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Introduction

Cet article met en lumière des résultats d’une recherche-action menée en 2014 avec la Coalition pour l’équité salariale du Nouveau-Brunswick dans le cadre d’un projet portant sur le leadership des femmes dans le secteur communautaire. L’objectif de cette recherche est de mieux comprendre la trajectoire d’engagement de femmes qui occupent un poste rémunéré dans le secteur bénévole et communautaire à but non lucratif. De manière plus précise, en collaboration avec ces femmes, il s’agit de comprendre leurs motifs d’engagement passés et actuels ainsi que le sens qu’elles accordent à ces engagements. Cette démarche tente de saisir, à partir de récits de vie, comment ces femmes en sont venues à s’engager dans leur communauté.

Le secteur bénévole et communautaire à but non lucratif a toujours été considéré comme une force vive et cruciale dans nos sociétés au service de la personne et de ses besoins. Ce secteur comprend :

les organismes de prestation de services qui s’ajoutent aux services publics ou les complètent dans des domaines tels que la santé, l’éducation, l’assistance sociale et la culture, ainsi que les organismes permettant aux individus de se regrouper pour répondre aux besoins communautaires, participer à la vie politique et satisfaire des intérêts de groupe ou individuels.

Hall, et collab., 2005, p. 3

Selon une recherche de Thériault et collab. (2008), ce secteur au NouveauBrunswick a « toujours joué, et continue de jouer, un rôle important dans le maintien du filet de sécurité sociale » (p. 11). Alors que les documents officiels du Nouveau-Brunswick utilisent l’expression secteur communautaire à but non lucratif, le secteur lui-même recourt à l’expression secteur communautaire pour nommer leurs organismes, désignation qui est retenue dans le cadre de cette recherche.

L’État-providence et le secteur communautaire

Au cours du siècle dernier, les activités et les implications du secteur communautaire ont été transformées et ont été bouleversées par des changements politiques et idéologiques, voire culturels (Lamoureux, 1998). Dès les années 1960, ce secteur a vu ses responsabilités diminuer à l’arrivée d’une idéologie libérale et progressiste où l’État (État-providence) devenait le principal acteur à intervenir dans l’aide aux personnes, se considérant le mieux outillé pour offrir les services aux populations en développant des programmes sociaux plus universels (Lévesque, Bourque et Vaillancourt, 1999; Provencher, 2004). Pour certaines féministes, cette nouvelle ère a permis d’améliorer le sort des femmes en remodelant les rapports sociaux de sexe et en allégeant celles-ci de responsabilités qui leur étaient autrefois conférées. Selon Lamoureux (1998) :

On peut analyser le développement de l’État-providence comme un mécanisme d’inclusion des femmes, non seulement parce que dans plusieurs pays la mise en place de l’Étatprovidence coïncide avec leur accession aux droits politiques, mais aussi parce qu’il correspond à une prise en charge étatique de tâches qui étaient autrefois assurées privément par les femmes au sein de la famille.

Lamoureux, 1998, p. 31

C’est ainsi que l’État-providence transforme l’engagement social des femmes et la place que ces dernières occupent dans le privé et dans le social. Toutefois, les coûts associés à un État interventionniste sont vite critiqués dès les années 1970, alors qu’on assiste à la remise en question de l’État-providence (Rosanvallon, 1992). Les limites de ce modèle sont soulevées, et certains groupes de droite, animés par une volonté « de responsabilisation des bénéficiaires », dénoncent rapidement ces « diverses protections sociales censées encourager la paresse et décourager les efforts pour se trouver un emploi » (Lamoureux, 1998, p. 38). C’est alors qu’un intérêt se fait sentir pour retrouver ces communautés solidaires d’autrefois, « tricoté[es] serré[es], homogène[s], mais surtout capable[s] d’imposer des normes comportementales à ses membres » (Lamoureux, 1998, p. 38). Or, depuis trente ans, l’idéal communautaire réapparaît dans les modes de gestion des populations en besoin. En raison des compressions budgétaires entraînant une réduction des services offerts par le gouvernement, les responsabilités sont dès lors déléguées aux organismes locaux sans but lucratif (Torgerson et Edwards, 2012). Ce sont ces organismes qui donnent de leur temps et de leur argent pour combler le manque de services offerts. Selon Torgerson et Edwards (2012), l’État octroyait aux organismes le budget nécessaire pour répondre aux besoins des populations. Cependant, depuis les années 1980, les gouvernements fédéral et provinciaux ne fournisent plus les ressources adéquates aux organismes communautaires pour que ces derniers puissent offrir les services aux populations; conséquemment, ce secteur se retrouve trop souvent dans le tumulte (Meinhard et Foster, 2003).

Ce transfert de responsabilités vers la communauté semble aussi avoir mis une charge supplémentaire sur le dos des femmes. Plus l’État renvoie la responsabilité aux familles et à la communauté, plus il la renvoie aux femmes. Ce sont elles, comme l’indique Lamoureux (1998), qui payent le prix du désengagement de l’État dans les services publics, d’autant plus qu’elles ne reçoivent pas de la part de l’État « le respect et la reconnaissance » pour le travail qu’elles effectuent dans la communauté (Lyons, 2011, p. 4).

Le travail des femmes dans le secteur communautaire

Selon Meinhard et Foster (2003) et le Conseil des ressources humaines (Conseil RH) pour le secteur communautaire (2010a), ce sont les femmes qui représentent la majorité de la main-d’oeuvre du secteur communautaire (75 %). Ce dernier offre des conditions de travail qui sont considérées comme difficiles et des emplois trop souvent précaires où le fossé entre les sexes persiste encore (Déom et Mercier, 2001). Cette ségrégation professionnelle se manifeste de plusieurs façons. Par exemple, dans le secteur communautaire, les hommes sont plus susceptibles d’occuper un poste de direction, tandis que les femmes sont plus nombreuses dans les postes de soutien (Conseil RH pour le secteur communautaire, 2010b). Toutefois, si elles arrivent à dépasser les stéréotypes en occupant un poste « majoritairement masculin » (p. ex. directeur), elles risquent de recevoir un salaire moindre que celui de leurs confrères. En 2006, la rémunération moyenne pour un cadre masculin était de 43 % supérieure à celle d’un cadre féminin, tandis qu’en 2010, cet écart s’est légèrement rétréci pour s’établir à 42 % (Société canadienne des directeurs d’association [SCDA], cité dans le Conseil RH pour le secteur communautaire, 2010b, p. 3).

