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Introduction

En France, l’évolution sociétale des besoins en santé a conduit le Ministère de la Santé à repenser les formations paramédicales en les inscrivant dans le schéma universitaire européen Licence-Master-Doctorat (LMD) issu du processus de Bologne (Bouveret, Lima, Michon & Grangeat, 2012). En 2009, dans le prolongement de cette « universitarisation », une réforme pédagogique fondée sur l’approche par compétences est entreprise au sein des Instituts de Formation en Soins infirmiers (IFSI dans le reste du texte). Dans le continuum des trois années menant à la délivrance du diplôme d’État d’infirmier (DEI) le portfolio est mis au service de l’opérationnalisation de ce nouveau paradigme.

En premier lieu, le portfolio devient un outil commun à tous les acteurs de la formation que nous considérons dans la typologie suivante. Il s’agit tout d’abord du maître de stage (cadre de l’unité de soin ou infirmier) qui est responsable de l’accueil organisationnel de l’étudiant en soins infirmiers (EFSI dans le reste du texte) sur le terrain de stage. Sa vision de manageur d’équipe lui permet de piloter et de planifier les modalités de travail proposées à ce dernier. Il s’agit ensuite du personnel professionnel de santé tuteur (TU dans le reste du texte) responsable de l’encadrement pédagogique de l’étudiant et qui occupe un rôle à la fois pédagogique et d’évaluation des compétences acquises en stage. Compte tenu du parcours d’apprentissage de chaque formé, le TU organise de manière régulière des échanges relatifs aux situations de soins significatives lui permettant d’acquérir des attitudes soignantes et le sens des gestes professionnels. Enfin, les professionnels de proximité, en lien avec le TU, dressent un bilan de l’encadrement de l’étudiant et ont connaissance de son parcours d’apprentissage. Ce parcours est un point de repère pour construire une progression au travers des activités confiées. Pour terminer, le formateur référent de stage désigné par la direction de l’IFSI fait quant à lui le lien entre les différents partenaires et accompagne les équipes dans l’utilisation du référentiel de compétences et des outils émanant de la réforme.

Par ailleurs, entre les établissements de santé et les IFSI, le portfolio contribue au développement professionnel des formés à plusieurs égards. En effet, il permet une auto-évaluation et une hétéro-évaluation des compétences par une « démarche critique et réflexive sur la dimension éthique et responsable de la démarche de soin ainsi que sur l’activité professionnelle » (Cougnoux, Deken, Juif & Papas, 2015, p. 28). Ce sont les gestes de métier, les procédures, la maitrise technique, etc… Grâce à des alternances successives entre des apports théoriques et leur confrontation avec les expériences de stage, lieux d’approches relationnelles diversifiées privilégiés, le métier et la construction de l’identité infirmière s’accomplissent. Dans le portfolio, la maitrise des gestes professionnels, des techniques et des activités de soin pratiquées par les étudiants est évaluée avec une échelle graduelle de positionnement (acquis, à améliorer, non acquis ou non réalisé). Chaque professionnel de santé tuteur (TU) réalise normalement cette évaluation en concertation avec l’équipe d’encadrement lors d’un bilan intermédiaire et final donnant lieu à un entretien individualisé. À cette occasion aussi, le maître de stage et le formateur référent de stage évaluent la progression de l’étudiant par rapport aux objectifs fixés et réajustent son parcours si nécessaire.

Enfin, le portfolio est utilisé aux fins d’une analyse réflexive des pratiques, contributive du « prendre soin comme travail auquel on forme ». Le prendre soin, dans une perspective pluridisciplinaire ou caring, dans une perspective infirmière (Hesbeen, 1999) est un concept pivot des pratiques soignantes dans le cadre de la révision des territoires médicaux et infirmiers décrite par Rothier-Bautzer (2014). Dans un but de santé, c’est-à-dire de bien-être physique, mental et social du patient, le caring renvoie à des soins techniques coutumiers et habituels et donc à une action « carative » réalisée avec une attitude de sollicitude et d’attention. Comme le notent Favetta et Feuillebois-Martinez (2011, p. 67), le prendre soin comme travail, et non comme disposition innée, devient « un objet pédagogique transversal, intentionnel » qui relie « les unités d’enseignements spécifiques qui concourent à l’étude du raisonnement clinique » d’une part et qui constitue, d’autre part, un guide des apprentissages lors de la rencontre des étudiants avec la personne soignée au cours de leurs stages (Favetta et Feuillebois-Martinez, 2011). « On ne nait pas caring, on le devient » (Molinier, Laugier & Paperman, 2009, p. 15). L’alternance est donc essentielle pour expérimenter, confronter, construire son rapport à la démarche de soin et l’accompagnement des TU y contribue. Sur ce point, les étudiants doivent être en mesure de documenter leur activité de soin dans les fiches du portfolio (Berrahou & Roumanet, 2013 ; Garnier et Marchand, 2012) et de retenir des indicateurs pertinents pour engager leur réflexion sur leurs éventuelles difficultés à entrer dans une posture de soignant. Les différents acteurs de la formation doivent y retrouver comment « face à la personne ou au groupe de personnes à accompagner dans les soins », les EFSI ont incarné « des valeurs humaines empathiques et congruentes, respectueuses des différences avérées » (Favetta et Feuillebois-Martinez, 2011, p. 61). Dans le cadre du tutorat en stage, cela permet aux professionnels de santé, et qui sont tuteurs, d’accompagner les formés dans le care comme activité (Tronto, 2009).

