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Bien que le mouvement patriote et les insurrections de 1837-1838 soient parmi les sujets les plus étudiés par les historiens québécois, les récits traditionnels et la plupart des interprétations modernes de cette époque mouvementée n’accordent que très peu de place aux femmes. Alors que la codification d’un discours qui cherche consciemment à éliminer la présence politique des femmes a laissé croire que leur rôle demeurait marginal dans les années 1830, Mylène Bédard démontre que des femmes de l’époque ont contesté leur confinement dans un carcan domestique, profitant de toutes les occasions de faire sentir leur présence dans le monde politique des hommes, et participant aux débats qui se structuraient dans la sphère publique bas-canadienne, notamment par leurs interactions avec la presse de l’époque. S’appuyant sur l’analyse de plus de 300 lettres, Écrire en temps d’insurrections redonne la parole à une cohorte surtout bourgeoise de femmes liées au mouvement et démontre qu’elles étaient aussi passionnément interpellées par la politique que leurs maris et parents masculins.

Dans un premier chapitre, Mylène Bédard recense les agissements des femmes « en marge de l’arène politique » qu’elle considère autant de tentatives de contester les limites imposées par leur confinement à la sphère domestique. Elle revient également sur la participation active des femmes lors des « troubles » de 1837 et 1838, reproduisant plusieurs témoignages illustrant la part active de certaines femmes au moment des confrontations armées. Selon Bédard, ces événements portent à revoir le « récit historique officiel » (p. 60) qui aurait sciemment cherché à y occulter le rôle des femmes.

La correspondance des femmes patriotes démontre qu’elles étaient conscientes de l’exclusion du monde politique qu’on leur imposait et qu’elles contestèrent leur confinement dans une sphère d’action strictement domestique. Amplement documenté par sa volumineuse correspondance avec son célèbre mari, le cas de Julie Bruneau Papineau illustre les stratégies utilisées par ces femmes patriotes et révèle les contraintes qui leur furent imposées, notamment par les notions de vertu catholique et de devoirs religieux. Malgré ces pressions culturelles et sociales, la contestation pouvait se faire plus directe. Ainsi, en 1831, Julie Bruneau Papineau exprimait sa frustration à son mari dans une lettre dénonçant l’hypocrisie de « ces hommes qui prêchent tant l’indépendance et qui aiment tant leur liberté et par contraste exigent tant de soumission de leurs épouses ». Malgré les thèmes républicains d’autonomie et d’indépendance du citoyen qui marquent ce propos, Bédard ne cherche pas à le remettre dans le contexte de l’idéologie dominante du mouvement patriote, associant plutôt cette phrase de 1831 à l’exclusion des femmes « d’un mouvement de libération nationale » des Canadiens français. Pourtant, à la lumière des études récentes d’Yvan Lamonde, on comprend que Louis-Joseph Papineau définit le mouvement dans une optique d’abord républicaine et anticoloniale. Or, les propos de Julie Bruneau Papineau nous paraissent d’autant plus éloquents puisqu’ils évoquent la liberté brimée des Bas-Canadiennes en renvoyant à des concepts qui sont au coeur de l’idéologie républicaine de son mari.

Le deuxième chapitre de cette étude se révèle le plus incisif et le mieux documenté. L’analyse des lettres de son corpus fournit à Bédard des preuves solides permettant de montrer la « porosité » de la frontière démarquant les sphères publiques et privées dans le Bas-Canada des années 1830. Car si les femmes n’agissent pas directement dans la pratique « publique » de la politique, elles participent pleinement à la sphère de l’opinion publique par la lecture de la presse politique, par la transmission des nouvelles politiques et en commentant les grandes questions qui agitent la colonie. Bien que l’expérience de Julie Bruneau Papineau soit celle qui informe le plus ce chapitre, Bédard démontre également que les femmes patriotes, surtout d’origine bourgeoise, disposaient d’un réseau non négligeable de sociabilité politique, notamment par l’entremise des salons où se regroupaient hommes et femmes associés au mouvement patriote. Les lettres des femmes patriotes font état de ces occasions sociales, des hommes politiques présents et des nouvelles et rumeurs qui y circulent. Julie Bruneau Papineau, entre autres, sert d’antenne pour son mari lors de ces assemblées mondaines et elle agit aussi afin de faire connaître ses positions auprès des hommes et femmes qu’elle y côtoie. L’analyse du corpus permet également de constater à quel point les femmes bourgeoises intégraient leur lecture des journaux politiques à leurs écrits, rythmant même les envois selon la réception des journaux. Lors de la période insurrectionnelle, leurs lettres assurent la transmission des nouvelles vers des parents masculins en exil. Or, le réseau des femmes patriotes permet également que les envois se rendent à bon port, évitant que les lettres soient interceptées par le gouvernement ou les sympathisants loyalistes.

Bédard analyse la pratique des épistolières dans le contexte des codes épistolaires en place et de ceux qui se développaient à l’époque dans son troisième chapitre qui contient de très belles pages sur le « caractère mélancolique » de Julie Bruneau Papineau, renvoyant à l’étude controversée de Fernand Ouellet. Mylène Bédard ne nie pas le ton parfois morose des lettres de Julie Bruneau Papineau, mais elle y voit plus justement l’expression d’un mal-être qui découlerait « de l’assignation à la vie familiale et de l’exclusion des sphères publique et politique », Selon Bédard, « le moi souffrant de l’épistolière correspond essentiellement avec le “moi domestique” ». Transgressant les limites imposées par son rôle, la correspondance avec son mari permettait à Julie de « fonder l’intimité de l’échange épistolaire avec son époux… sur une complicité basée sur des convictions politiques communes ».

L’ouvrage de Mylène Bédard nous invite à reconnaître que les femmes auraient profité de la porosité des sphères domestiques et publiques pour prendre une part active aux débats politiques de cette époque mouvementée. Son ouvrage révèle le rôle des femmes bourgeoises en marge de la sphère politique, et il démontre de façon convaincante qu’elles fréquentent autant que leurs maris les journaux politiques, qu’elles forment des opinions politiques et qu’elles jouent un rôle capital dans la transmission des informations politiques. Il aurait été souhaitable que l’auteure exploite mieux l’historiographie plus récente sur le mouvement patriote et qu’elle se tourne vers des modèles historiographiques plus appropriés. Bédard rate de belles occasions de déballer la signification républicaine des lettres qu’elle cite et de les confronter au discours dominant du mouvement, qui est loin d’être strictement « nationaliste ». Cela dit, l’étude de Mylène Bédard représente une contribution importante qui permet enfin de remettre les femmes au centre de l’historiographie sur l’époque révolutionnaire au Bas-Canada.