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Lorsqu’ils sont habilement formulés, certains jugements à l’emporte-pièce parviennent à marquer profondément l’imaginaire, si ce n’est l’histoire des idées. Parfois même, ils suppléent à la lecture d’un ouvrage trop volumineux ou devenu, ne serait-ce que pour un temps, matériellement inaccessible. Dans le cas des écrits consacrés à la Nouvelle-France, il n’y a pas que les « quelques arpents de neige vers le Canada[1] » de Voltaire qui firent florès en produisant leur lot de malentendus. C’est en substance ce que rappelle Alain Beaulieu dans Monuments intellectuels de la Nouvelle-France et du Québec ancien : aux origines d’une tradition culturelle, anthologie dirigée par Claude Corbo. Présentant le contenu et la réception non littéraire du Grand Voyage du pays des Hurons de Gabriel Sagard, il résume les propos sévères de l’historien jésuite François-Xavier de Charlevoix à l’égard de son devancier récollet, ceux-là même qui laissèrent une empreinte indélébile dans le discours :

En 1744, dans son Histoire de la Nouvelle-France, Charlevoix, poursuivant les vieilles rivalités du siècle précédent, s’en prend toutefois à la crédibilité de Sagard. En quelques phrases lapidaires − qui marqueront l’historiographie −, il dessine le portrait d’un observateur crédule, peu familier avec les réalités qu’il décrit[2].

En fait, pour en bien saisir toute la portée, ce fameux commentaire de Charlevoix au sujet de l’Histoire du Canada mérite d’être relu in extenso :

L’Auteur de cet Ouvrage avoit demeuré quelque tems parmi les Hurons, & raconte naïvement tout ce qu’il a vû, & oui dire sur les lieux, mais il n’a pas eu le tems de voir assez bien les choses, encore moins de verifier tout ce qu’on lui avoit dit. Le Vocabulaire Huron, qu’il nous a laissé, prouve que ni lui, ni aucun de ceux, qu’il a pu consulter ne sçavoient bien cette langue, laquelle est très-difficile ; par conséquent que les conversions des Sauvages n’ont pas été en grand nombre de son tems. D’ailleurs il paroît homme fort judicieux, & très-zélé, non-seulement pour le salut des ames, mais encore pour le progrès d’une Colonie, qu’il avoit presque vû naître, & qu’il a vuë presque étouffée dans son berceau, par l’invasion des Anglois. Du reste il nous apprend peu de choses intéressantes[3].

Si Beaulieu montre ensuite que Charlevoix n’a pas totalement réussi à discréditer l’oeuvre de Sagard dans les milieux savants, qui le citent jusqu’au début du XXe siècle, on constate que ce sont avant tout des philosophes, des linguistes, des ethnologues et des historiens qui s’y réfèrent pour étayer les thèses les plus diverses. Par exemple, selon Beaulieu, « [d]ès 1643, dans sa polémique avec Hugo Grotius au sujet des origines du peuplement de l’Amérique, Jean de Laet utilise ainsi le Dictionnaire de la langue huronne de Sagard, qu’il compare avec d’autres dictionnaires des langues autochtones[4] ». Plus d’un siècle plus tard, c’est le naturaliste Buffon « qui le donne […] en référence à de nombreuses reprises[5] » dans sa célèbre Histoire naturelle (36 volumes, 1748-1788). Puis, dans la foulée des travaux de James Brunet, lord Mondobbo (On the Origin and Progress of Language, 6 volumes, 1774-1792), Sagard entre « dans le champ des réflexions philosophico-linguistiques[6] », servant tour à tour de référence à John Heckewelder (Account of the History, Manners, and Customs of the Indian Nations Who Once Inhabited Pennsylvania and the Neighboring States, 1818), Pierre-Étienne du Ponceau (Mémoire sur le système grammatical des langues de quelques nations indiennes de l’Amérique du Nord, 1838), Dugald Stewart (Elements of the Philosophy of the Human Mind, 1845) et Friedrich Max Müller (Lectures on the Science of Language, 1862)[7]. Bien entendu, jamais ces auteurs n’ont semblé s’intéresser aux aspects littéraires inhérents à la relation de voyage[8], mais plutôt aux précieuses observations de première main vigoureusement mises en récit par Sagard à la suite de son long séjour parmi les Hurons (août 1623-mai 1624). Ainsi, pendant plus de deux siècles, pour toute une lignée de savants de part et d’autre de l’océan Atlantique, les qualités du témoignage fondateur consigné dans LeGrand Voyage firent aisément oublier les défauts présumés qu’y perçut Charlevoix.