Malgré le traitement inéquitable auquel sont assujetties de nombreuses travailleuses du secteur communautaire au Canada et au Nouveau-Brunswick, une minorité de femmes osent gravir les échelons, et réussissent à le faire, pour se rendre à des postes de leader, lesquels se trouvent surtout dans le domaine de la santé et des services sociaux communautaires (Conseil RH pour le secteur communautaire, 2010b). Ainsi, même avec le traitement inéquitable que subissent les travailleuses communautaires, les femmes s’engagent au développement de ce secteur d’activités et aux différents services qu’il propose.

L’engagement social des femmes dans le secteur communautaire

Pour bien situer la notion d’engagement, Giraud (2011) explique qu’avant d’être une action collective, l’engagement est tout d’abord un rapport au monde qui renvoie à des façons de vivre et de se penser dans un rapport aux autres. D’abord, « l’action des femmes dans les communautés était connue surtout par le biais de la philanthropie et du bénévolat » (Toupin, 2001, p. 15). À cet égard, Cohen (2010) explique bien comment les femmes se sont engagées dans la sphère publique par leur participation aux associations philanthropiques. Cet engagement des femmes dans ces associations venant en aide aux plus démunis reflète leur désir d’« apporter leurs remèdes aux maux de la société » (Cohen, 2010). Le souhait des femmes de contrer les inégalités sociales se traduit par des actes d’engagement qu’elles posent dans différentes sphères associatives et relève d’un « souci d’utilité sociale » (Cohen, 2010, p.11). Comme les femmes étaient confinées à la vie privée, dans les foyers, s’engager leur offre une place autre et participe à leur donner une voix plus forte dans des espaces sociaux et publics.

En fait, il s’agit pour ces femmes engagées de faire reconnaître « le souci de l’autre comme une valeur morale et politique » (Cohen, 2010, p. 190). Pour Meinhard et Foster (2003), l’histoire sociale du Canada est remplie d’exemples de l’engagement des femmes dans l’avancement des communautés. Par exemple, les femmes des communautés religieuses au Canada ont grandement contribué à la mise en place des premières écoles, des premiers hôpitaux et des maisons pour les pauvres et les orphelins. La contribution sociale de ces femmes philanthropes a été énorme. Elles ont participé à l’élaboration de nombreuses politiques sociales et « leur rôle dans la naissance de l’Étatprovidence au Québec et au Canada a été déterminant, bien qu’il ait été peu pris en compte » (Cohen, 2010, p. 200).

Que ce soit comme professionnelles rémunérées ou comme bénévoles, les femmes s’engagent dans leur communauté. Elles s’investissent grandement dans les soins aux autres, et leur engagement passe souvent par la dimension relationnelle (Thériault, et collab., 2008; Pennec, 2004; Saillant et Dandurand, 2002). Les femmes interviennent généralement dans leur milieu (communauté immédiate, voisins, amis, famille, etc.), où elles sentent qu’elles peuvent aider et changer les choses ici et maintenant (Gaudet et Charbonneau, 2002, p. 82). De plus, elles occupent une place importante dans les organismes de bienfaisance au Nouveau-Brunswick, où elles sont majoritairement représentées (Thériault, et collab., 2008). Pour les femmes, s’engager va au-delà de la satisfaction personnelle face aux actions qu’elles posent et au bien qu’elles apportent aux autres. Plusieurs d’entre elles qui s’engagent dans des activités de proximité le font surtout pour « s’ouvrir aux autres » en envisageant « la société de manière globale » (Gagnon, 1995, p. 50). Le soutien communautaire, l’entraide entre les voisins et le respect des autres dans son milieu sont des modèles qui sont transmis par la famille et qui font partie d’une façon de mener sa vie (Valocchi, 2012; Bond, et collab., 2008). D’ailleurs, la recherche de Bond et collab. (2008), qui tente de comprendre le contexte familial des femmes à l’enfance, à savoir si les parents leur ont servi de modèle d’engagement, révèle que, durant leur jeunesse, la plupart des membres de leur famille immédiate étaient engagés dans leur communauté et que ceci avait contribué à leur implication (Bond, et collab., 2008).

Toutefois, outre le modèle familial, les sources de motivation qui poussent les femmes à s’engager et à militer sont diverses. Parmi les motivations recensées, le fait de contribuer à sa communauté constitue un levier pour plusieurs femmes (Bond, et collab., 2008; Abrahams, 1996). Elles cherchent ainsi à participer et à avoir une voix dans les décisions qui sont prises dans leur communauté et qui auront un impact sur la vie quotidienne. La recherche de l’équité et du bien collectif dans la communauté constitue une dimension importante pour celles-ci (Themundo, 2009). Pour Faver (2001), la lutte des droits, le respect de la dignité humaine, l’égalité des chances et l’autodétermination incitent les femmes à s’investir dans leur communauté. Elles se sentent responsables de s’occuper des personnes et de l’environnement, de redonner ce qu’elles ont reçu, de réduire les iniquités et de redistribuer le pouvoir et les ressources de façon plus équitable. Elles cherchent à créer des liens entre les gens qui en ont plus et ceux qui en ont moins et à faire prendre conscience des interdépendances (Faver, 2001).

De plus, le sexisme vécu au quotidien et les normes sociales genrées imposées aux femmes sont sources de motivation qui incitent celles-ci à s’impliquer et à militer (Markowitz et Tice, 2002). En ce sens, Gulbrandsen et Walsh (2012) disent que le militantisme chez les femmes a souvent pour point de départ une expérience personnelle. Vallocchi (2012) offre comme exemples des histoires de vie basées sur des difficultés et des obstacles rencontrés par des femmes qui vivent dans la pauvreté. Il constate que leurs conditions de vie deviennent un mobile à l’engagement, transformant une lutte individuelle en une lutte collective, contribuant à une prise de conscience que le privé est politique.