1. Problématique de l’étude

Les révisions apportées en 2015 par la Direction générale de l’offre de soin (DGOS) à l’Arrêté du 31 juillet 2009 relatif au Diplôme d’État d’Infirmier (DEI) indiquent que le portfolio peut produire bien autre chose que « du contrôle et de la validation ». Pourtant, les résultats de plusieurs études antérieures (Berrahou & Roumanet, 2013 ; Boissart, 2012) soulignent la réduction de son usage à une fonction d’évaluation sommative ou certificative. Pour certains auteurs, ce « més-usage » est corrélé à des critères d’évaluation des compétences parfois incompréhensibles pour les professionnels de santé (Garnier et Marchand, 2012). Pour d’autres, ce sont le vocabulaire et les concepts utilisés dans une approche par compétences qui renforceraient une « intellectualisation de la formation » (Berrahou & Roumanet, 2013) dans laquelle les professionnels de santé, qui sont tuteurs de stage, ne se reconnaissent pas. Depuis 2009, bien que les études menées sur les usages du portfolio soient nombreuses (Garnier et Marchand, 2012), elles n’ont jamais porté sur le rôle de cet outil dans l’accompagnement de l’apprentissage du care comme activité chez les étudiants (Tronto, 2009). Finalement, nous suivons Krol (2010) lorsque l’auteur souligne que « le phénomène de l’apprentissage du caring dans un programme de formation par compétences renvoie encore à une zone d’ombre de la recherche en soins infirmiers ». L’originalité de cet article tient dans le fait d’interroger cette zone d’ombre du point de vue des compromis sociaux d’usage (Nachi, 2011) susceptibles d’exister entre les attentes institutionnelles des commanditaires et les prescripteurs de la réforme de 2009 d’une part et les pratiques des professionnels de santé, tuteurs de stage d’autre part. Nous examinerons le registre de ces compromis au travers de l’opérationnalisation de l’accompagnement « du prendre soin comme travail auquel on forme » à l’aide du portfolio dans une approche par compétences. Les préconisations formulées inviteront à un partage collectif des pratiques entre formateurs afin de permettre à l’outil portfolio de dépasser la seule traçabilité de l’alternance entre les lieux et les contextes de formation et de construire une démarche autre que simplement applicationiste de l’approche par compétences.

2. Cadre conceptuel de l’étude

2.1 L’approche par compétences et l’agir compétent en situation de soin 

Le mouvement de l’approche par compétences, souvent désignée par le sigle APC, s’impose désormais dans presque toutes les sphères de l’activité humaine. Ce que Boutin (2004) qualifie « d’idéologie » n’a de cesse de susciter de vives réactions dans les secteurs publics, civiques aussi bien qu’éducatifs. D’un point de vue théorique, l’approche par compétences modifie fortement les rôles de l’apprenant et du formateur. Jusqu’alors, les savoirs disciplinaires tenaient une place centrale dans la formation en soins infirmiers et les « situations apprenantes » ne visaient qu’à les illustrer. Mais, depuis 2009, ce nouveau paradigme replace l’apprenant au coeur du processus d’acquisition et de développement des compétences. L’expérience en situation devient ainsi essentielle. L’inspiration socio-constructiviste de ce paradigme invite à considérer que les savoirs résultent de processus de construction sociale et que les connaissances sont construites par le sujet lui-même à partir d’expériences et de connaissances antérieures, avec lesquelles s’opèrent des liens, en interaction avec de tierces personnes dans le cadre de dispositifs formels d’apprentissage. En ce sens, l’approche par compétences appelle à une reconstruction complète des dispositifs et des démarches de formation. Or, les pouvoirs politiques y adhèrent comme modèle éducatif unique sans prendre en considération l’impact d’une telle orientation sur les pratiques actuelles. L’APC met l’accent sur la démonstration du savoir plutôt que sur le savoir lui-même. Comme le souligne Boutin (2004, p.29), les critiques suscitées renvoient avant tout à des craintes de voir les connaissances céder le pas aux compétences, en d’autres termes, « de devoir constater l’accélération de l’avènement d’une société axée uniquement ou presque sur la performance ». L’enjeu de l’usage du portfolio dans une approche par compétences en IFSI est, dans cette étude ne l’oublions pas, de permettre aux étudiants de mobiliser des traces documentant concrètement un processus de socialisation professionnelle et de construction d’une posture de soignant.

Une littérature abondante traite du concept de compétences. À l’appui des travaux de Jonnaert et d’autres auteurs (Jonnaert, 2002 ; Jonnaert, Barrette, Masciotra & Yaya, 2006), les compétences ne peuvent se définir qu›en fonction de situations (ou de famille de situations) où elles s’évaluent (acceptation sociale et éthique par des pairs) au regard des actions menées et de la mobilisation pertinente et sélective de ressources par rapport à des tâches et aux problèmes rencontrés. Il est alors judicieux de parler « d’agir compétent situé » (Jonnaert, 2002, p. 57) et de retenir le fait qu’une compétence individuelle ou collective ne se développe que dans l’action. Dès lors, il est impossible de décrire à l’avance la compétence que le sujet développera. Pourtant, de manière générale, c’est ce que les programmes de formation font à l’aide des référentiels qui renvoient non pas à des « compétences réelles ou effectives », mais à des « compétences requises » ou « prescrites » qu’il faudrait considérer comme des balises pour l’organisation des formations. Pour Le Boterf (2002), ce sont « des cibles » par rapport auxquelles les individus vont entrer dans des processus de construction des compétences et vont apprendre à agir avec compétence. La « compétence réelle ou effective », quant à elle, est bien le résultat d’un engagement personnel dans le but de traiter une situation avec succès et de façon efficace. Elle renvoie à l’expérience de l’individu. Elle n’est descriptible qu’une fois le traitement achevé de la situation (Scallon, 2007). La substitution de la « compétence requise ou prescrite » à la « compétence réelle » dans l’évaluation du « prendre soin comme travail auquel on forme », mise en oeuvre par les tuteurs, relève d›une confusion entre le paradigme de l’approche par compétences d›une part et l’évaluation des compétences attendues de l’employeur d›autre part.