Dans les pages qui suivent, j’aimerais d’abord poursuivre le travail de repérage commencé par Alain Beaulieu, afin de montrer à quels usages paralittéraires les oeuvres de Sagard furent soumises jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Il s’agira donc de dresser le portrait général de la première réception du Grand Voyage et de l’Histoire du Canada, sans tenir compte de l’espace culturel canadien. Ensuite, j’étudierai leur réception dans une sélection d’histoires littéraires du Canada français et du Québec publiées à partir du XIXe siècle. Il sera ainsi possible de constater l’influence de la modestie de Sagard, ostensiblement amplifiée par le jugement de Charlevoix, sur la réception de son oeuvre par une histoire littéraire en mal de solutions pour intégrer son riche corpus colonial à la geste nationale ambiguë du Canada français.

Sagard et ses contemporains

Au sujet de son Grand Voyage, Sagard confiait dans l’avis au lecteur qu’il avait choisi « de suivre plustost la naïveté & simplicité de [s]on stile ordinaire[9] ». Feinte ou sincère, cette humilité n’a pas empêché Sagard d’être régulièrement cité jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, parfois dans des contextes étonnants. Sans contredit, la plus célèbre allusion à l’oeuvre du récollet se trouve dans L’Ingénu de Voltaire. Dès le chapitre I, pendant le souper qui expose les qualités humaines du protagoniste, la conversation dévie rapidement sur la langue huronne :

Alors ce fut à qui demanderait à l’Ingénu comment on disait en huron du tabac, et il répondait taya ; comment on disait manger, et il répondait essenten. Mlle de Kerkabon voulut absolument savoir comment on disait faire l’amour ; il lui répondit trovander, et soutint, non sans apparence de raison, que ces mots-là valaient bien les mots français et anglais qui leur correspondaient. Trovander parut très joli à tous les convives[10].

À cette occasion, guidé à la fois par le doute et la rigueur, l’abbé de Kerkabon profite de ses relations dans les cercles ecclésiastiques et d’une improbable érudition pour confirmer l’identité de leur voyageur américain :

Monsieur le prieur, qui avait dans sa bibliothèque la grammaire huronne dont le révérend père Sagard-Théodat, récollet, fameux missionnaire, lui avait fait présent, sortit de table un moment pour l’aller consulter. Il revint tout haletant de tendresse et de joie. Il reconnut l’Ingénu pour un vrai Huron[11].

Au-delà de cet appel à l’autorité aussi dévoyé que délicieusement espiègle, j’espérais trouver des mentions de Sagard dans les principales gazettes, comme ce fut le cas pour certaines Relations des Jésuites[12] ou des passages exclusifs de l’Histoire de l’Amérique septentrionale de Bacqueville de la Potherie[13], mais sans succès. En fait, en plus de ceux déjà relevés par Beaulieu, les principaux usages de Sagard émanent avant tout de philosophes, moins de religieux ou d’historiens officiels. Parmi eux, François de La Mothe Le Vayer se distingue par sa variété. D’abord, dans son « Discours sceptique sur la musique », réservant au récollet une simple mention en manchette, il le convoque néanmoins en compagnie de Champlain pour affirmer que « [c]’est chose certaine qu’en la pluspart de l’Amerique on n’use point d’autre recepte contre toute sorte de maladies, que d’une certaine Musique fort étrange à nostre égard, dont ils estourdissent & guarissent leurs malades[14] ». C’est en effet ce que déplore Sagard, entre autres incommodités, en conclusion du chapitre X du Grand Voyage :

Les filles ainsi assemblées, on leur demande à toutes, les unes après les autres, celuy qu’elles veulent des jeunes hommes du bourg pour dormir avec elles la nuict prochaine : elles en nomment chacune un, qui sont aussi-tost advertis par les Maistres de la cérémonie, lesquels viennent tous au soir en la présence de la malade, dormir chacun avec celle qui l’a choysi, d’un bout à l’autre de la Cabane, & passent ainsi toute la nuict pendant que deux Capitaines aux deux bouts du logis chantent & sonnent de leur Tortuë du soir au lendemain matin, que la cérémonie cesse[15].

