêmes rimes que dans la ballade des pendus (voir « Frères humains, vers 6, 7 et 8 : nourrie […] pourrie […] pouldre) :

Or sont-ilz mortz, Dieu ayt leurs ames !

Quant est des corps, ils sont pourriz.

Ayent esté seigneurs ou dames,

Souef et tendrement nourriz

De cresme, fromentée ou riz,

Leurs os sont declinez en pouldre,

Auxquelz ne chault d’esbat, ne riz…

Plaise au doulx Jesus les absouldre[5] !

La putréfaction est, dans son essence, une négation du principe (archê) de hiérarchie : le corps décomposé est perçu comme vidé de sa substance sacrée (hieros) et il perd toute forme, tout ordre (kosmos). L’âme et l’ordre sont deux manifestations de la transcendance qui se trouvent menacées par la corruption. Les sociétés, depuis très longtemps, ont mis en place des techniques visant à préserver le corps mort de cet outrage. Les soins rendus par des tiers – embaumement bien sûr, mais aussi rites funéraires, sacrements – se substituaient à la source intérieure qui maintenait le caractère sacré du corps. Celui-ci ne pouvait durer que tant que le processus de putréfaction était suspendu.

La transcendance

Cette question de la transcendance est indissociable du phénomène de la putréfaction. Ce processus post mortem discrimine en effet les êtres : certains élus sont touchés par la grâce de l’incorruptibilité[6] − d’où l’expression mourir en odeur de sainteté[7] − tandis que la plupart des corps abandonnés par Dieu pourrissent. Le pécheur est ainsi plus putrescible que le vertueux et l’extrême pourriture est un « trait de la colère du ciel ». Dans « le puant concubinaire », nouvelle de Jean-Pierre Camus, nous avons en guise de clôture une description effroyable de la punition divine qui frappe Épaphrodite pour son intempérance :

Presque dès une heure après que l’âme l’eut quitté, il devint charogne si infecte que non la chambre seulement mais toute la maison n’était plus habitable pour l’excès de la puanteur. À peine put-on trouver personne qui le voulût ensevelir. Mis dans une bière, la putréfaction perce le bois et se fait sentir partout ; on l’enduit de poix, de cire, de mastic, on applique du cuir aux jointures avec de la colle forte : tout cela n’y fait rien. [… Ils] le jetèrent dans la rivière dont les eaux furent tellement empoisonnées qu’on y trouva depuis quantité de poissons morts et tout pourris[8].

Dans cet épisode, ce qui frappe, c’est non seulement l’extrême rapidité du phénomène – lequel vient en quelque sorte confirmer la pourriture morale d’Épaphrodite –, mais aussi et surtout l’incapacité des hommes à le contenir, à sceller le corps, la bière, la terre. Devant cet envahissement, le seul recours est de le jeter à l’eau. À défaut d’enrayer la déliquescence, ce geste de désespoir, en tentant de la noyer, cherche à combattre cette corruption humide sur son terrain.

Un cas symétrique, sous la plume du duc de Saint-Simon, un siècle plus tard, peut également retenir notre attention. Il s’agit du duc de Vendôme, détesté du mémorialiste, qui en fait un portrait répugnant, organisé autour du thème de la digestion, des nourritures douteuses, des excréments surabondants : « [I]l était grand mangeur, d’une gourmandise extraordinaire, ne se connaissa[n]t à aucun mets, aima[n]t fort le poisson, et mieux le passé et souvent le puant que le bon[9]. » Son orgueil luciférien, qui « dévorait tout », est comparé à une gangrène. Au cours de la guerre de succession d’Espagne, où il commandait les troupes françaises, il se retire au petit bourg côtier de Vinaroz pour s’adonner à ses vices. Il y mourra peu après s’être gavé de poisson/poison. Le mémorialiste évoque alors les conditions de son « inhumation » à l’Escurial, qu’il aura l’occasion de visiter dix ans plus tard, lors de son ambassade. Le duc se trouvait alors toujours dans la section nommée le Pourrissoir, où muré derrière une cloison lisse et sèche, sans aucune marque, il se décomposait – sans fin apparemment, puisqu’au contraire des autres dépouilles, transférées au Panthéon lorsqu’elles ne pouvaient plus exhaler d’odeur, celle de Vendôme, assurait-on, risquait fort d’y demeurer pour l’éternité, comme si sa pourriture ne pouvait trouver son terme. Le corollaire de cette malédiction est une véritable condamnation politique, puisque Vendôme, pour toujours dans ce purgatoire, n’y pouvait recevoir de sépulture et, à l’instar des criminels de haute trahison comme les cardinaux de Retz ou de Bouillon, était voué à l’oubli et à l’anonymat posthume.

