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Dans son essai Lethéâtre dada et surréaliste (1979), Henri Béhar rappelle les raisons pour lesquelles les avant-gardes se sont naturellement tournées vers l’art théâtral : sa dimension spectaculaire; le rapport direct qu’il permet avec le public; une liberté d’expression et de créativité sans commune mesure avec celle qu’autorise la simple écriture. Voulant jouer la carte de la vie et du corps, de la parole en acte, les dadaïstes ont transformé la scène de théâtre en un lieu de fête qui autorisait une spontanéité absolue de la parole et qui expérimentait le refoulé du langage (cris, éructations, onomatopées, etc.). S’inscrivant dans le sillage de cette révolution, Antonin Artaud, Roger Vitrac et Robert Aron ont fondé en 1926 le Théâtre Alfred-Jarry, dont les expérimentations (quatre pièces et huit représentations au total) ont inspiré à Artaud les propositions relatives à la création d’un « théâtre de la cruauté » : par un double travail sur la profération incantatoire du texte et sur la gestuelle des acteurs, le jeu théâtral serait converti en un langage physique renouant avec la pulsion, avec les émotions viscérales, pour s’adresser à l’inconscient des spectateurs et leur faire redécouvrir la puissance de l’imagination et des rêves.

Le théâtre surréaliste est toutefois pris dans une logique de discours qui le distingue radicalement du projet dadaïste et qui génère des effets singuliers sur le plan de la réception. Pierre Piret l’a souligné dans un article analysant les pièces écrites par Vitrac pour le Théâtre Alfred-Jarry : pour saisir la spécificité de ce théâtre, il faut tenir compte de la singularité de l’énonciation surréaliste, prise dans un paradoxe, puisqu’elle cherche à agir sur l’autre (en le bouleversant, le plus souvent) sans pour autant se soumettre aux conditions d’une réception réussie. Artaud et Vitrac se sont confrontés à ce paradoxe jusqu’à inventer un dispositif théâtral inédit (Piret, 2008); en revanche, en raison de ce même paradoxe, Breton et ses pairs ont plutôt délaissé l’écriture théâtrale.

Il semble que cela soit également le cas des surréalistes bruxellois. Il n’est plus besoin de présenter aujourd’hui les peintures réalisées par René Magritte à la fin des années 1920 : ces images peintes qui détournent des objets familiers de leur environnement habituel ou de leur usage quotidien sont l’emblème du surréalisme belge. Sont moins connus, par contre, les détournements de musiques populaires, de textes littéraires et de stéréotypes langagiers (proverbes, expressions familières) opérés par les autres membres du groupe de Bruxelles dans le but de provoquer le lecteur ou le spectateur, de « troubler ses petites ou ses grandes habitudes » (Nougé, « A beau répondre qui vient de loin », 1941, dans 1980 : 127). Le concept d’objet bouleversant est pourtant transdisciplinaire; tous les arts – la peinture, la musique, l’écriture, mais également la photographie et le cinéma – peuvent être mis au service de la création d’un effet bouleversant, qui met en échec les constructions figées de l’esprit. Seul le théâtre paraît avoir fait exception, si l’on considère les activités du groupe tel qu’il s’est constitué en 1927.

Toutefois, en s’intéressant aux recherches menées auparavant par Paul Nougé, qui fut l’instigateur et la véritable tête pensante du surréalisme en Belgique, on découvre que la création d’objets subvertissant le « conformisme spirituel et social » de l’époque (Nougé, « Peintures idiotes », s.d., dans 1980 : 247) fut également expérimentée sur une scène de théâtre. En février 1926, après avoir testé dans des correspondances le potentiel subversif de la réécriture, Nougé a mis sur pied avec ses premiers complices (Camille Goemans, André Souris et Paul Hooreman) un concert-spectacle qui tenait paradoxalement le public à distance du projet qui s’élaborait devant lui : « prendre des lieux communs, non pour aller dans le fantastique, dans le rêve ou dans l’inconscient, mais pour tâcher de donner une affectation nouvelle et poétique à des objets tout faits, des objets qui existent » (Souris, 1968 : 434).

