Corps de l’article

Introduction

Durant l’été 2004, un conflit éclate à Marseille à propos de la réhabilitation de la rue de la République, l’un des secteurs investis par « la plus grande opération de rénovation urbaine d’Europe » [1] . Menacés d’éviction par les sociétés immobilières propriétaires des deux tiers de la rue, les habitants locataires – résidents comme commerçants – se mobilisent pour faire valoir leurs droits. Pourtant, ce problème public (Borja, 2013) finit par disparaître en l’espace de quelques mois alors même que le déplacement des habitants de la rue continue, jusqu’à ce jour, son travail sourd et systématique. Les déplacements d’habitants, « des mouvements non-consentis ou tout au moins contraints, sont au cœur d’une réflexion sur le droit à la ville et sur la justice spatiale » (Recoquillon, 2014, p. 10). Il s’agit pourtant d’un objet intangible et controversé. L’hypothèse de cet article est que le projet urbain, tel que défini par Gilles Pinson (2005) à la fois comme objet et processus [2] , est un moment propice pour observer les trajectoires résidentielles qui résultent de tels déplacements.

À partir de la littérature existante sur ce sujet, la première partie de cet article discute l’idée selon laquelle les déplacements qui surviennent dans un processus de gentrification et ceux qui sont causés par un projet urbain sont un seul et même objet d’étude. Cette perspective sera étayée dans un second temps par la présentation des différentes formes de déplacements qui coexistent au sein du projet Euroméditerranée, en soulignant le rôle très relatif que peuvent avoir les dispositifs spécifiques de prise en charge, notamment en matière de relogement ou d’indemnisation. La troisième partie de cet article est une analyse de la diversité des trajectoires issues de ces déplacements et leur signification pour les habitants en matière d’exclusion. Observés lors d’une exploration de terrain conduite, entre septembre 2015 et mars 2016, dans le cadre d’une recherche doctorale en urbanisme, les résultats présentés ici sont incomplets et issus de matériaux hétérogènes, notamment : des entretiens réalisés par des tiers (recueillis dans un documentaire, trois web-documentaires, une étude non publiée et commandée par un bailleur privé, une étude non publiée et commandée par un établissement public, une dizaine d’articles de presse et une soixantaine d’entretiens réalisés dans le cadre du dispositif ENCRE [3] ), six entretiens réalisés avec des cadres de l’opération Euroméditerranée et d’une association d’habitants, douze entretiens réalisés avec des habitants déplacés.

1. Limites et avantages de l’utilisation du projet urbain comme révélateur des mécanismes de déplacements

En géographie, le terme « déplacement » est généralement employé pour désigner les mobilités quotidiennes. On le retrouve également, lorsqu’il se rapporte spécifiquement à la dimension résidentielle, dans le champ des migrations en contexte de crise (guerre, catastrophe climatique ou technologique) ou, plus récemment, d’aménagement de grandes infrastructures (hydrauliques, routières, urbaines ou touristiques). L’objet qui nous intéresse appartient à ce dernier cas de figure même si, rapproché des déplacements liés à la gentrification, il semble plutôt le précéder. Ce rapprochement amène un questionnement à deux niveaux : l’un, davantage éculé, concerne la parenté entre le projet urbain et la gentrification ; l’autre s’intéresse plutôt aux rapports que peuvent entretenir en eux-mêmes les déplacements occasionnés par l’un et l’autre processus. Nous verrons que les mouvements résidentiels liés à la gentrification ne cessent de susciter les débats les plus vifs lorsque se pose la question de leur dimension contrainte et donc de la pertinence d’une approche par les déplacements. À l’inverse, ceux qui sont liés à la rénovation urbaine française font généralement l’objet d’une approche par les trajectoires, plutôt que d’une approche par les déplacements, alors même que leur caractère contraint ne peut faire débat.

1.1 Les limites méthodologiques d’une approche extensive de la gentrification pour étudier les trajectoires résidentielles

Neil Smith fut le premier à critiquer avec force les politiques de régénération urbaine, en les apparentant à une forme planifiée de gentrification (1996) et en soulignant leur généralisation comme modèle de développement urbain (2002, 2003). Ce cadre d’analyse présente l’intérêt « d’insister sur les violences sociales et symboliques qui accompagnent d’ordinaire ces processus (éviction d’habitants ou de commerces populaires, complication de l’accès au logement, financement d’équipements ou d’évènements en décalage complet avec les demandes des populations locales, etc.) » (Clerval & Van Criekingen, 2014) . Il sera repris par un certain nombre de chercheurs critiques (Bidou-Zachariasen, 2003) pour mettre en lumière le rôle que jouent, dans le processus de gentrification, les politiques urbaines mobilisant des discours sur la renaissance et le renouvellement urbains (Bacqué, 2006 ; Bernt, 2012 ; Colomb, 2006 ; Rousseau, 2008 ; Van Criekingen, 2013). En France, le renouvellement urbain présente un double visage (Bonneville, 2004) : celui des projets investissant les centres urbains, initiés par les collectivités locales et davantage apparentés à l’urban regeneration britannique ; celui de la rénovation urbaine, organisée par l’État dans les quartiers dits difficiles et le plus souvent situés en périphérie des centres urbains [4] . À de rares exceptions (Clerval & Garnier, 2014), l’analyse conférant aux projets de renouvellement urbain les caractéristiques de la gentrification et de l’urbanisme néolibéral (Brenner, 2002 ; Peck, Theodore, & Brenner, 2009) est plutôt mobilisée pour le premier cas de figure qui ne concerne pas, ou pas exclusivement, du logement public. De plus, compte tenu de son histoire institutionnelle (Le Garrec, 2006), le terme de renouvellement urbain est plutôt mobilisé dans la recherche urbaine française pour désigner le deuxième cas de figure. Pourtant, l’un et l’autre type de projet urbain consistent à mettre en œuvre une politique de peuplement (Lainé-Daniel et al. 2013 ; Desage et al. 2014), dont les principes comme les expériences consacrent « de nouvelles dominations et de nouvelles inégalités au sein des agglomérations françaises » (Bergel, 2008, p. 192). Ainsi, ces projets urbains contiennent la question de la gentrification mais celle-ci se place non pas au niveau des causes du processus [5] , mais plutôt au niveau de l’intentionnalité, elle-même en tension entre les actions menées dans le cadre du projet et leurs effets (Soubeyran, 2014). Les critiques adressées à cette approche extensive de la gentrification sont toutefois importantes pour comprendre les limites inhérentes à l’étude des déplacements, aussi bien au niveau de l’analyse des trajectoires des personnes déplacées que de l’identification des déplacements tout court.

