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Tout au long du Régime français et même au-delà, la réception de l’oeuvre de Gabriel Sagard est fortement teintée par les querelles entre Récollets et Jésuites autour de l’attribution de la mission de la Nouvelle-France, dont les seconds ont obtenu l’exclusivité en 1632. Le retour des Frères mineurs au Canada (1670) ne contribue en rien à diminuer les tensions, comme en fait foi l’Histoire chronologique de la Nouvelle-France (ca 1689), manuscrit anonyme attribué à tort au récollet Sixte Le Tac[1], réquisitoire violent contre les Jésuites qui s’inspire en partie de Sagard. Son confrère Chrestien Leclercq le convoque également et le recopie même abondamment, sans le citer, tant dans sa Nouvelle relation de la Gaspésie (1691), récit de sa mission chez les Micmacs, que dans le polémique Premier établissement de la foy dans la Nouvelle France (1691), dont la paternité demeure contestée.

À l’inverse, le jésuite François Du Creux, auteur de la première histoire de la Nouvelle-France en latin (1664)[2], ignore tout à fait Sagard et ne décrit pas les travaux évangéliques de l’ordre rival. Cette marginalisation annonce le traitement que leur réservera, au siècle suivant, Pierre-François-Xavier de Charlevoix dans sa célèbre Histoire de la Nouvelle France (1744). Non seulement Charlevoix mentionne à peine la présence des Récollets en Amérique, mais son jugement lapidaire sur Sagard marquera plusieurs générations d’historiens : certes, « il paroît homme fort judicieux, & très-zélé », mais il « raconte naïvement tout ce qu’il a vû, & oui dire » et « n’a pas eu le tems de voir assez bien les choses, encore moins de verifier tout ce qu’on lui avoit dit » ; somme toute, « il nous apprend peu de choses intéressantes[3] ».

Ainsi les missions récollettes ont-elles été en partie occultées par l’historiographie des XVIIIe et XIXe siècles et le témoignage de Sagard sur les débuts de la colonie a été ignoré jusqu’à l’engouement, à partir des années 1860, pour l’histoire des premiers temps de la Nouvelle-France, reconstituée en épopée mystique par les historiens clérico-conservateurs. Ce n’est qu’encore plus tardivement qu’un consensus émergera sur la valeur ethnographique, aujourd’hui incontournable, de sa description du mode de vie des Hurons et de leurs premiers contacts avec les Européens. La fortune des ouvrages de Sagard sera en effet, en grande partie mais pas entièrement, proportionnelle à l’importance accordée à l’évangélisation catholique et à l’objet de ses efforts : les nations autochtones. L’oeuvre hybride du récollet, tour à tour ignorée, critiquée ou encensée, servira en outre, comme nous le verrons, à appuyer des visions diamétralement différentes des origines et de l’impact de la présence française en Amérique.

Nous examinerons, de la Conquête à nos jours, l’attention accordée par les historiens aux premières missions des Récollets et l’usage qu’ils font du Grand Voyage du pays des Hurons (1632) et de l’Histoire du Canada (1636), c’est-à-dire les éléments qu’ils en retiennent et le rôle que ces derniers jouent dans leur récit. Au sein du large corpus que constituent les histoires du Canada, tant francophones qu’anglophones, nous nous attarderons principalement sur les synthèses générales qui ont contribué à façonner la mémoire collective. Nous avons consulté tant des ouvrages savants que des récits destinés à un large public[4] et nous évoquerons brièvement la réception de Sagard dans les manuels scolaires.

Sagard et les missions récollettes en marge de l’histoire laïque (1815-1860)

Si l’on considère qu’« [é]crire l’histoire du Canada sous le Régime britannique », pour les intellectuels francophones comme anglophones, « c’est d’abord relire Charlevoix à la lumière des événements récents[5] », le discrédit jeté sur les missions récollettes et sur l’oeuvre de Sagard augure mal pour la postérité de ce dernier. Le loyaliste William Smith, auteur en 1815 d’une polémique History of Canada from its First Discovery, to the Peace of 1763, ouvrage fondateur de l’historiographie canadienne-anglaise, ignore l’existence du récollet. Il mentionne l’installation, près de la rivière Saint-Charles, des quatre premiers franciscains, qu’il ne nomme pas, et à part la mention de l’enlèvement du père Guillaume Poulain par les Iroquois près du saut Saint-Louis, rien ne nous indique que les missionnaires ont oeuvré hors de Québec avant 1629[6]. Résolument anticlérical, Smith laisse entendre que la perte de la colonie française aux mains des frères Kirke, annonciatrice de la conquête britannique du siècle suivant, s’explique par l’intérêt exagéré de Champlain pour la conversion des indigènes, autrement dit la prééminence du « spirituel » sur le « temporel »[7]. Cette interprétation de l’échec de la Nouvelle-France, qui sera reprise abondamment dans l’historiographie américaine et canadienne-anglaise, s’attire les foudres du clergé, mais elle n’est pas rejetée aussi catégoriquement par les historiens laïques francophones, qui font largement l’impasse sur les missions et sur la rencontre avec les Autochtones.

