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Cinq décennies de violence(s)

Comprendre ce paradoxe nécessite d’identifier au préalable les acteurs de ce conflit et le contexte dans lequel il est né et a évolué. « La question basque » est l’expression consacrée par les gouvernements français et espagnol pour évoquer la situation au Pays basque. Cette formulation, dont la « pudeur » n’est pas sans rappeler celle des « évènements d’Algérie », tend à occulter un constat : le conflit basque est un conflit violent, à la fois armé et politique.

Son volet armé implique Euskadi Ta Askatasua (« Pays basque et liberté », ETA) organisation paramilitaire née il y a cinq décennies en réaction à la dictature franquiste [1]. En réponse, le régime du général Franco a mené contre les etarras (membres de l’ETA) une répression très sévère, recourant notamment à la torture et à la peine capitale [2]. Si, en ce temps, sa violence a pu être considérée comme légitime par de nombreuses démocraties dont la France, la transition démocratique et l’avènement du nouveau régime espagnol à la fin des années 1970 ont toutefois conduit à un changement d’approche [3]. La Constitution du 27 décembre 1978 définit en effet la nouvelle Espagne comme État de droit démocratique, défendant pour valeurs suprêmes la liberté, la justice et le pluralisme politique [4]. Le régime va effectivement donner les gages d’une transition démocratique réussie en témoignant notamment de sa capacité à assurer l’alternance au pouvoir et en intégrant la Communauté économique européenne.

Ce changement a pour effet fondamental une nouvelle perception de l’action d’ETA, persistante en dépit de la transition : initialement résistante [5], elle est désormais perçue comme terroriste. La réponse opposée à cette violence par l’Espagne de la Constitution de 1978 s’avère cependant elle-même violente, témoignant d’une acception toujours autoritaire de la problématique basque. Le Royaume a en effet maintenu des procédures directement héritées de la dictature et rendant possible l’usage de la torture par les forces de sécurité dans une impunité alarmante, phénomène qui fera l’objet de développements approfondis infra.

Outre l’Espagne, un second État, la France, est directement impliqué dans le conflit basque. Cette situation tient au positionnement géographique du Pays basque, dont quatre provinces sont situées en Espagne et trois, immédiatement limitrophes, en France. Si son territoire a principalement été utilisé par les etarras en tant que base arrière, la France a toutefois connu des épisodes violents émanant d’ETA et de groupes proches comme Iparretarrak [6], actif entre 1973 et 2000 et qui revendique avoir commis—ou tenté de commettre—plus de 200 attaques [7]. Elle a également subi l’action de différents groupes para-étatiques comme l’Anti Terrorismo ETA, l’Alianza Apóstolica Anticomunista, le Batallon Vasco Espagnol ou les Guerrilleros del Cristo Rey, qui ont tour à tour opéré en territoire français entre 1975 et 1981 pour éliminer les etarras réfugiés, faisant onze morts et de nombreux blessés.

Lorsqu’à l’automne 1983, Paris refuse d’extrader vers l’Espagne une trentaine d’etarras réfugiés en France, dont cinq leaders très recherchés, les Grupos Antiterroristas de Liberación (« Groupes antiterroristes de libération », GAL) prennent le relais de la « guerre sale ». Leur action, menée de 1983 à 1987 et commanditée par le ministre de l’Intérieur et le secrétaire d’État à la Sécurité espagnols d’alors, obéit à deux impératifs. D’une part, il s’agit de pallier l’inaction des autorités françaises dans la lutte contre ETA en agissant directement contre les etarras réfugiés en France. Les GAL font ainsi vingt-sept victimes mortelles et plusieurs dizaines de blessés. D’autre part, la brutalité des méthodes (enlèvements, séquestrations, torture, attentats, assassinats) a pour objet de faire pression sur les autorités françaises afin qu’elles s’alignent sur la politique espagnole en matière de lutte contre le terrorisme basque. Les premières extraditions ont ainsi lieu en 1984 et, à partir de 1985, la France s’est effectivement engagée dans une coopération bilatérale toujours plus soutenue dans la lutte contre le terrorisme basque.