Le pendant de cette putréfaction extrême du pécheur, c’est l’incorruptibilité du Christ. Certes il meurt, mais il ne saurait se putréfier, car cela signifierait que la virtus divina ne se trouvait pas en lui. Saint Thomas d’Aquin consacre tout un article à cette question en soulignant l’équation entre l’absence de péché et l’incorruptibilité post mortem :

Il faut répondre au premier argument, que le Christ n’étant pas soumis au péché, n’était assujetti ni à la mort, ni à la dissolution ; cependant il a supporté la mort volontairement à cause de notre salut, pour les raisons que nous avons données. Mais si son corps s’en était allé en putréfaction ou en poussière, cet acte aurait plutôt tourné en détriment du salut de l’homme, puisqu’on aurait cru que la vertu divine n’était pas en lui[10].

Selon saint Athanase le Grand[11], le but de la résurrection du Christ est justement de court-circuiter la corruption humaine grâce à une mort unique, marquée par l’incorruptibilité :

Le Verbe voyait que la corruption des hommes ne pouvait être supprimée que par la mort. Or le Verbe ne pouvait pas mourir, étant immortel et Fils du Père ; il a donc pris en propre le corps qui pouvait mourir pour que, participant du Verbe qui domine tout, il fût capable de subir la mort à la place de tous et demeurât incorruptible à cause du Verbe qui l’habitait et qu’ainsi cesse en tous la corruption par la grâce de la résurrection[12].

La religion chrétienne peut admettre la mort du Christ, puisqu’il a fait le sacrifice de s’incarner, mais elle ne peut pas admettre qu’il se corrompe ensuite, car la corruption signifie un corps déserté par le principe divin. Ce n’est donc pas pour rien que, dans LeGai Savoir, Nietzsche ne se contente pas d’annoncer que « Dieu est mort ». Il lui faut d’abord évoquer sa putréfaction. Pire encore, cette putréfaction n’est pas abstraite, elle a les qualités sensorielles du phénomène humain, le bruit des fossoyeurs mais surtout l’odeur[13] caractéristique de la pourriture :

N’entendons-nous rien encore du bruit des fossoyeurs qui ont enseveli Dieu ? Ne sentons-nous rien encore de la putréfaction divine? – les dieux aussi se putréfient ! Dieu est mort[14] !

Ce n’est plus l’homme qui s’élève vers les dieux, ce sont eux qui tombent pour rejoindre la condition mortelle. Cette déchéance, seule la putréfaction pouvait l’exprimer. La putréfaction des corps est un problème théologique de taille. Comment un corps putréfié peut-il ressusciter ? « Ainsi en est-il de la résurrection des morts. Le corps est semé corruptible ; il ressuscite incorruptible » (1 Corinthiens, 14, 42)[15].

Le rapport à la putréfaction est essentiellement culturel : il repose sur des systèmes complexes de croyances qui se rapportent au statut du corps et à la conception de la mort qui prévalent dans une société donnée. En cela, ce phénomène relève très certainement des sciences humaines comme l’anthropologie[16], la sociologie[17] ou encore l’histoire des mentalités[18], mais il intéresse aussi l’interprète d’oeuvres littéraires et picturales qui se questionne sur l’irréductible ambivalence ressentie non pas devant une pourriture réelle – notre sensibilité ne peut plus guère la soutenir[19] – mais sur sa représentation, sur sa transposition dans la sphère esthétique[20].

