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Davantage toute connoissance qui ne se peut avoir que par revelation, est tres-obscure jusqu’à ce qu’elle soit revelée, & toutes les lumieres qu’on en peut avoir auparavant, ne sont fondées que sur de simples conjectures […], dit saint Thomas.[1]

− Hyacinthe Lefebvre

Les liens entre l’Histoire du Canada parue sous le nom de Gabriel Sagard[2] et le Premier établissement de la foy[3], ouvrage apocryphe attribué à Chrestien Leclercq[4] au moment de sa parution, sont désormais notoires. Serge Trudel en a montré quelques-unes de leurs particularités en étudiant des constantes de la réécriture de l’un à l’autre dans sa thèse de doctorat[5], reprise en partie dans Un janséniste en Nouvelle-France[6]. Soulignant notamment la portée des transformations historiques qui changent l’esprit du texte de Sagard, cette thèse et la monographie qui y fait suite n’ont cependant pas pour objet l’étude systématique de ces transformations, puisqu’elles s’appuient sur une étude globale des sources pour intenter un procès en paternité : selon leur hypothèse, le Premier établissement de la foy serait attribuable non pas à Chrestien Leclercq, comme cherche à le faire croire la page de titre de l’édition de 1691[7], ni au groupe d’intérêt gravitant autour du janséniste Eusèbe Renaudot[8], comme le soutenait Raphaël Hamilton[9], mais au récollet Valentin Le Roux.

Or il reste beaucoup à dire sur les procédés de réécriture du Premier établissement de la foy et sur la portée historique, politique ou théologique des transformations que ce dernier fait subir au texte de Sagard. Tout n’a pas été dit non plus sur la paternité de cette oeuvre composite : si dès 1697 Louis Hennepin avait souligné l’apport de Valentin Le Roux au Premier établissement de la foy, les incongruités mises au jour par divers chercheurs (contradictions de ton et d’esprit dans différents passages au demeurant mal intégrés les uns aux autres, disparités matérielles entre les tomes I et II, renvois erronés à la Nouvelle relation de la Gaspésie signée également du nom de Chrestien Leclercq[10], facture négligée de la typographie dans le premier tome, etc.), rendent problématique la genèse des trois ouvrages publiés sous le nom de Chrestien Leclercq.

Par la lorgnette de la réécriture d’un seul passage de l’Histoire du Canada, le présent texte cherche à mieux comprendre le changement d’esprit entre les deux oeuvres : après le relevé des disparités et des ajouts faits à l’ouvrage de 1636, une présentation des sources probables de celui de 1691 permettra de nuancer, voire de remettre en question les dernières conclusions publiées sur ce sujet.

Écriture et réécritures

De même que l’oeuvre de Sagard coïncidait, en son temps, avec tout un ensemble de démarches visant à rétablir l’ordre de Saint-François en Nouvelle-France, le Premier établissement de la foy parut à un moment charnière de l’histoire de la colonie française nord-américaine et du travail apostolique récollet : la colonie était fragilisée par les guerres et les conflits d’intérêts, et l’assassinat de Cavelier de la Salle avait mis un terme à l’exploration de la Louisiane, où les Récollets auraient pourtant pu établir quelques missions. Ceux-ci, constamment frustrés dans leurs prétentions apostoliques depuis leur retour en Nouvelle-France en 1670, se voyaient remplacés peu à peu par d’autres ordres religieux dans les rares missions qui leur avaient été accordées et se plaignaient d’être étroitement surveillés et fréquemment critiqués par la hiérarchie ecclésiastique.