La violence armée est donc multidimensionnelle et cette rapide présentation montre la complexité de cette composante du conflit.

Néanmoins, le conflit basque est également un conflit politique, dimension à la source de la violence. Depuis sa création, l’objectif premier d’ETA est en effet d’obtenir l’indépendance d’un territoire relevant des souverainetés française et espagnole, aspiration partagée par une partie des habitants du Pays basque. Cette « convergence » a offert à l’organisation un certain soutien populaire qui a toutefois considérablement décru suite à l’enlèvement de Miguel Angel Blanco en 1997. Cette action avait pour objet de contraindre les autorités espagnoles à accepter dans les quarante-huit heures le rapprochement des etarras prisonniers dans les prisons du Pays basque. Madrid n’ayant pas cédé à l’ultimatum, l’otage fut torturé et mortellement blessé, suscitant une indignation profonde et un fort rejet de la violence [8].

Si le sentiment indépendantiste s’est désormais largement désolidarisé de la dimension armée du conflit—ce qui s’est notamment traduit par une forte progression électorale des partis nationalistes—la violence tient toutefois toujours une place centrale sur la scène politique : non seulement elle nourrit le débat politique, mais elle a également des répercussions sur la vie politique. Premièrement, la question du traitement du conflit est devenue enjeu électoral, et le discours relatif au terrorisme et aux victimes du phénomène peut très fortement influencer l’issue d’élections [9]. En 2004, le Parti populaire (PP), alors au pouvoir, a ainsi essuyé un revers électoral majeur du fait de sa mauvaise gestion de l’affaire de l’attentat à la gare d’Atocha. Le 11 mars 2004, trois jours avant les élections générales, des bombes explosent simultanément dans plusieurs trains, faisant près de 1600 victimes, dont 200 victimes mortelles. Alors qu’ETA n’avait pas revendiqué l’attaque, le gouvernement en place dirigé par José Maria Aznar lui en a immédiatement attribué la responsabilité, cherchant à démontrer ainsi le bien-fondé de sa politique relative à la question basque. ETA n’était toutefois pas responsable de l’attentat, dont il fut rapidement démontré qu’il avait été perpétré par une branche d’Al-Qaïda. Les conséquences de cet empressement ont signé la défaite du PP aux élections du 14 mars 2004 et le retour du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) au pouvoir.

Deuxièmement, le conflit basque—dont la lutte menée par l’État contre le terrorisme basque—ont eu des répercussions sur la composition de la scène politique espagnole. La répression menée par Madrid s’est en effet traduite par l’adoption d’instruments législatifs permettant l’illégalisation de partis sur le fondement de leur lien avec ETA. Adoptée en 2002 dans un contexte de reprise des attentats après treize  mois de trêve [10], la Loi organique sur les partis politiques (dite « LOPP ») établit les critères sur la base desquels le juge peut désormais prononcer l’illégalisation d’une entité politique « si son activité porte atteinte aux principes démocratiques, notamment lorsqu’il poursuit les mêmes buts de détériorer ou détruire le régime des libertés ou de rendre impossible ou d’éliminer le système démocratique au moyens d’agissements réalisés de manière répétée et grave » [11]. Trois éléments peuvent ainsi entraîner l’illégalisation : l’activité de l’entité—soutien ou participation aux activités d’une organisation terroriste mais également « appui tacite »—, sa composition et sa filiation avec un parti précédemment interdit. Avancé comme une réforme nécessaire et attendue « dans le cadre d’une démocratie mature et fermement consolidée » [12], le texte présente cependant certaines imprécisions et ambiguïtés révélant un instrument potentiellement liberticide. Ces éléments, notamment critiqués par Amnesty International [13], ont conduit à l’introduction d’un recours en inconstitutionnalité par le gouvernement basque [14] : les questionnements portaient en particulier sur la possibilité d’illégaliser un parti pour son soutien « tacite » au terrorisme, sans pour autant définir ce qualificatif, mais également quant au risque de voir des entités illégalisées car partageant les opinions séparatistes et indépendantistes d’ETA bien que les exprimant pacifiquement [15]. Jugé conforme à la Constitution [16], le texte donna lieu dès 2003 [17] aux illégalisations d’Herri Batasuna [18], Batasuna et Euskal Herritarrok [19]. Le Tribunal suprême a estimé que ces trois entités étaient des façades légales d’ETA, constituant sa « succession opérationnelle ». Ces illégalisations ont été confirmées par la CEDH qui, concernant le concept d’« appui tacite », a précisé que le silence gardé par les partis sur les trois attentats mortels perpétrés par l’ETA en 2003 s’apparentait à un soutien explicite à la violence [20]. En 2008, le Comité des droits de l’homme de l’ONU a fait publiquement part de ses préoccupations quant au manque de précision des formulations de la LOPP [21]. Pour autant, les autorités espagnoles ont poursuivi les illégalisations dans le cadre de scrutins ultérieurs, procédant notamment à des annulations de candidatures de listes électorales de nombreuses entités aberztale [22].

