Corps de l’article

La publication d’un livre sur la critique culturelle québécoise de la première moitié du XXe siècle constitue en soi un événement. Or, le groupe de recherche sur les arts de la scène dirigé par la musicologue Marie-Thérèse Lefebvre (Université de Montréal) nous en offre deux : celui-ci, qui s’intéresse aux chroniques journalistiques de l’entre-deux-guerres, et un prochain qui analysera la décennie 1940, où l’émergence de revues spécialisées complexifie la teneur du discours critique. Ce groupe de recherche en histoire culturelle innove à la fois en analysant les chroniques de quotidiens des deux communautés linguistiques montréalaises (Le Canada, Le Devoir, La Patrie et La Presse, mais aussi The Gazette et The Montreal Star) et en posant un regard pluridisciplinaire sur diverses formes de performances scéniques (danse, théâtre, musique). Il s’agit donc de redonner vie à quelques événements marquants de l’entre-deux-guerres et de retracer la manière dont ses principaux chroniqueurs ont traité les enjeux culturels au quotidien, en cette période fascinante où la modernité s’insinue dans toutes les pratiques en suscitant son lot de résistance et d’aménagements, notamment en ce qui a trait à la religion et à la tradition.

Intitulée « Des quotidiens à géométrie variable », la première section de l’ouvrage est conçue comme un état des lieux et rassemble des données dont la pertinence ne saurait être mise en doute : informations générales quant à la direction, à la rédaction ou au tirage des quotidiens dépouillés, chronologie et évolution de leurs chroniques culturelles, formation des principaux critiques, thématiques récurrentes, etc. Juxtaposées et signées par différents collaborateurs de l’équipe, les présentations des quatre journaux francophones manquent toutefois de l’esprit de synthèse qui caractérise la section dévolue aux deux quotidiens anglophones, positionnés l’un par rapport à l’autre en fonction de leurs partis pris idéologiques et esthétiques. Un tel regard surplombant posé sur la dynamique des journaux francophones de l’entre-deux-guerres aurait permis de transcender la logique des parcours individuels pour mettre en lumière des enjeux qui restent ici dans l’angle mort de ce portrait d’ensemble (stabilité des chroniqueurs culturels du Devoir contrairement à ceux de la presse libérale qui circulent d’un quotidien à l’autre; attractivité des pages culturelles du Canada de la première moitié des années 1930, particulièrement ouvertes à la modernité; restructuration majeure du milieu de la presse de la fin de la décennie 1930, etc.).

Le lecteur peut ensuite parcourir une anthologie de chroniques métacritiques de l’époque, présentée par Dominique Garand qui met en relief les principaux enjeux de ce discours réflexif. Grâce à leur sagacité ou à leur clairvoyance sur les conditions d’exercice de la critique s’imposent les voix de quelques chroniqueurs méconnus des milieux francophones (Samuel Morgan-Powell et Thomas Archer), tout comme celles de plumes plus consacrées (Léo-Pol Morin, Henri Letondal ou Frédéric Pelletier). Encore une fois, l’ordonnancement des textes – un classement alphabétique par nom d’auteur – privilégie une logique monographique sans doute moins féconde qu’aurait pu l’être l’ordre chronologique, qui aurait favorisé le regard comparatiste entre les disciplines et les communautés linguistiques au fil de la transformation des enjeux et des sensibilités.