Il n’est donc pas étonnant que l’Histoire du Canada ait servi de cadre à l’écriture du premier tome du Premier établissement de la foy qui en reprend une bonne partie des renseignements et de la structure. Néanmoins, comme le souligne l’étude de Serge Trudel, les transformations imprimées au texte de Sagard en changent l’esprit et la nature. S’il ne s’agit pas ici de revenir sur les remarques déjà faites à ce sujet, il est néanmoins possible d’approfondir notre compréhension de la genèse du Premier établissement de la foy, ce que nous ferons à partir des suppressions, déplacements, modifications et ajouts apportés à un passage de Sagard que nous reproduisons avec l’extrait correspondant de 1691 dans un tableau présenté en fin d’article (voir l’annexe 1).

L’extrait choisi chez Sagard se retrouve découpé en plusieurs éléments dans le Premier établissement de la foy, qui en élimine une bonne partie, en reprend la fin dans son introduction et la partie centrale dans le premier chapitre, tandis qu’un dernier élément (le « royaume de Voxu ») est relégué aux longs préliminaires du chapitre XV traitant des tentatives faites par les Récollets pour retourner en Nouvelle-France à partir de 1639[11]. En outre, plusieurs renseignements nouveaux complètent les informations données initialement tout en en changeant l’esprit.

Commerce et religion : de l’importance des chefs

Chez Sagard, la critique à l’égard de la cupidité marchande est explicite et renforcée dès le début du premier paragraphe par l’ironie de l’expression « belle apparence » résumant par antiphrase l’attitude peu chrétienne des marchands. Oblitérant cette amertume, le Premier établissement de la foy s’en tient plutôt à la version plus « officielle » véhiculée par Les Voyages de la Nouvelle-France occidentale, dicte Canada, faits par le Sr de Champlain de 1632[12], faisant de Champlain – qui ne prend aucune part à ce choix dans Sagard – un homme d’action, de décision et de compromis auquel tous les progrès de la colonie se rapportent, et des marchands des collaborateurs raisonnables – quoique exigeants – et disciplinés. La cupidité et la liberté de commerce dans le golfe et l’estuaire du Saint-Laurent, qui constituent chez Sagard l’assise du recours aux Récollets, deviennent dans le Premier établissement de la foy un problème administratif rapidement résolu par la mise sur pied d’une compagnie et l’exclusion (due à leur propre faute) des marchands protestants (ceux de La Rochelle) de cette entente commerciale.

Dans la même veine, l’apparition du prince de Condé – jamais nommé ni mentionné dans Sagard, qui rend plutôt hommage au duc de Montmorency –, prince qui se joint aux grands prélats de l’Église pour approuver le choix des Récollets, flatte le pouvoir politique et religieux en précisant le montant de la contribution financière totale de tous ces Grands à ce projet. Ce nom de Condé n’est pas sans évoquer la toponymie dédicatoire employée systématiquement dans la Relation des descouvertes et dans la Carte de l’Amérique septentrionale et partie de la méridionale attribuées à Claude Bernou, où le lac Supérieur porte aussi le nom de Condé, faisant ainsi une place à la maison de ce grand prince aux côtés du Dauphin (lac des Illinois), du duc Gaston d’Orléans (lac Huron dit d’Orléans) et du prince de Conty (lac Érié dit lac de Conty). Le Premier établissement de la foy insiste sur la grandeur et la générosité du prince de Condé et des cardinaux et sur le consensus qui les rapproche dans cet élan missionnaire. En invoquant par ailleurs d’autres grands noms de l’histoire religieuse et de l’histoire de l’ordre de saint François (dont saint François lui-même), ce dernier ouvrage accentue le caractère sacré du rôle politique et financier du prince de Condé et lui prête une distinction renforcée par l’insistance, explicite dans toute l’oeuvre, comme Serge Trudel et Guy Laflèche l’ont déjà souligné, sur la primauté des oeuvres apostoliques récollettes.

Précision, primauté et gloire de Dieu

Une information nouvelle apportée au texte de Sagard fait d’ailleurs une place de choix au concept de la primauté. Au narré de l’intervention du secrétaire du roi, Louis Houel, en faveur des Récollets, le rédacteur du Premier établissement de la foy apporte des précisions relatives au nom du provincial approché par le sieur Houel (« Jacques Garnier » de Chapouin) et à son statut de « premier » provincial de la province de Saint-Denis « en France ».