2.2 Les compromis sociaux d’usage

La notion commune de compromis n’est pas univoque selon les pratiques qu’elle décrit, ni selon les utilisateurs qui la chargent péjorativement ou qui lui attribuent un sens positif. Comme le note Médevielle (1998, p. 205), « la notion commune de compromis implique que quelque chose se passe entre deux partenaires pour que soit trouvé un accommodement entre des intérêts différents, voire opposés ». Un champ lexical convergeant, quels que soient l’usage et le domaine d’application de la notion de compromis, permet d’aboutir à la signification du concept « commun de compromis ». D’après Nachi (2011, p. 110), « ce qui est commun, c’est un processus qui s’instaure entre des partenaires cherchant à parvenir à un accord au prix de quelques accommodements, adaptations et concessions réciproques entre des intérêts divergents ». Cela suppose de la part des partenaires « un effort d’adaptation, de renoncement, de concessions réciproques, c’est-à-dire une volonté de se mettre d’accord pour composer et suspendre, ne serait-ce que momentanément, le différend ou la discorde » (Nachi, 2011, p.101).

Compte tenu de l’urgence dans laquelle tous les acteurs de la formation en soins infirmiers ont été placés à la suite de l’application du calendrier de la réforme de 2009, le compromis peut renvoyer dans notre étude à une forme de régulation sociale entre les commanditaires ou les prescripteurs institutionnels d’une part et les différents formateurs chargés de la mise en oeuvre d’autre part et cela afin d’éviter les conflits. Nous postulons que ces compromis se cristallisent dans un décalage toléré entre les usages effectifs du portfolio et du référentiel de compétences par les professionnels de santé tuteurs de stage et les attentes institutionnelles. Nous rappelons que l’approche par compétences confère à l’outil portfolio le rôle de levier d’accompagnement du processus d’apprentissage du care comme activité chez les EFSI et qu’il ne peut se limiter à un moyen technique de traçabilité d’une performance attendue sur les terrains de stage.

3. Démarche et méthode

Les établissements publics de santé (EPS), supports d’un IFSI, sont rassemblés dans un Groupement de Coopération Sanitaire (GCS) pour passer convention avec les universités et la Région. Cette étude, menée entre 2014 et 2015, fait suite à une demande du GCS PACA Sud concernant la conception d’une formation de formateurs à l’approche par compétences et à l’usage du portfolio.

Notre démarche exploratoire vise une meilleure compréhension des pratiques de formation sans rechercher une généralisation des connaissances produites. Elle a donné lieu tout d’abord à une observation participante de plusieurs mois sur le terrain de l’étude. Une approche mixte dans le recueil et l’analyse des matériaux a été privilégiée afin d’établir des comparaisons entre les représentations et les usages effectifs du portfolio par les tuteurs de stage. Une enquête par questionnaire a été complétée par des entretiens semi-directifs qui, comme le soulignent Paillé et Mucchielli (2012), à partir d’une « situation problème » permettent d’étudier au sein d’une institution les pratiques des professionnels face à « une modification interne de leurs façons habituelles de travailler ».

3.1 L’enquête par questionnaire

Un questionnaire a été diffusé auprès de 70 personnels soignants, tuteurs de stage de cinq IFSI appartenant au GCS PACA Sud. Sa conception visait à permettre d’accéder à leurs représentations sur les outils clefs de la réforme de 2009 (portfolio, référentiel d’activité et de compétences) et à leur perception de la formation reçue à leur usage. Les échelles de Likert ont été traitées comme des variables continues et les moyennes (M) sont présentées avec l’écart-type (SD). Selon la typologie de De Vellis (2003) appliquée aux études exploratoires, un alpha de Cronbach (1951) compris entre .60 et .70 est considéré comme le minimum acceptable et entre .80 et .90 comme très bon.

3.2 Le point de vue des professionnels sur les formations reçues aux outils clefs de la réforme de 2009 (PPORF) 

Les répondants devaient mesurer sur une échelle de Likert en cinq points de 1 (pas du tout d’accord) à 5 (tout à fait d’accord) leur accord avec plusieurs affirmations se rapportant à quatre formations spécifiques (au référentiel d’activité, au référentiel de formation, au tutorat et aux usages du portfolio). Ce construit est mesuré à l’aide de quatre items expliquant 69,17 % de sa variance totale (ex. J’ai reçu une formation sur le référentiel de compétences, α = .64).

Les pratiques d’évaluation et la connaissance des visées institutionnelles du portfolio :

Ce construit a été mesuré à l’aide de quatre questions à choix multiples constituants une échelle additive (ex. Quels outils mettez-vous en place pour mesurer la progression des étudiants?)

3.2.1 La perception du portfolio (PPF)

Les répondants devaient mesurer leur perception d’utilité de l’outil à partir d’une échelle de Likert en cinq points de 1 (pas du tout d’accord) à 5 (tout à fait d’accord). Ce construit est mesuré à l’aide de trois items expliquant 61,26 % de la variance totale (ex. Le portfolio est un outil facile à utiliser par les étudiants, α=.68).

3.2.2 L’utilisation du portfolio (UPF)

Les répondants devaient rendre compte de leurs fréquences d’usage de l’outil en formation à l’aide d’une échelle de Likert en cinq points de 1 (jamais) à 5 (toujours). Nous avons utilisé quatre items expliquant 66,69 % de la variance totale (ex. J’utilise le portfolio tout au long du stage, α=.83). Ces items ont été complétés par une question ouverte « Quelles rubriques du portfolio consultez-vous ? ». Plus les scores sont faibles, plus nous constaterons un mésusage.