Le journaliste Michel Bibaud, par exemple, fondateur du mensuel La Bibliothèque canadienne, mentionne Le Grand Voyage de Sagard dans sa « Collection d’ouvrages sur l’histoire de l’Amérique septentrionale[8] », mais ne l’utilise pas pour écrire son Histoire du Canada sous la domination française (1837). Parmi les premiers récollets, il ne mentionne que Pacifique Du Plessis et Georges Le Baillif, parce qu’ils ont joué un rôle diplomatique dans la colonie, et passe sous silence les travaux apostoliques. La description des nations autochtones, qui occupe une grande part de l’oeuvre du récollet, n’a pas non plus retenu son attention. Ces absences s’expliquent par le projet même de Bibaud : « Pour nous qui écrivons en Canada, et pour des Canadiens, […] c’est sur l’histoire des Français venus dans le pays et de leurs descendants, sur l’histoire de nos ancêtres, que nous voulons nous étendre, bien plus que sur celle des aborigènes[9]. »

Le libéral François-Xavier Garneau, sacré « historien national » de son vivant, ne mentionne pas non plus Sagard dans son Histoire du Canada (1845) et semble avoir ignoré totalement son oeuvre. L’ouvrage de Garneau connaîtra huit éditions entre 1845 et 1944, qui comportent des variantes majeures, dues aux corrections de l’auteur, mais aussi aux interventions posthumes de son fils Alfred et surtout de son petit-fils Hector. Le passage consacré aux missions récollettes sera ainsi substantiellement modifié d’une édition à l’autre. Dans la première, Garneau semble reprendre la thèse de Smith expliquant le retard de la colonie française en Amérique :

Les Récollets commencèrent aussi à se construire cette année [1620] un couvent sur la rivière Saint-Charles, quoique la population de Québec ne dépassât pas encore une cinquantaine d’âmes, en y comprenant même ces moines. Mais tel était l’esprit de dévotion en France que différents ordres religieux purent, par les libéralités des personnes pieuses, élever au milieu des forêts du Canada, qu’ils étaient obligés de défricher pour en poser les fondations, les vastes établissements scolaires et de bienfaisance qui font aujourd’hui encore l’honneur de ce pays. Des corps religieux, les Récollets qui y sont venus les premiers, sont aussi les premiers qui en ont disparu. Ce qui frappait davantage autrefois l’étranger en arrivant sur ces bords, c’étaient nos institutions conventuelles, comme, dans les provinces anglaises, c’étaient les monuments du commerce et de l’industrie : cela était caractéristique de l’esprit des deux peuples. Tandis que nous érigions des monastères, le Massachusetts se faisait des vaisseaux pour commercer avec toutes les nations[10].

Les efforts disproportionnés consacrés aux missions, à un stade de colonisation si précoce, auraient détourné les administrateurs de l’essentiel, soit le peuplement et le développement économique. Dans le cadre de l’histoire laïque et scientifique que Garneau souhaite écrire, les « travaux des missionnaires, répandus au milieu des tribus indigènes », apparaissent telles des « digressions » qui « ont perdu leur intérêt pour la pluralité des lecteurs[11] ».

La réception outrée de l’ouvrage dans les milieux ecclésiastiques pousse peut-être Garneau à en proposer une nouvelle édition en 1859[12], dans laquelle il atténue certains jugements anticléricaux et consacre plus d’attention au rôle de l’Église catholique. Il étoffe ainsi sa description des missions, ajoutant que « les récollets de la province de Paris avaient été invités à venir en Canada par plusieurs personnes, surtout par les marchands qui redoutaient la présence des jésuites[13] ». L’auteur prétend que ces derniers ont été invités à les rejoindre, en 1625, par le récollet Irénée Piat[14], thèse défendue par Sagard et reprise à tort par la grande majorité des historiens postérieurs[15]. Garneau indique en note que ces informations proviennent de documents d’archives, mais ne précise pas lesquels.