L’année 2011 a toutefois marqué un tournant face à cette question. Peu avant les élections législatives, deux nouveaux partis abertzale, Sortu et Bildu, ont fait face à des tentatives d’illégalisation car considérés comme héritiers de Batasuna. Dans les deux cas, le Tribunal suprême espagnol a prononcé l’illégalisation considérant qu’il existait une continuité avec le « complexe ETA/Batasuna ». Le procureur général a estimé l’élément aggravé pour Bildu au motif que le parti utilisait « une terminologie elliptique et périphrasée » pour évoquer la question du terrorisme [23]. Portées devant le Tribunal constitutionnel, les deux affaires ont toutefois connu une issue favorable aux partis : Bildu fut légalisé peu avant les élections et Sortu le fut en 2012. Le juge constitutionnel a en effet considéré que les éléments de preuve concernant le lien entre une organisation terroriste et un parti politique en vue d’empêcher sa création devaient être « accablants » [24] et non limités à des éléments de conjecture, d’indices ou de soupçons [25]. Pour autant, la LOPP est encore en vigueur et suscite toujours l’inquiétude quant à ses effets sur le pluralisme politique et les libertés d’expression et d’association.

Le conflit basque est donc un conflit complexe, aux facettes multiples, auquel les États, et plus particulièrement l’État espagnol, ont choisi de mettre un terme par le recours à un appareil hautement répressif. Or, c’est précisément cet appareil, destiné à assurer la sauvegarde de l’État de droit face au terrorisme, qui tend aujourd’hui à le mettre en péril.

La torture, altération systémique

Pour être État de droit, le système étatique doit se soumettre au droit [26] : il doit respecter les contraintes et limitations posées par la règle de droit, qu’il s’agisse d’obligations constitutionnelles ou conventionnelles. Dès lors, lorsque les atteintes concernent les droits les plus intangibles et semblent être parties intégrantes du système, l’effectivité de sa qualité d’État de droit, à tout le moins dans le domaine concerné, est discutable. C’est précisément la question qui se pose aujourd’hui en Espagne si l’on s’attache à la problématique de la torture en matière de lutte contre le terrorisme.

Cette problématique constitue un révélateur fondamental en raison du caractère absolu de l’interdiction de la torture : alors que d’autres libertés ou droits fondamentaux peuvent faire l’objet de restrictions dans certaines circonstances [27], ce n’est pas le cas de la torture. En Espagne, son interdiction est inscrite à l’article 15 de la constitution et le Royaume s’est de plus engagé, au titre de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme notamment, à ce qu’il n’y soit jamais recouru, quelles que soient les circonstances [28]. Outre un volet matériel, cette interdiction comprend un volet procédural qui contraint l’État à assurer les conditions nécessaires pour prévenir l’usage de la torture, mais de plus à mener une enquête effective et approfondie chaque fois que de tels faits sont allégués [29]. Ce devoir d’enquête s’impose dès lors quelles que soient les circonstances, ordinaires comme exceptionnelles, par effet de « contamination » du caractère non dérogatoire de la prohibition de la torture [30].