Le problème posé par la putréfaction est donc double : il touche, comme nous l’avons vu, à la transcendance, mais aussi à l’esthétique. C’est Nietzsche qui nous permet de le penser simultanément. Du point de vue esthétique, le cas de la putréfaction est d’autant plus intéressant que ce phénomène est, dans son essence, laid. Il est laid par ce qu’il signifie :

Nous entendons le laid comme un signe et un symptôme de la dégénérescence : ce qui rappelle de près ou de loin la dégénérescence provoque en nous le jugement laid. Chaque indice d’épuisement, de lourdeur, de vieillesse, de fatigue, toute espèce de contrainte, telle que la crampe, la paralysie, avant tout l’odeur, la couleur, la forme de la décomposition, serait-ce même dans sa dernière atténuation, sous forme de symbole – tout cela provoque la même réaction, le jugement laid[21].

Cependant, l’art dont Nietzsche a dit qu’il était « la tâche la plus haute et l’activité essentiellement métaphysique de cette vie[22] » (dédicace à Wagner) peut redonner à ce phénomène une portée métaphysique. La représentation artistique de la putréfaction permet de saisir ce pouvoir conféré à l’art par Nietzsche :

C’est alors, en ce péril extrême, que l’art s’approche de la volonté, menacé, comme la fée qui sauve et qui guérit ; lui seul peut transformer ce dégoût pour l’horreur et l’absurdité de l’existence en images avec lesquelles on peut tolérer de vivre[23].

Cette « haine profonde » suscitée par « l’abaissement de son type » ne peut être apaisée que par l’art. Mais à quelles conditions ? Pour bien comprendre cette action de l’art, il faut encore nous attarder au problème de la représentation que la putréfaction a posé depuis l’Antiquité, sur le statut de signe que la putréfaction s’est vue tour à tour octroyer ou refuser.

La putréfaction comme signe

Déjà dans l’Antiquité, Démocrite[24] a tenté de comprendre la forte émotion soulevée par la vue d’un visage se décomposant :

La putréfaction entraîne une forte émotion, parce qu’on se représente l’image défigurée de ce qui dégage de telles odeurs ; car c’est la putréfaction qui attend les ombres de ceux qui meurent avec une mine saine et florissante[25].

Ce fragment, relayé par le philosophe épicurien Philodème[26], doit être compris dans ses deux cadres : celui de la pensée de Démocrite et celui de la philosophie de Philodème[27]. L’atomisme fondé par Démocrite sera repris par la philosophie épicurienne qui veut que la mort ne soit qu’une désintégration d’atomes. Cependant, les épicuriens et Démocrite ne s’entendent pas sur la sensibilité du cadavre[28]. D’après Cicéron, Épicure fit injustement le reproche à son prédécesseur d’avoir attribué de la sensibilité au cadavre[29]. Il est vrai que Démocrite, contrairement par exemple à Hippocrate pour qui la corruption du visage est un signe univoque de la mort[30], ne reconnaît pas de « symptômes certains de l’approche de la mort[31] ». D’ailleurs, il n’entend pas la mort comme un état mais comme un « processus essentiellement dégressif[32] », comme en témoigne par exemple le fait que « les ongles et les cheveux poussent pendant un certain temps, une fois le cadavre enterré[33] ». Cette conception de la mort « mixte[34] » survivra longtemps encore, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle au moins. Chez Démocrite, donc, ce n’est pas la putréfaction de l’objet qui provoque une forte émotion, mais le processus de représentation qu’elle enclenche par lequel notre corps se décomposant apparaît comme en filigrane. Dans ce fragment, l’opposition se construit puis s’annule. Elle se construit sur les préfixes dus (dus-ôpeisthai, δυσωπεῖσθαι, puanteur ; dusmorphias, δυσμορφίας, laideur) et eu (eusarkias, εὐσαρκίας, formes épanouies). C’est l’écart entre l’état de décomposition auquel on assiste et son propre état, encore florissant, qui permet à cet espace de la représentation, de la phantasia (φαντασία, imagination[35]), de s’ouvrir. Mais celui-ci une fois ouvert, l’opposition s’anéantit et celui qui regarde sait que la vie n’est désormais qu’un sursis. Dans ce fragment, nulle beauté dans la pourriture, au contraire, le terme grec to kallos (τὸ κάλλος, la beauté) est utilisé pour décrire les vivants.

