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Nouveaux regards en histoire seigneuriale au Québec est un ouvrage collectif qui tire son origine d’un colloque tenu à l’Université de Sherbrooke en mars 2014, soulignant le 150e anniversaire de la réalisation des cadastres seigneuriaux après l’abolition du régime seigneurial. Coïncidence qui situe bien l’esprit de l’ouvrage, qui s’inscrit dans une trame, celle de la volonté d’établir l’histoire seigneuriale comme champ d’études à part entière (p. 13), réactualisé dans le cadre d’un vaste programme de recherche sur les persistances du monde seigneurial après 1854, mené par le professeur Benoît Grenier.

L’ouvrage est d’ailleurs soutenu par une réflexion historiographique qui rend manifeste la volonté des auteurs sinon de renouveler, du moins d’ouvrir les études sur le régime seigneurial à une pluralité d’approches. La préface signée par Brian Young ainsi que l’introduction de Benoît Grenier et de Michel Morissette dressent un portrait historiographique concis du champ – un incontournable pour quiconque souhaiterait s’initier à la question seigneuriale. Cette rétrospection met en perspective, comme le souligne Young, comment l’ouvrage « propulse » la réflexion menée sur cette institution fondatrice de la société québécoise (p. 10), ce qui permet d’en observer toutes les dimensions : économie, politique, culture, droit, géographie (p. 13). À travers les treize textes qui constituent le recueil, on retrouve des thématiques qui touchent le genre, les Autochtones, l’exploitation des ressources naturelles, le droit, l’histoire de la famille et la culture matérielle. En fait, l’ouvrage traite du système seigneurial de façon à la fois éclatée et très pointue. Chacun des textes nous entraîne aux marges du régime seigneurial et appelle à en explorer les différentes facettes, mais aussi à saisir l’influence du régime seigneurial sur des phénomènes qui en débordent les cadres. Cette particularité incite à présenter brièvement les contributions à l’ouvrage.

L’ouvrage se divise en trois parties – ou en autant de « nouveaux regards » : nouveaux regards sur la propriété seigneuriale ; nouveaux regards sur les seigneurs ; mémoire et persistance seigneuriale.

Les questions juridiques propres au régime seigneurial en contexte colonial – comparativement à celui de l’ancienne France – y sont décortiquées pour comprendre comment le modèle s’est adapté pour donner forme à des cas d’exception. Parmi ceux-ci, on retrouve les concessions faites aux Abénaquis aux XVIe- XVIIe siècles, étudiées par David Gilles. Joseph Gagné explore le sort des seigneuries concédées au sud du lac Champlain, oubliées parce que passées en territoire états-unien dès 1763, et qui se retrouvent en zone de contestation frontalière. Jonathan Fortin aborde la question de la transmission du patrimoine familial dans la première moitié du XIXe siècle à travers la substitution fidéicommissaire comme phénomène à la croisée du juridique et du social. À travers le cas de la seigneurie de Beauharnois, André LaRose s’attarde aux papiers terriers et aux titres nouvels, et soulève les difficultés que peut présenter l’utilisation des sources spécifiques au régime seigneurial.

La deuxième partie s’attarde aux acteurs principaux du régime : les seigneurs. Elle s’ouvre sur un cas doublement atypique étudié par Jessica Barthe, celui de la seigneurie de Sainte-Croix, administrée par une communauté religieuse féminine cloîtrée, les Ursulines de Québec. C’est à la fois le rapport au monde extérieur et à l’autorité masculine qui est ici mis en perspective. La question autochtone revient sous la plume d’Isabelle Bouchard, mais cette fois pour interroger la figure des chefs autochtones qui jouent le rôle de seigneurs en l’absence des Jésuites après la Conquête, de 1760 à 1820, et les ambiguïtés foncières et financières qu’implique cette situation. Avec son étude de la présence des seigneurs à la Chambre d’assemblée du Bas-Canada au tournant du XIXe siècle, qui établit l’hétérogénéité sociale et économique de ce groupe, Katéri Lalancette nuance la polarisation ethnique qui caractérise généralement les premières années du parlementarisme bas-canadien. En étudiant le mouvement des propriétés et le profil des seigneurs, Alex Tremblay-Lamarche propose quant à lui une approche prosopographique de la britannisation du régime seigneurial après la Conquête, ce qui l’amène à identifier le tournant du XIXe siècle comme une période de créolisation et d’enracinement du corps seigneurial britannique, notamment par la diversification du profil des propriétaires, dont plusieurs sont dorénavant natifs de la colonie.

La troisième partie regroupe des textes en lien avec le chantier de recherche sur la mémoire et les persistances seigneuriales. Michel Morissette décortique tout d’abord les mécanismes de paiement des rentes constituées après l’abolition du Régime seigneurial, dont le processus s’est étiré jusque dans les années 1970. C’est ensuite du côté des représentations du seigneur et de la seigneurie, telles que véhiculées dans la série télévisée Marguerite Volant (1996), que nous entraîne Jean-Michel Daoust, en s’attardant non seulement au produit télévisuel, mais également à la démarche de production. Jean-René Thuot aborde, pour sa part, la mémoire sous l’angle de la culture matérielle et de la patrimonialisation, dans le cadre de l’interaction entre les trois types de mémoires : historique, touristique et communautaire. Finalement, Benoît Grenier traite plus largement des enjeux d’histoire (abolition des rentes constituées) et de mémoire (par enquêtes orales) du régime seigneurial depuis son abolition, bousculant certains repères chronologiques, et faisant du régime seigneurial un objet d’histoire contemporaine. L’ouvrage se clôt sur un texte d’Alain Laberge en guise de postface qui, prenant pour exemple le cas de la Conquête, plaide les vertus du temps court, qui permet de s’attarder aux événements secondaires qui ont eu un impact sur la trajectoire du régime seigneurial.

Longtemps – et encore souvent – vu comme un système homogène, le régime seigneurial est ici présenté dans ses différentes irrégularités. La rigueur méthodologique de chacune des contributions est à souligner. L’exposition détaillée des outils de recherche et des sources utilisées, et dans plusieurs cas des procédures de collectes et de traitement, fait de ce livre un manuel pour l’étude du régime seigneurial. D’ailleurs, cela semble être une volonté de l’ouvrage, qui fournit deux outils bibliographiques : un inventaire regroupant les publications traitant des terriers et autres documents fonciers relatifs au régime seigneurial ainsi qu’une bibliographie générale.