La seconde partie du livre, intitulée « Des chroniqueurs sous la loupe », est plus traditionnelle dans sa forme universitaire du collectif d’articles, mais passionnante par ses études diversifiées de réception des arts de la scène. La première contribution, « Accueillir la modernité avec Mary Wigman », est signée par Marie Beaulieu et analyse la réception des spectacles de la chorégraphe allemande lors de sa visite à Montréal en 1931. Des quatre critiques montréalais qui rendront compte du solo de Wigman présenté au His Majesty’s, seul Thomas Archer de la Gazette adhère avec un réel enthousiasme à la démarche expressionniste et primitiviste de la célèbre artiste, qui déjoue l’horizon d’attente du public montréalais où la danse fait encore figure d’« illustration » de la musique. L’appréciation du spectacle est beaucoup plus mitigée chez les autres critiques, anglophones comme francophones, qui résistent à cet usage de la musique et apparaissent soumis à des représentations stéréotypées – sur la féminité ou l’identité « teutonne » – qui les empêchent d’apprécier cette nouveauté empreinte d’altérité. Présentée par Beaulieu comme l’événement de la première moitié du XXe siècle qui aurait suscité le plus « d’articles de fond où la discipline se trouve analysée et interrogée par les témoins journalistiques pour tenter de mettre en évidence la nouveauté et la perte des repères » (112), la performance de Wigman constitue un cas particulièrement révélateur des tensions entre une certaine volonté d’ouverture et la tangible résistance à la modernité qui s’exprime alors dans les journaux montréalais des deux communautés linguistiques.

L’article d’Hervé Guay, « “Où est l’immortalité? That is the question” : censure et moralité dans les chroniques culturelles des quotidiens montréalais de l’entre-deux-guerres », s’intéresse pour sa part à l’actualité théâtrale ordinaire, en examinant l’évolution de la dimension morale des critères de jugement. Dans ce texte touffu, Guay retrace la position des principaux chroniqueurs s’étant exprimés sur les questions de censure et de moralité dans des articles à tonalité polémique, un choix méthodologique à questionner puisque l’article lui-même établit l’existence d’un consensus d’époque autour de la légitimité du jugement moral. Guay constate un certain renversement entre les années 1920, où les chroniqueurs traitent plus explicitement de la pertinence d’exercer ou non une certaine censure, et les années 1930 qui montrent plutôt une intériorisation de la contrainte morale (décence, mixité des troupes, choix du répertoire chrétien). Dans un deuxième temps, l’article explore le discours tenu sur les circuits évoluant en marge du milieu professionnel, notamment ceux qu’animent les autorités ecclésiastiques pour « prescrire un dire par le biais d’une instauration du régionalisme à la scène [et pour] favoris[er] l’encadrement de troupes d’amateurs vouées à l’émergence d’un théâtre d’art chrétien » (143). On retient de ce vaste tour d’horizon que la question morale reste prégnante dans l’entre-deux-guerres, bien que les chroniqueurs s’opposent (en vain) à une censure extérieure et s’entendent de plus en plus pour juger d’abord la dimension esthétique des oeuvres.

Intitulé « “Empire” et “Nation” dans le regard du Montreal Star sur la scène dramatique francophone : les chroniques de Samuel Morgan-Powell (1913-1953) », l’article suivant, signé par Lorne Huston, porte sur l’une des principales figures critiques du Montréal anglophone. L’intérêt de ce texte est de faire découvrir la scène théâtrale francophone sous le regard de l’Autre, le critique anglophone dont l’identité canadienne est d’abord forgée par les rapports qu’il entretient avec l’Europe de l’Empire britannique ou les États-Unis, qu’il honnit. Huston s’intéresse à la « forme » de ces commentaires sur la scène francophone, c’est-à-dire sur le « champ » d’activité couvert, sur leur profondeur et leur évolution en diachronie, ainsi que sur ses points aveugles. C’est ainsi qu’il qualifie la perspective de Morgan-Powell d’« impériale », puisqu’elle néglige la scène locale et ne s’intéresse au théâtre de langue française que dans le cadre des réseaux européens de diffusion. À partir de 1929, la carrière de Morgan-Powell prend un autre tour lorsqu’il accède à la direction du Star et son intérêt pour la scène francophone chute radicalement; c’est à l’exploration des facteurs de ce retournement que se consacre la dernière partie de l’article. La transformation du milieu du théâtre décimé par la crise économique et l’arrivée du cinéma parlant incitent Morgan-Powell à réfléchir à l’émergence d’un théâtre canadien issu des pratiques locales. Or, la scène francophone se trouve refoulée au statut d’impensé puisque le critique envisage l’identité culturelle du Canada sans tenir compte de son bilinguisme. Le rôle auparavant tenu par le théâtre francophone (proposer un autre modèle que celui du théâtre anglophone d’influence britannique) n’y est donc pas réactualisé.