Mais notons tout de suite que le paradoxe discursif qu’il s’agit de mettre ici en lumière repose sur une conception de la création diamétralement opposée à celle de Breton. C’est ce que nous allons prioritairement détailler dans les pages qui suivent : le projet des surréalistes rassemblés autour de Breton visait la révélation d’une vérité enracinée dans l’inconscient, tandis que Nougé et ses complices rejetaient de façon radicale toute intervention de la subjectivité dans le processus créateur. Aussi, bien que l’on observe un même paradoxe discursif au fondement de leurs démarches, les rapports des uns et des autres à l’art dramatique sont également révélateurs de cette divergence fondamentale. Dans le cas des surréalistes bruxellois, le théâtre n’était pas exactement délaissé ou méprisé; par contre, leur unique expérience en la matière a montré la difficulté à engager la réussite de leur pari : produire des objets qui bouleversent le lecteur ou le spectateur par leur incompréhensibilité même.

Le théâtre, un révélateur du paradoxe de l’énonciation surréaliste

Contrairement aux dadaïstes, qui considéraient le théâtre comme un moyen efficace de s’accaparer l’espace public, Breton a très tôt condamné l’art dramatique en avançant des arguments qui ont dû influencer Aragon et les autres membres du groupe surréaliste dans leur rapport avec cet art. Dans son Introduction au discours sur le peu de réalité, rédigée peu avant le premier manifeste du surréalisme, il regrettait déjà qu’au théâtre, l’acteur prenne un masque « pour jouer le rôle d’un autre » au lieu d’affirmer pleinement sa subjectivité (Breton, 1992 : 266). À ses yeux, seule une parole vraie (intime) pouvait bouleverser le public, en lui faisant vivre la puissance de l’imagination et de l’inconscient. Breton a ensuite formulé une autre critique mettant en avant le peu d’autonomie qu’a l’art théâtral. En effet, au théâtre, la parole n’est pas seulement fictionnelle (coupée de la subjectivité de l’acteur), elle est aussi doublement contrainte : soumise à l’interprétation du public, d’une part, et évaluée en termes d’audience, sinon en fonction de critères commerciaux, d’autre part[1].

Comme l’a montré Pierre Piret, cette double critique de l’art du théâtre rappelle les propos tenus par Jean-Jacques Rousseau dans sa Lettre à d’Alembert sur les spectacles : « pour Breton comme pour Rousseau, l’art du théâtre agit moins sur le public qu’il ne lui est soumis, dépendant de son bon vouloir; tout le processus créateur est perverti par cette dépendance d’autant plus forte au théâtre qu’il s’agit d’un art public et commercial » (Piret, 2008 : 235). Néanmoins, il n’empêche que cette double condamnation permet de mettre au jour le caractère singulier du projet que menaient Breton et d’autres surréalistes. La critique de la dimension fictionnelle de la parole théâtrale, couplée au refus de voir la création assujettie au goût du public, est effectivement révélatrice du paradoxe de l’énonciation surréaliste : celle-ci « est prise dans un rapport structurellement contradictoire à l’Autre, sur lequel elle veut agir tout en refusant, d’une certaine façon, de s’adresser à lui » (idem). Ceci permet d’expliquer en partie qu’en termes d’écriture théâtrale, les surréalistes s’en soient tenus à des expériences très ponctuelles, qui ont surtout produit des sketches[2]. Bien qu’ils n’aient jamais caché leur intérêt pour les expérimentations réalisées dans ce domaine par les dadaïstes[3], les surréalistes – Vitrac et Artaud exceptés – n’ont opéré aucune réforme du genre suivant les caractéristiques définitoires de leur mouvement (automatisme, fragmentation et discontinuité de l’énonciation).

On est tenté de dresser un même constat pour le groupe surréaliste de Bruxelles, formé en 1927 par le peintre René Magritte, les poètes Paul Nougé, Camille Goemans et Louis Scutenaire, ainsi que deux musiciens : André Souris et Édouard Mesens. Il faut dire que ce groupe a porté le paradoxe de l’énonciation surréaliste à un point maximal, en entretenant un rapport des plus complexes avec le public. S’il a bien cherché à bouleverser ses cibles (des écrivains d’abord, des musiciens et un public amateur d’art moderne ensuite), il a en revanche tout mis en oeuvre pour ne pas être compris par elles, ne pas être entendu. Persuadé qu’un discours toujours explicite et sans équivoque ne peut opérer d’effet bouleversant sur l’esprit, Nougé a enseigné à ses complices la nécessité d’écrire des textes ou de produire des objets qui résistent aux lecteurs ou aux spectateurs. Ces derniers devaient être considérés tels des adversaires que l’on confronte – comme aux échecs, un jeu qui passionnait Nougé[4] – à de réelles difficultés intellectuelles.

