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C’est en 2011 qu’aux quatre coins du monde, de nombreux individus se sont rassemblés afin d’occuper l’espace public pour manifester contre les gouvernants en place et réclamer une importante avancée démocratique. D’abord amorcé en Tunisie, ce mouvement d’occupation s’est ensuite répandu au Moyen-Orient pour ébranler le reste de la planète. Insatisfaits de la manière dont les dirigeantes et dirigeants gouvernent les sociétés, ces rassemblements, mieux connus sous les noms de « Printemps arabe » et « Occupy Wall Street », ont dénoncé l’échec d’une démocratie représentative. Ces protestations à échelle planétaire ont alors permis aux citoyennes et citoyens ordinaires de revendiquer un changement dans la gestion des affaires publiques en réclamant de nouvelles pratiques politiques et une nouvelle manière de vivre collectivement (p. 37). C’est à travers de nombreuses actions respectant le principe démocratie que ces mouvements ont lutté pour une transformation sociale en insistant notamment sur la non-violence comme moyen d’action, sur leur présence hors des organisations politiques traditionnelles, l’unanimisme des revendications et l’adoption de la démocratie comme motif de rassemblement. L’engagement des occupantes et occupants veillait ainsi à transformer la politique et l’ordre des relations sociales pour traduire en actes l’essence même de la démocratie directe, c’est-à-dire la dignité humaine, l’autonomie individuelle, le pluralisme des modes de vie et l’égalité des voix entre les personnes.

À cet égard, l’ouvrage Le principe démocratie. Enquête sur les nouvelles formes du politique (2014) cherche à mieux saisir ces rassemblements et occupations de places qui prennent pour nom et principe la démocratie réelle (directe). Cette enquête vise alors à définir les contours de ce principe en examinant les actions de ces mouvements dont l’objectif est de réduire les écarts entre les attentes des gouvernés et les décisions des gouvernants. Ogien et Laugier désirent, par ce but, comprendre l’avenir de la politique à une période où les individus préfèrent s’engager hors des instances du système représentatif. C’est en ce sens que les auteurs posent l’hypothèse que les rassemblements de 2011 reflètent un nouveau rapport des individus au politique, puisqu’ils conçoivent et appliquent la démocratie de manière bien différente de ce qu’il était possible d’observer auparavant.

En effectuant un vaste portrait des mouvements de rassemblements et de protestations, Ogien et Laugier soulèvent d’emblée le besoin d’élargir la conception de la politique, car elle se restreint à la conquête et à l’exercice du pouvoir de diriger une société (p. 69). Le processus électoral, présenté comme le moment fort d’une démocratie représentative, occulte en effet tout le travail politique des individus qui façonnent discrètement les moeurs et les mentalités de la société. Les auteurs cherchent ainsi à rendre légitime cet engagement continu et diffus qui s’expérimente au quotidien autant des espaces publics que privés. Cette approche du politique garantit alors aux individus un pluralisme des points de vue et une autonomie pour favoriser une organisation sociale sur un mode égalitaire. Politique de plein droit, ces mouvements de rassemblements soutiennent en ce sens la prise en charge par les citoyennes et citoyens de leur quotidien pour provoquer de l’intérieur un changement de société.

En insérant dans la politique l’esprit de la démocratie réelle, ces mouvements de protestations ont refait surgir cette idée que le peuple devrait oeuvrer directement à rétablir les conditions d’une démocratie fidèle à son principe. Selon cette perspective, tous les citoyens et citoyennes sont a priori suffisamment qualifiés pour être responsables du destin de la collectivité puisqu’ils ont acquis par l’entremise de différentes expériences un « savoir politique » (p. 121). Bien qu’il soit conféré à tous les citoyens et citoyennes un droit identique d’exprimer leur point de vue par le bulletin de vote, les auteurs constatent que plusieurs d’entre eux n’arrivent point à participer à cette grande conversation démocratique. Ce déni de citoyenneté intitulé « injustice épistémique » rend alors difficile, pour certains, de partager leurs expériences, puisqu’elles sont considérées comme moins légitimes et audibles (p. 124). C’est ainsi que ces mouvements de rassemblements ont tâché d’intégrer ces diverses manières de voir et de parler dans le discours commun par la création d’espaces publics.

Ogien et Laugier ont alors mobilisé la notion de care afin de comprendre cet intérêt pour la vie ordinaire dans le domaine politique. Introduite par les féministes, cette éthique a pour objectif de relever les visions singulières des individus sous l’angle de la vulnérabilité et de la dépendance. Il s’agit d’une approche en morale qui se fonde non pas sur des principes universels, mais sur les expériences du quotidien et sur les problèmes moraux auxquels les individus sont réellement confrontés. Plus qu’une théorie, le care serait utilisé comme un outil perceptif permettant de dévoiler un ensemble de réalités « invisibilisées » ainsi que l’expression de sentiment d’injustice qui est rarement considérée comme politiquement pertinente (p. 146). L’analyse du care vise donc à transformer la définition de « ce qui compte » en donnant corps aux interrogations des citoyennes et citoyens qui arrivent difficilement à trouver leur place dans le débat public (p. 186). Véritable révolution démocratique, le care correspond à un instrument de renversement des valeurs et de transformation du regard sur ce qui est considéré comme important par les membres de la collectivité (p. 187).