C’est dans le paratexte de la sixième édition (première édition française, 1913 et 1920), réalisée par Hector Garneau, que l’on trouve les premiers et nombreux renvois aux ouvrages de Sagard, cités dans les éditions originales. Le petit-fils de l’historien reprend le texte controversé de la première édition, auquel il ajoute un appareil critique impressionnant, qui tient compte de la documentation découverte depuis 1845 : deux mille notes et plus de deux cents appendices précisent des dates, comblent des lacunes factuelles, identifient des sources premières qui appuient ou précisent les propos de François-Xavier Garneau, voire proposent des récits alternatifs. Du récollet, il retient des ethnonymes et informations ethnographiques (les croyances des Autochtones, les funérailles et la fête des morts, la liberté sexuelle, les coutumes guerrières et le gouvernement)[16], mais les passages cités ne font que mettre en relief, selon nous, la distance entre la vision plutôt négative des Amérindiens de Garneau et celle plus ambivalente, nuancée et différenciée de Sagard[17]. Hector Garneau se réfère aussi à Sagard pour apprécier l’état de la colonie et les tensions entre les habitants et les diverses compagnies marchandes (il reprend des extraits des documents officiels reproduits dans l’Histoire du Canada de 1636), ainsi que pour reconstituer les événements entourant la prise de Québec par les frères Kirke en 1629[18].

Cette édition, appréciée en France et utilisée par plusieurs historiens[19], est beaucoup moins bien reçue au Canada français, où elle sera peu diffusée. Hector Garneau acceptera de publier à Montréal, en 1944, une édition expurgée reprenant le texte moins controversé de 1882, avec quelques additions, notamment, en ce qui concerne les premières missions, sur la primauté de l’apostolat jésuite en Acadie[20]. Dans la nouvelle préface, il explique vouloir « consacrer une part plus étendue aux affaires religieuses » et « marquer nettement la prédominance et la continuité de l’idée chrétienne dans la politique coloniale de l’ancienne France »[21]. Les noms de quelques récollets s’ajoutent entre crochets, mais leurs missions n’occupent somme toute pas plus de place dans le récit. Tous les renvois à l’oeuvre de Sagard disparaissent, sauf une mention énigmatique de l’Histoire du Canada dans la bibliographie du chapitre consacré aux « Nations indigènes ».

Sagard chroniqueur de l’« épopée mystique » (1860-1880)

Le souvenir des missions récollettes a cependant été ravivé, entre-temps, par les historiens clérico-conservateurs, dont Serge Gagnon a relevé « l’emprise croissante […] sur la mémoire collective et les destinées nationales[22] » à partir des années 1850. L’abbé Jean-Baptiste-Antoine Ferland, détenteur d’une chaire d’histoire à l’Université Laval, publie la première partie de son Cours d’histoire du Canada en 1861. Il connaît bien Le Grand Voyage et l’Histoire du Canada de Sagard, « premier historien des missions huronnes[23] ». Dans sa description des « sauvages », exceptionnellement détaillée et assez bienveillante pour l’époque, Ferland s’inspire du Grand Voyage sur plusieurs points : l’apparence physique des Hurons, leurs croyances et cérémonies (la fête des morts, les festins) et les moeurs socio-politiques (composition du conseil, pouvoir du chef, préparation à la guerre)[24]. Il se réfère également à l’Histoire du Canada, qu’il confronte à l’occasion avec les Voyages de Champlain[25], pour retracer en détail l’histoire de la colonie avant 1629, reproduisant des documents (par exemple, la « première requête des habitants du Canada[26] » présentée par le père Le Baillif en 1621). Il cite aussi longuement le récit du voyage du récollet Joseph Le Caron vers la Huronie, la description de la mission de Carhagouha et celle du couvent de Québec[27]. L’abbé Ferland va jusqu’à affirmer que la première messe célébrée en 1615 par le père Le Caron, « premier apôtre des Hurons [qui mourra] en odeur de sainteté », « inaugur[e] […] la foi catholique dans le Canada[28] ». La Nouvelle-France du Cours d’histoire du Canada se révèle avant tout une colonie missionnaire et le « zèle éclairé des religieux de Saint François[29] » y joue un rôle non négligeable. Pour expliquer l’insuccès des premières missions et le caractère anémique de la colonisation jusqu’en 1629, il se tourne, à la suite de Sagard, vers les compagnies marchandes (surtout celle des huguenots De Caën), accusées de ne pas remplir leurs engagements[30].