Pourtant, la procédure espagnole de garde à vue en matière de terrorisme met à mal l’absolutisme de cette interdiction. La législation espagnole autorise en effet de nombreuses dérogations aux droits fondamentaux des individus en garde à vue pour terrorisme [31], la procédure prenant alors le nom d’« incommunication ». Cette terminologie reflète le caractère essentiel de la procédure, à la source des difficultés qu’elle pose vis-à-vis des droits de la personne, en ce qu’elle consiste en une détention au secret. Durant cinq jours, l’individu ne peut informer ses proches de la procédure dont il fait l’objet. Ses contacts avec des tiers autres que les forces de sécurité, en particulier avocat et médecin, sont réduits et leur impartialité est si discutable qu’ils peuvent être considérés comme quasi inexistants. Concernant l’assistance juridique, le droit à l’assistance de l’avocat lors de la garde à vue fait partie des garanties pouvant faire constitutionnellement l’objet d’une dérogation en matière de terrorisme [32] : selon la LECRIM, sa présence n’est ainsi obligatoire que lorsque le gardé à vue fait sa première déclaration officielle aux forces de sécurité, sans limite de temps, ce qui peut n’intervenir qu’après plusieurs jours [33]. Aucun droit à s’entretenir en privé avec son conseil ne lui est reconnu, pas même après cette première déclaration. Enfin, la personne détenue à l’incommunication ne peut choisir son avocat qui est commis d’office et désigné par l’Audiencia Nacional, juridiction compétente en matière de terrorisme [34].

Concernant l’assistance médicale, si la LECRIM prévoit le droit du gardé à vue à être examiné par un médecin au cours de sa détention, la garantie accordée par la législation espagnole est toutefois en-deçà des préconisations relatives à la protection effective du détenu. En premier lieu, il convient de noter que le médecin légiste effectuant les examens est désigné par le tribunal compétent [35], le gardé à vue à l’incommunication ne se voyant pas reconnu le droit d’être examiné par un médecin de son choix. En deuxième lieu, s’il peut demander une contre-visite, non seulement le gardé à vue à l’incommunication ne peut requérir l’assistance d’un médecin de son choix pour ce second examen, mais de plus, le second médecin est nommé par la même autorité [36], et le CPT a d’ailleurs noté des cas de confusion entre l’expert et le contre expert [37]. En troisième lieu, et contrairement aux principes établis dans le protocole d’Istanbul [38], le CPT a été alerté à plusieurs reprises de ce que les consultations n’étaient pas effectuées en privé [39]. Il s’agit donc véritablement d’une procédure en « vase clos », situation d’autant plus préoccupante que la législation espagnole [40] n’impose pas l’enregistrement vidéo en continu de la garde à vue [41]. Ces conditions créent ainsi une situation d’isolement telle que, bien que prohibée par les textes, la torture devient possible de facto.

De nombreuses plaintes ont été déposées contre des gardes civils et des policiers pour des faits d’une grande brutalité. Les témoignages recueillis évoquent en effet des viols et abus sexuels, des passages à tabac à coup de poings, de pieds ou avec des objets, différentes méthodes de suffocation (par sac plastique, capuche, ou par la « technique de la baignoire »), l’application—et la mise sous tension—d’électrodes sur les membres ou les parties génitales. S’y ajoutent des faits de tortures et mauvais traitements psychologiques : menace ou simulation des pratiques mentionnées, privation de repères spatio-temporels, de sommeil, ou manipulation émotionnelle en menaçant la famille du gardé à vue par exemple [42]. Néanmoins, la très grande majorité des plaintes n’a pas abouti à une condamnation. Les chiffres recensés par les chercheurs missionnés par le secrétariat général pour la Paix et le Vivre ensemble du gouvernement basque sont éloquents : alors qu’entre 1979 et 2013—sous la Démocratie—, la base de données qu’ils ont constituée intègre 2625 cas de personnes soutenant avoir été victimes des forces de sécurité espagnoles, seuls vingt-et-un jugements condamnatoires ont été prononcés concernant un total de cinquante fonctionnaires pour des faits commis sur trente-deux personnes au cours de cette même période [43].