Bond et collab. (2008) notent que des femmes éprouvent une grande satisfaction personnelle dans leur engagement communautaire, surtout lorsqu’elles deviennent des leaders dans leur communauté. Elles développent des relations interpersonnelles qui leur procurent de la satisfaction et du bonheur (Bond, et collab., 2008). De plus, elles considèrent que cet engagement offre la possibilité d’un développement personnel qui les valorise, augmente leur confiance en elles, leur donne une voix dans une perspective d’empowerment et leur offre des occasions d’apprentissage (Bond, et collab. 2008, p. 57). Il semble ainsi que « l’engagement véritable ne saurait être une simple activité sociale, toute profitable qu’elle puisse être au bien-être des individus, mais une action sociale » (Gagnon, 1995, p. 51).

Or, plusieurs auteurs s’entendent pour dire que le niveau d’engagement des femmes varie en fonction des différents cycles de vie (Nesbit, 2012; Taniguchi, 2006; Abrahams, 1996; Bond, et collab., 2008). Le parcours d’engagement des femmes n’est donc pas linéaire. Par exemple, les exigences du travail, les études, la fatigue ou encore des problèmes de santé peuvent influencer leur niveau d’engagement, tout comme la structure de leur famille, l’influence des pairs, le travail, la communauté, leur réseau et leurs ressources personnelles (Bond, et collab., 2008). Il demeure toutefois que l’unité familiale sert de source de motivation face à l’engagement. Souvent, les parents d’enfants d’âge scolaire s’impliquent dans des activités bénévoles qui gravitent autour de leurs enfants, soit auprès d’organisations de parents-élèves ou de ligues sportives (Torgerson et Edwards, 2012; Newman, 2012). Quoi qu’il en soit, Themundo (2009) le dit clairement, les femmes ont joué et jouent un rôle primordial dans le développement du secteur communautaire.

Considérations méthodologiques

Cette recherche-action s’inscrit dans une démarche participative ancrée dans la communauté. Lorsqu’il s’agit de recherche-action, Grell et Wery (1981) mentionnent que :

L’objet de la recherche est construit sur la base d’une négociation entre le chercheur et les personnes directement concernées. […] La recherche est une oeuvre collective entre différents partenaires sociaux et le chercheur; elle s’effectue non pour eux ou par eux, mais avec eux.

Grell et Wery, 1981, p. 124

D’un point de vue méthodologique, les quatre caractéristiques principales de la recherche-action ont été respectées puisqu’il s’agit d’une recherche appliquée, impliquée, imbriquée et engagée (Paillé, 2009). Pour ce faire, la participation de membres de la Coalition pour l’équité salariale du Nouveau-Brunswick a été nécessaire aux différentes étapes de la recherche. De plus, dans le cadre de ce projet, une perspective féministe a été privilégiée, et les récits de vie ont été utilisés pour mener l’étude (Bertaux, 2005; Ollivier et Tremblay, 2000). L’approche des récits de vie convient à la démarche féministe puisqu’elle tend à explorer le sens des évènements vécus par les femmes à travers leur regard (Reinharz, 1992). Le recours aux récits de vie pour comprendre la trajectoire sociale des femmes est d’autant plus approprié puisqu’il permet d’entrer dans la vie intime de cellesci pour saisir comment les dynamiques des rapports sociaux se sont construites et de quelle manière leurs rapports au monde du travail et au bénévolat ont pu se développer en un processus d’engagement continu.

C’est à partir des trajectoires d’engagement de femmes que leurs espaces de socialisation (école, travail, famille, communauté) ont été explorés afin de cerner comment ils ont façonné leur engagement au quotidien et influencé leur position actuelle au sein d’un organisme communautaire. En saisissant certains éléments de leur histoire, il a été possible de mieux comprendre leur socialisation à l’engagement telle qu’elle est historiquement située et, ainsi, mettre en lumière les structures des rapports sociaux qui composent leur expérience de vie et influencent leurs pratiques sociales, particulièrement celles liées au genre.

Douze entrevues individuelles ont été effectuées auprès de femmes occupant un poste rémunéré dans le secteur communautaire au Nouveau-Brunswick. L’analyse des données empiriques du projet a donné un sens aux récits de vie racontés par les participantes. Comme l’explique Orofiamma (2000), ce « travail de production de sens » permet de saisir les trajectoires des participantes en considérant « les appartenances multiples qui les ont marquées (familiale, sociale, culturelle, idéologique) » et leurs choix (p. 122). L’analyse thématique a été utilisée et a permis la réduction des données (Paillé et Mucchielli, 2012).

Présentation des résultats

C’est à partir des quatre espaces de socialisation explorés (école, travail, famille, communauté) que les cinq thèmes suivants sont ressortis de l’analyse. Le premier thème présente les grandes lignes de leur trajectoire d’engagement de l’enfance à l’âge adulte. Les deuxième, troisième et quatrième thèmes renvoient à ce qui a contribué à leur engagement social, à savoir les personnes significatives (membres de leur famille ou personnes croisées au cours de leur trajectoire), le genre en regardant comment le fait d’être femme marque leur trajectoire d’engagement et les valeurs personnelles et sociales, qui animent ces femmes et qui contribuent à leur trajectoire d’engagement. Enfin, le cinquième thème soulève la question de la reconnaissance du travail effectué par ces femmes dans la communauté.

La trajectoire d’engagement des femmes

La trajectoire d’engagement des femmes dépend en grande partie du temps de vie, c’est-à-dire de leur âge et des espaces sociaux qu’elles traversent. Plusieurs participantes disent avoir été engagées, dès leur enfance, dans divers comités à leur école et dans leur communauté. Celles qui se sont engagées plus tardivement attribuent ce fait à la timidité et à la ruralité :

« Quand j’étais plus jeune, parce qu’on vivait très éloigné, on n’aurait pas pu s’engager le soir parce que mes parents ne m’auraient jamais laissée sortir à un kilomètre de chez moi. »

Pour la majorité des femmes, l’engagement à l’école et dans la communauté augmente à l’adolescence. Aussi, plus elles s’engagent, plus elles deviennent sensibles aux réalités sociales qui les entourent :

« C’était vraiment la première fois que j’étais stimulée par beaucoup de problématiques que je n’ai jamais vécues à ma maison. »

Quant à l’engagement à l’université, il se manifeste surtout par la participation à des comités voués à des causes sociales ou humanitaires. Cependant, quelques femmes se concentrent davantage sur leurs études et choisissent de diminuer leur engagement pendant cette période.