L’incurie et l’avarice des marchands seront dénoncées avec encore plus de véhémence par le sulpicien français Étienne-Michel Faillon, qui a fait trois séjours en Amérique, dans son Histoire de la colonie française au Canada (1865). Dès la préface, il signale « le mauvais vouloir de ces spéculateurs, uniquement occupés de leurs intérêts mercantiles[31] ». Dans la suite, il relaie systématiquement les critiques de Sagard – dont il cite abondamment l’Histoire du Canada –, non seulement celles adressées aux diverses compagnies, mais aussi aux interprètes récalcitrants, aux Français dont les moeurs licencieuses nuisent à l’évangélisation, aux matelots irrespectueux et aux protestants contrevenant à l’interdiction de culte en mer[32].

L’abbé Ferland et le sulpicien Faillon s’accordent avec Sagard pour affirmer que les Récollets ont appelé les Jésuites en Nouvelle-France[33]. L’historien canadien estime ce choix tout naturel, puisque les deux ordres « avaient toujours subsisté dans une union très-étroite, les Récollets et les Jésuites travaillant ensemble dans plusieurs missions avec une entente toute cordiale[34] ». Jamais il n’est question de rivalité entre les disciples de saint François et ceux de saint Ignace, même lorsque ces derniers sont exclus de la colonie dans les années 1630. Selon Ferland, la décision en revient à Jean de Lauson, mais la raison qu’il invoque paraît étrange après l’insistance sur la bonne entente entre les missionnaires : « [L]es chefs de la compagnie des Cent Associés, écrit-il, craignaient que l’introduction de deux ordres différents […] ne causât des jalousies et des tiraillements nuisibles à la cause de la religion[35]. » Il n’en dit pas plus, probablement pour ne pas jeter une ombre sur l’épopée mystique qu’il a construite. Faillon, également soucieux d’écarter toute trace de querelles, adopte une stratégie inverse. Plutôt que de l’éviter, il aborde la question de front et, après avoir longuement retracé les démarches infructueuses des Récollets, affirme sans ambages que les Jésuites ne sauraient être tenus responsables de leur exclusion. Selon lui, les Frères mineurs « ne se présentèrent point pour l’embarquement », parce qu’ils « avaient compris eux-mêmes qu’un Ordre qui pouvait posséder des biens & des revenus serait plus propre que le leur à procurer la conversion des sauvages[36] ». Dans les deux cas, la volonté de gommer les dissensions, afin de présenter l’Église catholique comme un corps uni, s’avère indéniable.

La mise en valeur, voire la mythification[37], des premières missions récollettes et jésuites semble indissociable d’une relance contemporaine de l’évangélisation dans les « Pays-d’en-haut » et dans l’Ouest canadien. « Comme au temps de la Nouvelle-France, l’Amérique des années 1860 se couvre de missionnaires franco-catholiques » et il est tentant de « faire le lien entre l’épopée mystique du XVIIe siècle et l’élan missionnaire de la chrétienté laurentienne au milieu du XIXe siècle[38] ». Le passé étant garant du présent – « [l]e Canada renfermait dans son seuil tous les éléments de sa prospérité future[39] », qui ont survécu au traumatisme de la Conquête –, il s’avère de la plus haute importance de montrer qu’aux origines de la Nouvelle-France, histoire profane et histoire religieuse étaient inextricablement imbriquées[40]. C’est dans ce contexte qu’il faut situer le regain d’intérêt pour l’oeuvre de Sagard et la réédition par Edwin Tross de son Grand Voyage, en 1865, puis de son Histoire du Canada (1866)[41], quelques années après la parution des Relations des Jésuites à Québec (Augustin Côté, 1858).

Pourtant, même en dehors des cercles ultramontains, l’oeuvre du récollet commence à être perçue, dans ces années, comme une source documentaire incontournable. L’historien américain Francis Parkman, dans Pioneers of France in the New World (1865), cite les deux ouvrages du récollet, s’intéressant moins à sa description des Hurons, à laquelle il renvoie pourtant[42], qu’à celle des premières missions[43]. Il refait même l’histoire de l’ordre franciscain, mais sur un ton pour le moins ironique : François d’Assise se révèle un « [s]aint, hero, or madman, according to the point of view from which he is regarded[44] ». L’arrivée en Nouvelle-France des Récollets, « as weak in ressources as Champlain himself [45] », est représentée du point de vue des Autochtones : « Great was the perplexity of the Indians as the apostolic mendicants landed beneath the rock[46]. » Selon Parkman, les premiers missionnaires, notamment le père Le Caron, se sont mépris sur les intentions des Hurons, qui n’avaient que faire de la religion et ne les acceptaient parmi eux que pour s’assurer l’appui militaire de Champlain[47]. Si, comme les historiens clérico-nationalistes, il reconnaît le rôle prééminent de l’Église catholique dans la colonisation –‒ « [i]n New France, spiritual and temporal interests were inseparably blended[48] » –, il s’agit, selon lui, d’une faiblesse et non d’une force : le zèle religieux excessif de Champlain, les travaux des missionnaires auprès des tribus lointaines, tout comme la traite des fourrures, ont contribué à l’échec français en Amérique. La Conquête britannique, inévitable selon Parkman, est présentée comme une bénédiction pour un peuple inférieur, soumis à l’absolutisme catholique.