On le sait, dans le conflit opposant l’ordre de saint François à la Compagnie de Jésus en Amérique du Nord, le motif de la primauté est central[13]. De pair avec celui de la nouveauté, il était déjà souligné, quoique plus discrètement, dans la Description de la Louisiane (1683) écrite par le récollet Louis Hennepin, à l’occasion de l’arrivée dans le lac Huron du navire de Cavelier de la Salle, arrivée qui avait donné lieu à une action de grâces célébrant la seconde incursion de son ordre dans la mission autrefois fondée par ses confrères[14]. Très courte chez Hennepin, cette allusion aux séjours en Huronie des premiers missionnaires récollets faisait peut-être déjà écho à Sagard[15] qui avait signalé, quoique en passant, une première messe célébrée par Joseph Le Caron en l’honneur de Champlain. Cette même messe donne l’occasion à l’auteur du Premier établissement de la foy de louer l’humilité de Champlain, signe de piété pour les Récollets. Champlain prend ainsi part à la gloire que confèrent les missions apostoliques, gloire qui s’étend plus loin à ses « découvertes » subséquentes[16] et à l’importance de l’ordre de saint François dans le développement des missions en Nouvelle-France. On sent, comme chez Hennepin, le prestige associé aux découvertes[17] et la volonté de l’ordre de saint François de faire reconnaître ses prérogatives en la matière.

De fait, dans les extraits comparés, un glissement insidieux s’opère, par lequel la gloire prend un virage important : si celle-ci (sous la forme adjectivale « glorieuse ») s’applique globalement à la mission chez Sagard, dont l’humilité de simple frère n’est pas entachée par la formulation choisie, elle s’applique à la fonction même de « ministre de Dieu » dans l’ouvrage de 1691 : on assiste en quelque sorte à une personnification de la gloire qui atténue la posture d’humilité de Sagard pour insister sur le mérite des missionnaires. Cette insistance signale également l’importance conférée dans l’ouvrage de 1691 à la hiérarchie, à l’obéissance et aux fonctions de prestige.

Par ailleurs, si le choix de l’ordre de saint François est rapporté à un dessein de Dieu en la personne de son fils, que le Premier établissement de la foy a d’abord le soin de ne pas rendre borgne (le remplacement de « jetta l’oeil » par « jeta les yeux »), et si la précision « en France » marque également un souci d’exactitude linguistique et historique[18], cette dernière précision n’est pas anodine et contribue à conférer à ce tome une teinte patriotique qui n’existait pas chez Sagard.

L’ensemble des transformations de ce passage montre ainsi que le Premier établissement de la foy évacue l’indignation et l’humilité qui transparaissaient dans l’Histoire du Canada pour leur substituer la soumission à l’ordre politique et temporel, l’admiration des titres et des prérogatives qui les accompagnent et une simplicité désormais plus ostentatoire que désirée. Les Récollets de Paris, bien vus du roi et de certains de ses conseillers, dont le ministre Louvois qui décèdera avant que l’impression du Premier établissement de la foy ne soit achevée[19], entendent manifestement rassurer leurs protecteurs royaux sur leur soumission et leur zèle.

Ces constats raffinent les remarques de Serge Trudel et de Guy Laflèche en élargissant, nous semble-t-il, l’enjeu du Premier établissement de la foy qui paraît dépasser le seul débat Jésuites-Récollets dominant le chapitre XVbis[20]. Bien entendu, seul un examen de détail systématique pour chaque tome permettrait de prendre toute la mesure de cette complexité. Pourtant, là ne s’arrête pas la compréhension que l’on peut retirer des transformations du passage choisi quant à la genèse du Premier établissement de la foy. En effet, si nous avons mentionné jusqu’ici les compléments d’information apportés au texte de Sagard, nous n’en avons pas spécifié les sources possibles. Or celles-ci confirment le caractère collectif de l’oeuvre et peuvent nous faire reconsidérer l’attribution du premier tome au seul Valentin Le Roux.