Quelques années plus tard, dans la « Quatriesme Homilie academique », où il aborde l’épineux sujet de l’universalité du jeu, le philosophe puise de nouveau aux sources coloniales les mieux informées pour étayer son propos :

Les Relations des Peres Jesuites nous font voir dans le nouveau Monde un jeune Huron, qui pour avoir perdu au jeu une robbe de Castor, & un colier de quatre cens grains de porcelaine, eut une telle apprehension de ses parens, qu’il se pendit. Sagard nous represente un Canadien qui aprés avoir de mesme perdu au jeu jusques à sa femme & à ses enfans, en eust bien pû faire autant que le Huron, s’ils ne lui eussent esté rendus volontairement & par pitié[16].

Dans ce passage, La Mothe Le Vayer invoque, sans ironie aucune, l’autorité de Sagard et d’autres voyageurs parce qu’il a besoin d’exemples lointains. Il se réfère ici au chapitre VII du Grand Voyage, où Sagard raconte qu’il « est arrivé une fois entre les autres, qu’un Canadien perdit & sa femme & ses enfans au jeu contre un François, qui luy furent neantmoins rendus par après volontairement[17] ». Enfin, la troisième mention que j’ai pu identifier concerne la capacité de se priver de sel quand on en a perdu l’usage pendant longtemps. À cette occasion, le philosophe invoque « Champlein, Sagard, & assez d’autres[18] ».

Contrairement à La Mothe Le Vayer, qui ne cite Sagard qu’en passant, Pierre Bayle s’appuie sur l’Histoire du Canada pour donner corps à un long développement sur l’athéisme. À cet égard, deux chapitres étoffés de la Continuation de pensées diverses s’avèrent particulièrement riches, soit « § LXXXV. Que l’on a trouvé des sauvages dans le Canada qui n’avoient nulle religion » et « § LXXXVI. Opinions ridicules de quelques sauvages touchant la nature de Dieu ». Au terme de l’exercice, où son témoignage accompagne Bayle d’un bout à l’autre de l’argumentation, Sagard semble plutôt mal en point. Soulignant ses contradictions sans ménagement, Bayle lui préfère un autre voyageur du Nouveau Monde : « Par ce temoignage d’un homme de discernement [Marc Lescarbot] vous pourrez rectifier la negligence du Recollect[19]. »

Par ailleurs, il est à noter que LeGrand Voyage de Sagard a très tôt traversé la Manche grâce à la curiosité d’un célèbre philosophe anglais, John Locke. Selon Alain Beaulieu, il l’aurait « acquis lors de son séjour à Paris entre 1675 et 1679 », lui réservant dans son oeuvre une présence voilée, mais un traitement sérieux : « L’ouvrage n’est jamais mentionné dans les écrits du philosophe, mais ses archives montrent qu’il en avait fait une lecture très attentive, y trouvant matière à réflexion sur les différentes formes de gouvernement[20]. » Bref, si LeGrand Voyage a servi d’inspiration diffuse dans l’oeuvre de Locke, une brève remarque incluse dans A Collection of Several Pieces of Mr. John Locke (1720) témoigne de son inclination pour les relations de voyage françaises : « There are also several Voyages in French, which are very good, as Pyrard [], Bergeron [], Sagard [], Bernier [], &c ; whether all of them are translated into English, I know not[21]. »