Sagard hagiographe de Louis Hébert (1880-1950)

Parkman demeure « l’auteur étranger le plus critiqué par les intellectuels canadiens-français[49] » de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, qui cherchent à réhabiliter leurs ancêtres, notamment en revisitant les figures héroïques de la Nouvelle-France. Les missionnaires récollets, sans être tout à fait ignorés, se retrouvent généralement en marge de cette historiographie nationaliste et agriculturiste, qui trace des portraits magnifiés des fondateurs (Cartier, Champlain) et du colon (Louis Hébert). Des oeuvres de Sagard, historiens laïcs et cléricaux tirent quelques éléments ponctuels destinés à soutenir leurs thèses. Le prolifique historien autodidacte Benjamin Sulte, dont l’Histoire des Canadiens-Français (1882-1884) convoque à quelques reprises l’Histoire du Canada de Sagard, s’appuie surtout sur le plus incisif Premier établissement de la foy attribué à Chrestien Leclercq. Sulte se porte à la défense des premiers récollets, seuls avec Champlain, selon lui, à avoir compris « l’importance de la colonisation » et la « valeur de l’habitant »[50] ; il reprend à son compte toutes leurs récriminations contre les marchands huguenots et les dirigeants, dans le cadre d’un discours anticapitaliste opposant développement agricole et commerce[51].

Les Récollets se révèlent encore de meilleurs alliés dans la critique virulente des Jésuites, dont l’influence excessive durant le Régime français est jugée nuisible au peuplement[52]. L’exclusion des Franciscains de la colonie en 1632, juge Sulte, s’est faite sous de faux prétextes[53] ; leur retour en 1670, heureusement, contribuera à « déraciner les jésuites[54] ». Plus largement, il dénonce la constitution, dans l’historiographie canadienne à partir de Charlevoix, de la « légende des jésuites bienfaiteurs[55] ». D’une part, l’impact réel de leur apostolat doit être réévalué[56] et, d’autre part, leur propagande a rejeté dans l’ombre le rôle des Sulpiciens et, surtout, des Récollets :

Jusqu’à la conquête, les récollets ont eu les sympathies des habitants. Ils ont fait corps avec l’élément canadien. Comment se peut-il que la légende historique dont on nous a nourris soit toujours et constamment en l’honneur des jésuites ? La réponse est facile. De 1760 à 1840, nous avons eu à peine quelques instants libres pour nous occuper de notre ancienne histoire, et depuis quarante ans, les jésuites ont eu le soin de publier une foule de brochures et de livres qui célèbrent et commentent leurs travaux. […] Ainsi, bons récollets qui n’avez fait chez nous que le devoir si humble et si respectable de pasteurs évangéliques, on vous a oubliés […][57].

Si une telle charge contre les Jésuites – et le plaidoyer en faveur de l’ordre rival qui l’accompagne – demeure exceptionnelle dans l’historiographie de l’époque, la valorisation des Frères mineurs comme promoteurs actifs du développement agricole de la Nouvelle-France sera courante jusqu’au milieu du XXe siècle. Dans son Histoire du Canada français depuis la découverte (1950), le prêtre et historien Lionel Groulx, professeur à l’Université de Montréal, place encore les Récollets parmi les plus grands « colonistes[58] ». Dans le chapitre qu’il consacre aux « missions indigènes », qui « rappelle[nt] l’esprit des Croisades[59] », Groulx mentionne les Frères mineurs, mais n’en nomme aucun et néglige leurs voyages. Pour lui, les Jésuites, particulièrement les martyrs, sont les véritables « conquérants spirituels du Nouveau Monde[60] ». Là encore, pourtant, leur mérite consiste davantage à avoir assuré la conquête pacifique d’un grand territoire qu’à avoir converti quelques Hurons[61]. Sa description des nations autochtones, très stéréotypée, voire raciste, ne doit rien à Sagard. Benjamin Sulte s’intéressait encore moins à l’évangélisation des nations autochtones, condamnées selon lui à disparaître[62]. De Sagard, il ne retenait à leur sujet que les tortures de deux prisonniers iroquois, dont avait été témoin le frère Gervais Mohier en 1627[63].