3.2.3 Les variables de contrôle

Plusieurs variables sont susceptibles de s’associer significativement aux différents construits mesurés. Nous avons contrôlé le genre (codé 1 pour les femmes et 2 pour les hommes), la tranche d’âge (codé de 1 pour les 20-25 ans à 5 pour les plus de 55 ans), l’expérience d’encadrement des EFSI (le nombre de tutorés), l’ancienneté en poste (en année), le dernier diplôme acquis et son année d’obtention (codé 1 avant 2009 et codé 2 après 2009).

3.2.4 Les entretiens semi-directifs

Dans le prolongement de l’enquête par questionnaire, la visée des entretiens semi-directifs était de comprendre les usages effectifs du portfolio par quatre TU volontaires. Un contrat éthique de collaboration et de recherche leur a été proposé garantissant l’anonymat des données et le respect de la propriété intellectuelle de leur enregistrement au format audio numérique. Des questions à visée descriptive et d’explicitation ont été privilégiées telles que par exemple : « En termes d’outils vous avez le livret d’accueil qui comprend plusieurs feuillets, mais est-ce qu’il y en a d’autres que vous utilisez pour évaluer les étudiants » ?

4. Plan d’analyse et traitement des données

Les entretiens retranscrits des verbatim ont fait l’objet d’une analyse de contenu menée avec le logiciel QSR N’Vivo. Nous avons privilégié une approche inductive (Blais & Martineau, 2006) avec un premier codage des extraits de discours qui a abouti à un ensemble de sous-catégories conceptuelles obtenues par la redondance « d’éléments probants » (mots, groupes de mots, phrases) traitant d’une notion en particulier (Glaser et Strauss, 1995). Par exemple, pour la catégorie relative à « l’approche par compétences », des sous-catégories ont été créées autour de notions saillantes telles que l’auto-évaluation par les étudiants de leur pratique en lien avec les objectifs du stage. Une quantité suffisante d’éléments probants justifiait de retenir ces catégories à partir des données de terrain. Par la suite, nous avons vérifié leur cohérence et leur codage jusqu’à l’obtention d’un consensus inter-juges à plus de 80 % (Blais et Martineau, 2006). Les données statistiques ont été traitées à l’aide du logiciel SPSS version 18. Compte tenu de notre faible échantillon (N=30), nous avons mené des analyses uni-variées (tris à plat, description de l’échantillon, recodage) et bi-variées (tableaux croisés, corrélations) à des fins descriptives complémentaires des apports compréhensifs des entretiens.

4.1 Présentation des résultats de l’étude exploratoire

Les principaux résultats sont présentés avec une alternance d’extraits d’entretiens semi-directifs et de données statistiques reprenant nos hypothèses de recherche.

Les caractéristiques sociodémographiques de la population enquêtée

Selon des modalités auto-administrées par mailing, le taux de participation a été de 45 % avec un échantillon final de 30 répondants (N=30). La distribution de la population enquêtée par genre montre une prédominance nette des femmes (83,3 %) dont la tranche d’âge la plus représentative est celle des 26-35 ans (43,3 %). 73,3 % ont obtenu leur diplôme avant 2009 (à 70 % le Diplôme d’État d’infirmier-DEI) et n’ont donc pas été formés avec le programme actuel. 40 % de ces personnels de santé ont une expérience de plus de cinq ans dans le tutorat d’un étudiant en soins infirmiers.

Les usages effectifs du portfolio par les professionnels tuteurs de stage dans l’accompagnement du « prendre soin comme travail auquel on forme ».

Depuis la réforme de 2009, les professionnels de santé tuteurs de stage constituant notre échantillon ont été essentiellement formés à l’usage des référentiels d’activité et de compétences (MPPORF1b et MPPORF1c=4,17, SD= 1.28, 63,3 %). Ces supports renvoient tous deux aux attentes de l’employeur en matière de structuration des maquettes de formation sur le modèle LMD d’une part et au niveau de professionnalisation attendue des étudiants pour leur recrutement d’autre part. Une corrélation positive et fortement significative entre la formation au référentiel d’activité et de compétences (r=1.00, p<.001) permet de considérer qu’elles ont été dispensées en cohérence l’une par rapport à l’autre du point de vue des intéressés. Cela renvoie au choix de situations apprenantes en lien avec l’activité professionnelle (Jonnaert, 2002) en adéquation avec les compétences issues du référentiel qui sont entendues comme des « balises » pour l’organisation de la formation en IFSI (Le Boterf, 2002). Une corrélation négative et significative existe entre la variable de formation reçue au portfolio et l’absence d’usage de l’outil (r=-.55, p<.001). Autrement dit, au plus, les TU sont formés à l’usage du portfolio, au moins, il y a une absence d’usage. Le test de V de Cramer confirme la puissance d’association entre ces deux variables qui est moyenne (1-βobs=0.49) ce qui permet de conclure à un effet à la fois statistique significatif et statistique pratique.

Toutefois, les données issues des entretiens semi-directifs nuancent la perception de cohérence de ces formations reçues. Elles mettent en évidence le fait que le référentiel de compétences et le portfolio paraissent « assez éloignés des réalités du terrain » et peu compréhensibles.

« Chercheur : vous le jugez comment alors ce portfolio ?

Tuteur : c’est lourd, c’est très lourd avec toutes les croix et puis c’est vrai que (…) Il y a très peu d’élèves qui nous le montrent. Moi je le réclame, mais à remplir ça demande du temps et déjà il faut le comprendre ».