Travailler dans le secteur communautaire est apparu pour plusieurs comme une évidence dans leur choix de carrière. L’engagement, dès l’enfance, a certes influencé leur décision de continuer à s’engager, mais, cette fois, comme professionnelle. C’est ainsi que les femmes considèrent que leur travail est une forme d’engagement :

« Je pense que le travail qu’on fait a un lien direct avec l’engagement. »

Aussi, cet engagement demande de la flexibilité et du temps qui vont souvent au-delà des heures normales et régulières attendues sur le marché du travail. Indépendamment de leur travail salarié, il y a une contribution non comptabilisée qui est effectuée.

La trajectoire d’engagement peut aussi varier, une fois adulte, selon leurs responsabilités familiales et le réseau de soutien auquel elles ont accès. Pour certaines femmes, l’engagement est possible si elles sont soutenues par la famille. Par exemple, une participante indique :

« I have a very supportive partner, you know; you don’t do that on your own. »

D’autres femmes diminuent leur engagement lorsque les enfants sont en bas âge ou encore lorsqu’elles doivent prendre soin d’un proche. Une participante indique :

« Au fur et à mesure que les filles ont commencé à grandir, c’est là, je pense, que j’ai commencé plus à m’impliquer dans différentes choses. »

Une autre ajoute :

« Now it’s more aging parents. For me that’s my priority. »

Des personnes significatives et leur contribution à la trajectoire d’engagement

L’engagement des participantes est marqué par différentes personnes de leur famille ou de leur entourage. En ce sens, la majorité des femmes disent avoir été inspirées de façon significative par leurs parents. Une des participantes a mentionné que ses parents étaient vraiment engagés dans la communauté et qu’ils lui ont servi de modèles. Elle raconte :

« Mes parents étaient des professionnels qui étaient très engagés. Je me souviens qu’ils étaient beaucoup engagés, et que c’était des choses formelles, associatives, ou des choses informelles. Ils étaient partout, partout, partout! C’est clair que mon engagement vient de là! »

Une autre témoigne que sa mère est une féministe engagée et qu’elle a grandement marqué son parcours :

« My mom was really involved in women’s rights groups, advocacy groups, also for community development. »

Cette participante poursuit maintenant l’oeuvre de sa mère :

« I’m empowering women through this job and helping the community. »

Une autre indique que l’engagement dans sa famille constitue une activité incontournable :

« Il n’était pas question de «Non, je ne m’implique pas cette année.» Ça ne passait pas chez nous; il fallait au moins que tu sois impliquée dans quelque chose. »

Le conjoint peut également contribuer à leur engagement. Une participante raconte :

« J’ai quelqu’un à côté de moi qui faisait tout le temps des actions pour la communauté; ça m’a donné envie aussi. »

Concernant le rôle des relations sociales, les amies constituent une source d’inspiration de leur engagement. De plus, certaines participantes soulignent que, lorsqu’elles étaient plus jeunes, les enseignantes ont été des modèles d’engagement, contribuant à leur confiance et à leur capacité de s’affirmer. Au postsecondaire, des professeures valorisaient l’engagement. Une participante raconte qu’à l’école :

« C’était une de mes enseignantes de français qui faisait le club de lecture pis oui certainement, je crois qu’elle nous avait encouragés. »

Elle ajoute qu’à l’université :

« Il y a plusieurs professeurs qui m’ont appuyée pis qui étaient vraiment contents qu’on fasse un groupe sur les questions de genre, ma prof de women studies, entre autres. »

Enfin, d’autres sources ont contribué à leur engagement, dont le fait d’avoir grandi dans une petite communauté leur donnant l’impression que l’engagement est un devoir collectif.

Le genre et la trajectoire d’engagement

Le discours des femmes oeuvrant dans le secteur communautaire est teinté par des représentations sociales liées au genre. Bien que la situation des femmes ait connu des transformations, leur vie reste influencée par des rôles traditionnels. Les femmes se sentent encore responsables d’assurer les soins primaires dans la famille, bien qu’elles y trouvent un sens. Une participante énonce :

« Stereotypically, women are the caregivers and the teachers. So, I think they have a strong place. »

Toutefois, elles se sentent coupables quand elles éprouvent de la difficulté à concilier famille et engagement. Une femme confie :

« I certainly don’t know how you let go of the guilt. So, it’s a challenge! »

Ce sentiment est partagé par une autre :

« I should be working more, I should be doing this, I should be doing that. That is not a way to live your life. Whatever you are doing, you are thinking “I should be at home with my daughter.” »

La conciliation travail-famille demeure une préoccupation qui affecte la gestion de leur quotidien. Comme le travail communautaire implique souvent des disponibilités à l’extérieur des heures normales de travail, cette conciliation est d’autant plus difficile.

Deux discours ressortent quant à la question du genre dans le secteur communautaire : l’un qui intériorise la place subordonnée des femmes dans les organisations et l’autre qui revendique un traitement égal. Concernant le premier, des participantes dévaluent leurs habiletés; elles ont ainsi l’impression qu’elles doivent mettre les bouchées doubles pour égaler leurs collègues masculins. Une femme mentionne :

« On ne pense pas qu’on est capable autant, qu’on devrait avoir le mérite autant. »

Cette auto-dévalorisation fait qu’elles acceptent plus souvent des postes d’agentes de projet, tandis que les hommes choisissent des postes de direction ou de lobbyistes. Une participante, détenant deux diplômes de maîtrise, parle de son expérience :

« Comme des postes de gestion, souvent, j’me suis dit que j’pourrais pas faire ces postes-là. Si tu regardes mes qualifications, oui, j’pourrais l’faire. Peut-être le fait que j’suis une femme, j’me suis dit : «Non, c’est pas pour moi!» »

Une autre raconte :

« On m’a offert de devenir directrice, pis j’ai refusé. J’ai dit «non»! Je n’suis pas assez prête! J’ai parlé de ça avec un ami, qui m’a dit que lui aurait pris la job tout de suite! »

Ce discours intériorisé est par ailleurs renforcé par les messages reçus au travail. Une participante explique que lors d’une réunion où une femme a démontré sa sensibilité face au vécu de personnes recevant le service, un collègue a dit avec arrogance :

« Ah! It’s because you’re an emotional female working in non-profit! »

Quant au deuxième discours, davantage revendicateur, il est reflété dans l’extrait suivant :

« Women are used to it because, oh, we’re just caring, so we want to do it. Yeah! We want to do it, but we want to get paid for doing it. So I think that’s where the big divide is in the community services, where the kind of employment is not recognized because primarily, the people who do it are women. I guaranty you that if it were all men doing this, the pay would be different. Definitely, it would be seen as valuable. »