Dans cette histoire conçue comme un « album de famille[64] » ou un portrait psychologique du colon canadien[65], les Amérindiens n’ont aucune part réelle. Plus encore, puisque la survivance de la « race » repose sur « sa parfaite homogénéité […] ethnique, sociale, religieuse », la hantise du métissage n’est jamais bien loin[66]. La figure la plus célébrée après Champlain demeure Louis Hébert, l’ancêtre exemplaire[67], auquel on consacre un monument dévoilé à Québec en 1918[68]. L’Histoire du Canada de Sagard, qui propose un récit de sa mort édifiante et recompose ses dernières paroles sous forme de testament, devient une des premières, sinon la principale source des biographes du premier colon. Plusieurs historiens y renvoient également[69]. Lionel Groulx, dans La Naissance d’une race (1919), rend hommage tant à l’écrivain qu’au pionnier :

[Q]uelle page vraiment digne des Actes des Apôtres que celle où le vieux frère Sagard nous montre Louis Hébert le laboureur, sur son lit de mort, laissant à sa femme et à ses enfants ce testament de patriarche : « Je meurs content parce qu’il a plu à Notre-Seigneur de me faire la grâce de voir mourir avant moi des sauvages convertis »[70].

Le parallèle avec l’Église primitive se trouvait déjà dans la biographie (ou plutôt l’hagiographie) consacrée par Laure Conan à l’apothicaire devenu agriculteur. Après avoir cité longuement Sagard, elle conclut que « [c]hez l’héroïque défricheur il y avait de l’apôtre[71] ». Elle trouve également moyen de rendre hommage aux récollets Pacifique Du Plessis, « vénéré de tous », et Joseph Le Caron, « l’une des plus belles et des plus sympathiques figures » de « cette époque héroïque » où « des sauvages hideusement tatoués, marchant avec une légèreté féline, rôdaient aux alentours »[72] de Québec.

Sagard ethnographe des Hurons (1947 à nos jours)

C’est à l’opposé du spectre idéologique, loin de cette vision ethnocentrique des indigènes hostiles, que l’oeuvre de Sagard – tout particulièrement LeGrand Voyage, traduit en anglais en 1939[73] et réédité en français en 1976, 1990 et 1998 –allait bénéficier de l’intérêt croissant pour les Amérindiens, longtemps relégués à la périphérie de l’histoire, et connaître une fortune assez considérable dans la seconde moitié du XXe siècle. Avec l’avènement de l’ethnohistoire, tardif au Canada[74], le récollet recevra le titre de « témoin de la Huronie authentique[75] ». S’il est encore fréquemment qualifié de naïf[76], la valeur de ses descriptions précises, tant de la culture matérielle que des coutumes et croyances des Hurons, deviennent incontournables pour les anthropologues et les historiens de la Nouvelle-France.

Dans Iroquoisie (1947), le romancier et historien Léo-Paul Desrosiers note que « ses observations offrent un grand intérêt » ; « [l’]âme fraternelle et bonne, il examine tous les spectacles avec sympathie[77] ». Du récit de voyage en Huronie, Desrosiers retient une longue description des manoeuvres guerrières, mais aussi plusieurs détails – par exemple, la mention d’un village fortifié à Tadoussac[78] –, desquels il déduit des informations sur l’occupation du territoire et les relations entre les nations amérindiennes. Les silences de Sagard sur certains événements servent par ailleurs à mettre en doute des passages de Charlevoix et de Chrestien Leclercq[79]. L’anthropologue et ethnohistorien Bruce G. Trigger, tant dans son histoire du peuple huron (Les Enfants d’Aataentsic, 1976) que dans Les Indiens, la fourrure et les Blancs (1985), utilise l’édition anglaise du Grand Voyage (et parfois l’Histoire du Canada) de Sagard pour éclairer les rapports de force économiques entre Français et Autochtones, ainsi que divers aspects socio-culturels des sociétés huronnes et algonquiennes[80]. Le sociologue et historien québécois Denys Delâge, dans son portrait de la Huronie avant l’arrivée des Européens, emprunte à Sagard tant des descriptions de la culture matérielle (canots, artisanat, cabanes) que de l’organisation socio-politique (filiation, mariages, maternité, conseils) et des croyances[81], en plus d’en tirer des informations sur la richesse de la flore et de la faune[82]. Mentionnons enfin, parmi les efforts récents pour redonner une juste place aux Premières Nations dans la mémoire collective, un courant qui prône la réécriture de l’histoire par les Autochtones dans une perspective autochtone, l’« autohistoire[83] ». L’historien wendat Georges E. Sioui, dans l’ouvrage qu’il consacre à sa civilisation, fait de Sagard son « meilleur informateur[84] » sur de multiples aspects, dont la « théologie » de la pêche et l’alimentation en général, les relations entre les sexes, les qualités morales et la spiritualité. Sioui cite généreusement les ouvrages du récollet et lui rend presque hommage, satisfait du regard attentif et bienveillant porté sur ses ancêtres : « Aucun autre religieux en Nouvelle-France n’est allé jusqu’à reconnaître chez les Amérindiens, comme il le fit, une source d’inspiration et de renforcement spirituels[85]. »