Trois raisons peuvent être invoquées, témoignant du caractère systémique de ce phénomène. La première tient aux conditions légales de l’incommunication, qui rendent difficile d’attester qu’il y a effectivement eu torture. Sans enregistrement vidéo, pas de preuve matérielle ; sans une expertise médicale ou une contre-expertise impartiales, la validité des rapports de médecine légale est à mettre en doute. En l’absence de preuve objective, il est impossible de déterminer qu’il y a effectivement eu usage de pratiques tortionnaires et le juge ne peut prononcer de condamnation. Cette raison explique que les affaires jugées par la CEDH n’ont pas conduit à une condamnation de l’Espagne sur le volet matériel de l’interdiction de la torture [44].

La deuxième raison tient à l’attitude des juges. Plusieurs éléments confirment l’hypothèse d’une justice « passive », en dépit de la gravité des sévices allégués. Il ressort des jugements de la CEDH et des conclusions du Comité du Conseil de l’Europe pour la prévention de la torture (CPT) ou du Comité des droits de l’homme des Nations unies, une habitude du juge d’instruction de ne pas entendre les requérants et les agents mis en cause alors qu’il doit instruire à charge et à décharge [45]. De même, les autorités judiciaires tendent souvent à rejeter les demandes d’administration de preuves présentées par les requérants et n’examinent qu’une partie des pièces à leur disposition ou n’approfondissent pas certains éléments restés sans éclaircissement [46]. Par conséquent, alors que des plaintes pour sévices graves furent déposées, de nombreuses affaires ont fait l’objet de non-lieux successifs et de classements sans suite [47]. Une telle approche est incompatible avec le volet procédural de l’interdiction de la torture, c’est-à-dire avec l’exigence d’une enquête effective et approfondie et c’est sur ce second volet de l’article 3 de la Convention que la CEDH a chaque fois condamné l’Espagne. Enfin, lorsque des peines sont prononcées, le constat de leur « légèreté » a été fait à plusieurs reprises : elles n’ont par conséquent pas un caractère dissuasif vis-à-vis de leurs auteurs et confèrent aux agents une situation de quasi-impunité contraire aux recommandations et obligations internationales [48].

La troisième raison tient à l’attitude de l’exécutif. D’une part, l’exécutif espagnol tend à « soutenir ses troupes » quelles que soient les charges, y compris les plus graves. Dans l’affaire Portu et Sarasola, le ministre de l’Intérieur espagnol a ainsi largement communiqué son soutien aux agents mis en cause, arguant des dénonciations systématiques d’actes de torture par les etarras détenus au secret [49]. D’autre part, des cas d’immixtion de l’exécutif dans le champ relevant de l’office du juge peuvent être relevés et l’affaire Kepa Urra Guridi illustre particulièrement la politique d’impunité des agents qui en découle [50]. Suite à une plainte, l’Audiencia Provincial de Biscaye a prononcé le 7 novembre 1997 des peines de prison, d’interdiction de servir dans les corps et services de sécurité de l’État et de suspension de fonctions contre trois gardes civils. Un recours a été déposé par le ministère Public devant le Tribunal suprême qui a prononcé, le 30 septembre  1998, une diminution des peines de prison tout en maintenant la qualification des actes en tant que tortures. Toutefois, moins d’un an plus tard, une demande de grâce déposée par le ministère de la Justice fut accordée par le roi pour les trois gardes civils. Préoccupante, la situation l’est d’autant plus qu’alors que condamné en première instance, l’un des gardes civils a non seulement continué d’exercer l’importante fonction de responsable de la coordination antiterroriste franco-espagnole, mais il a également été autorisé par le ministère de l’Intérieur à s’inscrire à une formation en vue d’obtenir une promotion [51].

Silence du législateur, attitude « légère » du juge, complaisance de l’exécutif : c’est donc le système espagnol dans son ensemble qui paraît cautionner l’atteinte au principe fondamental de l’inviolabilité du « noyau dur » des droits de l’homme et, par conséquent, l’absolu mépris du modèle de l’État de droit en matière de lutte contre le terrorisme basque [52].