Cet extrait évoque deux dimensions importantes, soit le care associé aux femmes et la non-reconnaissance de leur contribution. Une participante renchérit :

« I think the government does not value what we do like they could. I think that it stems from back in the days where women used to do it for free. People make assumptions that you just got to have passion for it. We have passion, but we have to pay our bills too! And we work damn hard! »

En termes de relations professionnelles entre les hommes et les femmes, ces dernières sentent qu’elles font l’objet de préjugés. Une participante décrit une situation dont elle a été témoin :

« Elle avait partagé un témoignage de succès dans son centre, et des gars qui étaient à cette rencontre disaient : «Ah! There she goes crying again!» Même si ça ne m’arrive pas à moi, c’est quand même projeté sur moi en tant que femme. Moi, ça me fait sentir comme si je n’ai pas le droit de m’exprimer. »

Les participantes ne sont pas toutes à l’aise avec l’exercice du pouvoir. Certaines ressentent un sentiment d’inconfort lorsqu’elles doivent exercer leur autorité. Il ne s’agit pas là d’une incapacité de s’affirmer, mais bien d’une différente façon d’exercer leur leadership. Par ailleurs, l’expérience contribue à leur confiance et à leur capacité d’affirmation. Une participante explique :

« For a long time, I wouldn’t have talked from a power perspective, but I do appreciate that I have power. I understand now that I do have power and I am able to use it to influence. »

La négociation salariale constitue un autre exemple où le genre affecte l’exercice du pouvoir. D’abord, négocier un salaire pour ces femmes est un premier exercice difficile, d’autant plus qu’elles sont souvent conscientes de la réalité financière du milieu. Ce faisant, certaines finissent par accepter un salaire moindre. Enfin, il arrive qu’en période de restrictions budgétaires, plusieurs continuent à faire le travail sans rémunération par conviction pour la cause.

La place des valeurs dans leur trajectoire d’engagement

Selon les participantes, les valeurs portées par les femmes marquent leur trajectoire d’engagement. Quatre valeurs difficilement indissociables ressortent du discours, soit la justice sociale, la solidarité, l’entraide et le changement. La justice sociale renvoie ici à la nondiscrimination selon le genre. Une participante adhère à ce principe en s’engageant à « travailler à changer les relations de genre ». Par ailleurs, plusieurs cherchent à combattre la discrimination, elles sont passionnées dans leur engagement envers une société plus juste et plus égalitaire. Une participante l’exprime ainsi :

« I believe in my agency’s mission, in what it is trying to accomplish, and what we do here. So I think my contribution starts by having a clear understanding of what we are trying to accomplish and how to get there. »

Cette passion semble se traduire par une motivation à participer au débat social, à défendre des causes, dont celles des personnes avec qui elles interviennent. Pour d’autres, c’est le constat du manque de ressources et de services dans leur milieu qui constitue le moteur de leur engagement. C’est dans cette perspective qu’elles revendiquent et luttent pour des politiques sociales plus justes permettant l’accès aux ressources. Les femmes qui s’engagent souhaitent faire une différence pour contribuer à une société plus égalitaire qui tient compte des besoins des populations en respectant leurs droits.

Les valeurs de solidarité et d’entraide animent aussi l’engagement des femmes. Il appert qu’elles apprécient faire partie d’un groupe qui partage les mêmes intérêts. Une participante dit :

« I love community work and I love that feeling of being part of the community and part of a positive community. »

Une autre d’ajouter :

« Je ne pense pas que tu puisses t’engager seule. Je pense vraiment que s’engager, c’est faire partie de quelque chose, c’est prendre part dans quelque chose de plus gros. »

Pour ce faire, le réseautage constitue un moyen par lequel elles peuvent exprimer leur solidarité dans un projet de société. Une femme raconte :

« You meet the same people at the different events and you support one another, so it’s a good network. »

Le travail communautaire est aussi un lieu qui permet de créer des alliances et de consolider des liens :

« C’est toujours bien de connaître le rôle des organismes, puis de vraiment voir comment on peut unir nos forces. »

Les femmes constatent ainsi qu’elles ne sont pas seules et qu’ensemble, elles peuvent imaginer le monde autrement. Pour une d’entre elles, il s’agit d’un devoir citoyen :

« It’s a duty as a human being to be involved in your community in some way, in making it better and being engaged. So I feel that it’s mandatory; I haven’t convinced everyone else yet, but I am working on it. »

L’entraide se manifeste par ce type de solidarité qui encourage d’autres personnes à la défense de causes sociales. Par exemple, l’entraide intergénérationnelle entre intervenantes communautaires est observée. En ce sens, une directrice agit comme mentor auprès des jeunes femmes afin de pérenniser le mandat de son organisme et de redonner ce qu’elle a reçu. La solidarité et l’entraide se manifestent aussi avec les personnes qu’elles accompagnent, comme en fait foi l’extrait suivant :

« The women are expected to attend a weekly support group, and I love that piece too, where you are sitting in the group, and they start talking to each other. You know, it’s not about me and what I know, that’s why I love group work, because of the synergy. »

La dernière valeur exprimée par plusieurs femmes comme source d’engagement est celle du changement. Une femme indique :

« I think it’s because I see change. I believe that we will make change and then I also believe we are the only people who really can do it [in the community sector]. »

Pour une autre participante, l’action sous-tend le changement, peu importe l’importance de celuici. Toutefois, l’action passe par le désir encore une fois d’aider l’autre :

« C’est le souci des autres. Mais tu peux avoir le souci pis rien faire. L’engagement, c’est décider d’agir ou de faire quelque chose qui va faire une différence, aussi minime qu’elle puisse être. »

Une autre participante engagée dans la communauté valorise l’inclusion de groupes minoritaires pour leur donner une voix :

« J’essaie de faire des choses, comme de changer la culture, de faire en sorte que ce soit plus inclusif pour des nouvelles voix, que ce soit des femmes, des jeunes, que ce soit n’importe quelle autre minorité qui vienne à la table. J’aimerais que ça soit plus démocratique. So, j’essaie de faire des choses pour ça aussi, des propositions, des recommandations… J’sais pas si j’ai du succès. Certains m’ont dit que ce que j’faisais était vraiment cool; ils voudraient eux aussi un changement. »

Les quatre valeurs exprimées par les femmes qui s’entrecroisent et s’interpellent viennent ainsi donner sens à leur engagement. Cependant, elles sentent que trop souvent leur travail n’est pas reconnu à sa juste valeur.