Les TU expriment également des difficultés à donner un sens à des indicateurs de performance décontextualisés et à s’approprier des items jugés « intellectualisés » au sens de Berrahou et Roumanet (2013).

« Tuteur A : Il y a énormément de termes qui sont compliqués à comprendre, par exemple certains intitulés de compétences, j›ai dû aller voir dans le dictionnaire ».

« Tuteur C : Je me dis même nous qui avons un vocabulaire qu›on manipule tous les jours, de professionnels, il y a quand même certains termes qui nous paraissent très abstraits, voire totalement étrangers à notre vocabulaire, alors je me dis l›étudiant en apprentissage ça doit être du ‘schmilblick’ pour lui ! C’est à simplifier tout ça (…) ».

Par ailleurs, ces constats nous conduisent à considérer l’existence d’une confusion, sans doute entretenue par une formation incomplète, entre l’évaluation des compétences au regard des référentiels et l’approche par compétences comme paradigme d’apprentissage.

« Tuteur A : C›est vrai que quand les étudiants nous disent : ah, mais oui, j›ai la compétence 7 à valider… Donnez-moi un papier que je sache ce qu›est la compétence 7 ! »

Nous identifions un premier problème. Les professionnels de santé tuteurs de stage (TU) doivent en effet évaluer une compétence globale renvoyant à un agir en situation de travail ce qui ne peut se limiter à l’acte de soin en soi et à une somme d’items appréciés par des évaluations ponctuelles et non intégrées comme cela semble être le cas dans notre étude (Jonnaert, 2011). Comme le souligne l’auteur (Ibid, p. 41), les TU semblent confondre la compétence « requise » avec la compétence « réelle ». Or « réduire une compétence à une somme, un pourcentage ou une moyenne, c’est sans doute l’anéantir. Peut-on chiffrer une compétence ? Que signifie une compétence réussie à 60 % ou 85 % ? »

(Tableau 1 ici : Statistiques descriptives, Alpha de Cronbach des échelles et corrélations de Pearson significatives inter-items)

En outre, au-delà des formations évoquées précédemment, nous constatons que les TU composant notre échantillon ont été moins formés aux usages du portfolio (MPPORF1d=3,90, SD= 1,49, 60 %) et encore dans une moindre mesure aux missions du tutorat (MPPORF1a=2,20, SD=1,86, 30 %). En effet, une formation à l’approche par compétences incluant le portfolio devrait se traduire par une relation positive et significative entre l’usage de l’outil et la période complète du stage des étudiants. Dans ce cas, une telle adéquation renseignerait sur une pratique du portfolio permettant aux TU d’en valoriser la dimension formative et d’adapter l’aide apportée aux étudiants au cours de leur apprentissage du care comme activité. Or, nos résultats montrent que la perception de la formation reçue au portfolio, lorsque c’est le cas, ne donne lieu à aucune corrélation significative ni avec son utilité perçue tout au long du stage ni avec un bénéfice au profit de la formation des étudiants. En outre, seuls 30 % des TU considèrent l’outil comme « tout à fait utile » à la formation des étudiants (MPPF2a=3,30, SD=1.46). Il y a une forte hétérogénéité des perceptions à ce sujet qui est aussi corrélée positivement et significativement (r=.47, p<.001) avec l’expression d’un grand désaccord concernant la facilité d’usage de l’outil par les TU eux-mêmes (MPPF2c=1,97 ; SD=0.96 ; 40 %).

Malgré tout, nous avons essayé de comprendre si la formation au portfolio reçue par les professionnels de santé tuteurs de stage était positivement et significativement corrélée avec la période d’utilisation de l’outil. Il apparait en effet que les TU formés au portfolio l’utilisent plutôt en début de stage lors de l’accueil de l’étudiant (MUPF3a=2,93, SD=1.44, 56 %), (Tableau 2) (r=.52, p<.001) puis pour le bilan intermédiaire (MUPF3b=2,83, SD=1.64) (r=.45, p<.05). Cet usage du portfolio pour le bilan intermédiaire se fait en équipe, mais malheureusement pour 21 % en l’absence de l’étudiant (Tableau 2) ce qui est dommageable pour l’accompagner de façon formative et longitudinale dans l’acquisition d’une posture de soignant confronté à de multiples situations de travail lors des stages.

« Tuteur B : Alors je demande à ce que l›étudiant me remette son portfolio que j’emporte chez moi parce que pendant l›entretien je n›ai pas vraiment le temps de rentrer dans les détails. Je le feuillète, mais vraiment je le regarde plus précisément chez moi : où il en est, comment se sont passés les stages. Après le portfolio intervient tout au long du stage également, voilà c›est vraiment une base et un support de travail utile et indispensable ».

Sur ce point, les révisions apportées en 2015 par la Direction générale de l’offre de soin (DGOS) à l’Arrêté du 31 juillet 2009 relatif au DEI et aux usages du portfolio contribueront à revaloriser le bilan intermédiaire réalisé en présence de l’étudiant afin de mesurer une progression tout au long du stage (Cougnoux et coll., 2015).

Nous avons identifié un second problème : le portfolio est surtout utilisé pour l’évaluation sommative (MUPF3c=4,07, SD=1, 28, 86 %) et pour la validation des compétences. L’une des raisons pourrait être que les visées perçues du portfolio (Tableau 2) sont orientées vers une adéquation avec les attentes certificatives de capitalisation des compétences acquises pour l’obtention du diplôme (51 %) d’une part et les enjeux de normativité de leur mesure entre formateurs (21 %) d’autre part. Nos résultats montrent précisément que seuls 9 % des TU associent le portfolio à une relation pédagogique contributive d’une meilleure compréhension de ce qui se joue dans le « prendre soin comme travail ».

