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1. Introduction

Aujourd’hui la grande majorité des programmes de formation initiale des enseignants tiennent compte des compétences métacognitives. Cependant, très peu d’établissements universitaires offrent des cours destinés au développement des compétences émotionnelles (CE), et ce, malgré la forte composante relationnelle de cette profession (Lafortune, Fréchette, Sorin, Doudin et Albanese, 2010; Théorêt et Leroux, 2014). Bien qu’il existe peu de recherches dans ce domaine, on observe depuis quelques années un intérêt grandissant chez les chercheurs quant au rôle que jouent les CE dans la relation enseignant-élève (Pharand et Doucet, 2013). Les auteurs de ces études avancent que les enseignants qui améliorent leurs CE gèrent mieux leur stress psychologique, interviennent de façon plus pertinente auprès des élèves et présentent moins de problèmes de santé mentale et physique que leurs pairs plus souvent débordés par leurs émotions (Chan, 2006; Lafortune, Daniel, Doudin, Pons et Albanese, 2005; Pishghadam et Sahebjam, 2012). De plus, savoir identifier ses propres émotions et celles des autres joue favorablement dans l’adaptation à l’environnement (Mikolajczak et al., 2014). Pour toutes ces raisons, certains auteurs soutiennent que la formation des maîtres devrait promouvoir le développement des CE (Curchod-Ruedi, Doudin et Moreau, 2010; Gendron et Lafortune, 2009; Lafortune et al., 2005; Lector, 2006). Favorables à cette position, des chercheurs de la Faculté d’éducation de l’Université de l’Alberta réfléchissent actuellement à la possibilité d’offrir un cours sur le développement des CE aux étudiants inscrits à leur programme de formation initiale des enseignants à partir de septembre 2017. Cependant, ces chercheurs s’interrogent sur l’impact d’un tel cours chez les étudiants qui éprouvent des difficultés à identifier, exprimer et réguler leurs émotions comme c’est le cas chez les personnes alexithymiques (Luminet, Vermeulen et Grynberg, 2013).

À la lumière de ce qui précède, nous croyons qu’il faut faire preuve de prudence avant de mettre sur pied et d’imposer un cours universitaire qui porterait essentiellement sur l’apprentissage des CE, au risque de désavantager les personnes atteintes d’alexithymie. Quelles seront les retombées d’un tel cours chez les étudiants alexithymiques? Ces derniers seront-ils désavantagés comparativement à leurs pairs non concernés par ce problème? Ces questions ont suscité chez nous le désir d’entreprendre une recherche dans ce domaine.

2. Qu’entend-on par compétences émotionnelles?

La notion de compétences émotionnelles (CE) s’est développée à la suite des travaux sur l’intelligence émotionnelle (IE) au cours des années 90. On attribue la naissance du concept d’IE à Salovey et Mayer (1990) qui furent les premiers à définir et à proposer un instrument de mesure servant à opérationnaliser ce concept (Kotsou, 2008). Le psychologue et journaliste scientifique Daniel Goleman a popularisé ce concept par le biais de son livre Emotional Intelligence qui a connu un grand succès depuis sa parution en 1995. Goleman affirme dans son livre que l’IE contribue au succès et au bien-être de l’individu. Le concept d’IE a fait par la suite l’objet de nombreuses recherches et il est devenu rapidement familier chez les enseignants (Larivée, 2007). Bien qu’il soit difficile de donner une définition des CE qui soit acceptée par tous, les spécialistes dans ce domaine s’entendent pour dire que les CE se rapportent à la façon dont les individus identifient, comprennent, gèrent et utilisent leurs émotions ainsi que celles des autres (Mikolajczak et Desseilles, 2012). Les individus ayant des CE limitées auront plus de difficultés à s’ajuster aux exigences de leur environnement surtout lorsque celui-ci est perçu par ces derniers comme étant stressant (Gross, 2014). Plus spécifiquement, Mikolajczak et al. (2014) proposent et définissent cinq CE fondamentales présentées dans le tableau 1: l’identification, la compréhension, l’expression, la régulation et l’utilisation des émotions. Ces cinq CE ont servi d’appui pour les fins de la présente étude.

Tableau 1

Les cinq compétences émotionnelles fondamentales selon Mikolajczak et al. (2014)

Les cinq compétences émotionnelles fondamentales selon Mikolajczak et al. (2014)

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3. Qu’entend-on par alexithymie?