La reconnaissance du travail des femmes

La majorité des femmes interrogées soulignent le manque de reconnaissance dans le travail communautaire. Elles sentent que ce qu’elles font est peu apprécié et peu valorisé. Une participante précise :

« Part of the value, is through what you get paid. That’s a measure. »

D’ailleurs, le conjoint d’une des participantes lui rappelle :

« Ça ne fait pas de bon sens! Tu mérites des augmentations de salaire. Tu ne peux pas travailler cinq ans sans amélioration de salaire. »

Une autre renchérit :

« I think for most of the community sector, they are very poor. I would have to say that about 80-85% of the people are seriously underpaid; not just a little underpaid, but seriously underpaid. You know, it’s bad in the sector when people need to use a food bank because they work in this sector. I think being underpaid says that we don’t value this sector, which means we don’t value the population we serve. So, who doesn’t have a voice in the end? The sector that is served. It’s just that inequity between those who have and those who don’t. »

Cet extrait parle fort du sous-financement qui contribue à la précarité des travailleuses dans ce secteur et à la non-reconnaissance de ce secteur d’activités et de la population qu’il dessert. Une femme indique que le secteur communautaire est sous-financé, et cela est probablement dû au fait qu’il est grandement investi par des femmes.

Pour les femmes, il semble exister également un manque de reconnaissance de leur voix, qui n’est pas toujours entendue lorsqu’elles prennent la parole. Une femme l’exprime ainsi :

« On était quelques femmes sur un comité qui avons exprimé des frustrations en disant : «Écoutez, là! Ce n’est pas parce qu’on est une femme qu’on dit quelque chose puis que ça n’a pas d’allure!» Parce qu’on réalisait qu’on disait quelque chose et que ça passait sous la roche, pis un homme disait la même affaire, et puis : «Ah! Il est intelligent lui!» »

Plusieurs femmes ont évoqué quelques éléments qu’elles souhaitent voir dans le secteur communautaire afin que celui-ci soit mieux reconnu. Une participante espère que ce secteur recevra :

« beaucoup plus de reconnaissance de la part des médias et une meilleure visibilité de ce qu’on fait. »

L’aspect du financement traverse les entretiens, surtout en lien avec l’incertitude liée aux contributions des gouvernements toujours en mode de coupure, où l’imputabilité exige une constante justification. Le fait que leur travail puisse être fragilisé, à la suite d’une décision gouvernementale, constitue une grande source d’inquiétude pour les femmes. Dans une perspective de reconnaissance, elles aspirent à ce que leur organisme acquière davantage d’autonomie financière afin qu’elles ne soient pas constamment préoccupées par leur survie immédiate, de manière à passer plus de temps aux revendications sociales pour lesquelles elles s’engagent. Elles s’entendent pour dire que, peu importe les sources de financement, les conditions de travail doivent s’améliorer. Pour y arriver, une femme dit :

« I have been saying, for I am sure 15 years, that we need to close it down for a week, literally all volunteer organizations, all non profitable, charitable organizations... the country would grind to a halt! » 

Discussion : ce que le discours des femmes révèle quant à leur engagement

Dans le cadre de cette recherche, il a été difficile de distinguer l’engagement social de l’engagement professionnel des femmes puisque les deux se confondent dans leur pratique et leur discours. Il s’agit d’ailleurs d’un élément distinctif des résultats, alors que les recherches recensées ne soulèvent pas cet entrecroisement de l’engagement. Cela permet de comprendre à quel point toute l’énergie qu’elles consacrent dans leur travail professionnel, activité intimement liée à leur engagement social, semble constituer une dimension de leur identité de femmes engagées. Cette dimension identitaire de leur engagement est porteuse de sens puisqu’elle contribue aux relations que les femmes entretiennent. En fait, l’entrecroisement entre leur vie familiale, leur vie professionnelle et leur vie citoyenne fait en sorte que leur engagement est ancré dans chaque geste de leur vie quotidienne. Dans ces gestes-là, ce qui doit ressortir, ce n’est pas le caractère féminin de l’activité, mais le statut des femmes en tant que partenaires à part entière dans l’interaction sociale et leur contribution à leur milieu de vie (Fraser, 2012). Les axes de discussion qui suivent sont étroitement liés aux thèmes présentés dans la section des résultats. Cependant, le premier axe de discussion combine les deux premiers thèmes, soit la trajectoire (temps) et les personnes significatives (modèles).

Les temps et les modèles d’engagement

Les trajectoires des participantes permettent de constater que l’intensité et les formes d’engagement se transforment selon les âges de vie. Les résultats concordent avec d’autres études qui révèlent que l’intensité de leur engagement peut également varier selon leurs responsabilités familiales (Nesbit, 2012; Taniguchi, 2006; Abrahams, 1996; Bond, et collab., 2008) ainsi que leur âge (Torgerson et Edwards, 2012). De plus, les propos soulevés par plusieurs femmes rencontrées soutiennent que, peu importe leur âge et leurs responsabilités et malgré la fluctuation de leur niveau d’engagement, elles se préoccupent du sort de leur communauté, demeurant conscientes du bienêtre de leur environnement et de la nécessité de l’engagement.

Pour comprendre comment se pose l’engagement des femmes, leur trajectoire d’engagement a été prise en compte depuis leur enfance. Le discours des femmes révèle que, la plupart du temps, leur engagement prend source dans la famille et se déploie à l’école, à l’université ou encore dans leur communauté. À l’instar des constatations de Bond et collab. (2008), les résultats indiquent que l’implication des parents, entre autres, constitue un modèle d’engagement important pour les femmes.

Les sources d’inspiration qui contribuent à l’engagement des femmes dans le secteur communautaire sont variées (Torgerson et Edwards, 2012; Newman, 2012). Celles-ci mettent en lumière que le fait d’avoir un modèle d’engagement positif dans sa communauté marque leur trajectoire d’engagement. Il importe de retenir que la présence de modèles stimule l’engagement des femmes dans leur milieu.