(Tableau 3 ici : Utilisation faite du portfolio selon les professionnels de santé tuteurs de stage)

Comme l’illustre l’extrait suivant, 12 % seulement des TU consultent les analyses de pratiques (Tableau 3) dans le portfolio. Elles restent méconnues alors qu’elles pourraient leur permettre d’identifier un point d’écueil récurrent chez les étudiants tels que par exemple une difficulté à se positionner dans l’équipe de soignants ou à être confronté à la grande souffrance de certains patients.

« Chercheur : dans le portfolio il y a une rubrique, l’analyse de pratiques ça vous parle ?

Tuteur A : je vois l’intitulé, mais euh c’est (…) qu’est-ce que j’aurais dû faire, qu’est-ce que j’ai fait pour améliorer la situation ou quelque chose comme ça ? »

Cette perspective est toutefois évoquée par certains :

« Tuteur D : Je pense que c›est quelque chose de pertinent parce que ça permet à l›étudiant d›avoir un peu le recul pour observer une situation qu›il a pu être amené à vivre en stage. Donc ça me parait important et même indispensable de faire ce petit exercice et peut-être ce serait intéressant de le mettre en place aussi sur le lieu de stage (…) Finalement, ça me parait vraiment pertinent d›imposer à tous les étudiants de première, deuxième et troisième année d›avoir au moins une démarche de soins à me présenter pendant son stage »

Les compromis sociaux d’usage entre attentes institutionnelles et pratiques d’accompagnement

L’auto-évaluation des compétences des étudiants à l’aide du portfolio en préalable à l’évaluation des stages n’est utilisée que par 9 % des TU. Cette pratique peut se faire évidemment sans le portfolio comme support, mais cela va alors à l’encontre du référentiel de formation. Ce résultat nous invite à penser qu’il s’agit d’un exemple de compromis d’usage suscité par les difficultés d’exploitation d’un outil auquel les TU n’ont pas été suffisamment formés et les attentes sommatives et certificatives du DEI. Cet « accommodement » social entre pratiques pédagogiques des formateurs et attentes des commanditaires de la réforme de 2009 (Nachi, 2011) aboutit par exemple à l’utilisation de la fiche de stage qui se substitue au portfolio sans faire l’objet d’aucune critique. Cette fiche ne sert qu’à recopier ce qui est noté dans la fiche de bilan de mi-parcours et de fin de stage. Elle est ensuite transmise à l’étudiant pour son auto-évaluation et celui-ci fait un bilan en parallèle de la démarche des formateurs. Après cela, tuteur et étudiant examinent de nouveau et ensemble chaque point :

« Chercheur : donc vous lui demandez de s›autoévaluer avec son portfolio ou avec un autre outil ?

Tuteur C : le document du bilan de mi-stage, la double feuille qui est un raccourci de ce qu’il y a dans le portfolio (…) Alors, moi, je leur demande de prendre leur feuille, de la photocopier, de s’auto évaluer. Après je les reprends, et on la refait ensemble ».

Cet extrait documente l’exclusion de l’étudiant d’une partie du processus d’évaluation dans une approche par compétences. Nos données descriptives confortent ce résultat : 21 % des TU utilisent une fiche bilan renseignée en équipe, mais la remplissent en l’absence de l’étudiant et la communique à ce dernier lors de l’entretien de positionnement (Tableau 2). En conclusion, pour évaluer la progression des étudiants dans l’acquisition de leurs compétences, 43 % des TU utilisent d’autres outils que le portfolio. Or l’évaluation dans une approche par compétences ne peut se réduire à apprécier un « produit fini » jugé en fonction de sa conformité ou non aux attentes professionnelles. Sur ce point, nos résultats montrent que l’appréciation de la mise en oeuvre de la compétence requise en situation de travail n’est utilisée qu’à 30 % (Tableau 2) pour l’évaluation du stage. Cela nous semble documenter le fait que le portfolio n’est pas adapté, du point de vue d’une partie des professionnels de santé tuteurs de stage, à l’appréciation du rapport entre connaissance et action qui est évacué par une vision positiviste faite de descriptions exhaustives et de mesures précises qui en attestent les acquisitions. Nous retrouvons ici les travers d’applications technicistes de l’approche par compétences évoqués par Boutin (2004). En outre, 12 % de notre échantillon considèrent que le portfolio n’a aucune valeur pour l’évaluation, 36 % ne consultent aucune de ses rubriques, seulement 19 % celles documentant l’acquisition des actes techniques de soin et les activités de soin, 22 % l’acquisition des compétences. Plus révélateur encore d’un intérêt divergeant vis-à-vis des outils de l’ingénierie pédagogique issus de la réforme de 2009 (Nachi, 2011), 23,5 % des TU n’utilisent pas du tout le portfolio.