L’alexithymie est un néologisme introduit en 1972 par Sifneos (Pedinielli, 1992). Étymologiquement, l’alexithymie désigne l’incapacité à décrire ses émotions et provient du grec: a = absence, lexis = de mots, thymos = pour les émotions. Il existerait une différence entre l’alexithymie primaire qui serait exclusivement innée et stable dans le temps, et l’alexithymie secondaire qui serait consécutive et causée par une maladie grave ou un traumatisme psychique tel que le stress post-traumatique (Corcos, Perlot et Loas, 2011). Bien que l’étiologie de l’alexithymie soit toujours sujette à controverse, nous optons pour la position admise aujourd’hui dans les écrits scientifiques selon laquelle l’alexithymie se situe sur un continuum allant du normal au pathologique (Donges, Kersting et Suslow, 2014), et pouvant se définir en fonction de quatre caractéristiques principales. Il s’agit des caractéristiques suivantes: 1) une difficulté à identifier et à distinguer ses propres états émotionnels, 2) une difficulté à exprimer verbalement ses émotions, 3) une vie imaginaire restreinte, 4) un mode de pensée opératoire, c’est-à-dire une pensée descriptive et pragmatique (Corcos et Speranza, 2003). Globalement, ces caractéristiques manifestent un déficit du traitement cognitif et un problème dans la régulation des émotions (Taylor et Bagby, 2004) et font en sorte que les alexithymiques sont déficitaires sur le plan des CE (Zimmermann et Salamin, 2012). De plus, l’alexithymie figure parmi les problèmes de santé publique, car elle affecterait de 17 à 23 % de la population (Loas, 2010). Enfin, il est possible de mesurer l’alexithymie à l’aide du 20-Item Toronto Alexithymia Scale (TAS-20) de Bagby, Taylor et Parker (1994). Ce questionnaire est le plus reconnu et le plus généralement utilisé dans la recherche sur l’alexithymie.

L’objectif principal de cette étude consiste à examiner l’impact d’une activité pédagogique sur les CE offerte dans le cadre d’un cours sur l’inclusion scolaire dispensé aux étudiants inscrits à un programme de formation initiale à l’enseignement, et qui présentent un niveau élevé d’alexithymie. Il s’agit de vérifier s’il est possible de détecter des déficiences relatives aux cinq CE de base selon Mikolajczak et al. (2014) à l’aide du TAS-20 chez les étudiants alexithymiques.

4. Objectifs et hypothèses

Plus précisément, cette étude vise à mettre à l’épreuve deux hypothèses. Ainsi, dans un premier temps, nous pensons qu’après avoir complété un module sur le développement des CE dans le cadre d’un cours portant sur l’inclusion scolaire, les étudiants identifiés à l’aide du TAS-20 comme ayant un niveau élevé d’alexithymie montreront des notes significativement plus faibles à toutes les activités de ce module comparativement à leurs pairs ayant un bas niveau d’alexithymie (hypothèse 1). Nous croyons également qu’après avoir complété ce module, les étudiants identifiés à l’aide du TAS-20 comme ayant un niveau élevé d’alexithymie montreront des scores négatifs associés aux fiches de pratique réflexive élaborées en s’appuyant sur les cinq CE de Mikolajczak et al. (2014) et à deux des sous-échelles du TAS-20, soit la difficulté à identifier ses émotions (DIE) et la difficulté à décrire verbalement ses émotions (DDE) (hypothèse 2).

5. Méthode

5.1 Participants et procédure

Soixante-deux des 65 étudiants inscrits à un cours portant sur l’inclusion scolaire pour l’année universitaire 2014-2015 ont accepté de participer à cette recherche. Après avoir administré le 20-Item Toronto Alexithymia Scale (TAS-20) aux 62 participants, nous avons été en mesure d’identifier, à l’aide de cette échelle, 10 étudiants présentant un niveau élevé d’alexithymie, c’est-à-dire ayant des scores égaux ou supérieurs au TAS-20.