Un avenir incertain

Face à des altérations aussi profondes, peut-on espérer un « repli » des dysfonctionnements et donc une régénération de l’État de droit, ou, au contraire, la situation est-elle destinée à se pérenniser ? Une forme d’exigence axiologique pourrait conduire l’État espagnol à reconsidérer son appareil : se réclamant de l’État de droit, lorsque des défaillances aussi graves sont portées à sa connaissance, il pourrait être légitimement considéré qu’il mettra tout en oeuvre pour les corriger et ainsi se conformer à ce modèle [53].

De nombreuses instances interpellent régulièrement les autorités espagnoles sur cette situation alarmante. La CEDH a ainsi rendu plusieurs arrêts condamnant l’Espagne et mettant l’accent sur les dérives de l’appareil de lutte contre le terrorisme, plus particulièrement en ce qui concerne l’incommunication. Le CPT, compétent pour examiner « le traitement des personnes privées de liberté en vue de renforcer […] leur protection contre la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants » [54], a publié de nombreux rapports d’enquête relevant les dysfonctionnements de l’appareil espagnol. Plusieurs comités des Nations unies ont également fait part de leurs préoccupations [55] ainsi que de nombreuses ONG comme Amnesty International. Ces éléments pourraient constituer des « impulsions » vers une réaction du système. Décisions juridictionnelles et rapports d’entités disposant d’un mandat d’investigation ratifié par l’État devraient en particulier, sinon le « contraindre », à tout le moins l’engager à l’autocritique et au réexamen de son appareil.

Dès lors, qu’en est-il de la réponse du système ? Quelques actions isolées tendent à demander le traitement des dysfonctionnements constatés. Dans différentes décisions rendues concernant des plaintes pour tortures, plusieurs juridictions ont souligné la nécessité d’un enregistrement vidéo en continu [56]. Dans le cadre de recours introduits par des requérants alléguant avoir subi des actes de torture n’ayant pas fait l’objet d’investigations suffisantes, le Tribunal constitutionnel a jugé qu’une plainte portant sur de telles atteintes imposait au juge d’instruction saisi de mener une investigation approfondie et non de classer l’affaire sans enquêter plus en avant [57]. Par une décision du 12 juillet 2016, le Tribunal suprême a annulé les peines de prison retenues à l’encontre de deux etarra et ordonné que le procès soit reconduit en raison de l’insuffisance des enquêtes diligentées face aux actes de tortures que les requérants se plaignaient d’avoir subis et qui les auraient conduits à avouer des faits sur lesquels ils étaient par la suite revenus [58]. Deux cents magistrats ont également signé un manifeste contre la grâce, soulignant l’atteinte que porte cet instrument à leur indépendance [59].

Néanmoins, ces initiatives demeurent trop isolées et, de manière globale, la réponse du système est toute autre. La plupart du temps, l’Espagne oppose son silence à ces « impulsions ». Parfois, elle réagit, mais dans une posture de dénégation. Ainsi, face aux arrêts de la CEDH en matière de torture, l’Espagne s’est acquittée des versements auxquels elle fut condamnée sans pour autant réviser sa législation relative à l’incommunication. En 2013, en réponse au rapport du CPT pointant l’absence d’enquêtes effectives et le trop grand nombre de classements sans suite dans des affaires de torture, le gouvernement a rappelé ses engagements constitutionnels et conventionnels et a déclaré que le rapport ne faisait mention d’aucune affaire jugée en dernière instance [60], position quelque peu hypocrite dans la mesure où, pour les raisons évoquées précédemment, elles n’ont que très rarement l’occasion de dépasser le stade de l’instruction…