Cette recherche aurait tendance à occulter des processus microsociologiques qui peuvent varier d’un contexte urbain à l’autre et d’un projet urbain à l’autre. La question des trajectoires résidentielles est notamment visée dès lors que « quitter des taudis au centre-ville pour aller dans un quartier solide et plutôt agréable n’a strictement rien à voir avec quitter le même taudis pour aller habiter à peine mieux mais beaucoup plus loin » (Bourdin, 2008, p. 26). Ce qu’Alain Bourdin pointe ici c’est l’éventualité que le déplacement se solde par une amélioration effective des conditions de logement des personnes déplacées, voire se présente comme une opportunité dans leur parcours résidentiel. Ces trajectoires sont toujours une énigme pour la recherche urbaine, mais cela est moins lié à des raisons conceptuelles que méthodologiques. Certes, la gentrification est un cadre d’analyse qui porte historiquement sur les changements in situ d’un quartier donné. Ainsi, du point de vue des déplacements, sa focale porte nécessairement sur les départs et peut présenter le risque de contourner la question des situations d’« arrivées » (Blanck & Siou, 2009). Cependant, en montrant que les classes populaires sont « la plupart du temps évincées en périphéries » (Clerval, 2014), les travaux consacrés aux dynamiques spatiales de la gentrification comme ceux d’Anne Clerval (2010) constituent une exception notable à ce schéma conceptuel. Mais cette analyse spatiale, que des travaux plus larges sur la ségrégation urbaine viennent nuancer (Fijalkow & Préteceille, 2006 ; Préteceille, 2006 ; Donzelot, 2009), implique un changement d’échelle : l’analyse des trajectoires sociales se faisant au travers de celle, géographique, du processus en son entier. Mais comment « étudier les trajectoires résidentielles des populations évincées d’un quartier en voie de gentrification dès lors que par définition elles ne s’y trouvent plus » (Clerval & Van Criekingen, 2012, p. 9-10) ? Il s’agit d’un problème de méthode concernant l’identification des habitants déplacés qu’une autre problématique, celle de la définition du déplacement, vient renforcer.

1.2 Les limites liées à l’intangibilité des déplacements pour étudier les trajectoires résidentielles

L’un des arguments mobilisés par un certain nombre de chercheurs (Burgel, 2010 ; Hamnett, 2008 ; Lévy, 2013 ; Steiner, 2016) qui, loin de remettre en cause une approche extensive de la gentrification, considèrent celle-ci avec bienveillance (Rose, 1984) et contribuent à l’évacuation de sa dimension critique (Slater, 2006), est qu’il serait plus adéquat de voir un remplacement au lieu d’un déplacement (Hamnett, 2003). Cette thèse repose sur une certaine interprétation de la démographie urbaine, où le déclin de la classe ouvrière dans les villes serait la conséquence mécanique du déclin de la classe ouvrière en général ; point qui est réfuté par plusieurs chercheurs (Watt, 2008 ; Slater, 2009, 2010) qui défendent le changement de nature, et non la disparition, de la classe ouvrière. Mais, selon nous, elle repose surtout sur l’omission des logiques de peuplement qui peuvent aussi bien exister à l’échelle des bailleurs que des politiques urbaines et qui sont précisément celles qui conduisent au déplacement, direct ou indirect, planifié ou non, des personnes habitant les quartiers investis par la gentrification.

La littérature consacrée aux déplacements (Atkinson, 2000 ; Bernt & Holm, 2009 ; Freeman & Braconi, 2004 ; Newman & Wyly, 2006) a, en effet, plus souvent porté sur la définition et la mesure de ces déplacements et de leur composante sociologique que sur les trajectoires résidentielles qui peuvent en résulter. Dans un ouvrage fondateur sur la question, Peter Marcuse proposait d’ajouter à la définition de Georg et Eunice Grier (1980) la suivante :

Displacement occurs when any household is forced to move from its residence by conditions that affect the dwelling or its immediate surroundings, and that: 1) are beyond the household’s reasonable ability to control or prevent; 2) occur despite the household’s having met all previously imposed conditions of occupancy; and 3) make continued occupancy by that household impossible, hazardous, or unaffordable. (Marcuse, 1985, p. 205)

Une notion complémentaire appelée exclusionary displacement est également discutée :

Exclusionary displacement occurs when one household vacates a housing unit voluntarily and that unit is then gentrified or abandoned so that another similar household is prevented from moving in, the number of units available to the second household in that housing market is reduced. The second household, therefore, is excluded from living where it would otherwise have lived. (Ibid., p. 206)

L’introduction de cette notion permet de mettre en avant le processus d’abandon des logements inhérent à la gentrification et de prendre en considération le fait que celle-ci s’immisce, la plupart du temps, dans un turn over en apparence ordinaire. Par rapport à la première définition qui se rapporte à un déplacement direct, mais quasiment indécelable, une étude des trajectoires résidentielles issues de déplacements indirects s’avère d’autant plus improbable que le déplacement n’a pas eu lieu, encore une fois, à l’échelle individuelle. Ces déplacements d’exclusion suggérés par Peter Marcuse se rapportent davantage à une catégorie sociale dont la définition pose un certain nombre de problèmes, ainsi que nous l’avons vu. Le terme même de déplacement peut paraître abusif et ne rend pas nécessairement service à une approche critique de la gentrification : les logements vacants, abandonnés ou non, sont déjà un témoignage manifeste de l’éviction de certains habitants vis-à-vis de certains quartiers sans qu’il se soit agi pour autant de déplacements ; déplacement et éviction se complétant dans le processus de gentrification. Ainsi, l’intangibilité du déplacement peut conduire à l’hypothèse qu’il n’y a pas de lien mécanique entre mobilité et recomposition sociale des quartiers anciens (Authier, 1996). Cette intangibilité vient en fait de la difficulté à se saisir de la dimension contrainte de la mobilité dans toute sa complexité. Elle tend alors à évacuer de l’objet « déplacement » un grand nombre de mobilités qui pourraient y figurer.

À ce titre, la rénovation urbaine fait figure d’exception puisqu’elle donne une grande visibilité à cette dimension contrainte, même si la recherche qui lui est consacrée privilégie plutôt le terme de mobilité. D’abord, cette visibilité est inhérente aux principes de la loi de 2003 instituant la rénovation urbaine. Celle-ci marque un tournant dans l’histoire de la politique de la ville française initiée au début des années 1980 puisque, en dépit des tensions que connait le marché du logement, la démolition de logements sociaux y est présentée comme un outil essentiel de la transformation des quartiers en difficulté (Lelévrier, 2007). Si elle relève de différents registres et représentations (Duarte, 2008), la justification de ces démolitions s’inscrit particulièrement dans le cadre de la mixité sociale : il s’agit de diversifier l’offre de logements pour diversifier la population des quartiers investis par la rénovation urbaine (Kirszbaum, 2008). Les déplacements d’habitants, s’ils sont nécessaires pour mettre en œuvre ces démolitions, sont en fait censés apporter leur contribution à la lutte contre la ségrégation. Les effets attendus se situent à deux échelles : celle du quartier, où ils œuvrent dans une logique de déconcentration de la pauvreté (Fol & Miot, 2014) ; celle de l’individu, où la mobilité résidentielle s’impose comme un facteur de promotion sociale (Desage, 2014). Ensuite, la visibilité de ces déplacements vient du fait que les relogements sont fortement encadrés par l’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine (ANRU), notamment en matière de transparence, de concertation et de prise en charge. De fait, les problèmes liés à l’identification des déplacements et des habitants déplacés se posent avec une moindre acuité – sans évacuer pour autant les difficultés habituelles de l’enquête qualitative – ce qui rend matériellement plausible une étude par les trajectoires résidentielles qui font justement défaut aux autres formes de renouvellement urbain. Est-ce à dire que ces circonstances sont suffisamment importantes ou exceptionnelles pour en faire un objet d’étude à part ?