Si la putréfaction est si étroitement associée à la représentation, c’est qu’elle est un signe. Univoque pour certains – comme Hippocrate que nous avons mentionné ou encore Paolo Zacchia, considéré comme le fondateur de la médecine légale, mais une médecine qui ne s’est pas encore dégagée du cadre théologique puisque c’est la résurrection d’un Lazare putréfié[36] qui conclut l’argumentaire du médecin pontifical[37] –, équivoque pour d’autres. Il s’agit d’un long débat qui a secoué la communauté médicale jusqu’à la fin du XIXe siècle[38]. Ainsi, dans l’article « putréfaction » de l’Encyclopédie, on trouve cette mise en garde qui résume la polémique ayant cours depuis des décennies sur la fiabilité de ce phénomène pour attester de la mort[39] :

La putréfaction des morts a été regardée comme le signe infaillible de leur état ; mais ce signe très dangereux pour les survivans ne seroit admissible qu’autant qu’on n’auroit pas d’autres signes très-certains de la mort. On les a indiqués ailleurs. La putréfaction parfaite qui se manifesteroit en quelque partie, ne mettroit pas infailliblement à l’abri du danger affreux de donner la sépulture aux vivans[40].

Ce qui est en jeu dans ce passage, c’est l’infaillibilité du signe mais aussi et surtout celle de son interprète. Signe équivoque, donc, la putréfaction est dangereuse, affreusement dangereuse, car elle brouille, rend trouble la frontière entre le vivant et le mort si elle est interprétée « vaguement […] par ceux qui se sont fait une sorte de réputation, en se déclarant les apôtres de cette fausse doctrine[41] ». Le vocabulaire religieux associé aux partisans de la putréfaction comme signe univoque opère une discrimination entre le savoir vrai et la fausse croyance. Celui qui confond la gangrène et la putréfaction ne sait pas lire la « rougeur inflammatoire qui trace une ligne de séparation entre le mort & le vif ». Car « la pourriture pourroit attaquer de même un sujet dans l’état équivoque qui fait douter si une personne est morte ou vivante[42] ». À l’inverse, pourrait-on ajouter, tous les morts ne pourrissent pas et, à la même époque, les vampires ont envahi l’imaginaire[43]. Alors que « tous les signes doivent être fondés sur l’observation souvent réitérée, afin que la correspondance, la relation entre le signe & la chose signifiée, soient solidement établies[44] », ces apôtres ébranlent le principe même de la séméiologie. Le texte est cependant ambigu. Qui donc cette erreur met-elle en danger ? Qui sont les « survivans » ? Ceux qui ont été à tort considérés comme morts ou ceux qui ont fatalement erré ? Les deux sans doute. Car ce « danger affreux », c’est aussi celui de se voir un jour administrer la même médecine. Contre les dérives, le chirurgien ne peut qu’opposer une description de la véritable putréfaction :

[L]’épiderme se ride, la peau est d’abord pâle, elle devient d’une couleur blanche, grisâtre ; elle prend après des nuances plus foncées ; elle devient d’un bleu qui tire sur le verd, & ensuite d›un bleu noirâtre qu’on apperçoit à travers la peau, qui prend elle-même enfin cette derniere couleur[45].