Premier établissement de la foy : une oeuvre collective supervisée ?

Des conflits avec l’évêque de Québec suscités par le retour des Récollets en Nouvelle-France, en 1670, découle une intense activité d’écriture dont témoignent, dans les seules Archives départementales des Yvelines (qui possèdent un petit dossier constitué d’archives du couvent de Saint-Germain-en-Laye, province de Saint-Denis), quatre manuscrits anonymes rédigés dans les années 1680 et restés inédits en leur temps. Ces manuscrits dénoncent les injustices dont les Récollets de la Nouvelle-France estiment qu’elles nuisent à leur mission apostolique :

  • Memoire instructif contenant la conduitte des Peres Recollets de Paris en leur mission de Canada depuis l’anne[e] 1615, Jusques en la presente année, [biffé : 1643] 1684 ;

  • Eclaircissement necessaire pour l’establissement d’un hospice que sa majesté nous a accordé dans la hautte ville de quebek (sans date) ;

  • Estat de la Mission des PP. Recolets de Canada, par le R. P. Ferdinand Coissair, ca 1685[21] ;

  • Histoire chronologique de la Nouvelle France ou Canada. Depuis sa decouverte mil Cinq Cents quatre juques en l’an mil six cent [sic] trente deux[22].

Ce dernier manuscrit s’inspire en grande partie de l’Histoire du Canada[23], tout en la classant dans les ouvrages « obscurs » :

[J]e me suis vû cet hyver [biffé : avec un] dans un asses grand [biffé : de] loisir. Je l’ay passé tranquillement dans ma chambre, […] donnant touts les jours quelques heures a la lecture de trois ou quatre historiens qui se sont trouvés dans mon Cabinet, [biffé : Je les ay trouvé] tels que sont Lescarbot avocat, fr. Gabriel Sagard Recollect, le sr Samuel de champlain Capitaine de Roy et [ajouté dans l’interligne : 1er] Gouverneur du Canada, le P. lecreux Jesuistes. J’ay trouvé ces autheurs si obscurs que j’ay pensé que je rendrois quelque service au Public si je developpois ce qui s’est passé juques a ce temps[24].

Rédigée sous forme de lettre dont les paragraphes préliminaires constituent une petite mise en scène pouvant faire croire qu’un militaire en est l’auteur[25], l’Histoire chronologique de la Nouvelle France est soumise à la lecture d’un « ami » dans l’espoir que ce dernier l’améliorera : « Je vous fai[s] part de mon Petit travail dans l’esperance que j’ay que vous le corrigeres et l’augmenteres par les connoissances et les memoires que vous en aves[26]. » Cette entrée en matière confirme la matérialité même du manuscrit, qui apparaît comme une version préliminaire en voie de relecture par un ou des tiers : si la succession des mots et des phrases s’y déroule généralement de façon nette et suivie, des ajouts dans la marge ou dans l’interligne, des ratures en cours d’écriture ou des biffures de grands pans de texte (que le lecteur est néanmoins invité à lire : « Lisés si vous voulés ») montrent qu’il ne s’agit pas là d’un texte définitif, mais d’une version provisoire[27] soumise à un confrère ou à un supérieur.