L’engagement et le genre

Les femmes qui ont participé à l’étude ont bien expliqué comment le genre influence leur engagement et, plus précisément, les moments, les espaces et les formes de cet engagement. Concernant les moments, comme le soulève la section précédente, l’engagement de ces dernières est souvent lié au cycle de leur vie et aux responsabilités familiales qui s’y rattachent. Le genre colore ainsi l’engagement des femmes qui se sentent très souvent responsables du bien-être familial, ce qui marque les périodes d’intensité de leur engagement (Nesbit, 2012). Pour ce qui est des espaces, la majorité des femmes se situent dans des types d’engagement dit de proximité (Thériault, et collab., 2008; Pennec, 2004). Les données recensées au Nouveau-Brunswick par Thériault et collab. (2008) le démontrent : les femmes sont très présentes dans le secteur philanthropique. En fait, elles forment la majorité des bénévoles, des membres du personnel, des cadres et des membres du conseil d’administration de ce secteur. Ainsi, les femmes ont grandement participé et contribué au développement de l’État social (Cohen, 2010). Ces constats relatifs aux espaces d’engagement des femmes soulèvent l’idée de l’imbrication entre les espaces et les formes d’engagement. Bond et collab. (2008) soulignent que les femmes s’engagent dans le soutien à la communauté, ce qui constitue une « action sociale » significative pour celles-ci (Gagnon, 1995). Cela explique en partie la prédominance des femmes dans le secteur communautaire, particulièrement dans les organismes de bienfaisance, de soins et de services. Cependant, elles sont beaucoup moins présentes dans le secteur économique (Conseil RH pour le secteur communautaire, 2010b; Lyons, 2011).

Les types d’emplois que les femmes occupent dans le secteur communautaire ne sont pas différents des autres tendances qui existent sur le marché du travail (Meinhard et Foster, 2003). Les femmes dans ce secteur se retrouvent plus souvent où le « plafond de verre » ou encore le « plancher collant » existe et elles y occupent la position basse même lorsqu’elles y sont majoritaires. Par exemple, dans le secteur des services où les femmes sont le plus présentes dans des postes de direction, elles ne reçoivent pas un salaire équitable à celui des hommes (Conseil RH pour le secteur communautaire, 2010a). Les participantes à cette recherche sont très conscientes de cette réalité et du fait que les postes de responsabilité, selon leurs observations et leurs expériences, sont le plus souvent occupés par des hommes. À leur avis, les femmes se retrouvent trop souvent dans des postes d’agents de projet, qui offrent la plupart du temps de faibles conditions salariales et des conditions de travail précaires (Déom et Mercier, 2001). De surcroît, la sécurité d’emploi dans ce secteur est, de façon générale, tributaire des subventions que reçoit l’organisme. Malgré ces conditions difficiles, les femmes continuent de s’engager dans ce secteur et apprécient ce milieu de travail. Alors, est-ce lié aux valeurs qu’elles portent?

Les valeurs qui sous-tendent l’engagement

Les discours des participantes reflètent bien que les valeurs de justice sociale, d’entraide et de solidarité sont très importantes et donnent un sens à leur engagement. Quoique les recherches recensées ne réfèrent pas à la justice sociale comme valeur spécifique associée à l’engagement des femmes, celle-ci semble au coeur de leur contribution. Comme le dit Gagnon (1995), c’est d’être « tournée vers la société » ou encore, comme l’indiquent Bond et collab. (2008), c’est de sentir que leur engagement fait une différence dans la communauté. Également, le fait qu’elles s’investissent grandement dans le secteur des services et dans les organisations philanthropiques révèle cette valeur de justice sociale qu’elles portent. Il s’agit pour elles de bien connaître leur communauté afin de poser des actions qui inciteront le développement d’un monde meilleur. Themundo (2009) indique, en ce sens, que les femmes ont tendance à se préoccuper du bien public et que les valeurs d’égalité et de justice sont significatives pour elles. Être présentes dans leur communauté, c’est faire une différence, c’est faire reconnaître leur voix et c’est contribuer à des changements de politiques sociales. La question de la justice sociale et de l’amélioration des conditions de vie des personnes qu’elles côtoient dans leur communauté contribue à la cohésion sociale. Elles deviennent donc, dans ces circonstances, porteuses du lien social.

La perspective de changement qui ressort des entrevues en est une qui singularise les récits des femmes dans cette recherche. Celles-ci veulent, par leur engagement, faire advenir des changements, changements dans les rapports genrés, dans la prestation des services, dans les politiques sociales, tous dans une perspective de justice sociale. Il s’agit également pour certaines de redonner, par exemple, ce qu’elles ont reçu en servant de modèle aux plus jeunes femmes. Cela contribue au développement de leur pouvoir d’agir, d’être en situation d’apprentissage et de se construire un savoir professionnel. Pour des participantes, servir de modèles et redonner aux autres s’inscrivent dans une perspective de changement. D’ailleurs, cela ne se fait pas de façon isolée; l’importance du réseau est ressortie comme étant essentielle dans leurs réalisations. Travailler avec d’autres, apprendre des autres et partager avec les autres sont des dimensions de la solidarité et de l’entraide qui comptent beaucoup pour les participantes quand elles s’engagent pour le changement dans leur communauté.

Enfin, l’engagement social des femmes porté par ces valeurs est aussi source de valorisation personnelle et sociale. C’est d’ailleurs ce qu’indiquent Abrahams (1996) et Bond et collab. (2008), quand elles soulignent que les femmes qui s’engagent dans leur communauté y retirent une grande valorisation personnelle et une augmentation de leur estime. L’engagement communautaire pour les femmes est souvent synonyme d’engagement de proximité, une forme d’intervention dans le quotidien qui fait appel à la valeur d’entraide (Gagnon, 1995; Saillant et Dandurand, 2002; Bond, et collab., 2008). Toute cette satisfaction professionnelle et personnelle n’est toutefois pas accompagnée d’une reconnaissance matérielle et sociale.