Ce qui est frappant dans cette description, c’est son caractère exclusivement chromatique. Aucune odeur, aucune texture, que des couleurs de plus en plus saturées jusqu’à l’ultime « bleu noirâtre ». Même Hippocrate qui est « de tous les auteurs qui ont écrit sur la sémeiotique presque le seul dont les ouvrages méritent d’être consultés » tandis que les autres « n’inspireroient que du dégoût[46] » décrit les « yeux enfoncé », le « nez effilé », les « tempes affaissées », les « oreilles froides et rétractées[47] » qui annoncent la mort. Si la description est clinique, froide, elle ne peut pas faire l’économie de celui qui regarde, qui, sans le scalpel de l’anatomiste, « apperçoit à travers la peau » cette « derniere couleur ». Bien que le chirurgien Louis, auteur de cet article, distingue deux types de corruption, la sèche, qui s’en prend au vivant, et l’humide, qui ronge le mort, il évite soigneusement dans son tableau les touches qui rendraient compte de ce sème, l’humide, que nous retrouverons dans presque toutes les oeuvres qui nous occuperont dans la suite que nous donnerons à cet article.

Le médecin et chirurgien Louis est important dans l’histoire de la sémiotique de la putréfaction, car il prend le contrepied de la doxa médicale[48]. Dans l’inventaire que dresse Gannal en 1868, la putréfaction est toujours présentée comme un « signe infaillible », qui mérite une « confiance absolue », « le seul et vrai signe de la mort », « le plus certain », « le plus incontestable », « irrévocable », la « preuve indubitable », « l’épreuve la plus sûre la plus infaillible », « l’unique indice certain de la mort[49] ». Nous citerons à l’appui le médecin Deschamps qui publie en 1851 un ouvrage intitulé Du signe certain de la mort. Nouvelle épreuve pour éviter d’être enterré vivant :

Les savants d’un commun accord ont considéré la putréfaction comme le signe véritablement infaillible de la mort, et, au lieu de s’arrêter là, ils se sont lancés dans des recherches curieuses, importantes, mais inutiles et déplacées ; ils ont abandonné le corps pour l’ombre. La mort offre d’elle même le cachet qui la caractérise ; c’est une vérité incontestable et le cachet s’imprime au début en trace ineffaçable sur l’abdomen des cadavres. Qui a vu le stigmate mortel faire défaut ? Qui a vu surtout un homme ayant le ventre coloré en vert revenir de la mort à la vie ? Les erreurs sont dans notre esprit, et non dans les actes de la divinité, la nature est toujours vraie, ce sont nos jugements qui sont faux. Si j’ai tant de confiance dans la coloration verte abdominale pour marquer la mort c’est que la mort elle même a toujours offert ce signe infaillible à mes yeux non prévenus[50].

La mort « offre d’elle-même son cachet », ses « stigmates ». La putréfaction est un texte qui s’imprime sur le corps, une trace ineffaçable alors même que son support se décompose. Mais, malgré son caractère univoque, ce texte n’a de sens que s’il est saisi par un expert, déchiffré par un regard « non prévenu ». Malgré cette belle unanimité, ce « commun accord », en 1875, Dechambre devait encore réaffirmer la primauté de la putréfaction comme signe de la mort, signe « infaillible et unique » que « le public réclame » comme « garantie la plus sûre contre le péril d’être inhumé vivant ». Mais ce signe, contrairement à ce que ses prédécesseurs pensaient, n’est pas lisible par tous, il pourrait être « douteux » sans l’expertise du médecin et le progrès de sa discipline : « [C]ette garantie est illusoire si l’appréciation du signe est livrée à une personne étrangère à l’art médical[51]. » Ce n’est plus le signe qui est infaillible, mais son interprète. La certitude se déplace de l’objet au regard. On n’a donc pas évacué le caractère problématique de la putréfaction : sa résistance a simplement pris une autre forme. Encore plus étonnant, les partisans de l’univocité de la putréfaction et de son équivocité en sont venus à la même conclusion. Pour Louis, la putréfaction reste polysémique, mais le véritable médecin peut la lire adéquatement. La discrimination se fait à l’intérieur du corps médical. Pour les autres, la putréfaction n’est ambiguë que pour le néophyte qui est étranger à la médecine. La discrimination se fait entre l’expert et le profane.