Loin d’être un manuscrit achevé et isolé, l’Histoire chronologique de la Nouvelle France apparaît plutôt comme une étape dans la rédaction collective du Premier établissement de la foy, même si ce dernier ouvrage puise parfois directement à l’Histoire du Canada pour compléter son propos. De fait, le passage étudié nous indique que le glissement idéologique opéré dans le Premier établissement de la foy était déjà à l’oeuvre dans l’Histoire chronologique de la Nouvelle France : on constatera au tableau à l’annexe 2 (voir en fin d’article) la présence amplifiée de Champlain, l’adjectif « premier » et le nom « Jaques [sic] Garnier » qui complètent le titre du récollet Chapouin ; la précision « Contrôleur des Salinnes de Brouage » ajoutée à celle de « Secrétaire du Roy » pour le sieur Houel, et enfin la mention du prince de Condé, « viceroy » de la Nouvelle-France, présenté comme un participant majeur aux oeuvres de l’ordre.

Mais là ne s’arrêtent pas les filiations : si la présence amplifiée de Champlain semble provenir des Voyages de la Nouvelle-France, on trouve la mention de « Controlleur général des sallines de Brouage » dans le Memorial de la Mission des PP. Recollectsen la nouvelle france dicte communement Canada conservé également dans le fonds récollet des Archives départementales des Yvelines[28]. Ce manuscrit anonyme se présente comme une liste numérotée des principaux événements touchant les missions de l’ordre entre 1614 et 1636, date probable de rédaction de ce document qui semble correspondre à la « Sommation faite le 7. Mars 1636. à Monsieur de Lauzon President de l’Assemblée, & à tous Messieurs de la Compagnie, à la requeste de Monsieur le President Loisel, au nom, & comme Sindic General des Recollets, tendante à nostre retour en Canada » signalée dans le Premier établissement de la foy[29].

Incidemment ce Memorial semble à l’origine de plusieurs autres renseignements ajoutés en 1691 aux informations contenues dans l’Histoire du Canada, dont la somme de mille cinq cents livres accordée à Champlain pour équiper les Récollets. Il apparaît ainsi comme une source de renseignements complémentaires à l’Histoire du Canada pour le rédacteur de l’Histoire chronologique de la Nouvelle France.

Quant aux précisions « premier » et « Jacques Chapouin » reconduites dans le Premier établissement de la foy à partir de l’Histoire chronologique de la Nouvelle France, on les trouve plutôt dans l’Histoire chronologique de la province des Recollets de Paris, ouvrage paru en 1677 sous le nom de Hyacinthe Lefebvre, provincial de Saint-Denis[30] :

La Province se peut considerer en deux états. Le premier depuis 1612. jusqu’à 1619. que la Province d’Anjou, sous le titre de sainte Marie Magdeleine en fut tirée, dont nous avons parlé dans le Chapitre precedent & le deuxiéme depuis 1619. jusqu’à present.

Dans le premier état, le Reverend Père Jacques Garnier de Chapoüin, fut nommé par sa Sainteté le premier Ministre Provincial de cette Province de saint Denys[31].

Cette première « Histoire chronologique » semble d’autant plus importante qu’elle porte un titre parent de celui du manuscrit qui s’y renseigne. S’agit-il d’une signature déguisée ? Hyacinthe Lefebvre, provincial de Saint-Denis, aurait-il joué un rôle dans la publication du Premier établissement de la foy ? Ce ne serait pas étonnant, puisqu’en tant que supérieur, il était tenu de veiller à la qualité des écrits publiés par ceux qui relevaient de sa juridiction, ce qui était le cas de Chrestien Leclercq et de tous les autres récollets ayant exercé leur apostolat en Nouvelle-France depuis 1670. Il serait donc normal qu’il ait à tout le moins revu l’oeuvre, voire qu’il y ait ajouté sa griffe.

Par ailleurs, Hyacinthe Lefebvre était un écrivain prolifique, si l’on en juge notamment par les autres titres inscrits sous son nom au « Registre des Libraires » au tournant des années 1680 : en 1678, un Traitté de la prédestination chez le libraire parisien Guillain ; en 1682[32], les Evangiles des dimanches et des festes chez Barbier à Lyon, et peut-être les Sermons du Careme attribués à un « P. Jacynthe Recollect » en 1684, encore à Lyon chez De Ville[33]. Le fait que deux de ces ouvrages ont été publiés à Lyon est d’autant plus intéressant que le Premier établissement de la foy fut, en 1692, mis en vente à Lyon chez Amaulry sous une nouvelle page de titre[34].