Après la danse et le théâtre, c’est la musique qui est explorée par les deux derniers articles du collectif. Intitulé « Les chroniqueurs et les oeuvres musicales nouvelles dans la presse québécoise (1919-1949) : quel discours? », le texte de Marie-Thérèse Lefebvre envisage les chroniqueurs comme des témoins de l’horizon d’attente dont ils sont également les artisans. Constatant que ces intermédiaires entre les oeuvres et le public sont généralement peu réceptifs à l’égard du répertoire contemporain, elle interroge décennie par décennie tant le cadre de référence que le vocabulaire ou les lieux communs employés par les chroniqueurs réguliers de la presse francophone et anglophone. En s’appuyant sur des considérations d’ordre sociologique (génération; formation musicale et séjours à l’étranger; durée de la carrière), Lefebvre met au jour de manière efficace le conservatisme de la majorité des chroniqueurs qui, à l’exception notable de Léo-Pol Morin, de Jean Vallerand et de Thomas Archer, ont rejeté les oeuvres nouvelles. Ce constat vaut particulièrement pour les pièces plus radicales associées à des écoles, alors que l’accueil est généralement plus favorable pour les indépendants ou antimodernes qui « proposaient des oeuvres dans une continuité élargie avec la tradition » (231).

Enfin, dans le dernier article de l’ouvrage (« La musique religieuse dans Le Devoir, 1919-1944 : le paradoxe de Frédéric Pelletier »), Jean-Pierre Pinson fait valoir la relative modernité du critique musical du Devoir en inscrivant sa contribution dans le mouvement plus général de retour aux sources d’une Église catholique alors en pleine redéfinition. Appuyée sur le Motu proprio Tra le sollecitudini de Pie X (1903), l’ambition de renouvellement de Pelletier s’inspire d’un mouvement de restauration de la musique ancienne issu de recherches historiques et d’une méthodologie critique dont la rigueur scientifique s’affermit à l’époque. On y préconise le retour à une « saine tradition » musicale représentée par le chant grégorien ou la polyphonie, dont la pureté s’opposerait à la théâtralité, à l’opéra et à l’influence des genres profanes qui irritent vivement Pelletier. À la manière du renouvellement du catholicisme opéré à la même époque par le personnalisme de Maritain, la « modernité » préconisée par le critique du Devoir n’est donc pas celle de la rupture radicale que représenteraient, dans le domaine musical, les expérimentations sur l’harmonie ou la tonalité; le retour aux sources écrites originales constitue plutôt une rénovation de l’intérieur qui renouerait avec l’authenticité du « chant premier de la Chrétienté » (274).

En somme, cet ouvrage propose des articles solides, passionnants et novateurs par leur propos, mais peine à pousser plus loin le mandat pluridisciplinaire et comparatiste qui fait l’originalité du groupe de recherche. La teneur de l’introduction est à ce propos exemplaire : de nature pragmatique voire subventionnaire, elle présente l’équipe, les objectifs et les orientations du projet de recherche sur un mode prospectif plutôt que de préparer à la réception des articles en faisant dialoguer les objets et les perspectives de recherche. Alors que les spécialistes de divers horizons tirent manifestement profit de la mise en commun des ressources et du dépouillement des périodiques, on aurait apprécié, pour le bénéfice du lecteur, qu’une réflexion commune puisse également émerger de la juxtaposition des points de vue et fasse la preuve de l’incontestable fécondité d’une telle approche pour la compréhension de l’émergence de la modernité culturelle à Montréal.