Enfin, je m’en voudrais de taire les emprunts de Lafitau et Buffon à l’oeuvre de Sagard. Tant dans les Moeurs des sauvages ameriquains, comparées aux moeurs des premiers temps (1724) que dans l’Histoire naturelle, le voyageur fait figure d’autorité respectable, c’est-à-dire qu’on peut contredire ou corroborer sans allusion aucune à sa naïveté. L’allusion du jésuite au Grand Voyage se distingue des précédentes, en ce qu’elle renvoie à l’image du frontispice plutôt qu’au texte : « J’ajoûte ici une figure d’un Sauvage Huron, devin ou jongleur de profession, gravée à la tête du grand voyage des Hurons du Frere Sagard Recollet, laquelle ne ressemble pas mal à un Mercure[22]. » Quant à Buffon, dans un chapitre de son Histoire naturelle consacré au renard, il énumère les différents types qu’on retrouve au Canada. Rigueur scientifique oblige, il se réfère alors directement à l’édition originale du Grand Voyage plutôt qu’à une vague paraphrase. En effet, là où Buffon affirme que « les [renards] noirs sont les plus précieux de tous, c’est après la zibeline la fourrure la plus belle & la plus chère[23] », Sagard écrivait déjà que « [l]’espèce la plus rare & la plus prisée des trois, sont ceux qu’ils [les Hurons] appellent Hahyuha, lesquels ont tous le poil noir comme gey, & pour cette cause grandement estimé, jusqu’à valoir plusieurs centaines d’escus la pièce[24] ». En somme, plus d’un siècle après la parution des oeuvres de Sagard, ces deux encyclopédistes ne les avaient pas oubliées. C’est également le cas de plusieurs historiens du XVIIIe siècle. À titre d’exemple, je ne citerai que la Méthode pour étudier l’histoire de Nicolas Lenglet Du Fresnoy, où Sagard se retrouve bien à sa place, soit dans la section « Amerique Françoise[25] ». L’auteur n’ajoute cependant aucune remarque. Enfin, cette longue présence de Sagard dans les discours de l’Ancien Régime est soutenue par la mention fréquente de l’une ou l’autre de ses oeuvres dans les catalogues de bibliophiles[26].

Sagard dans les histoires littéraires du Québec et du Canada

Souvent pour des raisons similaires, la plupart des premières histoires littéraires du Canada omettent les écrits de la Nouvelle-France. À ce sujet, quelques remarques s’imposent. À la naissance de cette discipline, il s’agissait d’insister sur la « canadianité » des auteurs et de leurs productions, afin de constituer un corpus qui refléterait l’identité nationale telle que perçue et désirée. Ou mieux, qui la façonnerait. Sur la base de ces principes, nombreux sont les arguments qui visent à exclure les écrits coloniaux, tous publiés en Europe. Dans le cas du Répertoire national (1848) de James Huston, la mise à l’écart du corpus est implicite et claire, quoique sans hostilité aucune :

Non, nous avons voulu seulement, dans l’espoir d’être utile aux jeunes gens studieux, aux écrivains du Canada, à toutes les personnes qui aiment la littérature nationale et qui voudront en étudier l’enfance, les progrès et l’avenir, réunir dans ces volumes les meilleures productions des écrivains canadiens, et des étrangers qui ont écrit en Canada, maintenant éparses dans les nombreux journaux franco-canadiens, qui ont été publiés depuis plus d’un demi-siècle[27].

Pour Huston, il importait avant tout de faire le point pour mieux envisager l’avenir. Nulle place, donc, pour des voyageurs comme Sagard. Encore en 1939, dans le volume inaugural des Lettres canadiennes d’autrefois, Séraphin Marion évoque sur un ton dédaigneux cette « vieille ferblanterie nationale[28] ». Pour lui, les Jacques Cartier et Marie de l’Incarnation, tous les jésuites des Relations et même Pierre Boucher seraient trop européens. À ce lot d’auteurs exclus pourrait s’ajouter Sagard. Quant à Marie Morin, pourtant Canadienne de naissance, son manuscrit fut simplement publié trop tard (1921) ! Bref, le Canada ne saurait avoir de littérature avant l’arrivée de l’imprimerie en 1764.

Pourtant, dès 1874, dans son Histoire de la littérature canadienne, Edmond Lareau abordait la question autrement, procédant plutôt à un inventaire exhaustif. S’il est généralement peu bavard, il n’en demeure pas moins un pionnier de l’histoire littéraire au Canada. Au sujet de Sagard, il ne mentionne que l’Histoire du Canada (1636) et, comme Charlevoix avant lui[29], il la date par erreur de 1686. Puis, après en avoir reproduit intégralement le sous-titre, il commente l’oeuvre en termes plutôt vagues, dont le fond semble tout entier emprunté à Charlevoix :

L’auteur raconte naïvement ce qu’il a vu en Canada où il demeura pendant quelque temps dans une mission huronne ; mais Charlevoix assure qu’il n’est pas exact en tout, n’ayant pas vécu assez longtemps en Canada pour vérifier tout ce qu’on lui a dit. Le vocabulaire huron qui accompagne son ouvrage n’est pas exact. Au reste ce fut un écrivain consciencieux et un apôtre zélé. Son histoire n’a pas fourni beaucoup de matériaux utiles et importants aux écrivains qui l’ont suivi[30].