1.3 L’intensité de la contrainte : une question centrale pour assouplir la définition du déplacement

Les travaux qui ont été réalisés sur les trajectoires résidentielles des habitants déplacés par la rénovation urbaine (Lelévrier, 2007 ; Kirszbaum, 2010 ; Messaoudene, 2010 ; Meissonnier, 2014) montrent que les dispositifs de concertation et de prise en charge ont des effets plutôt relatifs par rapport à l’enjeu annoncé de « respecter un principe de parcours résidentiel positif » (Lelévrier, 2010, p. 62). De manière générale, ces mobilités résidentielles sont confrontées à la même sélectivité que les mobilités résidentielles plus ordinaires. Les habitants les plus solvables ont accès aux programmes neufs construits dans le cadre de l’opération et la mobilité géographique visée ne concerne en réalité que les plus aisés d’entre eux. D’après un rapport de l’ANRU [6] , 60 % des familles relogées dans le cadre de la rénovation urbaine l’ont été dans une zone urbaine sensible (ZUS) et dans 47 % des cas il s’agissait de la ZUS d’origine. Dans de nombreux cas, ce sont les familles qui en font la demande et l’incertitude liée au relogement semble jouer un rôle important dans ce choix de rester dans le même quartier, ou du moins dans la même commune. Cela est particulièrement vrai pour les habitants les plus démunis, de sorte que leur relogement bute sur le problème de l’offre de logements adaptés à leur situation familiale ou financière. Le relogement présente des « risques sociaux » (Vignal, 2014, p. 206) lorsque l’ancrage territorial constitue une ressource centrale pour les familles déplacées, de même que la proximité sociale (Genestier, 2005) à laquelle s’attaque justement la rénovation urbaine. Dans les quartiers d’habitat ancien investis par la rénovation urbaine la question se complexifie davantage. En plus de l’ambiguïté des opérateurs locaux sur le droit des habitants à rester dans le quartier rénové (Leplaideur et al., 2011, p. 46), le changement peut être encore plus difficile à assumer au niveau psychologique dès lors que les conditions matérielles du logement évoluent positivement et que demeurent la stigmatisation et l’immobilité sociale (Dietrich, 2009). Christine Lelévrier propose ainsi d’identifier quatre types de mobilités en fonction de l’appréciation que les ménages ont de leur propre relogement :

  • Des « mobilités-projets » : l’annonce de la démolition vient accélérer ou amène à formuler des projets résidentiels qui n’auraient pas vu le jour ou pas si vite […] La notion de projet ne signifie pas forcément un projet bouclé, précis mais plutôt une perspective qui se réajuste à la situation.

  • Des « mobilités-opportunités » : la nécessité de reloger les ménages pour démolir peut ouvrir des perspectives de changements de voisinage, de logement, de commune à des ménages qui n’auraient pas pu le faire sans cette opportunité d’un relogement organisé […].

  • Des « mobilités-subies » : le déplacement ne change pas vraiment la situation résidentielle ou améliore l’environnement mais avec des désavantages côté logement. Certaines de ces mobilités peuvent être descendantes et non ascendantes.

  • Des « mobilités-d’exclusion » : la démolition fait partir des ménages qui étaient en situation d’hébergement ou très précaires qui ont préféré partir par peur de ne pas être relogés, ont pu être expulsés ou entraîne des situations d’endettement.

  • (Lelévrier, 2007, p. 22)

Les mobilités résidentielles occasionnées par la rénovation urbaine se distinguent des mobilités résidentielles plus ordinaires pour au moins trois raisons : elles sont contraintes par l’intervention publique, elles concernent des personnes peu mobiles et, lorsqu’il y a prise en charge, elles sont traitées individuellement par des organismes spécialisés (op. cit., p. 5). En dehors de ce dernier point, qui est justement celui qui leur confère cette visibilité, elles ont un rapport authentique avec les déplacements causés par la gentrification. Pour ces derniers, la contrainte ne vient certes pas de la démolition des logements, mais elle vient d’autres facteurs tout aussi extérieurs et indépendants de la volonté des habitants, tels que l’insalubrité ou l’augmentation des loyers qui rendent l’occupation du logement dangereuse ou impossible. La visibilité de la dimension contrainte se dilue ainsi dans un ensemble de paramètres qui peuvent exister indépendamment du processus de gentrification mais qui le précèdent toujours. Ainsi que nous le verrons à travers l’exemple d’Euroméditerranée, ces facteurs, quoique nombreux, sont rarement le fruit du hasard et pèsent lourdement dans la décision, ou l’acceptation, de partir. La visibilité de la contrainte s’estompe encore davantage lorsque le déplacement résulte d’une initiative de l’habitant, comme pour les « mobilités d’exclusion » observées dans le cadre de la rénovation urbaine. Mais le terme de déplacement a d’autant plus de sens que, bien que les habitants aient techniquement « choisi » de partir, l’éventualité qu’ils aient eu une quelconque alternative est vraiment mince (Newman & Owen, 1982).

Une approche par les déplacements n’empêche pas d’appréhender la diversité de ces mouvements contraints, tant au niveau de l’intensité de la contrainte – donc des rapports entretenus avec le processus de transformation urbaine qui les engendrent – que des usages concernés. Elle permet de souligner leur caractère forcé (Lelévrier, op. cit.) et rend compte d’un questionnement quant au droit des habitants à bénéficier des investissements consentis par la collectivité après des décennies d’abandon. S’ils témoignent a minima que ces habitants ne sont pas destinataires des politiques urbaines mises en œuvre, le mouvement d’éviction que suggèrent les déplacements peut laisser à penser qu’ils s’en trouvent exclus. En ce sens, l’étude des trajectoires résidentielles qui en résultent est incontournable et, si le projet urbain constitue une fenêtre de temps adaptée à cette démarche, les dispositifs de prise en charge qu’il contient n’empêchent pas de prendre en compte leur incidence sur ces trajectoires.