Marquant une nouvelle étape dans l’histoire de la putréfaction prise comme signe, Julia Kristeva, bien qu’elle parle en marge du discours médical, avec les outils de la psychanalyse, remet radicalement en question cette sémiotique de la pourriture[52]. Elle lui refuse le statut de signe, car à ses yeux, la production de sens est mise en échec par ce déchet ultime qu’est le cadavre[53].

Une plaie de sang et de pus, ou l’odeur doucereuse et âcre d’une sueur, d’une putréfaction, ne signifient pas la mort. Devant la mort signifiée – par exemple un encéphalogramme plat – je comprendrais, je réagirais, ou j’accepterais. Non, tel un théâtre vrai, sans fard et sans masque, le déchet comme le cadavre m’indiquent ce que j’écarte en permanence pour vivre. Ces humeurs, cette souillure, cette merde sont ce que la vie supporte à peine et avec peine de la mort. J’y suis aux limites de ma condition de vivant. Ces déchets chutent pour que je vive, jusqu’à ce que, de perte en perte, il ne m’en reste rien, et que mon corps tombe tout entier au-delà de la limite, cadere, cadavre. Si l’ordure signifie l’autre côté de la limite, où je ne suis pas et qui me permet d’être, le cadavre, le plus écoeurant des déchets, est une limite qui a tout envahi. Ce n’est plus moi qui expulse, « je » est expulsé. […] Le cadavre – vu sans Dieu et hors de la science – est le comble de l’abjection. Il est la mort infestant la vie[54].

Dans ce passage, le cadavre, privé de ce surcroît d’être que confère la transcendance ou de la distance permise par la science, est le « comble de l’abjection ». Il indique la mort sans la signifier[55]. Le mot est évidemment choisi et il est même immédiatement repris pour distinguer ces déchets qui indiquent et ces signes propres, dont l’encéphalogramme est un exemple, qui signifient. La mort signifiée est la seule qu’on puisse « comprendre » et qu’on peut, une fois les étapes cognitives et émotives passées, « accepter ». Elle est un symbole abstrait fait de signes purs (gramma), sans aucune corporéité. Mais plus encore, c’est une absence de signes, l’encéphalogramme est « plat ». Il ne dit rien. Ou plutôt il nous parle de la mort comme d’un néant de signes. Si la putréfaction ne peut pas signifier, c’est qu’elle échappe à la semiosis qui repose sur le principe de différenciation. Elle se situe à la limite du représentable, elle opère dans ce « théâtre vrai, sans fard et sans masque » où apparaît ce qui est écarté « en permanence pour vivre ». Elle brouille cette limite qui permet à la différenciation originelle d’opérer, celle entre le vivant et le mort. La mort devrait être un néant, elle est au contraire un excès de matière. On sent bien dans cette conception de la putréfaction tout le potentiel de fascination qu’elle exerce.

Selon Kristeva, la production de sens repose sur l’articulation dialectique de deux domaines hétérogènes : le sémiotique et le symbolique[56]. Le sémiotique (ou chora[57] sémiotique) est « une étape – ou une région – fondamentale dans le procès du sujet, occultée par l’arrivée de la signification, c’est-à-dire du symbolique ».

Nous distinguerons le sémiotique (les pulsions et leurs articulations) du domaine de la signification, qui est toujours celui d’une proposition ou d’un jugement ; c’est-à-dire un domaine de positions. Nous appellerons cette coupure produisant la position de la signification, une phase thétique. Toute énonciation est thétique, qu’elle soit énonciation de mot ou de phrase : toute énonciation exige une identification, c’est-à-dire une séparation du sujet de et dans son image, en même temps que de et dans ses objets ; elle exige au préalable leur position dans un espace devenu désormais symbolique, du fait qu’il relie les deux positions ainsi séparées pour les enregistrer ou les redistribuer dans une combinatoire de positions désormais ouvertes[58].