Dans les ouvrages généraux consacrés à l’histoire du Canada, les nations autochtones se trouvent généralement reléguées à un chapitre liminaire. Si plusieurs historiens n’y mentionnent pas Sagard, d’autres font de lui leur source principale concernant le peuple huron. C’est le cas d’Arthur Ray, qui signe le premier chapitre de l’ouvrage collectif Histoire générale du Canada[86]. Le récollet y est non seulement le seul missionnaire convoqué, mais aussi le seul témoin pour tout le XVIIe siècle ; Ray cite, entre autres, sa description de l’agriculture huronne et celle de la fête des morts, le félicitant d’avoir compris le rôle capital de cette cérémonie. La monographie Le Canada. Une histoire populaire, préparée à partir d’une série diffusée à Radio-Canada, cite aussi Sagard à propos des croyances religieuses huronnes[87]. D’autres historiens s’intéressent moins à la subtilité des descriptions qu’à certains jugements et comparaisons du récollet, qu’ils mettent au service d’une vision stéréotypée, ou même carrément raciste, des Autochtones. Le professeur français Robert Lacour-Gayet, pour qui « les comptes rendus de voyages » [sic] du frère Sagard sont devenus « des classiques », tire du Grand Voyage la description du canot d’écorce[88] et un portrait peu flatteur des femmes :

Les missionnaires n’étaient pas éloignés de voir dans les femmes d’autres créatures de Satan. Celles-ci, d’ailleurs, inconscientes, car, douées d’un fort tempérament, la pudeur leur était totalement étrangère. « Les pères et mères sont souvent maquereaux de leurs propres filles… », gémit le frère Sagard. Et de s’attrister des avances dont les religieux étaient l’objet…[89]

De la même manière, les manuels scolaires québécois des années 1960-70, dont les descriptions ethnographiques superficielles sont empreintes de préjugés, citent Sagard au chapitre des moeurs sexuelles[90].

Les missions de la Nouvelle-France, et l’apostolat récollet en particulier, prennent par ailleurs de moins en moins de place dans les synthèses historiques[91]. La plupart d’entre elles mentionnent simplement l’arrivée des premiers récollets à Québec et leur remplacement ultérieur par les Jésuites[92]. Dans l’Histoire du Canada (1946) de la collection « Que sais-je ? », l’historien français Marcel Giraud présente brièvement leur double rôle : instruments de contrôle religieux des « éléments indisciplinés » dans la colonie et « initiateurs », avec Champlain, de l’expansion de l’empire français vers l’ouest. « Mais, note-t-il, les Jésuites, arrivés en 1625, supplantèrent rapidement l’ordre de saint François[93]. » Dans la nouvelle version de l’ouvrage, confiée en 1994 à l’historien québécois Paul-André Linteau, l’effacement des premières missions récollettes est complet : « À partir des années 1630, l’Église catholique commence à jouer un rôle dans le développement de la colonie[94]. » De la même manière, l’historien canadien-anglais Desmond Morton ne mentionne aucune présence religieuse en Nouvelle-France avant les missions jésuites en Huronie dans les années 1630[95].

Les rivalités entre Récollets et Jésuites trouvent encore quelques échos au milieu du XXe siècle. Les historiens québécois et français Gustave Lanctôt et Robert Lacour-Gayet mentionnent l’âpre déception des Frères mineurs à la suite de leur exclusion de la Nouvelle-France et concluent que, faute de moyens et d’influence, l’ordre mendiant devait céder sa place[96]. L’historien canadien-anglais Edgar McInnis arrive à la même conclusion, déplorant par ailleurs l’ascendant des puissants Jésuites sur la société coloniale, qualifiée de théocratie[97]. L’historiographie canadienne-anglaise récente traite plutôt les frictions entre les deux ordres, « fausse note secondaire, quoique amère, dans la mission des Jésuites au Canada[98] », du point de vue des méthodes de conversion. Robert Bothwell, après avoir noté le « penchant à l’austérité » des Récollets, vante ainsi l’approche « efficace » des Jésuites, combinaison d’expérience et de tolérance : « S’adaptant aux coutumes des indigènes et parlant leurs langues, les Jésuites renoncent en bonne partie au sentiment de supériorité qui gâche l’attitude des Européens[99]. » Un ouvrage de vulgarisation place encore plus clairement l’opposition sur le terrain moral :