Au mieux, il s’agit là d’une appréciation mitigée, au reste calquée sur celle de Charlevoix, qui n’est exceptionnelle que par son année de publication.

En effet, depuis Nos origines littéraires[31] jusque dans les années 1930, Camille Roy excluait les écrits de la Nouvelle-France de la littérature canadienne. Comme dates de fondation, cette grande figure de la discipline préférait 1760 ou 1840, soit la guerre de la Conquête ou l’Acte d’Union. Pourtant, en 1947, dans la dernière édition du Manuel d’histoire de la littérature canadienne de langue française publiée de son vivant, il se ravise partiellement : « Il y a là une littérature française sur le Canada, plutôt qu’une littérature canadienne. On peut en faire un chapitre préliminaire de notre littérature[32]. » Ce compromis tardif lui permet de parler brièvement de certains auteurs du Régime français, ce à quoi il avait toujours rechigné. Aussi condense-t-il en six pages la « vie intellectuelle[33] » de la colonie par la production de ses plumes les plus connues, soit Cartier, Lescarbot, Lahontan, Charlevoix, Champlain, Marie de l’Incarnation, Pierre Boucher, les Relations des Jésuites et, bien sûr, Sagard. Voici tout ce qu’il en dit :

Le Frère Gabriel-Théodat Sagard, mineur récollet, publia en 1636, à Paris, une Histoire du Canada. Il avait vécu douze ans [sic] parmi les sauvages ; il apprit leur langue et étudia leurs moeurs. En 1632, il publia des impressions de voyage qui étaient comme une première esquisse de son Histoire[34].

Comme d’autres historiens de la littérature, Roy insiste donc sur le statut modeste de Sagard, mais ce n’est pas tout. Il emploie aussi une chronologie à rebours (l’Histoire du Canada avant Le Grand Voyage), se trompe sur la durée du séjour de Sagard et ne mentionne jamais les Hurons, leur préférant le générique de « sauvages ». Enfin, sans doute par accident, il omet le titre alors le plus connu, considérant l’Histoire du Canada comme l’oeuvre maîtresse de Sagard. Bref, si Roy consacre bel et bien quelques lignes à Sagard, son développement demeure pour le moins confus.

Le même son de cloche se fait entendre chez Samuel Baillargeon, la plupart du temps inféodé aux idées de Roy en ce qui concerne les écrits de la Nouvelle-France. Qualifiant Sagard de « candide découvreur[35] », il se révèle à son égard tout aussi sceptique que son maître à penser :

La « naïveté et la simplicité » du Récollet, compagnon des premiers missionnaires de Québec, sont robustes. Elles résistent aux expériences multipliées et se compliquent d’un esprit curieux, sans cesse en éveil. La naïveté du Frère Sagard est à elle seule un ornement littéraire, mais elle compromet la valeur critique des notes compilées, dans Le grand voyage du pays des Hurons[36].

Bien qu’il reproduise ensuite la belle description des baleines aperçues dans le golfe du Saint-Laurent, l’ensemble souffre d’une absence totale de mise en contexte.

Pour le bien des écrits de la Nouvelle-France, une telle approche n’a pas survécu au décès de Roy, ou si peu. Cette volte-face, qui vise à appréhender le patrimoine lettré canadien sur des bases théoriques un peu plus solides qu’auparavant, est perceptible dans l’Histoire de la littérature française du Québec, dirigée par Pierre de Grandpré. Cependant, ce processus ne va pas sans difficultés. Pour Léopold LeBlanc, l’un des collaborateurs, même si « la population est nettement insuffisante pour susciter une vie littéraire autonome », on écrit bel et bien en Nouvelle-France : « Il arrive que l’art littéraire y soit utilisé sciemment[37]. » Autrement dit, malgré une ouverture qui se concrétisera dans son anthologie de 1978[38], LeBlanc ne se dépare pas d’une certaine perplexité. Certes, il souligne les qualités manifestes de ces productions, mais leur statut demeure plutôt encombrant. Malgré tout, il consacre une page entière à Sagard. Visiblement, il a lu LeGrand Voyage, puisqu’il évite les approximations factuelles de ses prédécesseurs :

En vingt-sept chapitres, Sagard raconte son voyage et décrit abondamment la faune et la flore du Canada, mais surtout les habitudes et moeurs des Hurons, dont la civilisation sera bientôt détruite par les Iroquois. Observateur et curieux, simple et naïf, parfois trop crédule, Sagard a écrit quelques-unes des bonnes pages de cette période[39].