Nous avons ensuite constitué notre échantillon final qui comprenait 20 étudiants (N = 20): 10 étudiants ayant un niveau élevé d’alexithymie (N = 10) et 10 étudiants témoins ayant un bas niveau d’alexithymie (N = 10). L’âge moyen était de 23,3 ans et celui-ci ne différait pas significativement pour chacun des groupes (p > 0,945). De plus, 70 % des participants de l’échantillon final étaient des femmes et elles étaient réparties également entre les deux groupes. Par ailleurs, nous nous sommes inspirés du modèle des CE développé par Mikolajczak et al. (2014) pour élaborer le module sur les CE. Dans la première partie du module, ces cinq CE ont été enseignées de façon théorique. Ensuite, les étudiants ont passé quatre demi-journées dans une école afin de mettre sur pied un plan d’intervention pour des élèves ayant des besoins particuliers et remplir quatre fiches de pratique réflexive. Les fiches de pratique réflexive étaient remplies suite aux interventions des étudiants auprès des élèves ayant des besoins particuliers. Les plans d’intervention étaient tous destinés à des élèves ayant des difficultés comportementales externalisées, par exemple des élèves agressifs, oppositionnels ou perturbateurs. Nous avons demandé aux étudiants de faire un plan d’intervention pour des élèves manifestant ce type de difficulté, car ceux-ci sont réputés pour faire vivre une gamme d’émotions intenses à leurs enseignants (Gaudreau, Royer, Beaumont et Frenette, 2012). Cette composante du cours appelée «laboratoire» devait permettre aux étudiants de réfléchir à la façon dont ils gèrent leurs émotions en situation réelle. L’objectif de cette partie du cours n’était pas de donner libre cours à ses émotions, mais plutôt de réfléchir sur ses propres émotions et celles d’autrui. Il est important de mentionner que ce cours comportait 7 modules obligatoires et que les étudiants recevaient automatiquement 15 % de la note finale s’ils complétaient les fiches de pratique réflexive exigées dans le module sur les CE. Enfin, le chercheur principal ainsi qu’un psychologue habilité à travailler avec des personnes alexithymiques ont évalué indépendamment les fiches de pratique réflexive des participants du groupe expérimental ainsi que celles des participants du groupe témoin (le contenu des fiches de pratique réflexive sera présenté ultérieurement). En cas de désaccord, les évaluateurs discutaient jusqu’à ce qu’ils en arrivent à un consensus. Finalement, il convient de mentionner que tous les participants de cette étude ont été recrutés sur une base volontaire et que le protocole de recherche a été approuvé par le comité d’éthique de l’Université de l’Alberta. Les sujets de l’échantillon ont été préalablement informés qu’ils devraient répondre à un questionnaire portant sur l’identification et la reconnaissance de leurs émotions et que les activités inhérentes au module sur le développement des CE seraient analysées aux fins de cette étude.

5.2 Mesures

Les participants ont complété la version française du 20-Item Toronto Alexithymia Scale (TAS-20) de Bagby et al. (1994), validée par Kooiman, Spinhoven et Trijsburg 2002, et décrite ci-après. Ils ont également complété quatre fiches de pratique réflexive développées à partir du modèle des CE de Mikolajczak et al. (2014).

5.2.1 Le 20-Item Toronto Alexithymia Scale (TAS-20)

Le 20-Item Toronto Alexithymia Scale (TAS-20) de Bagby et al. (1994) est composé de 20 items cotés selon une échelle de type Likert comportant 5 points (de 1 = fortement en désaccord à 5 = fortement en accord). Les 20 items sont divisés en trois sous-échelles: 1) difficulté à identifier ses émotions (DIE) (Souvent, je ne vois pas clair dans mes sentiments), 2) difficulté à décrire verbalement ses émotions aux autres (DDF) (J’ai du mal à trouver les mots qui correspondent bien à mes sentiments), et 3) une pensée orientée vers l’extérieur (EOT) (Je préfère parler aux gens de leurs activités quotidiennes plutôt que de leurs sentiments). Le score maximum au TAS-20 est de 100 et un score de coupure supérieur ou égal à 61 désigne la présence d’alexithymie. La cohérence interne de ce questionnaire, telle que mesurée par Bagby et al. (1994), est de 0,81. Selon la même étude, la fidélité test/retest de l’échelle est de 0,71. Il existe une version qui a été validée en français et testée auprès de différentes populations (Koiman et al., 2002).