En outre, il s’avère que le Traité de la predestination achevé d’imprimer en 1678 présente un vocabulaire commun avec certains passages du premier tome du Premier établissement de la foy[35]. En particulier, les concepts de prédestination et de grâce qui ont incité Serge Trudel et Guy Laflèche à attribuer ce livre à une plume janséniste y sont abondamment développés et nous renseignent sur leur signification et leur portée dans un contexte récollet. Si la connaissance des prédestinés est réservée à Dieu, qui distribue également à tous les moyens de le devenir, il appartient aux hommes de s’assurer qu’ils répondent en tout temps aux critères de la prédestination[36]. Ainsi le jansénisme se fourvoie-t-il, selon l’Église et selon Lefebvre, quand il explique au lecteur que Dieu choisit ses élus :

Si tu veux tenir infailliblement le chemin du Ciel, garde les Commandemens. Ces Commandements ne peuvent s’observer sans la grace, Gratia Dei sum id quod sum, Dieu seul nous la peut donner. Il faut donc que ce soit luy qui nous la donne, puis que c’est luy qui nous commande ce voyage, & que luy seul peut donner dequoy le faire, & se defrayer sur le chemin à ceux qui l’entreprennent. Et de fait il le fournit, ainsi que l’Eglise l’a declaré de nos jours au sujet des cinq propositions de Jansenius, à sçavoir que la grace necessaire ne manque pas au besoin pour observer les Commandemens de Dieu, & non-seulement Dieu la donne à ceux qui la luy demandent, mais mesme à ceux qui ne la demandent pas, Inventus sum à non quaerentibus me, palam apparui iis qui me non interrogabant. C’est ce qui nous fait dire que Dieu fournit à tous le necessaire de leur predestination[37].

C’est la distinction entre grâce efficace et grâce suffisante, que l’on retrouve expliquée au chapitre XVbis du Premier établissement de la foy[38], qui permet de mieux comprendre la part que l’individu peut jouer dans son propre salut :

Quoy que Dieu donne sa grace à toutes les ames, ce n’est pas en la mesme maniere, sa grace assiste autrement quand elle est offerte que quand elle est receuë & acceptée : Car lors que Dieu offre sa grace elle assiste en inspirant, lors que l’homme l’accepte, elle assiste en cooperant, elle nous inspire sans nous, mais elle ne nous ayde pas sans nous. Ainsi quand elle inspire elle s’appelle prévenante, excitante & suffisante. Quand nous cooperons, elle se nomme convertissante, effective & efficace[39].

La marge, toutefois, est mince entre la prédestination janséniste et la conception de la prédestination telle que l’explicite Lefebvre, approuvée par Rome. S’il fallut à ce dernier deux tomes pour préciser les concepts de grâce et de prédestination et leur incidence sur le salut des fidèles, il est compréhensible que le fameux Antoine Arnauld ait pu faire des gorges chaudes de ces passages[40] qui, non expliqués, peuvent facilement apparaître comme jansénistes. De fait, le même concept de grâce développé dans Lefebvre semble plutôt brouiller les cartes :

Que serviroit à tous les hommes que Dieu pust & voulust les sauver tous, s’il ne leur fournissoit le fonds necessaire à leur predestination. Il est certain que nous ne pouvons pas de nous-mesmes & avec nos forces naturelles gagner le Ciel. Nous sommes des serviteurs inutiles, qui ne peuvent pas seulement invoquer le nom de Dieu, & reclamer le nom de JESUS avec merite, sans l’assistance du Ciel & le secours de la grace[41].