Les auteurs poursuivent en soutenant qu’il est nécessaire dans une société juste de garantir inconditionnellement le plein exercice de la citoyenneté, c’est-à-dire d’accorder le droit à chacune et à chacun de parler en son propre nom (p. 203). Les occupantes et occupants ont réclamé en ce sens une extension de la citoyenneté pour élargir la distribution des capacités à exercer des responsabilités dans les affaires publiques (p. 193). Cette revendication cherche ainsi à inciter davantage de citoyennes et citoyens ordinaires à prendre part au débat sur ce que devrait être la « vie bonne ». Cette poursuite du bien-être par la (ré)appropriation de la voix du sujet constitue dès lors le coeur du principe démocratie. Les auteurs soutiennent, à ce sujet, que l’idéal d’une conversation démocratique n’est pas la rationalité des propos, mais plutôt la participation d’un plus grand nombre d’individus à la circulation de la parole (p. 255). Tel a été le sens de la politique de l’ordinaire proposée par les mouvements de rassemblements : permettre à chacune et à chacun d’exprimer sa voix sans entrave pour nourrir la quête de bonheur collectif.

Cet ouvrage mobilise également le courant sociologique interactionniste de l’action afin de mieux saisir les mouvements d’occupations et de rassemblements. Les auteurs ont fait appel à ce paradigme puisqu’il restitue aux individus une certaine responsabilité de leurs actes et « admet que ce sont eux qui assurent la coordination et la continuité de l’action […] » (p. 175). Pour agir de façon appropriée, les personnes sont ainsi soumises à l’obligation d’attribuer constamment une intelligibilité aux événements (p. 171). C’est à partir de cette approche dynamique de l’action que cette enquête a constaté que les occupantes et occupants de 2011 se sont démarqués par leur capacité à ajuster l’action collective afin qu’elle soit continuellement en cohérence avec le principe démocratie (égalité de parole, distribution des fonctions, répartition des responsabilités, refus des hiérarchies, etc.). Ils ont, en effet, tout au long de la mobilisation, travaillé pour que leurs actions contribuent à inscrire l’égalité dans les relations sociales et à donner une pleine validité aux idées de la démocratie réelle. C’est en portant attention aux détails de l’action collective que les occupantes et occupants ont ainsi amorcé une transformation irréversible des pratiques participatives du politique.

Les auteurs concluent ce livre en effectuant un bilan des mouvements d’occupations planétaires de 2011. À première vue, il semble que rien n’ait réellement changé dans l’espace public. Les occupantes et occupants sont retournés à leurs besognes habituelles, tandis que les dominants maintiennent la société sous un capitalisme inébranlable. Bien que la vie ait repris son cours, Ogien et Laugier observent que les protestations extra-institutionnelles ont contribué à façonner une nouvelle sensibilité politique grâce à la manière dont ces mouvements se sont organisés et à la revendication de démocratie réelle respectant l’égalité, la dignité et l’autonomie des citoyennes et citoyens. En redéfinissant « ce qui compte » dans l’espace public, ils ont fait éclater les barrières de la politique traditionnelle pour revendiquer différentes manières d’agir en politique. Cet attachement au principe démocratie a engendré une universalisation de la préoccupation du politique rappelant que la démocratie se doit avant tout d’être au service du bien commun. Autrement dit, c’est en agissant collectivement sur un mode autonome que les occupantes et occupants ont alors travaillé à ramener la démocratie à son principe.

En somme, Ogien et Laugier présentent un ouvrage conceptuellement judicieux, à l’intersection de diverses disciplines, qui dresse un portrait exhaustif des formes du politique observées au sein des mouvements de protestations de 2011. On y découvre comment les citoyennes et citoyens ordinaires peuvent influencer la société en dehors des rouages traditionnels de la politique. Cette observation rend ainsi légitime cette participation quotidienne des individus qui cherchent à transformer les relations sociales et la distribution des pouvoirs en société. Ils ont ainsi théorisé cette nouvelle sensibilité politique, le principe démocratie, qui renvoie à un processus ouvert et inachevé pour atteindre l’égalité à la fois dans la vie quotidienne et politique. En tissant des liens entre la théorie et la réalité du terrain, les auteurs arrivent alors à présenter avec brio cette transformation de l’engagement à laquelle nous assistons depuis quelques années. Centrée sur l’individu et la méthode d’action, cette enquête soutient que c’est à travers les microchangements qu’il est possible de changer le milieu politique. Or, il aurait été intéressant d’ajouter à l’analyse les raisons structurelles et systémiques pour élargir notre compréhension de ces nouvelles pratiques politiques valorisées par les citoyennes et citoyens ordinaires. Cette incursion dans les mouvements de rassemblements et d’occupations de places a malgré tout permis d’entamer une réflexion scientifique plus que pertinente sur la légitimité des pratiques du politique qui s’articulent dans le minuscule à travers les relations sociales.