5.2.2 Les fiches de pratique réflexive

En nous basant sur les cinq CE de base définies par Mikolajczak et al. (2014) et présentées dans le tableau 1, nous avons demandé aux 20 étudiants de remplir quatre fiches de pratique réflexive lorsque ceux-ci se trouvaient en présence de l’élève avec lequel il devait élaborer un plan d’intervention. Les deux premières fiches se rapportent à la dimension intrapersonnelle (soi) des cinq CE, tandis que les fiches trois et quatre portent sur la dimension interpersonnelle (autrui) de ces mêmes CE. Voici ce qui était demandé aux participants dans la fiche de pratique réflexive intrapersonnelle (soi): 1) nommez une émotion que vous avez éprouvée en présence de votre élève (identifier l’émotion), 2) expliquez l’impact que cette émotion a eu sur vous (comprendre l’émotion), 3) expliquez si vous avez été capable d’exprimer cette émotion (exprimer l’émotion), 4) expliquez si vous avez été capable de gérer cette émotion (réguler l’émotion), 5) expliquez si vous avez été capable d’utiliser cette émotion (utiliser l’émotion). La fiche de pratique interpersonnelle (autrui) comprenait les points suivants: 1) nommez une émotion que votre élève a éprouvée (identifier l’émotion), 2) expliquez l’impact que cette émotion a eu sur votre élève (comprendre l’émotion), 3) expliquez si votre élève a été capable d’exprimer cette émotion (exprimer l’émotion), 4) expliquez si votre élève a été capable de gérer cette émotion (réguler l’émotion), 5) expliquez si votre élève a été capable d’utiliser cette émotion (utiliser l’émotion). Chaque fiche a été évaluée à l’aide d’une rubrique comportant 4 niveaux: niveau 4 = le participant démontre une très bonne capacité, niveau 3 = le participant démontre une bonne capacité, niveau 2 = le participant démontre une capacité moyenne, niveau 1 = le participant démontre une faible capacité. Afin d’obtenir un score chiffré aux rubriques, nous avons fait la somme de chaque niveau pour les quatre fiches pour un score total maximum de 40. À partir de ce calcul, nous étions en mesure de déterminer le niveau de CE des participants en ce qui a trait à la dimension intrapersonnelle (soi) et à la dimension interpersonnelle (autrui). Autrement dit, plus l’étudiant obtenait un score élevé aux quatre rubriques, plus celui-ci démontrait un niveau élevé sur le plan des CE pour lui-même et pour les autres.

5.3 Analyses

Les réponses des participants à chaque outil de mesure utilisé (le TAS-20 et les fiches de pratique réflexive) ont été considérées comme les variables dépendantes. Compte tenu notamment de la taille de l’échantillon, des tests non paramétriques ont été privilégiés pour les analyses. Afin de répondre à la première hypothèse, qui était de déterminer si les étudiants identifiés comme présentant un niveau élevé d’alexithymie montreraient des notes significativement plus faibles aux activités de ce module comparativement à leurs pairs ayant un bas niveau d’alexithymie, des tests U de Mann-Whitney pour échantillons indépendants ont été effectués pour réaliser les comparaisons. En outre, la seconde hypothèse consistait à mesurer la direction et la force d’association entre, d’une part, les scores aux activités sur l’identification et l’expression des émotions dans les fiches de pratique réflexive et, d’autre part, les scores aux échelles sur les difficultés à identifier et exprimer les émotions au TAS-20.

6. Résultats

Le tableau 2 présente les scores bruts de chaque groupe ainsi que les résultats des analyses statistiques concernant la première hypothèse. En utilisant les scores obtenus aux fiches de pratique réflexive auprès des deux groupes de participants, les résultats des tests U de Mann-Whitney ont été calculés sur chaque CE à partir des réponses des participants à chaque fiche. En plus des scores obtenus pour chaque CE étudiée, les analyses ont également porté sur les scores globaux de la dimension interpersonnelle (autrui) et intrapersonnelle (soi).

Tableau 2

Moyennes (et écarts-types) aux fiches de pratique réflexive par groupe

Moyennes (et écarts-types) aux fiches de pratique réflexive par groupe

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Comme on peut le constater dans le tableau 2, les scores des étudiants ayant un niveau élevé d’alexithymie (groupe expérimental) sont moins élevés que ceux des étudiants ayant un bas niveau d’alexithymie (groupe témoin). Tous les résultats des tests effectués sont significatifs, ce qui met en évidence un effet de groupe pour chacune des CE ou chaque type de CE (interpersonnelle [autrui] et intrapersonnelle [soi]).