The Récollets were the first missionaries to arrive in Canada. They made the journey to Huronia, but their strategy was ill conceived and they met with little success. They wanted to make Natives « first become human » (that is, European) by forcing them to relocate on farms, adopt European dress, and learn to speak French. Champlain supported this approach, but it failed utterly.

The Jesuits, who arrived in 1625, took a completely different tack. They were determined to meet the First Nations on their own terms. […] They lived among them, learned their languages and customs [….]. It was a far more effective approach[100].

Cette représentation des Jésuites en champions du multiculturalisme avant l’heure contraste grandement avec le portrait que brosse, par exemple, Denys Delâge de la mission jésuite de Sainte-Marie[101], et plus encore avec l’appréciation comparée de Georges E. Sioui des écrits récollets et jésuites. L’historien wendat, retraçant le programme missionnaire des deux congrégations, estime que les Frères mineurs « ont laissé un témoignage souvent plus transparent et moins partial[102] » sur les sociétés amérindiennes. Leur humilité et leur pauvreté, si elles leur ont probablement fait perdre le combat pour l’hégémonie missionnaire au Canada, ont modelé leur regard sur l’autre, si bien que malgré leurs préjugés culturels, « il est très rare que [leur] ton soit franchement méprisant, railleur et indifférent comme il l’est d’ordinaire chez les jésuites[103] ».

Après avoir été largement ignorés dans les histoires politiques et laïques du Canada, tant au XIXe siècle que dans la seconde moitié du XXe siècle, idéalisés dans le discours providentialiste des historiens clérico-conservateurs et encensés comme apôtres de la colonisation par les idéologues québécois du terroir, les premiers récollets ont ainsi droit à deux portraits très contrastés à l’aube du XXIe siècle : représentants zélés de l’ethnocentrisme européen d’une part, observateurs patients et ouverts d’esprit d’autre part, face à des rivaux jésuites dépeints comme tolérants ou méprisants. On peut s’étonner de voir ainsi ressurgir dans l’historiographie récente l’opposition entre les Récollets et les Jésuites. En fait, la rivalité entre les deux ordres, modulée de différentes manières selon les périodes, traverse tout le corpus que nous avons étudié, même lorsqu’elle est niée ou sciemment dissimulée afin de ne pas assombrir les glorieux débuts de la colonie franco-catholique. Dans tous les cas, la part dévolue aux missionnaires dans l’histoire des « temps héroïques » de la Nouvelle-France dépend largement de l’orientation idéologique et des préjugés nationaux des auteurs. Les historiens anticléricaux déplorent la mainmise de la foi sur la vie sociale et politique, alors que les intellectuels ultramontains en font la garante de la survivance d’une « race » conquise. Plusieurs historiens américains et canadiens-anglais (Smith, Parkman, McInnis) grossissent les traits afin de valoriser, par contraste, le modèle colonial britannique ou la société américaine protestante. Les nationalistes canadiens-français répliquent en mythifiant les ancêtres.

Des extraits du Grand Voyage du pays des Hurons et de l’Histoire du Canada de Gabriel Sagard sont utilisés par les uns et les autres à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, mais le coeur de l’oeuvre du récollet, constitué de sa description détaillée, parfois ambivalente, de la société huronne et des autres nations rencontrées pendant son périple et ceux de ses confrères, n’est vraiment analysé et mis en valeur qu’à partir du milieu du XXe siècle ‒– si on excepte les emprunts de l’abbé Ferland. Parfois cité, hors contexte, pour illustrer un portrait stéréotypé de l’« Indien », le frère mineur est reconnu dans les travaux universitaires comme un précurseur de l’ethnographie et les historiens professionnels puisent dans son oeuvre afin de redonner aux peuples autochtones la place qui leur revient dans l’histoire de la conquête de l’Amérique du Nord par les Européens. La reconnaissance la plus touchante vient probablement toutefois de l’historien wendat Georges E. Sioui : en plus d’avoir contribué à sauvegarder la mémoire des missions, Sagard aura préservé de l’oubli une partie de la culture ancestrale des Wendats.