Ainsi, au lieu de rédiger des manifestes, les surréalistes bruxellois se sont ingéniés à poser ce qu’il faut bien appeler des pièges. Et contrairement à Breton, pour qui la poésie véritable délivre une parole intime, ils ont misé sur l’effacement de la subjectivité pour garantir le pouvoir offensif de leurs interventions. La difficulté à décoder leurs textes était en effet renforcée par le gommage systématique de toute forme de signature (autographe, effets de style) : ces textes sont des lettres anonymes ou écrites sous un pseudonyme, à visée mystificatrice; des réécritures non identifiées de textes inscrits au patrimoine littéraire[5]; une transformation non déclarée d’un ouvrage de grammaire en un recueil poétique (suivant le scénario du manuscrit retrouvé)[6]. À cet effacement de la subjectivité répondait logiquement l’absence des surréalistes bruxellois des circuits de l’édition et, plus largement, de la sphère publique. Aux manifestations tapageuses des avant-gardes, ils préféraient l’exercice d’une « discrétion active » (Aragon etal., 1973), voire l’anonymat[7]; comme l’a écrit Nougé dans une lettre adressée à Breton, ils ont délibérément réglé leurs démarches sur celles des criminels isolés et des « partis politiques voués à l’action illégale » (« D’une lettre à André Breton », 1929, dans 1980 : 79). En l’occurrence, hormis lors d’un concert organisé à la Bourse de Charleroi en 1929, jamais le groupe de Bruxelles, tel qu’il s’est constitué en 1927, ne s’est illustré sur une scène. En revanche, si l’on considère l’opération de Correspondance initiée à l’automne 1924 par Nougé et deux poètes, Marcel Lecomte et Camille Goemans (que rejoindront rapidement deux musiciens, André Souris et Paul Hooreman), on découvre une autre histoire du surréalisme bruxellois : sa période embryonnaire, au terme de laquelle plusieurs actions ont été dirigées contre le théâtre.

La singulière opération de Correspondance (1924-1926)

Les manoeuvres de Correspondance ont débuté en novembre 1924. Dans un premier temps, Nougé, Lecomte et Goemans ont écrit tous les dix jours un courrier qu’ils envoyaient aux écrivains publiant dans les principales revues littéraires de l’époque : 7 arts et Le Disque vert, en Belgique; La Nouvelle Revue Française et La révolution surréaliste, en France. La liste des auteurs concernés est relativement longue : Paul Valéry, Paul Éluard, Jean Paulhan, Philippe Soupault, André Breton, André Gide, Marcel Arland, entre autres. Par un travail de réécriture, Nougé, Goemans et Lecomte démontraient à ces auteurs « ce qu’ils avaient manqué dans leurs romans, dans leurs poèmes, dans leurs récits » (Lecomte, 1969, s.p.) sur le plan intellectuel. Un mode opératoire valorisant le caractère circonstanciel de leurs manoeuvres avait aussi été établi : à tour de rôle, ils réagissaient en une page à un fait de l’actualité littéraire. Tout événement était susceptible d’alimenter leurs machinations : une conférence, le lancement d’une enquête, l’annonce d’un numéro hors-série pour une revue littéraire, la parution d’une critique littéraire, d’un roman ou d’un recueil de poésie. Ils entendaient saper de la sorte les fondements de la modernité littéraire, tout en restant en retrait : les correspondances étaient envoyées par la poste à quelques destinataires seulement et n’étaient jamais publiées. À l’époque déjà, ils ne cherchaient pas à toucher un public de « lecteurs éventuels » (idem), mais des interlocuteurs choisis pour leur capacité à faire voler en éclats les poncifs en matière de création littéraire[8]. « Nous avons tué le public, nous cherchons des complices », lit-on en exergue d’un texte rédigé par Nougé peu avant le lancement de Correspondance (« Portrait exemplaire », 1924, dans 1981 : 157).