Si, pour reprendre la terminologie de Kristeva, le cadavre en putréfaction relève de la « chora sémiotique », de l’indifférencié qui est rejeté « où je ne suis pas et qui me permet d’être », la représentation que les artistes en donnent appartient à la sphère symbolique. En représentant cette chose immonde et dangereuse parce qu’elle met en péril la production de sens, l’artiste se livre à une symbolisation du sémiotique. On nous dira que l’art est toujours symbolisation, ce à quoi nous répondrons que c’est là tout l’intérêt de la putréfaction : elle met en évidence ce travail qui consiste à traduire dans un langage intelligible une réalité qui défie notre entendement et notre sensibilité. Cette symbolisation est un tour de force parce que la putréfaction n’est pas un signe comme les autres. C’est comme s’il retenait de son appartenance objectale à la chora sémiotique une sorte de résistance qui se traduit par l’horrible fascination que nous éprouvons pour un tel spectacle.

Il n’est probablement pas de meilleur exemple de cette horrible fascination que « la charogne » de Baudelaire[59], qu’il faut replacer dans une longue tradition que l’on pourrait faire remonter à Lucrèce. Dans son De natura rerum, Lucrèce décrivait déjà avec force le travail de la mort sur le corps délaissé par l’âme en évoquant la « putréfaction des viscères » qui donne le jour « à un peuple de vermisseaux », à un « flux continuel d’insectes privés d’os et de sang qui s’agitent au milieu des chairs gonflées[60] ». L’ambition du poète épicurien était de libérer ses lecteurs de la peur de la mort, ce qui ne sera pas nécessairement le cas des poètes ultérieurs qui reprendront le motif de la putréfaction des chairs à la façon d’un memento mori, qui nous force à penser non pas à la mort, mais à la vie qui nous reste et à la façon de la consacrer ou non à Dieu. On pourrait ici citer Jean-Baptiste Chassignet, un élève des Jésuites – dont le voeu était « perinde ac cadaver (obéissant comme un cadavre) » – qui invite le lecteur, dans un sonnet apologétique et macabre de la fin du XVIe siècle, à méditer sur la vanité de la vie terrestre qui culmine dans un « charnier mortuaire ». Les parallèles entre ce sonnet tiré du recueil Le Mépris de la vie et consolation contre la mort (1594)[61] et le poème de Baudelaire sont nombreux et bien établis. Dans les deux cas, il s’agit d’une invitation et les deux poèmes s’ouvrent par un impératif cognitif : « Mortel pense » pour Chassignet et « Rappelez-vous » chez Baudelaire. Mais si le sonnet de Chassignet nous invite à méditer sur ce qui doit advenir, le poème de Baudelaire repose sur de savants allers-retours entre le passé et l’avenir (« Oui ! telle vous serez »), lesquels sont soutenus par le passage continuel du beau à l’horrible, par l’aménagement somptueux des contrastes. Baudelaire a lu Chassignet et sa description de la putréfaction emprunte la même topique (désarticulation, dévoration par les vers, ventre ouvert, puanteur, perte de forme). Mais il est une différence notable. Nulle beauté chez Chassignet dans cette pourriture. Baudelaire au contraire, cela est bien connu, arrive à rendre belle cette « charogne infâme » qu’il fait rimer, et cela a son importance pour mon propos, avec le mot âme. Cette « carcasse superbe » est ainsi comparée à une fleur qui s’épanouirait, ou même à un fruit mûri par le soleil, « cui[t] à point », qui retourne à la nature ce qu’elle a reçu en partage. Or ce soleil est rapproché vertigineusement de la destinataire à la fin du poème, alors que l’astre qui « rayonnait sur cette pourriture » cède la place à la femme, ce « soleil de ma nature », cette « étoile de mes yeux », et que celle qui allait s’évanouir « sur l’herbe » à l’odeur infecte de la charogne se voit désormais promise à son tour à « moisir parmi les ossements » « sous l’herbe et les floraisons grasses ». À cette femme « semblable à cette ordure, / à cette horrible infection », le poète offre en consolation le pouvoir de l’art :

Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine

Qui vous mangera de baisers,

Que j’ai gardé la forme et l’essence divine

De mes amours décomposés[62] !