Or, voici que l’attribution du Premier établissement de la foy à Valentin Le Roux perd tout à coup de sa pertinence. Dans Un janséniste en Nouvelle-France, Serge Trudel et Guy Laflèche s’appuyaient sur une lettre de Valentin Le Roux, publiée dans la Nouvelle relation de la Gaspésie de Chrestien Leclercq[42], pour en souligner le contenu janséniste très proche de certains passages du Premier établissement de la foy. Basée sur la certitude que l’auteur de la Nouvelle relation de la Gaspésie était bien Chrestien Leclercq et sur le consensus de la recherche quant à l’honnêteté et la sincérité de ce dernier, l’hypothèse voulant que Valentin Le Roux, auteur incontesté de sa lettre dans l’ouvrage tout aussi incontesté de Chrestien Leclercq, soit également l’auteur incontestable des deux tomes du Premier établissement de la foy ne peut tenir si la lettre attribuée à Le Roux dans Leclercq n’est pas de Le Roux ! L’hypothèse voulait aussi que les concepts de grâce et de prédestination invoqués dans le Premier établissement de la foy soient jansénistes par essence. Le chaînon manquant que constitue le Traité de la predestination nous permet de remettre en question nos certitudes antérieures en vertu de cette même « lettre de Le Roux » qui avait aiguillé la recherche sur la piste du jansénisme :

Vous êtes peut-être dégoûté, par le peu de fruit que vous remarquez dans la conversion des Sauvages ; […] Considérez, je vous prie, que c’est à nous à planter & à arroser ; mais que c’est à Dieu de donner les accroissemens, & de produire les fruits. Nous nous sommes suffisamment acquittez de nôtre obligation, quand nous avons annoncé la vérité ; ce n’est pas à nous de la rendre féconde, mais de reconnaître nôtre néant, d’adorer les jugemens de Dieu, & de luy dire : Quod debuimus facere fecimus, servi inutiles sumus. Souvenez-vous que quand le Fils de Dieu donne la Mission à ses Apôtres, il leur ordonne de prêcher l’Evangile à toutes les Nations ; non seulement à celles qui croiront à leur parole, mais encore à celles qui n’y ajouteront point de foi[43].

Ce passage, parfaitement congruent avec les concepts exposés par Hyacinthe Lefebvre dans son Traité de la predestination, reprend aussi l’idée d’un apostolat inutile en Nouvelle-France, idée déjà en germe, il est vrai, dans l’Histoire du Canada qui soulignait la lenteur des progrès apostoliques en Nouvelle-France[44], et chez Hennepin, qui avait repris en 1683 sous une autre forme cette thématique en soulignant l’« indifférence » des peuples autochtones à l’égard des tentatives d’évangélisation dont ils étaient la cible[45].

En bref, les thèmes traités chez Lefebvre pourraient avoir servi à la rédaction de la « lettre de Le Roux » dans la Nouvelle relation de la Gaspésie. Peut-on en conclure pour autant que le provincial des Récollets serait plus probablement l’auteur du Premier établissement de la foy ? Non bien sûr, puisque Valentin Le Roux aurait pu avoir eu l’occasion de compulser l’ouvrage de son supérieur avant sa publication (1678) ou après, si la lettre n’a pas été écrite à la date indiquée, ou tout simplement parce que ces réflexions sur l’utilité du travail apostolique étaient vraisemblablement partagées par tous les Récollets dans les années 1680[46]. Mais ces nouvelles sources montrent que le processus de genèse du Premier établissement de la foy fut encore plus complexe qu’il n’y paraît.

***

Que faut-il retenir de cette très brève incursion dans l’Histoire du Canada et le premier tome du Premier établissement de la foy ? Avant tout, il faut admettre qu’une comparaison systématique et minutieuse de ces deux oeuvres reste à faire. Les conclusions restent ici limitées, par l’étroitesse de l’angle adopté. Elles confirment néanmoins un changement radical quant à l’esprit de chacune des oeuvres. L’humilité, le libre-arbitre et la foi simple dans l’Histoire du Canada laissent place, dans le Premier établissement de la foy, à la valorisation du pouvoir et de la hiérarchie temporelle et ecclésiastique. Dans ce dernier ouvrage, le souci de la précision paraît inféodé à ses enjeux rhétoriques et polémiques, et le commerce n’est plus l’ennemi de la foi.