De plus, concernant la seconde hypothèse, des analyses de corrélation de Spearman ont été effectuées afin de mesurer l’association entre les scores obtenus à deux des trois sous-échelles du TAS-20 et les résultats aux CE mesurées à l’aide des fiches de pratique réflexive. Étant donné que la troisième sous-échelle au TAS-20 portant sur la pensée orientée vers l’extérieur ne fait pas partie des cinq compétences fondamentales de Mikolajczak et al. (2014), nous n’avons pas tenu compte de cette sous-échelle dans nos analyses. Afin de ne pas surcharger le tableau, nous avons regroupé, pour chaque CE des fiches de pratique réflexive, les scores concernant la dimension intrapersonnelle (soi) et interpersonnelle (autrui), et ce, pour chacun des groupes. Les résultats sont présentés dans le tableau 3.

Tableau 3

Corrélations entre les deux sous-échelles de l’échelle de l’alexithymie (TAS-20) et les fiches de pratique réflexive par groupe

Corrélations entre les deux sous-échelles de l’échelle de l’alexithymie (TAS-20) et les fiches de pratique réflexive par groupe

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Concernant le groupe expérimental, c’est-à-dire celui qui regroupe les étudiants ayant un niveau élevé d’alexithymie, les résultats mettent en évidence trois corrélations significatives. Tout d’abord, une forte corrélation négative apparaît entre la DIE à l’échelle du TAS-20 et la CE «régulation des émotions» mesurée au travers des fiches de pratique réflexive (r = -0,679; p < 0,05). On constate également une forte corrélation négative entre la DIE du TAS-20 et la compréhension des émotions dans les fiches de pratique réflexive (r = -0,633; p < 0,05). Enfin, pour ce même groupe, la DIE du TAS-20 est également fortement et négativement corrélée au score global relatif à la dimension interpersonnelle (autrui) des fiches de pratique réflexive (r = -0,660; p < 0,05). Par ailleurs, concernant le groupe témoin, c’est-à-dire ayant un bas niveau d’alexithymie au TSA-20, les analyses ne mettent en évidence aucune corrélation significative entre les CE mesurées dans les fiches de pratique réflexive et les difficultés à identifier, exprimer et utiliser ses émotions.

7. Discussion

Notre objectif principal de recherche consistait à examiner l’impact d’un module sur les CE offert dans le cadre d’un cours sur l’inclusion scolaire chez des étudiants inscrits dans un programme de formation initiale à l’enseignement et ayant un niveau élevé d’alexithymie. Tel que déjà établi dans cette étude, les résultats indiquent que, comparativement à leurs pairs du groupe témoin, les étudiants ayant un niveau élevé d’alexithymie ont significativement moins bien réussi aux quatre fiches de pratique réflexive qu’ils devaient remplir à titre d’exercices dans le module sur les CE. Les résultats déjà présentés confirment donc notre première hypothèse. Par contre, notre prédiction concernant la seconde hypothèse n’est que partiellement confirmée. Cette hypothèse consistait à vérifier si deux des trois sous-échelles de l’alexithymie mesurées par le TAS-20, à savoir la difficulté à identifier ses émotions (DIE) et la difficulté à décrire verbalement ses émotions (DDE) pouvaient être négativement corrélées aux notes obtenues aux activités des CE dans le cadre des fiches de pratique réflexive dans le groupe expérimental. Parmi les cinq activités des CE issues des fiches de pratique réflexive, deux d’entre elles, ainsi que le score global portant sur la dimension interpersonnelle (autrui), apparaissent significativement corrélées avec la DIE chez les personnes ayant un niveau élevé d’alexithymie. Plus précisément, le fait d’avoir de la difficulté à identifier ses émotions et celles des autres est négativement corrélé avec la capacité à comprendre et à gérer ses propres émotions et celles d’autrui. Concernant la capacité à gérer ses propres émotions, nos résultats vont dans le même sens que la plupart des études menées auprès des personnes alexithymiques: cette problématique fait barrage aux étapes qui précèdent la régulation des émotions, c’est-à-dire l’identification et l’expression des émotions (Besharat, 2010). À la lecture des résultats, il émerge également que le score global pour la dimension interpersonnelle (autrui) mesuré par les fiches de pratique réflexive est corrélé négativement avec la DIE pour le groupe expérimental. Ces résultats soutiennent les études qui mettent en lumière, chez les personnes alexithymiques, la difficulté à comprendre les émotions des autres, ce qui expliquerait pourquoi celles-ci ont souvent des problèmes interpersonnels (Vanheule, Desmet, Meganck et Bogaerts, 2007). Ces résultats nous interpellent sachant à quel point il est important pour un enseignant de comprendre les états émotionnels de ses élèves, notamment lorsque ceux-ci ont des difficultés émotionnelles et comportementales (Yeung et Leadbeater, 2010; Vianin, 2016). Selon certains chercheurs, comprendre les états émotionnels des élèves en difficulté facilite l’établissement d’une relation chaleureuse enseignant-élève. De plus, ce type de relation serait un facteur de protection contre l’anxiété, la dépression, le suicide et les comportements délinquants chez les élèves de niveau secondaire (Davidson, Gest et Welsh, 2010; Wang, Brinkworth et Eccles, 2013).