Ainsi, bien que LeBlanc ne parvienne pas à rétablir la réputation du récollet avec aplomb, les deux extraits reproduits (description de Québec et robustesse de « nos Sauvages ») témoignent de la capacité du voyageur à peindre des tableaux pittoresques et convaincants.

Quelques années plus tard, Maurice Lemire se révèle plus nuancé, tout en émettant un jugement comparable au sujet de la capacité d’émerveillement de Sagard :

Contrairement aux jésuites, ce frère convers n’a jamais été professeur de rhétorique. Parce qu’il ne connaît pas les grands modèles littéraires, il semble écrire sans préméditation, avec une naïveté qui n’est pas dépourvue de charme, mais sa sincérité désarmante n’en est que plus insidieuse. Lui-même paraît prêt à succomber à l’appel de l’homme naturel[40].

Ainsi, pour Lemire, les plus crédibles parmi les voyageurs en Nouvelle-France affichent une certaine érudition, voire une solide maîtrise du genre viatique, écrivent dans un but clairement déterminé et limitent les épanchements personnels. Ici, l’encyclopédiste jésuite l’emporte clairement sur l’observateur franciscain à l’écoute de la nature et de ses sens. Ailleurs, comme dans La Littérature québécoise depuis ses origines de Laurent Mailhot, qui n’affiche aucune inclination pour la Nouvelle-France, la naïveté de Sagard s’accompagne d’une étonnante lecture crypto-libertine du Grand Voyage :

Le Grand Voyage du pays des Hurons, du récollet Sagard (1632), est une fresque minutieuse, spontanée, naïve, rehaussée d’apparitions diaboliques et de cas de possessions. Sa composition − longue montée suivie d’un bref retour-chute − trahit l’admiration et la sympathie de l’auteur, presque malgré lui, pour cette « République », ces « libertins » qui ne demandent qu’à « iouïr [sic] et se donner du bon temps »[41].

Bref, malgré son discours involontairement subversif, déjà malicieusement évoqué par Bayle, le Sagard de Mailhot reste au fond toujours le même : il écrit ses impressions sans y penser.

Enfin, la récente Histoire de la littérature québécoise de Biron, Dumont et Nardout-Lafarge constitue un cas étrange, mais mieux équilibré que les précédents. D’abord, les auteurs soulignent l’ombrage jeté par les Relations des Jésuites sur Le Grand Voyage, mais affirment d’un même souffle qu’en 1632, Sagard « venait de séjourner un an en Acadie [sic] et espérait vainement retourner en Nouvelle-France[42] ». Évidemment, Sagard n’a jamais mis les pieds en Acadie… Malgré ce faux départ, et sans rejeter la tradition critique, les auteurs composent un portrait assez juste de son oeuvre la plus connue. Si Sagard est à nouveau qualifié d’« humble récollet », il a néanmoins « adopt[é] une posture assez unique, qui vise moins à marquer les progrès de la mission religieuse qu’à décrire, de la façon la plus vivante et la plus détaillée possible, les réalités géographiques et anthropologiques de la colonie. On sent chez lui un désir de tout raconter[43] ». Plus loin, les auteurs lui concèdent sans réserve les qualités propres à son écriture :

Curieux de tout, il s’abandonne souvent au pouvoir de séduction qu’il ressent au seuil de ce qui semble tout à la fois une nouvelle civilisation et un nouveau paysage. Sa plume, moins retenue que celle des jésuites, est pleine de trouvailles, telle cette description de l’oiseau-mouche, souvent considérée, pour la fraîcheur du regard, comme un morceau d’anthologie[44].

En somme, malgré l’erreur isolée du début, les auteurs reconnaissent sans effort les qualités manifestes de l’écriture de Sagard, y compris son humilité et sa naïveté, sans que ces dernières nuisent au Grand Voyage, bien au contraire.