Par ailleurs, le Premier établissement de la foy s’avère un ouvrage collectif auquel plusieurs récollets auraient contribué au vu de la diversité calligraphique des documents élaborés dans les années 1680 et conservés aux Archives départementales des Yvelines.

Enfin, notre compréhension des liens entre l’Histoire du Canada et le Premier établissement de la foy se trouve considérablement enrichie : il appert que le manuscrit Histoire chronologique de la Nouvelle France est tout autant, sur le plan génétique, une source tierce qu’un état antérieur du Premier établissement de la foy, puisqu’il constitue en quelque sorte une version provisoire soumise à la lecture et élaborée à partir d’une combinaison de renseignements trouvés dans Sagard, dans le Memorial et dans l’Histoire chronologique de la province des Récollets de Paris de Hyacinthe Lefebvre. La marque de ce dernier se retrouve d’ailleurs dans plusieurs passages du premier tome du Premier établissement de la foy, notamment ceux mettant de l’avant des considérations théologiques autour des concepts de prédestination et de grâce, attribués trop vite au seul Valentin Le Roux.

Cette intervention possible du supérieur de la province n’est pas étonnante. Elle serait conforme à son rôle et au processus auquel étaient soumis les documents publiés par une institution religieuse : préparés sur le terrain, ils cheminaient par la voie hiérarchique qui exerçait par là un contrôle visant à protéger autant les rédacteurs initiaux que l’institution elle-même de toute bévue, au cas où un rédacteur trop passionné outrepasserait les bornes du dicible. Mais ce rôle de censeur et de superviseur que pourrait avoir joué le provincial de Paris nous ramène du coup aux doutes de Shea, Delanglez ou Hamilton quant à la paternité de ce premier tome du Premier établissement de la foy : comment se fait-il que Hyacinthe Lefebvre, s’il avait bien relu l’ouvrage, en ait laissé passer le dernier chapitre, beaucoup plus ouvertement anti-jésuite que le reste ? Une prudence élémentaire de la part d’un supérieur aurait nécessité d’atténuer les critiques plutôt que de les asséner ouvertement, au risque d’en discréditer le signataire.

Une dernière question se pose dès lors, qui n’aura pas plus de réponse que la précédente : se peut-il que l’exclusion de Louis Hennepin du territoire français, survenue peu après la mort de Louvois (le 16 juillet 1691) à qui fut imputée cette expulsion, ait rapport avec la parution du Premier établissement de la foy ? De fait, Hennepin revendiqua, en 1697 et 1698, la paternité de certains passages de cette oeuvre que son supérieur d’alors, Valentin Le Roux, aurait recopiés à partir de son « journal », et attribua par ailleurs ses déboires personnels et professionnels à partir de 1691 à Hyacinthe Lefebvre, en bons termes avec Louvois[47]. « Il est constant », dirait Hennepin imitant Le Roux ou peut-être Lefebvre, que ce dernier put profiter de ses prérogatives de supérieur et des faveurs de Louvois pour satisfaire au désir de vengeance du groupe Bernou-Renaudot-Callières en alléguant une incartade ou une protestation nouvelles de la part d’Hennepin − qui n’en était pas avare −, pour faire taire ce personnage encombrant en l’excluant du territoire français sous prétexte de son appartenance à la province de Saint-Antoine en Artois. Si tel était le cas, l’oeuvre collective que constitue le Premier établissement de la foy se démarquerait de l’ouvrage qui en constitue la trame, Histoire du Canada, par la somme d’intrigues, de coups bas et de rancoeurs qu’elle occulte.