5. Discussion des résultats

Au terme de cette présentation, nos résultats, même s’ils ne peuvent être généralisés, participent toutefois à une meilleure compréhension de la nature et de la force des compromis sociaux d’usage (Nachi, 2011) existant entre commanditaires ou prescripteurs de la réforme de 2009 et formateurs autour du paradigme de l’approche par compétences (Doucet, 2013). Aucune représentation ne semble avoir été collectivement partagée à propos des enjeux pédagogiques de ce nouveau paradigme. Concernant les usages du portfolio de compétences, cet outil emblématique de la réforme est sous exploité dans l’accompagnement des apprentissages du care comme activité par les étudiants. Sa dimension formative disparait au profit d’un usage sommatif et d’une certification des compétences attendues de l’employeur. L’usage de supports alternatifs s’oppose finalement à la légitimité de l’outil (Scallon, 2007 ; Tardif, 2006) dans une approche par compétences. À titre d’exemple, les fiches bilan empêchent la mise en oeuvre d’une évaluation intégrée bien qu’elles soient utilisées dans le cadre de la délibération en faveur ou pas de l’attribution du DEI à l’étudiant. Ces résultats, bien que modestes, se rapprochent de ceux d’autres études (Berrahou et Roumanet, 2013) dont celle menée par Boissart en 2012 à l’aide de dix-neuf entretiens semi-directifs auprès des différents acteurs pédagogiques de la formation infirmière. Nous montrons les effets d’une confusion entre l’évaluation des compétences « attendues » et l’approche par compétences comme paradigme d’apprentissage en l’absence d’une formation de formateurs suffisante ce qui les éloigne d’opportunités d’accompagnement du prendre soin comme travail auquel on forme. En effet, le référentiel de compétences relève des techniques curriculaires de conception de programmes d’études. L’approche par compétences (Jonnaert, 2011) renvoie quant à elle aux modalités pédagogiques replaçant l’étudiant au coeur du processus d’apprentissage professionnel et de développement de ses compétences. Le portfolio doit être un outil mis au service des étudiants pour documenter les traces de leur agir compétent en situation de stage. Ils peuvent y placer des récits de pratique, des documents divers en lien avec leur apprentissage du caring et pas seulement documenter leur performance située : doutes techniques, questionnement éthique, prise de conscience du rapport clinique au patient doivent pouvoir s’y exprimer aussi. Nos résultats mettent en évidence le fait que cette confusion est accrue par l’enjeu de normativité des mesures entre formateurs à l’appui des grilles qui, dans le portfolio, permettent l’évaluation des compétences des étudiants listées dans le référentiel. Précisément, le référentiel de compétences définit cinq compétences « coeur de métier » et cinq compétences « transverses » communes à certaines professions paramédicales. Ces dix compétences, qui sont plutôt des fonctions, sont déclinées chacune en six à douze items décrivant des activités (près de 80 au total, commençant par un verbe à l’infinitif). Comme le note Hébrard (2011), « dans le référentiel de compétences, le premier problème est qu’il n’y a pas de distinction claire entre activités et compétences ». Pour chacune des grilles disponibles dans le portfolio, une série de critères sont définis (au total 40) avec plusieurs indicateurs permettant de juger le niveau d’acquisition. Concernant les dimensions relationnelles de la compétence infirmière, autrement dit « le prendre soin », d’un point de vue méthodologique, les nombreux indicateurs sont de nature hétérogène pour le même critère ce qui rend difficile l’évaluation qui doit se traduire par la décision de cocher une seule case. Par ailleurs, le poids relatif de la dimension relationnelle de la compétence est réduit par rapport aux critères centrés sur les aspects techniques des soins. Selon l’auteur, il se dégage de la conception du référentiel de compétences et du portfolio l’impression d’une sorte d’évitement ou d’une difficulté à aborder tout ce qui constitue la relation humaine proprement dite (relation à la personne soignée, relations professionnelles ou relation formative). Les critères et indicateurs portant sur ces dimensions de la compétence infirmière ne parlent que très peu de la qualité de la relation, des attitudes à adopter, des valeurs et de l’éthique de la profession (2011, p.109-110).

Autrement dit, de nombreuses dimensions du « prendre soin comme travail auquel on forme » qui se rapportent aux compétences « réelles » en situation de travail sont largement occultées. Il s’agit d’un constat que l’on ne peut éviter de croiser avec un usage du portfolio circonscrit à sa fonction d’évaluation certificative et de contrôle. C’est bien là l’un des paradoxes de l’approche par compétences déclinée dans la formation en soins infirmiers que de s’inscrire dans un paradigme orienté vers les situations apprenantes et l’activité réelle qui s’y déploie tout en se dotant de supports et d’outils normatifs, détaillés et se rapportant aux seules compétences « attendues ». Ces derniers enferment les formateurs dans des procédures d’évaluation éloignées des dimensions relationnelles, voire socio-affectives de l’agir professionnel. Dans notre cas, les moyens, c’est-à-dire les compétences « attendues », sont confondus avec les finalités de la formation, c’est-à-dire les compétences « effectives ».