Néanmoins, les destinataires de leurs courriers restaient eux-mêmes tenus à distance. Il s’agissait en effet de correspondances d’un type particulier : premièrement, ces lettres n’appelaient pas de réponse, et deuxièmement, il était souvent difficile d’en décoder la signification exacte. On ne peut donc parler d’une opération de communication au sens habituel du terme : la force de subversion des lettres envoyées tient paradoxalement aux effets d’opacité et à l’énigmaticité générés par une écriture « serpigineuse[9] », qui utilise toutes les formes de l’implicite (allusions, références masquées, citations et réécritures non identifiées) et de l’équivoque (jeux sur la polysémie des termes, syntaxe proche de l’incorrection à force d’être alambiquée, etc.). Remarquons aussi que les trois auteurs, en adoptant un même style, sont parvenus à produire au fil des lettres un curieux effet de « dépersonnalisation » de leur écriture (Souris, 1968 : 433). D’une certaine manière, il s’agissait de s’extraire ainsi de la relation discursive. En refusant d’afficher un style propre, qui est une forme de signature, Nougé et ses complices créaient des objets textuels dont la signification se trouvait suspendue : la dépersonnalisation de leur écriture cryptait à dessein leurs intentions. Selon Nougé, c’était le seul moyen de concentrer l’attention du lecteur sur la combinaison des mots (comme en poésie) et ce faisant, de l’amener à faire preuve d’invention pour répondre au texte en des termes inattendus.

L’opération de Correspondance fonctionne en son principe comme une « machine à éloigner l’autre » (Kaufmann, 1990 : 35) : elle crée un « cordon sanitaire » (ibid. : 31) entre le destinateur, dont les intentions sont masquées, et le destinataire mis au défi de répondre à un message crypté, inintelligible pour celui qui n’a pas été mis dans le coup. Un même constat vaut pour la dernière expérience initiée sous la bannière de Correspondance en février 1926, avec l’aide des deux musiciens fraîchement intégrés au groupe. L’expérience en question a consisté en un concert-spectacle au cours duquel se sont succédé des déclamations de textes poétiques, des compositions musicales et une curieuse représentation théâtrale en trois actes, Le dessousdes cartes. Nous allons décrire brièvement les différentes étapes de la soirée avant de proposer une analyse du Dessous des cartes qui permettra d’éclairer l’enjeu du paradoxe énonciatif sous-tendant les opérations.

Déclamation d’aphorismes et détournements de musiques populaires

Pour cette unique montée sur les planches, le groupe avait opté pour ce qui n’était qu’un « sordide petit théâtre désaffecté » (Souris, 1968 : 434) : le Théâtre Mercelis, qui servait surtout de salle pour des conférences, soirées philanthropiques et réunions électorales. Ce choix montrait déjà, comme l’a noté Robert Wangermée, une « volonté de désacralisation du lieu culturel » (1995 : 89) et un refus des contraintes financières. Soulignons également à cet égard la pauvreté des moyens déployés pour ce concert-spectacle : aucun décor n’avait été mis en place et, concernant les costumes, il semble que chacun ait reçu la consigne de trouver dans sa garde-robe de quoi se vêtir sans la moindre originalité. Enfin, outre deux ou trois acteurs professionnels, les vingt-quatre participants étaient inconnus du public : les hommes de Correspondance avaient enrôlé « des instrumentistes issus de la musique militaire des Guides et des comédiens ou chanteurs de circonstance recrutés parmi les proches des organisateurs » (idem).

Le principe de « discrétion active » ayant présidé à l’envoi des correspondances précédemment décrites continuait d’être appliqué : la promotion de cette manifestation fut réduite à l’envoi d’un petit carton d’invitation « strictement personnelle », qui reprenait le programme de la soirée et quelques bons mots de Correspondance détournant des phrases extraites d’un ouvrage de Paulhan (Jacob Cow le pirate ou Si les mots sont des signes, 1921) pour les corriger. Cela dit, il est peu probable que les invités aient compris la référence à Paulhan, étant donné qu’avaient principalement été conviés des représentants des milieux musicaux, comme le directeur du Conservatoire de Charleroi, des professeurs du Conservatoire de Bruxelles et de jeunes musiciens virtuoses. Pour le reste, il s’agissait essentiellement d’hommes de théâtre et d’artistes intéressés par le cinéma (Wangermée, 1995 : 90) qui n’avaient jamais reçu de courriers estampillés du nom de Correspondance.