2. Le projet urbain comme révélateur de nombreux mécanismes conduisant au déplacement d’habitants

Compte tenu de son ampleur et de sa visibilité, nous proposons d’appréhender le projet urbain comme une fenêtre de temps, sorte d’obturateur, permettant de capturer des trajectoires au moment précis où elles basculent dans la contrainte. Déjà dans les années 1960, Henri Coing avait utilisé cette méthode sur la rénovation de l’îlot n° 4 du XIIIe arrondissement pour étudier le changement urbain [7] . Il précisait en introduction de son étude :

L’originalité du processus repose moins sur le contenu que sur le rythme du changement, et sur l’intervention d’une contrainte extérieure et planifiée […]. Paris n’a pas attendu la rénovation pour changer de visage et de caractère. Mais la pioche des démolisseurs vient accélérer la mutation, en multiplier les ferments, et la traduire en langage de béton […]. Ici, l’évènement essentiel est facile à cerner et constitue la variable indépendante. Il est possible de procéder à une observation relativement contrôlée, et présentant à ce titre des conditions voisines de celle de l’approche expérimentale, où peuvent être mises au jour les relations entre les éléments endogènes et exogènes du changement. (Coing, 1966, pp. 14–15)

L’un des objets de cette recherche était de comprendre ce qui pouvait empêcher les habitants de « profiter de la rénovation urbaine » (op. cit., p. 227) en portant une attention particulière aux déplacements, qu’il proposait de répartir en quatre groupes : les relogements directs, les relogements par échange, les relogements autogérés à défaut de pouvoir bénéficier du dispositif de relogement, les départs anticipés. L’unité de l’action publique à l’origine du déplacement est donc l’occasion d’étudier la pluralité des trajectoires. C’est dans cette perspective que nous proposons d’explorer les déplacements survenus dans le cadre du projet Euroméditerrannée.

2.1 Euroméditerranée, un chapitre clé dans l’histoire longue de la reconquête du centre-ville de Marseille

« Le projet est lancé en 1995 dans le cadre d’une Opération d’Intérêt National (OIN) et sa mise en œuvre est confiée à un établissement public d’aménagement qui a donné son nom au projet (EPA-EM). Depuis 2007, année où l’extension du projet – et le renouvellement des dotations – vers le nord est actée, son périmètre s’étend sur 480 hectares situés entre les quartiers nord de Marseille et le vieux port, le long du littoral. Véritable extension du centre-ville (Bertoncello & Girard, 2001), ce plan de reconversion économique consiste en un programme ambitieux de logements, de bureaux et d’équipements culturels. Le projet se base sur la reconquête des friches portuaires et des quartiers insalubres qui s’y trouvent (Van Criekingen, ibid. ). En l’occurrence, le périmètre recouvre principalement le 2 ème arrondissement de Marseille – 3 ème territoire français ayant le plus fort taux de pauvreté (43,5 %), derrière Grigny (44,5 %) et le 3 ème arrondissement de Marseille (51,3 %) [8] où est située la friche de la Belle-de-Mai, projet culturel phare de l’EPA-EM. Lorsque le projet est lancé, l’essentiel des espaces habités du périmètre est composé des quartiers dégradés et insalubres que la municipalité n’est jamais parvenue à résorber, à l’image d’une grande partie du centre historique de la ville. Il s’inscrit d’ailleurs dans une entreprise plus large menée sur tout le centre historique de Marseille depuis plusieurs décennies.

Le centre-ville de Marseille fait l’objet de nombreuses opérations d’urbanisme depuis les années 1990, à commencer par les périmètres de restauration immobilière (PRI). Il s’agit d’un outil contraignant les propriétaires à rénover leur patrimoine immobilier sous peine d’expropriation. Ces PRI sont prioritairement mis en œuvre au sein de zones de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager (ZPPAUP) que la ville de Marseille instaure dès 1997 sur le quartier Belsunce et le quartier du Panier – adjacents au périmètre actuel de l’EPA-EM. Une troisième zone est décrétée en 1999 sur un vaste secteur incluant les quartiers du Chapitre, de Noailles, de la Canebière et de l’Opéra. La quatrième ZPPAUP correspond aux secteurs situés le long de la rue de la République, entre Le Panier et Belsunce. Ainsi, le centre-ville de Marseille est entièrement quadrillé par des dispositifs d’urbanisme à vocation de réhabilitation du bâti ancien. En dehors des PRI, des opérations programmées d’amélioration de l’habitat (OPAH) sont aussi mises en œuvre dans le centre-ville. Contrairement au PRI, il s’agit d’un outil incitatif et ponctuel, conventionné par l’Agence nationale de l’habitat (ANAH) sur une période de 4 ans, visant à subventionner les travaux de rénovation. Deux OPAH ont été conduites dans le cadre du projet : l’OPAH « République » entre 2002 et 2006 et l’OPAH de renouvellement urbain entre 2008 et 2012. Cette dernière a été menée conjointement avec le programme de rénovation urbaine (PRU) « Centre-Nord » financé par l’ANRU, qui figure parmi les 14 PRU de la commune de Marseille. Ce projet intervient sur quatre secteurs du centre-ville définis comme prioritaires : l’îlot Bon Pasteur et le secteur Hoche, qui se trouvent dans le périmètre de l’EPA-EM, ainsi que le quartier du Panier et Belsunce. Une autre OPAH de Renouvellement Urbain, pilotée par une société d’économie mixte d’aménagement, la SOLEAM, est en cours sur le reste du centre-ville de Marseille.

Cet historique de la reconquête du centre-ville de Marseille par l’urbanisme nous permet de montrer que la ponctualité du projet urbain est plus que relative. En ce sens, ce qui pourrait être considéré comme un ensemble de circonstances exceptionnelles liées aux déplacements d’habitants s’inscrit en réalité dans la durée, sans que la nature et l’ampleur du projet ne perdent de leur intérêt pour notre démarche.