Puisque Sagard a passé la majorité de son séjour canadien sur les rives de la baie Georgienne, spectaculaire renflement du lac Huron (aujourd’hui en Ontario), qui plus est dans l’un des premiers lieux de la jeune colonie fréquentés par des Français, il faut absolument rendre compte de l’analyse originale de René Dionne, dont la perspective s’écarte du canon québécois pour en constituer un autre[45]. En effet, dans son Histoire de la littérature franco-ontarienne, il parle du Grand Voyage comme d’un « joyau littéraire », dont l’essentiel « peut se lire avec agrément autant qu’avec intérêt[46] ». Bien sûr, comme presque tous ses collègues québécois, il rappelle l’humilité constitutive de Sagard, lui qui « n’a voyagé en Nouvelle-France que pour y porter la lumière de la foi à des peuples que le Diable tient dans une servitude misérable[47] ». Or, pour Dionne, la subjectivité du voyageur est perçue comme une qualité et non plus comme une preuve de son incompétence. Ainsi, l’observateur n’en ressort que plus crédible : « Les descriptions qui s’insèrent dans le récit sont d’ordinaire brèves et précises, et vives. Sagard les introduit de façon subjective et les accompagne de réflexions qui, parfois, ne manquent pas de charme[48]. » Enfin, puisqu’il considère LeGrand Voyage comme un chef-d’oeuvre, Dionne formule des conclusions élogieuses :

La présence continuelle de ce « je » contribue grandement à la valeur littéraire de l’oeuvre : grâce à cette voix singulière, expression d’un regard sympathique, le lecteur rencontre avec intérêt et en toute humanité le Huron primitif que, en 1623-1624, les colonisateurs français ne faisaient que commencer à transformer pour le meilleur et pour le pire[49].

Bref, ce qui ne suscitait que du mépris dans les premières histoires littéraires canadiennes, soit la subjectivité affichée du récollet, jouit ici d’une appréciation bien en phase avec son époque. Preuve que le regard se déplace et que les sensibilités changent.

Conclusion

L’oeuvre de Sagard a donc fait l’objet des lectures les plus diverses et de commentaires contradictoires. Une chose est certaine, sa manière de prêter candidement le flanc à la critique lui a beaucoup nui dans son rapport à la postérité, d’autant plus que Charlevoix a habilement récupéré ses précautions oratoires pour mieux discréditer son témoignage. D’ailleurs, l’invraisemblable omniprésence des termes « naïveté », « modestie » et de leurs dérivés dans le métadiscours donne l’impression que le commentaire de Charlevoix fut longtemps mieux connu que l’oeuvre de Sagard, voire qu’il s’y était substitué. Cet indice laisse non seulement entrevoir la difficulté de mettre la main sur les sources originales dans les débuts de la discipline[50], mais aussi la volonté initiale de marquer une coupure franche avec le passé colonial. Certes, dans les premières histoires, les infortunes littéraires de Sagard se comparent à celles des autres auteurs de la Nouvelle-France, mais on a pu remarquer une nette amélioration de son statut dans les plus récentes. Du reste, il faut admettre que, sur le plan du plaisir de la lecture et des rééditions, sa fortune semble désormais assurée.

Il serait dommage de conclure sans fournir un dernier exemple des usages de Sagard, sans doute le plus curieux d’entre tous. Le passage en question se trouve dans Les Anneaux de Saturne, de W. G. Sebald, soit au coeur d’un développement étoffé sur l’histoire de la pêche au hareng. L’auteur fait alors appel à deux témoins oculaires du passé, dont le premier constitue une étrange autorité. En effet, écrit-il,

[i]l est attesté, à cet égard, qu’un missionnaire canadien du nom de Pierre Sagard a vu frétiller longuement un tas de harengs sur le pont d’un chalutier près de la côte de Terre-Neuve et qu’un M. Neucrantz, de Stralsund a pu observer les derniers tressaillements d’un hareng soustrait à l’eau très exactement une heure et sept minutes avant que la mort fasse son oeuvre[51].

Or, en relisant le chapitre concerné dans LeGrand Voyage, j’y ai trouvé ceci :

Pendant ce peu de jours que nous fusmes là, on pescha grande quantité de Harangs & des petits Oursins, que nous amassions sur le bord de l’eau, & les mangions en guise d’Huitres. Quelques-uns croyent en France que le Harang fraiz meurt à mesme temps qu’il sort de son élément, j’en ay veu neantmoins sauter vifs sur le tillac un bien peu de temps, puis mouroient […][52].

Ainsi, malgré les approximations de Sebald, cette anecdote s’ajoute in extremis à la fortune littéraire de Sagard. Il y a fort à parier que sa modestie légendaire lui aurait passé de telles imprécisions…