Par ailleurs, nous notons une absence de corrélation négative entre les CE (identi-fication, expression et utilisation des émotions) et le score global intrapersonnel (soi) aux fiches de pratique réflexive, d’une part, et la sous-échelle DIE du TAS-20, d’autre part. Cette absence de corrélation négative peut paraître surprenante de prime abord si l’on considère que ces trois CE sont généralement déficitaires chez les personnes alexithymiques. Toutefois, il est possible que les fiches de pratique réflexive n’aient pas mesuré les cinq CE de base de Mikolajczak et al. (2014) aussi précisément que nous l’avions anticipé. Cette hypothèse qui reste à vérifier pourrait expliquer l’absence de corrélation significative en ce qui a trait aux CE portant sur l’identification, l’expression et l’utilisation et la sous-échelle DIE du TAS-20. La même logique s’applique aux cinq CE de base mesurées par les fiches de pratique réflexive et la sous-échelle DDE du TAS-20. De même, cette absence de corrélation négative peut également s’expliquer par une limite intrinsèque du TAS-20. En effet, le TAS-20 est un instrument auto rapporté qui dépend de la capacité d’introspection du répondant (Luminet et al., 2013). Par conséquent, dans le cas d’un niveau d’alexithymie élevé, nous pouvons nous demander si l’individu est en mesure de répondre à des questions du type «j’ai du mal à trouver les mots qui correspondent bien à mes sentiments». Encore une fois, cette hypothèse devrait être examinée de façon plus approfondie.

En somme, toutes ces analyses permettent d’amorcer une réflexion sur les facteurs à considérer lors de l’élaboration d’un cours universitaire sur les CE destiné aux futurs enseignants. Premièrement, ce type de cours devrait être aménagé de telle façon qu’il favorise la réussite des étudiants qui ont du mal à gérer leurs émotions, notamment les étudiants alexithymiques. Par exemple, il s’agirait de créer un cours en soi plutôt qu’un simple module comme envisagé dans notre étude. Les étudiants pourraient apprendre à travers ce cours le fonctionnement des émotions chez les êtres humains et développer un plus grand vocabulaire émotionnel, comme le suggèrent Sander et Scherer (2009). On ne doit pas perdre de vue que le développement des CE est multidimensionnel: il implique aussi bien la régulation des pensées, des réactions physiologiques que des comportements (Mikolajczak et Desseilles, 2012). Deuxièmement, il serait souhaitable de répartir ce cours sur une plus longue période, par exemple deux semestres au lieu d’un seul. Les étudiants disposeraient alors de plus de temps pour apprendre à identifier leurs émotions et à lire celles des autres par le biais d’activités d’apprentissage conçues à cet effet. Développer nos CE reste une démarche exigeante qui demande du temps et des exercices concrets (Christophe, Antoine, Leroy et Delelis, 2009 ; Kotsou, Nelis, Grégoire et Mikolajczak, 2011). Cet apprentissage pourrait se faire par le biais d’exercices de relaxation, de Pleine Conscience ou d’activités d’écriture qui sont souvent utilisés dans l’apprentissage des CE chez les individus alexithymiques (Beresnevaite, 2000). Troisièmement, nous pensons qu’un tel cours requerrait la supervision du professeur. Nous entendons par là des rencontres déterminées au cours desquelles le professeur, à l’aide de dialogues réflexifs ou d’un journal de bord, susciterait l’introspection ou la mentalisation chez les étudiants alexithymiques. La mentalisation consiste plus précisément à percevoir, à examiner et à comprendre ses propres états mentaux tout comme ceux des autres (Fonagy et Target, 2006). Cette habileté permet de donner un sens à ses comportements et à ceux des autres, et d’attribuer des intentions aux comportements perçus (Bateman et Fonagy, 2011). Il s’agit donc d’une habileté essentielle pour ce qui est de l’apprentissage des CE. Un retour sous forme de supervision sur les fiches de pratique réflexive réalisées en situation réelle serait un bon moyen de guider l’apprentissage des étudiants alexithymiques. Bref, il est possible d’utiliser ces stratégies dans le cadre d’un cours universitaire sans que cela exige du professeur d’être spécialiste en matière d’alexithymie. Cela dit, nous croyons que tout professeur intéressé à développer un cours sur les CE devrait avoir des connaissances de base sur les stratégies déjà mentionnées. Nous croyons que les étudiants présentant un niveau élevé d’alexithymie parviendront difficilement à répondre aux exigences d’un cours développé sans ces stratégies psychoéducationnelles.