2.2 Les déplacements du projet Euroméditerranée, un continuum de situations

Les déplacements d’habitants liés à ce projet sont à minima occasionnés par la mise en chantier des espaces habités – qu’ils soient voués à la démolition ou à la réhabilitation. Mais ils peuvent aussi être considérés comme faisant partie intégrante du projet au regard des déclarations de plusieurs hommes et femmes politiques locaux. En 2003, Claude Valette, alors adjoint à l’urbanisme, déclarait à propos de la ville de Marseille : « On a besoin de gens qui créent de la richesse. Il faut nous débarrasser de la moitié des habitants de la ville. Le cœur de la ville mérite autre chose. » (Dell’Umbria, 2006, p. 13). Quelques mois plus tard, lorsque la réhabilitation de la rue de la République est lancée, cette logique sera approuvée par Danièle Servant, adjointe au logement : « je ne souhaite pas que les six-cents familles soient relogées sur place. Le repreneur [Marseille République] a l’air de mener la politique qu’on souhaite » (Ruffin, 2007, p. 15). Mais la question de l’intentionnalité du projet vis-à-vis de ces déplacements se pose surtout à travers son montage financier, les logiques de peuplement de ses acteurs, son programme de logement et les dispositifs mis en place pour accompagner les personnes déplacées. Ces derniers en particulier, tout comme leur absence, ont une importance certaine sur les trajectoires résidentielles. En matière de relogement, deux démarches ont existé au sein de l’opération d’aménagement à deux périodes bien distinctes. La première correspond à la réhabilitation de la rue de la République où les dispositifs d’accompagnement des personnes déplacées étaient réduits au strict minimum, pour ne pas dire inexistants. Cette opération a donné lieu à de nombreux dérapages et les déplacements furent le point de départ d’un mouvement de contestation qui a longtemps occupé la vie marseillaise. À partir de 2010, l’EPA-EM a changé de mode opératoire en rachetant elle-même les immeubles à réhabiliter et en mutualisant le relogement avec les autres PRU. En ce qui concerne le montage financier, les logiques d’acteurs et le programme de logements, le cas de la rue de la République est intéressant à plus d’un titre pour étudier la façon dont le projet agit sur les formes de déplacements, et notamment sur l’expression de la dimension contrainte.

2.2.1 Les déplacements tous azimuts de la rue de la République

La rue de la République est l’une des rares percées haussmanniennes qui aient été réalisées à Marseille. Destinée à connecter l’ancien et le nouveau port, sa réalisation est accompagnée d’un programme de 5 000 logements qui n’aura pas le succès escompté auprès de la bourgeoisie. Le propriétaire historique de la rue n’entretient pas son patrimoine qui devient rapidement un parc social de fait. Lorsque l’EPA-EM décide finalement d’intégrer la rue dans son périmètre, le parc de logement a déjà fait l’objet de plusieurs transactions immobilières et se répartit de la façon suivante :

Tableau 1 – Répartition et occupation des logements de la rue de la république

Tableau 1 – Répartition et occupation des logements de la rue de la république

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Bien que la rue soit détenue pour moitié par de grands groupes immobiliers [9] et que le parc connaisse un taux de vacance moyen de 30 %, l’EPA-EM connait des difficultés à négocier la réhabilitation de la rue avec ces derniers (Dubois & Olive, 2004). Une convention OPAH est néanmoins signée en 2001, lorsque la société immobilière P2C Immobilier acquiert le parc de la Cofinda et débloque pour un temps les négociations. Après avoir cédé la gestion du parc à Nexity Gestion, P2C Immobilier revend finalement son contingent en 2004 au fonds de pension américain Lone Star qui crée une structure ad hoc , la société Marseille République. Après des mois de blocage que Renaud Muselier, alors 1 er adjoint au Maire, jugeait « insupportables » (Taliercio, 2008, minute 47), c’est Marseille République qui va amorcer l’opération de réhabilitation, en commençant par le déplacement de ses locataires.

Dans un volet « social » de la convention OPAH, les bailleurs étaient tenus de reloger les locataires en fonction de leurs besoins et, si possible, de leurs souhaits. D’après la synthèse d’une étude [10] commandée par Marseille République à l’Agence Urbanis, à la question « souhaiteriez-vous déménager dans le quartier ? Ou à l’extérieur de quartier ? », 158 familles auraient dit refuser, 191 auraient dit accepter de déménager dans le même quartier, 79 auraient dit accepter de déménager indifféremment du quartier d’accueil, 28 auraient dit accepter de déménager en dehors du quartier et 99 n’ont pas participé à l’enquête. Dans le même temps, l’ensemble de ces 550 familles reçoit un courrier stipulant le non-renouvellement de leur bail. Dès lors, ces habitants font l’objet d’un déplacement de type direct, tel que défini dans la première partie de cet article. Cela même ouvre une vague de contestations qui cristallise plusieurs revendications et conduira à la signature d’une pétition par 220 locataires. D’une part, les locataires bénéficiaient de loyers très bon marché en contrepartie desquels l’entretien des appartements était à leur charge [11] . Ainsi, pour la plupart des habitants engagés dans la contestation, les propositions de relogement émanant de Marseille République représentaient une dégradation substantielle de leurs conditions de logement, notamment en termes de surface. D’autre part, les secteurs ciblés par Marseille République pour accueillir ces habitants correspondaient à des lots inoccupés de longue date, parfois squattés, de sorte que les immeubles concernés étaient dans un état de vétusté encore plus prononcé. Plusieurs habitants ont témoigné à ce sujet dans un documentaire de Patrick Taliercio ( op. cit. ). Cette habitante raconte (minute 24) :

Ça donne vers la rue Trinquet […] et les chambres se trouvent vers la cour. Alors du moment que là où j’habite c’est humide chez moi, les murs sont noirs, ça sent l’humidité, que mon mari est asthmatique, que moi et mes enfants on est tous allergiques, on tombe souvent malade, alors je vais pas habiter la rue Trinquet !

Un membre d’une association de quartier explique (minute 53) :

La rue de la République et Sadi Carnot c’est quelque chose de brillant. Mais la rue Trinquet derrière c’est pas même chose ! Ça monte aux Carmes, c’est sombre, y’a pas de soleil. C’est pas du tout pareil et y’a 30 mètres de différence.

Face aux familles qui s’inscrivent durablement dans la contestation, Marseille République a recours à plusieurs méthodes allant du harcèlement (intrusions dans les appartements, changements de serrures, sollicitations quotidiennes), à diverses pressions (coupures intempestives d’eau ou d’électricité, pressions juridiques ou financières), en passant par de l’intimidation (menaces d’expulsion et menaces verbales). Une habitante témoigne à ce sujet (minute 27) :

Il lui est venu la haine d’un coup : – Et je vous attaque ! Je prends un avocat […] ! S’il arrive quelque chose à votre mère, je vous gicle ». Alors : – Et qu’est-ce que vous voulez qu’il arrive à ma mère ? – Ah mais n’importe quoi il peut arriver, il peut arriver n’importe quoi, un accident c’est vite arrivé. Voilà.

Dans de rares cas, Marseille République a eu recours à des procédures d’expulsion qui se sont soldées par l’intervention des forces de l’ordre (Morell, 2010).