La reconnaissance de l’engagement dans l’espace social

Dans l’espace social, même si les femmes jouent un très grand rôle dans le développement de leur communauté (Themundo, 2009), elles ne sont pas toujours reconnues à leur juste valeur pour leur contribution. Les participantes indiquent qu’elles sont sous-payées et que leur travail est souvent trop peu reconnu. Il s’agit ainsi d’un manque de reconnaissance matérielle qui doit être corrigé, pour qu’il y ait une reconnaissance réelle (Fraser, 2012). Aussi, les participantes conviennent que le fait d’être engagées dans un secteur majoritairement féminin influence probablement la reconnaissance de ce qu’elles font. Les propos de ces femmes quant à la non-valorisation de ce secteur et de leur voix reflètent assez bien l’invisibilisation de l’ampleur du travail qu’effectuent ces dernières dans la communauté. Il s’agit d’un manque de reconnaissance symbolique, telle que l’entend Fraser (2012). Cela renvoie à des modèles de représentations sociales qui tendent vers une culture androcentriste, privilégiant les caractéristiques associées au masculin, et des modes de fonctionnement sexistes, qui dévaluent et qui dénigrent des caractéristiques codées comme féminines. C’est donc dire que peu importe le secteur d’emploi — et le secteur communautaire n’en est pas exempt —, « la valeur socialement attribuée au travail d’une femme est toujours inférieure à celle attribuée au travail d’un homme » (Kergoat, 2010, p. 66). De plus, comme le souligne Fraser (2012), l’idée que les hommes demeurent les pourvoyeurs au sein de la famille reste ancrée dans les représentations sociales. Cette conception dans nos sociétés capitalistes vient légitimer l’idée que le salaire féminin est de deuxième ordre, c’est-à-dire un salaire d’appoint dans la famille.

En ce qui a trait à la reconnaissance matérielle et symbolique, la nécessité de faire des demandes de subvention, qui servent à justifier et à pérenniser leurs programmes et leur travail, exige un investissement en temps qu’elles doivent emprunter au travail de terrain. D’ailleurs, comme le souligne Toupin (2001), une réelle reconnaissance pour ce secteur et pour le travail que les femmes effectuent devrait passer par une véritable attribution de fonds pour un fonctionnement de base de manière à pérenniser leurs programmes. Le rapport produit par Bradshaw, à la suite d’une consultation effectuée auprès d’organismes communautaires du Nouveau-Brunswick, l’indique clairement dans sa première recommandation :

Les organismes sans but lucratif seront financés aux fins opérationnelles sur une base quinquennale, avec des vérifications de programmes et d’états financiers tous les trois ans, et le financement comportera un ajustement immédiat au coût de la vie et des augmentations chaque année par la suite en fonction du coût de la vie.

Groupe d’étude du premier ministre sur le secteur communautaire à but non lucratif, 2008, p. 15

Étant donné que ce sont surtout les femmes qui sont visées, l’offre de meilleures conditions salariales ne serait-elle pas un moyen pertinent de reconnaître leur travail? Ce rapport, issu d’un long processus de consultation financé par les fonds publics, a été tabletté et n’a donc pas occasionné de transformation. Cela constitue un exemple de non-reconnaissance du travail communautaire. À ce sujet, ce que les femmes rapportent, c’est que la reconnaissance doit être double, c’est-à-dire à la fois matérielle et symbolique (Fraser, 2012). En ce sens, l’engagement des femmes dans le travail de proximité étant dévalué — dimension symbolique de leur travail — et les enjeux liés à leur salaire et leurs conditions d’emploi — dimension matérielle de leur travail — sont deux manifestations de non-reconnaissance. Ce constat est reflété dans les propos d’une participante qui se prononce sur ce qu’elle changerait dans le secteur communautaire si elle le pouvait :

« If I could have a magic wand, it would be for this sector to be treated with the respect that it deserves, and to be paid equal wages for equal work. That would be the biggest thing because it would change the whole face of it, and I think it would change the face of the people we serve. Because then, people would respect the people that work in that sector, and ultimately respect the population that we worked with. »

Or, dans ces propos, ce qui ressort par ailleurs, c’est non seulement la nécessité de leur propre reconnaissance comme intervenantes, mais aussi l’importance de la reconnaissance des personnes qu’elles défendent. Par la non-reconnaissance de leur voix, cela met en péril non seulement le travail des femmes, mais aussi les conditions sociales des personnes pour qui elles militent (Honneth, 2008).

Conclusion

Poser un regard sur l’engagement des femmes a soulevé très rapidement la difficulté de séparer l’engagement professionnel de l’engagement personnel, puisque lorsque celles-ci s’engagent, ces deux formes s’imbriquent l’une dans l’autre et sont difficilement indissociables. Ce qu’il faut comprendre, c’est que le genre et la division sexuelle du travail structurent de manière importante le secteur communautaire. Les femmes, qui y forment la majeure partie de la main-d’oeuvre, sont peu reconnues pour le travail qu’elles font, ce qui se reflète, encore une fois, par une iniquité salariale et par une dévalorisation symbolique, qui prend un sens particulier dans le secteur communautaire. Tout d’abord, sachant que les organismes communautaires répondent très souvent — et cela s’avère notamment vrai dans le secteur des services — à des besoins sociaux qui ne sont pas comblés par l’État, il s’agit de s’interroger sur la volonté de l’État de rémunérer le travail des femmes à sa juste valeur et de financer adéquatement les organismes pour qu’ils puissent mieux répondre aux besoins sociaux des populations qu’ils desservent. Ensuite, la dévalorisation symbolique part non seulement de la non-reconnaissance de la valeur du travail effectué par ces femmes dans ce secteur, mais également de l’occultation d’efforts déployés par tout un secteur pour remédier à des déficiences que laisse l’effritement de l’État social. C’est donc dire que l’engagement des femmes dans ce secteur d’emploi se pose comme une question de justice sociale, d’entraide et de solidarité, dans un souci de reconstruire un monde équitable. Mais qu’en est-il de leurs propres conditions d’engagement? Dans le quotidien, ces femmes professionnelles du secteur communautaire continuent d’oeuvrer et de se sentir concernées par le bien-être de la société, de leur communauté, même si le mérite de leur contribution n’est pas admis à sa juste valeur tant sur le plan matériel que symbolique.

Enfin, dans le monde actuel où l’égalité entre les hommes et les femmes est reconnue juridiquement et parfois socialement, comment se fait-il que le marché du travail reste toujours un milieu hiérarchisé et segmenté selon le genre? Le travail des femmes demeure donc, dans ces circonstances, un travail qui trop souvent se déploie dans l’invisible. La reconnaissance du travail des femmes dans le secteur communautaire — et dans bien d’autres secteurs — où les femmes se vouent à l’amélioration des conditions humaines et au développement de la qualité des milieux de vie, reste encore à atteindre.