L’État espagnol ne semble donc pas prêt à faire face à ses défaillances et à se conformer au modèle de l’État de droit dont il se réclame pourtant. Il est en outre peu engagé à le faire par son partenaire privilégié dans la lutte antiterroriste basque, la France. Dans la cadre de la coopération policière et judiciaire menée par le couple franco-espagnol, le juge français a été plusieurs fois confronté à des mandats d’arrêts européens émis par l’Espagne. À plusieurs reprises, les personnes réclamées firent valoir que les preuves fondant la demande avaient été obtenues sous la torture des requérants eux-mêmes ou de tiers. Si depuis une décision du 18 août 2010 [61] la Cour de cassation française n’écarte plus les griefs relatifs aux conditions dans lesquelles ont été recueillies les charges fondant la demande, ces éléments sont toutefois systématiquement rejetés par les juges français comme demeurant sans preuve, à l’état de pure allégation [62]. À titre d’illustration, dans l’affaire jugée le 20 octobre 2010 par la Cour de cassation, le requérant affirmait avoir fait l’objet « d’actes de torture et que ses aveux lui auraient été extorqués par la violence » ; il avait ainsi demandé à la Chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Pau « de vérifier auprès des autorités espagnoles que le mandat d’arrêt européen dont il fait l’objet n’a pas été délivré sur la seule foi des déclarations effectuées par celui-ci au cours d’une garde à vue ayant duré cinq jours et au cours de laquelle il avait subi de multiples actes de tortures et mauvais traitements de la part de la garde civile, et alors qu’il était revenu sur ces déclarations devant le magistrat instructeur ». La Cour d’appel de Pau n’a pas donné suite à cette demande et le moyen a été écarté au motif qu’il s’agissait « d’affirmations pures et simples qui ne sont corroborées par aucun commencement de preuve », la Cour de cassation considérant en l’espèce que la Cour d’appel avait justifié sa décision sans insuffisance ni contradiction.

Pourtant, au regard du caractère public des décisions condamnatoires de la CEDH ou des rapports accablants de différentes entités de protection contre la torture, il est inenvisageable que le juge français n’ait pas connaissance des altérations systémiques dont souffre l’Espagne ; du fait de la gravité des actes considérés, il serait ainsi légitime que prévale une présomption négative à l’égard de l’effective prohibition de la torture, limitant par conséquent l’automaticité de la procédure. Néanmoins, face au partenaire espagnol, la France ferme les yeux sur la question de la torture et son caractère systémique. À ce jour, seule la Belgique a refusé l’exécution d’un mandat d’arrêt européen espagnol, estimant qu’il existait des « présomptions graves » que son exécution violerait les droits fondamentaux de la personne concernée [63]. Ce refus et ses motivations auraient pu inciter la France à reconsidérer sa position. Les décisions ultérieures ont toutefois confirmé la ligne jurisprudentielle française selon laquelle de simples allégations ne peuvent conduire à considérer que l’État espagnol n’offre pas de garanties réelles en matière d’interdiction de la torture, témoignant de la réticence française à s’engager dans un rapport potentiellement problématique avec l’Espagne. Le traitement des dysfonctionnements systémiques espagnols semble ainsi fortement compromis, laissant supposer leur pérennisation et donc une altération durable de l’État de droit par un appareil pourtant initialement destiné à le protéger.

Dès lors, quelles conséquences sur le conflit basque ? La situation actuelle est celle d’une interruption de la violence etarra : ETA tend à s’engager sur la voie d’une fin voulue négociée du conflit et l’organisation a en ce sens fait de nombreux pas en avant, avec notamment l’annonce, le 20 octobre 2011, de la fin définitive de son action armée. L’organisation a depuis amorcé son désarmement auprès de la Commission internationale de vérification coordonnée par F. Ravesbergen [64]. Néanmoins, le processus demeure à ce jour unilatéral. Si, au travers de plusieurs communiqués, ETA a demandé aux autorités espagnoles—et françaises—de s’impliquer dans un processus de paix en révisant notamment certains instruments de la lutte contre le terrorisme basque comme l’incommunication, ses demandes sont restées sans réponses. Ainsi, l’immobilisme étatique quant au conflit s’additionne à des dysfonctionnements systémiques particulièrement graves et non traités. Cette combinaison est préoccupante car, au-delà de la problématique de l’ancrage définitif d’un appareil d’État transgressif, elle fait courir un risque majeur : celui d’un désinvestissement d’ETA dans un processus de paix qu’elle a pourtant initié alors que nombre de conditions sont aujourd’hui réunies pour mettre enfin un terme à la violence au Pays basque.