Par ailleurs, il importe de souligner les limites de cette étude. D’abord, notre échantillon restreint empêche de généraliser nos résultats et ne permet, à ce stade, que de fournir des orientations sur l’objectif poursuivi. Ensuite, les fiches de pratique réflexive utilisées par les étudiants pour mesurer leur niveau d’apprentissage des CE présentent des qualités psychométriques discutables, faute d’avoir été standardisées. Aussi, de futures recherches devraient recourir à un instrument dont les qualités métrologiques seraient plus robustes, comme le Profil des compétences émotionnelles (PCE) de Brasseur, Grégoire, Bourdu et Mikolajczak (2013) ou l’Échelle d’auto-efficacité émotionnelle (ÉAÉ) de Deschênes, Dussault et Fernet (2011). En établissant un devis de recherche impliquant un pré et un post-test, il serait possible, à l’aide du PCE ou du ÉAÉ, d’évaluer avec plus de précision le niveau d’apprentissage des CE chez les étudiants alexithymiques. Enfin, pour pallier les limites du TAS-20, il serait judicieux d’avoir recours au TSIA (Toronto Structured Interview for Alexithymia) de Bagby, Taylor, Parker et Dickens (2006). Cet instrument hétérorapporté permet de contourner le problème de mentalisation chez les personnes ayant une alexithymie sévère (Luminet et al., 2013).

En outre, en plus de l’ajout d’un outil psychométriquement plus robuste, l’analyse qualitative des réponses fournies dans les fiches de pratique réflexive pourrait nous renseigner en amont et plus finement sur les difficultés en lien avec les CE des personnes alexithymiques. Enfin, l’ajout d’un cours sur le développement des CE dans un programme de formation initiale des enseignants demeure à notre avis un projet valable. Par contre, avant d’implanter ce type de cours dans le cursus d’un programme de formation des enseignants, il nous semble indispensable de valider par d’autres recherches la conception pédagogique d’un tel cours.

8. Conclusion

Certains chercheurs ont identifié les avantages pour les enseignants d’avoir de bonnes CE, notamment pour la gestion du stress psychologique, pour le développement de relations positives avec les élèves, pour l’adaptation à l’environnement et aux exigences du travail ainsi que pour mener des interventions plus pertinentes auprès des élèves. Toutefois, notre étude a montré que les étudiants en enseignement ayant un niveau élevé d’alexithymie ont moins bien réussi que leurs pairs non alexithymiques aux activités présentées dans un module conçu spécifiquement pour développer des CE chez ces derniers. Face à ce constat, nous croyons que les étudiants alexithymiques ont besoin plus que d’un simple module pour accroître leurs CE afin de ne pas être désavantagé en ce qui a trait à leur performance académique et professionnelle par rapport à leurs pairs non alexithymiques. Même si nous pensons qu’un cours de développement des CE construit sur la base de principes psychoéducationnels éprouvés en matière d’alexithymie devrait éliminer toute forme de préjudice envers les étudiants alexithymiques, nous ne possédons pas encore assez de données probantes pour soutenir cette affirmation. En attendant les résultats d’autres recherches menées auprès d’étudiants en formation initiale à l’enseignement, nous suivons le conseil d’Albanese, Fiorilli et Doudin (2010) et encourageons les nouveaux enseignants, notamment ceux qui ont des lacunes en matière de CE à joindre dès le début de leur carrière des communautés de pratiques dans leurs écoles. Selon ces mêmes auteurs, de telles communautés seraient tout à fait indiquées pour développer les CE des jeunes enseignants, car elles favorisent les échanges dans lesquels la dimension émotionnelle est au premier plan, ancrés dans les expériences vécues des enseignants.