Quant aux locataires de la société immobilière ANF, qui a racheté le contingent de Rue Impériale, c’est une augmentation de loyer de 100 à 200 % qui leur a été notifiée par voie épistolaire. Pourtant, l’attitude d’ANF s’est souvent différenciée de celle de Marseille République. Alors que dès 2004 cette dernière annonce prévoir un rendement annuel de 18 %, ANF communique sur un engagement à plus long terme et une valorisation progressive de son patrimoine. En outre, elle semble plus disposée à respecter la règle des trois tiers exigée dans la convention OPAH : un tiers de logements sociaux, un tiers de logements conventionnés et un tiers de logements libres. La contestation des augmentations de loyer imposées par ANF s’est soldée par un passage en commission de conciliation, une procédure relativement lourde et peu équitable [12] , qui propose systématiquement que l’augmentation soit étalée sur la durée. Certains habitants ont, par exemple, vu leur loyer augmenter de 10 € ou 20 € chaque année après avoir accepté un nouveau bail, sans qu’ils aient réellement « mesuré l’impact sur leur niveau de vie et sur la possibilité de rester dans leur logement avec cette augmentation » [13] . Par ailleurs, les conventionnements de loyers consentis par ANF avaient une durée de 9 ans, de sorte que la fin de l’année 2015 a vu les premières conventions arriver à leur terme et le passage d’une nouvelle vague de locataires devant les commissions de conciliations.

En 2007 Lone Star se dégage du projet, poussant Marseille République à revendre dans la hâte son patrimoine. Des bailleurs sociaux ont pu se porter acquéreurs de certains immeubles et l’association Centre Ville Pour Tous, mobilisée auprès des habitants depuis le début, estime que 300 familles ont pu y être relogées durablement – ce qui suppose que les 250 autres sont parties avant d’avoir obtenu gain de cause et qu’il s’agit d’autant de déplacements indirects à intégrer dans notre analyse. Le reste est acheté par divers groupes tels que Buildinvest ou Atemi, la branche immobilière du groupe Lehman Brothers. Si l’EPA-EM a obtenu d’Atemi la signature d’une charte sur la transparence des relogements, la société n’a cependant pas repris les travaux. Onze ans après la vague de contestation, la réhabilitation de la rue n’est toujours pas achevée et Centre Ville Pour Tous estime qu’un quart des logements sont toujours en travaux ou à l’état d’abandon, un tiers des logements rénovés ne sont pas loués, sans compter ceux qui sont toujours en vente, à 4 000 €/m² en moyenne (Figure 2).

Fig. 1

Figure 1 – Les invendus de la rue de la République

Figure 1 – Les invendus de la rue de la République

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La déconcentration de la propriété, stimulée par l’enlisement de la réhabilitation, n’a pas cessé jusqu’à ce jour [14] (Figure 3). C’est aussi un facteur important de déstabilisation de l’occupation de la rue puisque l’arrivée d’un nouveau promoteur correspond à chaque fois à de nouvelles menaces de déplacement, réelles ou redoutées, peu ou prou affichées. L’arrivée récente de Promologis sur le parc non rénové en témoigne : les locataires sont en attente d’une offre de relogement qu’ils ont affirmé ne pas souhaiter lors d’une réunion de concertation avec le bailleur.

Fig. 2

Figure 2 – La déconcentration de la propriété rue de la République

Figure 2 – La déconcentration de la propriété rue de la République

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2.2.2 Les relogements de l’EPA-EM sur le mode de la rénovation urbaine ?

La réhabilitation des autres secteurs habités du périmètre Euroméditerranée s’est inscrite dans le cadre de différentes opérations, notamment la Zone d’Aménagement Concerté (ZAC) Saint-Charles et l’OPAH de Renouvellement Urbain dont les îlots identifiés comme prioritaires sont rachetés par l’EPA-EM. Les dérapages de la rue de la République ont amené la Préfecture des Bouches-du-Rhône à intervenir auprès de l’EPA-EM dans le processus de relogement. Une charte de relogement est alors cosignée par les différents partenaires et sa mise en œuvre est placée sous la compétence du groupement d’intérêt public (GIP) Marseille Rénovation Urbaine qui s’occupe par ailleurs des 14 PRU de la commune. En 2012, le GIP ouvre une plateforme commune dédiée au relogement et qui sera animée par le bureau d’étude Colline. Le bilan d’activité [15] de la plateforme indique que 200 ménages au total ont été relogés via la plateforme, dont 36 ménages issus du périmètre d’action de l’EPA-EM. Le responsable de la rénovation urbaine de l’EPA-EM estime cependant que les opérations ZAC Saint-Charles et OPAH de Renouvellement Urbain ont nécessité respectivement 200 et 100 relogements sur un parc total de 7 000 logements. Ce nombre relativement faible s’expliquerait par le fait que l’opération n’ait pas été un grand succès auprès des propriétaires bailleurs peu investis lorsque leur bien était occupé [16] . Ainsi, en dehors des logements ayant fait l’objet d’une procédure d’expropriation, les logements rénovés dans le cadre de cette OPAH étaient essentiellement non-occupés ou occupés par leurs propriétaires. Malgré ce faible nombre, l’EPA-EM connait des difficultés pour reloger tous les locataires selon les critères de la charte. En effet, le parc locatif accessible du centre-ville se raréfie sous l’impulsion de plusieurs dynamiques : le centre-ville est très demandé par les personnes déplacées issues d’autres quartiers rénovés et le parc locatif accessible se raréfie compte tenu d’une faible rotation, de retards dans la livraison de logements sociaux et conventionnés et compte tenu de la spéculation immobilière que connait le centre-ville, à l’image de la rue de la République.

3. Les trajectoires issues des déplacements : d’une exclusion physique à une exclusion politique de la ville

L’exemple du projet Euroméditerranée montre que plusieurs formes de déplacements coexistent au sein du périmètre d’intervention et que la contrainte varie en intensité et en type d’un ménage à l’autre, mais surtout d’un bailleur l’autre. Elle montre par ailleurs qu’il y a une continuité entre déplacement de type direct et déplacement de type indirect. Enfin, cette diversité est aussi bien liée à un grand nombre d’acteurs prenant part à la réhabilitation qu’à la durée du projet. Celle-ci s’apprécie à trois échelles : d’abord la durée de la politique de reconquête au sein de laquelle Euroméditerranée occupe une place singulière ; ensuite la durée du projet en lui-même : reconduite en 2007 par l’État, Euroméditerranée est partie pour durer plus de trente ans ; enfin l’enlisement de la réhabilitation causée, rue de la République comme ailleurs, par les diverses contraintes financières, règlementaires, juridiques et sociales, qui ont pesé sur les opérateurs et leurs logiques de peuplement. Celles-ci semblent jouer un rôle important dans les trajectoires des habitants déplacés ainsi que nous allons le voir.