5.1 Du compromis social d’usage au compromis de régulation

Revenons sur le concept commun de compromis entendu comme « un processus qui s’instaure entre des partenaires cherchant à parvenir à un accord au prix de quelques accommodements, adaptations et concessions réciproques entre des intérêts divergents » (Nachi, 2011, p. 110). Nos résultats mettent en évidence la force de ce compromis « de sens commun » entre prescripteurs de la réforme d’une part et professionnels de santé ou cadres formateurs chargés de mettre en oeuvre le nouveau continuum de formation en soins infirmiers d’autre part. Depuis cinq ans, les différentes institutions hospitalières ont essayé de s’adapter rapidement aux bouleversements pédagogiques et ont mis parfois en place une formation des professionnels de santé, tuteurs de stage à l’usage de l’outil portfolio qui ne revêt aucune antériorité fonctionnelle dans la formation infirmière en France (Boissart, 2012). Néanmoins, plusieurs études récentes (Berrahou & Roumanet, 2013 ; Garnier & Marchand, 2012 ; Montguillon, 2013) soulignent que les aménagements de la formation en IFSI se sont faits dans l’urgence et sans un accompagnement suffisant des formateurs. Comme le montrent les résultats de l’étude de Bouveret et coll. (2012), le temps d’assimilation a été trop court pour permettre « une révolution copernicienne en matière de paradigme » pédagogique (Boissart, 2012). Jonnaert (2011, p. 41) rappelle que la conception d’une formation à l’approche par compétences est un travail énorme puisque l’évaluation implique un changement de culture et d’outils : « l’évaluateur devient aussi et principalement un observateur en situation. S’il a besoin d’outils pour observer, il a également besoin de grilles pour décrire, analyser, comprendre, non seulement les situations, mais surtout la représentation, voire la reconstruction que s’en font les personnes lorsqu’elles traitent ces situations ». Les professionnels de santé, tuteurs de stage, assurent leur fonction en supplément de leur travail au sein des unités de soin où leur priorité demeure le patient. Même si leur formation apparait comme urgente dans le cas de ceux ayant obtenu leur DEI avant 2009, elle ne peut s’envisager sans une approche collective. En effet, pour démystifier la notion de compétence, il nous parait nécessaire d’en construire une définition et une représentation partagée entre tous les acteurs de la formation. Les révisions apportées en 2015 par la Direction générale de l’offre de soin (DGOS) à l’Arrêté du 31 juillet 2009, relatif au DEI et aux usages du portfolio, constituent une première avancée prenant davantage en compte les contraintes de conception et d’application de cet outil emblématique de la réforme (Cougnoux et coll., 2015). Faut-il y voir les prémisses d’une forme d’échange, d’interaction entre partenaires mus par l’idée de parvenir à un accord sur les moyens et les modalités d’application les plus efficients en termes d’ingénierie pédagogique ? Dans ce cas, pour reprendre la distinction conceptuelle opérée par Nachi (2011), nous pourrions évoquer le passage d’un « compromis d’usage » entendu comme un processus d’adaptation ou d’accommodation social caractérisé par des divergences à un « compromis de régulation » matérialisé dans un acte formel résultant de la prise en compte des revendications « du terrain ».

5.2 Préconisations

Les résultats de notre étude exploratoire invitent à des préconisations. Il s’agit en premier lieu de confronter les pratiques des formateurs concernant l’usage effectif du portfolio au sein de plusieurs IFSI d’un même Groupement de Coopération Sanitaire (GCS) afin d’améliorer son exploitation dans l’accompagnement du « prendre soin comme travail auquel on forme » en situation d’alternance. S’il apparait comme souhaitable de la compléter par des apports non partisans mais néanmoins critiques autour du paradigme de l’approche par compétences, l’enjeu est aussi de permettre aux professionnels de santé tuteurs de stage d’exploiter davantage les analyses de pratiques déposées dans le portfolio pour accompagner les étudiants dans leur apprentissage du caring. Autrement dit, il s’agit de concilier l’approche par compétences avec l’action pédagogique des formateurs au service du développement du futur soignant sous tous ses aspects et pas seulement sur celui de la performance attendue. À titre d’exemple, il nous semble que les grilles actuelles d’évaluation des actions de soin réalisées par les étudiants lors des stages pourraient être complétées par des « outils intermédiaires » construits collectivement par les formateurs (Berrahou & Roumanet, 2013). Nous qualifions ainsi les fiches « radar des compétences », contributives de l’évaluation de la qualité du soin effectué, des compétences mobilisées dans cette activité et de leur niveau d’acquisition (Duforest-Rey, 2014). Elles contribueraient en outre à distinguer plus facilement la compétence « réelle » de la compétence attendue figurant dans le référentiel comme le suggère Hébrard (2011). Les fiches « radars de compétences » viendraient donc enrichir le portfolio de l’étudiant en restaurant également sa fonction formative au travers de l’auto-positionnement dans le développement des compétences professionnelles (Figure 1).

Figure 1

Exemple d’évaluation de la compétence 1 à l’aide de la fiche « radar des compétences » d’après le travail de Duforest-Rey (2014)

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Ce type de fiche repose sur plusieurs indicateurs en lien avec trois critères de la compétence :

  • Critère 1 : « Pertinence des informations recherchées au regard d’une situation donnée » ;

  • Critère 2 : « Cohérence des informations recueillies et sélectionnées avec la situation de la personne ou du groupe » ;

  • Critère 3 : « Pertinence du diagnostic de situation clinique posé ».

Dans un usage négocié avec l’étudiant, ces fiches faciliteraient la formalisation de pistes de réajustement de son activité en lien avec l’acquisition du prendre soin comme travail. Lors de l’entretien pédagogique de fin de stage, consultées par le formateur référent de stage, ces fiches permettraient également de renégocier collégialement les objectifs du contrat pédagogique proposé à l’étudiant.

En second lieu, la version papier du portfolio de compétences nous semble le limiter à un « casse-tête administratif », « lourd », « chronophage » et qui manque de lisibilité. Sa composition même nous semble susceptible d’évolution au regard de l’approche par compétences intégrée (APCi) d’après Parent, Jouquan et De Ketele (2013). Selon ces auteurs, le portfolio pourrait comporter quatre parties : a) une introduction reprenant les informations administratives ; b) une partie « développement professionnel » axée sur le parcours de formation de l’étudiant en lien avec ses stages où les formateurs retrouveraient les auto-évaluations, l’analyse des situations dites « cliniques » ou « questionnantes » supports des pratiques de soin et l’ensemble des comptes rendus d’entretien de positionnement et les bilans (initiaux, intermédiaires et finaux) des stages ; c) une partie réflexive centrée sur la démarche de soin, le prendre soin comme travail et l’acquisition d’une posture professionnelle en lien avec le patient et la communication avec les autres acteurs de santé contribuant au récit de situations professionnelles vécues ; d) enfin une partie regroupant les ressources et autres documents témoignant des apprentissages de l’étudiant et documentant son développement professionnel dans une approche diachronique. L’évolution vers un l’e-portfolio numérique nous parait être indispensable pour que cet outil emblématique de la réforme de 2009 enrichisse les modalités d’accompagnement des étudiants vers la construction de leurs connaissances et d’une posture réflexive et éthique dans le care comme activité.