La dernière strophe du poème illustre avec force ce pouvoir de l’art de rendre la transcendance perdue lors de la décomposition. Et notre regard, passé à cette école du XIXe siècle, peut voir ce que les anciens ne voyaient certainement pas, par exemple, dans les transis du Moyen Âge, une beauté fascinante.

Cette fascination ne s’est pas éteinte au XXe siècle. Salvador Dalí en particulier a exploré cette thématique dans de nombreuses oeuvres et a tenté de donner forme à ce qui est, par essence, perte de forme. On se souviendra bien entendu de l’âne pourri dans Le Chien andalou (1928), mais, à l’origine de sa collaboration avec Buñuel, il y a une série de dessins, Los putrefactos, qui remonte à 1925-1927 alors que Dalí fréquentait encore La Residencia de Estudiantes de Madrid et que le terme putréfaction servait de mot de passe à la confrérie formée par Federico García Lorca, Pepin Bello, Salvador Dalí et Luis Buñuel[63]. Ce qui mérite notre attention, c’est encore l’ambiguïté de la putréfaction et l’ambivalence qu’elle suscite chez l’artiste. D’un côté, ce thème est utilisé pour illustrer la décadence de sa société, de l’autre, il est un moyen d’explorer la frontière poreuse entre Eros et Thanatos, entre le désir et la mort. Dans Les Efforts stériles (Cenicitas, 1927), le corps en décomposition est démembré, décapité et il flotte au milieu des mouches et des viscères. La topique de la pourriture est reprise et elle envahit la matière même de l’oeuvre par le travail de la pâte en couches superposées. D’un point de vue structurel, la toile est divisée en deux : dans la partie supérieure, le tronc du corps semble s’élancer, comme doué d’une vie propre, tandis que flottent, dans la partie inférieure, comme sous terre, tous les déchets rejetés, dont deux têtes coupées. On peut voir dans cette toile une illustration du statut sémiotique de la pourriture : la partie supérieure représente la pourriture passée au crible symbolique tandis que la partie inférieure propose une vision de la pourriture dans la chora sémiotique. Si Baudelaire s’est efforcé de donner à la putréfaction ses lettres de noblesse en l’esthétisant, s’il l’a maintenue dans la sphère symbolique, Dalí au contraire a tenté de la ramener dans la chora sémiotique pour en faire un moyen de dénonciation et de subversion politiques. On se rappellera que l’âne pourri dans LeChien andalou est porté par deux frères maristes, figures du clergé, et posé sur un piano, symbole de la bourgeoisie. C’est aussi le titre de l’article qu’il publie en 1930 dans la revue Le Surréalisme au service de la révolution dans lequel il jette les bases de sa méthode paranoïaque-critique.

Au terme de ce parcours, on peut se risquer à dégager une séquence historique : la pourriture, jusqu’au XIXe siècle, est d’abord un problème moral et religieux parce qu’elle met en question la transcendance de l’homme. L’intervention de la médecine et la production d’un discours qui neutralise le processus, en le fondant scientifiquement, permettront à la pourriture de sortir du cadre religieux. Mais cette entreprise de neutralisation par la science est ardue parce que la putréfaction a un statut sémiotique particulier. Au XIXe siècle, par le biais de l’esthétique, la pourriture retrouve la transcendance perdue. Le XXe siècle marque un nouveau tournant alors que la putréfaction s’ouvre désormais à des visées politiques. Ainsi, même rachetée par l’esthétique, la putréfaction, parce qu’elle appartient fondamentalement à la chora sémiotique, à ce qui est informe et abject, conserve son pouvoir dissolvant. Peu importe le domaine qui prétend l’assujettir (la religion, la médecine, l’art), la putréfaction semble impossible à neutraliser.