3.1 Une méthode composite pour assurer l’identification de plusieurs types de trajectoires

L’identification des habitants déplacés est un processus long, qui implique une méthodologie complexe et imparfaite, et nécessite à la fois une immersion dans le quartier investi par le projet et une grande mobilité géographique pour assurer, autant que possible, le suivi des habitants. Les éléments présentés ici sont issus des toutes premières enquêtes conduites dans ce cadre et ne prétendent en aucun cas à une quelconque représentativité. Il s’agit plutôt d’explorer la question dans sa diversité et de mettre en avant des éléments inattendus et, parfois, contre-intuitifs. L’observation des trajectoires résulte de l’exploitation de quatre corpus différents, qui se recoupent néanmoins, impliquant chacun une démarche et des biais méthodologiques différents :

  • Les trajectoires issues des déplacements directs de l’EPA-EM ont été identifiées à partir de l’enquête conduite par le bureau d’étude Colline. Quatre sortes de trajectoires peuvent être différenciées selon que l’habitant était locataire ou propriétaire, et selon qu’il a bénéficié ou non d’un dispositif de prise en charge (relogement ou indemnisation). La prise de contact avec les habitants se fait par l’intermédiaire de l’EPA-EM et n’a, jusqu’à ce jour, pas encore été concrétisée ;

  • Les trajectoires issues des déplacements directs de la rue de la République ont été identifiées à partir du dispositif ENCRE évoqué en introduction. Cette enquête a permis de retrouver une vingtaine d’habitants déplacés à l’intérieur du secteur d’intervention de l’OPAH. Deux trajectoires peuvent être différenciées : les relogements qui font suite à un dégât des eaux ou un incendie, les relogements qui font suite à la procédure engagée par les bailleurs en vue de la rénovation des immeubles. Ce corpus nous a également permis de retrouver cinq habitants qui y sont revenus après en être partis. Il s’agit des trajectoires situées à la charnière entre déplacements directs et indirects.

  • L’identification, plus hasardeuse, de ces trajectoires a été complétée par deux autres corpus : par l’intermédiaire des habitants et par une campagne téléphonique réalisée à partir de la pétition signée en 2004 par 220 habitants. Un tiers de cette pétition contient des noms d’habitants faisant partie du deuxième corpus. Plus d’un tiers des noms sont inexploitables (grand nombre d’homonymes sur l’annuaire, absence de l’annuaire, numéros plus attribués ou ne répondant pas) et le reste correspond à deux types de déplacements indirects : les habitants qui se sont engagés dans la contestation suite à la signature de la pétition, mais qui ont fini par renoncer ; les habitants qui ne se sont pas engagés dans la contestation, malgré la pétition, et qui sont partis au début du processus.

3.2 Quelques perspectives pour analyser les trajectoires des habitants déplacés

3.2.1 Des trajectoires de type « mobilité subie » pour les relogements de l’EPA-EM

En 2014, le bureau d’étude Colline a réalisé 27 entretiens semi-directifs [17] avec des ménages qui ont bénéficié de ce dispositif. Quatre de ces entretiens sont réalisés avec six ménages déplacés des secteurs d’intervention de l’EPA-EM [18] .

Tableau 2 – Synthèse des entretiens

Tableau 2 – Synthèse des entretiens

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À six mois environ de leur installation, les habitants interrogés disent être satisfaits de la situation de leur nouveau logement. La plupart d’entre eux ont été relogés dans le 3 ème arrondissement, à moins de deux kilomètres de leur logement antérieur, mais un peu plus excentré qu’auparavant. Tous ont pu accéder au logement social que quatre d’entre eux jugent préférable en matière de relation avec le bailleur. Les deux autres, anciennement propriétaires, ont vécu ce changement comme une dégradation de leur niveau de vie. L’une des anciennes propriétaires explique « ne pas arriver à [se] mettre dans la peau d’une locataire […] » compte tenu du fait qu’elle n’a jamais payé de loyer depuis 26 ans. Ce changement rapide semble l’avoir mise dans une situation financière très délicate malgré la somme de 12 000 € versée par l’EPA-EM pour le rachat de son appartement. À ce propos, elle concède qu’une vente dans d’autres circonstances ne lui aurait pas permis de vendre « à si bon prix ». Mais afin de percevoir l’intégralité de la somme, elle a renoncé à la procédure de relogement (qui donne lieu à une retenue de 15 % minimum) et a trouvé un logement par ses propres moyens. Si tous les habitants interrogés confirment que leur condition de logement s’est beaucoup améliorée, notamment en termes de salubrité et d’accessibilité, cinq d’entre eux ne seraient pas partis s’ils n’y avaient pas été contraints. Ces mêmes cinq ménages disent ne pas avoir changé d’habitude du fait de la proximité de leur ancien quartier : « on va toujours chercher les courses en ville parce que c’est un peu plus cher par ici […] plus que là-bas, chez nous, par exemple la viande » et un autre de préciser « ici il n’y a pas de mouvement comme là-bas. Tu ne trouves personne ici ». Ces témoignages montrent que les trajectoires résidentielles observées dans le cadre du relogement, si elles s’apparentent aux « mobilités subies » identifiées par Christine Lelévrier ( ibid. ), présentent le risque d’évoluer vers des « mobilités d’exclusion », notamment lorsque le passage du statut de propriétaire au statut de locataire n’a fait l’objet d’aucun accompagnement social et psychologique. Le relogement à proximité semble jouer un rôle plus important que l’amélioration des conditions de logement, synonyme pour eux de l’augmentation significative de leur loyer, dans le fait de relativiser le mécontentement des habitants déplacés.

3.2.2 L’improbable mixité sociale de la rue de la République

À Marseille, l’image d’un centre-ville gravement paupérisé, d’une banlieue sud bourgeoise et de banlieues populaires à l’est et au nord, relève du poncif. Pourtant, elle semble résister dans les faits (Donzel & Bresson, 2007) comme dans les représentations (Verges & Pruneau, 2007), malgré les tentatives d’inflexion opérées à travers l’urbanisme et le projet Euroméditerranée. La rue de la République est typique de cette dynamique qui fait de Marseille un territoire où la gentrification ne prend pas, malgré des objectifs affichés de planifier un tel processus. En ce sens, la mixité toute relative de la rue de la République est improbable à la fois dans un sens propre, c’est-à-dire incertaine, et figurée, c’est-à-dire fortuite. En effet, les différentes formes de déplacement qui y coexistent montrent que les logiques de peuplement des grands bailleurs privés ont évolué, eu égard aux contraintes qui ont pesé sur leur stratégie initiale. Celle-ci, soutenue par le politique, était d’évacuer l’ensemble des locataires précaires habitant la rue. Ce plan a échoué pour au moins trois raisons intimement liées : d’abord, la tourmente financière de 2008 qui les a conduits à revendre à la hâte, parfois au rabais, leur patrimoine non réhabilité ; ensuite, les dispositions législatives françaises, notamment la règle des trois tiers, dont l’application n’a pas encore atteint le quota de logements sociaux exigés ; enfin, la résistance des habitants, dont les plus opiniâtres ont obtenu un relogement « sur place », dans un logement social. Les immeubles concernés par ce type de trajectoire sont en fait ceux qui, dès le départ, n’ont pas été évacués dans la perspective d’une cession ultérieure à un bailleur social ou apparenté. La rénovation fut alors prise en charge par le nouveau bailleur, contraint de réaliser les travaux dans des immeubles occupés à 100 %. Ainsi, les trajectoires de ces habitants relèvent d’une logique de re-concentration. Elles sont marquées par une certaine amertume et le sentiment d’avoir chèrement payé leurs droits, d’autant plus que la tournure qu’a prise la réhabilitation, sa lenteur comme la politique commerciale très haut de gamme, vient parfois remettre en question le sens profond de leur mobilisation.

3.2.3 Des trajectoires marquées par un perpétuel sursis

Un ancien responsable politique de l’EPA-EM estime qu’une partie des anciens locataires de la rue de la République a trouvé à se reloger dans le quartier des Crottes [19] , plus au nord. Il se trouve que ce quartier fait partie du périmètre de réhabilitation prévu dans le cadre d’Euroméditerranée II, l’extension du projet actée en 2007. Les expériences passées de la rue de la République ont déjà poussé les habitants à la mobilisation collective (Arraitz, 2011). À la périphérisation de déplacés, viendrait donc s’ajouter l’idée d’un sursis perpétuel. Si rien ne nous permet de confirmer l’existence de ces déplacements en direction des Crottes, ce sursis se fait sentir dans les trajectoires de ceux qui, épargnés jusqu’alors, sont à leur tour menacés de déplacement (locataires de Promologis ou locataires en fin de conventionnement). Mais cela est aussi vrai pour les habitants du troisième corpus, celui qui se trouve à la charnière entre déplacement direct et indirect. Leurs trajectoires témoignent d’une sorte d’expectative. Un habitant, parti après avoir obtenu une indemnité de la part de Marseille République qu’il « ne [se] voyait pas refuser » [20] malgré son souhait de rester dans ce quartier, a témoigné son inquiétude de voir son nouveau quartier (La Plaine) faire l’objet du même processus. Notamment, la municipalité a engagé un projet de concertation pour la rénovation de la place Jean-Jaurès et la délocalisation du marché qui s’y tient tous les jours. Une autre habitante admet quant à elle être partie « grâce au 1 % patronal » [21] qu’elle a sollicité dès que Marseille République lui a signifié le non-renouvellement de son bail, ce qui lui a permis de trouver un logement non loin de là, boulevard National. Elle regrette toutefois son ancien quartier à cause des nuisances sonores et craint de devoir partir « encore plus loin » du fait de nombreux impayés liés à la perte de son époux. Elle précise : « si j’étais restée dans le 2 ème , à République, j’aurais pas eu tous les problèmes de loyers, parce que le loyer c’était juste ce qu’il fallait. C’était pas trop cher. J’aurais pu payer même sans le salaire de mon mari. Donc je cherche là-bas, dans le 2 ème , mais il reste plus rien par rapport à avant ».

Discussion : de l’éviction à l’exclusion ?

Le renouvellement urbain de Marseille est prioritairement mis en œuvre dans des espaces centraux particulièrement délaissés et habités par une population vulnérable, âgée, malade et immigrée. Si la centralité de ces espaces est une raison suffisante pour y conduire une politique d’attractivité, qui s’apparente à une planification de la gentrification, les déplacements qu’occasionne cet urbanisme peuvent conduire à l’exclusion urbaine, au sens d’une éviction de la ville, en plus de l’exclusion sociale que connaissaient déjà les habitants. C’est du moins ce que montre l’exploration des différents types de déplacements causés par le projet Euroméditerranée. Notre exploration montre que la question de l’éviction se pose à plusieurs niveaux : celui du logement, celui du centre-ville et celui de la ville. Au niveau du logement, nous avons vu que les personnes relogées bénéficient d’une amélioration effective de leurs conditions de logement, surtout si elles ont été prises en charge. Mais cela fut au détriment du niveau de vie ou des caractéristiques propres de l’habitation. Le cas de la rue de la République montre que Marseille République a particulièrement sous-estimé la biographie de ses locataires en considérant que la seule insalubrité de leurs habitations pouvait les décider à partir. Alors qu’ils habitaient le quartier de longue date, ils se sont « arrangés » avec la dégradation des immeubles, investissant du temps, de l’argent et des sentiments dans l’amélioration de leur « maison », c’est-à-dire leur logement et les parties communes, parfois même au-delà. Au niveau du centre-ville, si la mixité sociale ne peut, en principe, s’accommoder d’une périphérisation des plus démunis, le cas du projet Euroméditerranée montre qu’il n’en est rien. D’une part, les habitants déplacés et non relogés semblent plutôt avoir trouvé refuge dans des espaces davantage excentrés que leur habitation d’origine. D’autre part, le logement social est un outil incontournable pour lutter contre la périphérisation. Or, celui-ci est produit en trop faible nombre et les personnes relogées se trouvent en concurrence avec d’autres personnes déplacées par les PRU. Enfin, la rue de la République ne fait pas exception malgré le fait qu’une grande partie des habitants ont été relogés à quelques mètres : pour ces derniers, à la question de l’éviction du centre-ville vient se substituer une autre, celle de l’exclusion de la ville (Borja, ibid. ) .

En réalité, la question de l’exclusion ne peut s’accommoder du modèle centre-périphérie, que l’urbanisme manipule, à travers ses projets urbains, et que la recherche urbaine a digéré, notamment lorsqu’elle prétend porter un regard critique sur la gentrification et le droit à la ville. En effet, pourquoi les déplacements d’habitants suscitent-ils autant d’indignations lorsqu’ils se produisent précisément dans les centres urbains ? Henri Lefebvre pensait que le droit à la ville devait passer par un retour à la centralité, [22] mais ce retour impliquait un retour du politique, et donc de la lutte, dans la périphérie, dans l’urbain. À travers la mobilisation collective, les habitants déplacés de la rue de la République ont témoigné leur indignation face à des logiques qu’ils ont vécues comme une tentative – et une réussite ? – de les exclure d’un quartier, certes central, non pas seulement physiquement ou géographiquement, mais aussi au plan politique, symbolique et culturel. L’exclusion urbaine, l’exclusion de la ville, telle que définie par Norbert Elias comme un mouvement socialement construit de rejet et de mise à l’écart (Elias & Scotson, 1997), n’est donc pas le fait social total et absolu que d’aucuns (Didier, 1996 ; Messu, 1997 ; Rhein, 1997 ; Goguel d’Allondans, 2003) lui reprochent d’être : elle peut être momentanée, cyclique ou durable, et elle peut s’appliquer différemment selon les usages qui sont faits du quartier, mais aussi selon les dimensions qui composent la ville.