La soirée débuta par une déclamation d’aphorismes que le public pouvait lire en même temps sur deux grands panneaux placés au fond de la scène. Tandis que Souris interprétait ce qui ressemblait à « un cérémonial de concert classique », Nougé et Goemans récitaient les textes à tour de rôle (ibid. : 93). Dans un compte rendu rédigé pour le journal Bruxelles Universitaire, Marcel Defosse a rapporté cette performance poétique en insistant sur son caractère désuet : « D’ici peu, cela sonnera de la même manière que les déliquescences symbolistes et la couleur locale romantique » (1926 : s.p.). Ces aphorismes[10], qui misaient sur la transformation de proverbes ou sur le rapprochement de deux idées « en apparence inaccouplables » (Breton, 1999 : 470), n’étaient pourtant pas sans parenté avec les textes qu’écrivaient alors les surréalistes. Or manifestement le public convié ce soir-là est passé à côté de la dimension novatrice de ces textes. Une même observation s’impose en ce qui concerne la musique d’accompagnement composée par Souris : Wangermée, qui a étudié les partitions, y voit une « oeuvre très neuve » (1995 : 92), proche du Pierrot lunaire (1912) d’Arnold Schoenberg, mais dont la qualité – et la puissance de subversion – n’a pu être communiquée au public en raison de la mise en scène provocatrice et de la pauvreté des moyens utilisés (de simples petits instruments à percussion).

Ont suivi des « parodies de complaintes populaires » (ibid. : 94), puis Trois inventions pour orgue jouées par Paul Hooreman à l’aide d’un petit orgue de Barbarie. La révélation de cet instrument de pacotille a suscité des ricanements dans le public, qui avait imaginé en lisant le programme découvrir une oeuvre orchestrale[11]. Au lieu de cela, on lui présenta « une sorte de boîte à musique absolument ordinaire » qui ne produisait que d’« [i]nfâmes flonflons » (Amande Hooreman, 1979 : 19). Et pour cause, les partitions (des feuilles de carton perforées) y avaient été insérées à l’envers. Le public n’a ainsi reconnu aucune des pièces jouées : l’hymne national belge et des opérettes bien connues à l’époque. Ce numéro passa pour un canular, pour un exercice de sabotage dans la plus pure tradition dadaïste. Souris indiqua pourtant quelques années plus tard qu’« il s’agissait bien moins d’une mystification que d’une expérience sur les propriétés du hasard dans la création » (Souris, 1968 : 435), qui s’inspirait des expérimentations de Milhaud et de Schoenberg.

Le Dessous des cartes : un jeu théâtral déroutant 

La représentation de la pièce intitulée Le dessous des cartes a suivi les Trois inventions pour orgue. Les quatre hommes de Correspondance ont été les premiers à paraître sur la scène « complètement vide », comme le précise le manuscrit (Nougé, Le dessous des cartes, 1926, dans 1981 : 211). À tour de rôle, chacun s’est présenté comme l’auteur du spectacle. Une telle entrée constituait déjà en soi une provocation : plutôt que de revendiquer une écriture collective, comme le faisaient les publications à quatre mains des surréalistes, il s’agissait d’enlever toute importance à la question de l’auteur (ou des auteurs). Ensuite, alors qu’un orchestre se mettait en branle pour jouer un quadrille des plus communs, les auteurs se sont dispersés aux quatre coins de la scène et se sont armés de scies et de planches en bois. Après l’exécution de ce premier exercice musical, des acteurs sont entrés en scène pour accomplir « dans le silence les figures du quadrille » (idem), avant de se regrouper au fond de la salle pour engager une conversation animée. Nougé et ses complices (identifiés dans la pièce comme étant des menuisiers) ont alors commenté la situation : un couple de mariés fêtait ses noces en compagnie des membres des familles respectives.

Découpée en trois actes, cette pièce fait fi de toute structuration logique et mise sur l’étrangeté des propos tenus par les personnages. Ceux-ci instaurent une ambiance tragico-mystique, mais qui n’est pas pour autant sans ménager des effets comiques. Les réactions des personnages sont imprévisibles et déroutantes : par exemple, au deuxième acte, les demoiselles d’honneur s’évanouissent les unes après les autres en réaction aux paroles énigmatiques de la mariée. Mais il ne faut pas chercher à comprendre le sens de tout cela : comme l’affirme à plusieurs reprises le personnage du marié, il faut « que l’on ne comprenne rien à rien » (ibid. : 218). Au dernier acte, les personnages se lancent dans une entreprise qui expérimente les vertus du hasard : à tour de rôle, ils s’emparent d’un journal et lisent un article choisi de manière aléatoire, pendant que les autres miment les scènes évoquées. L’exercice se termine dans un « désordre complet » (ibid. : 226). La mariée disparaît « par le fond du théâtre » (ibid. : 227), on la dit « sauvée » et le marié commence à tourner nerveusement autour d’une malle en bois fabriquée par les menuisiers durant l’acte précédent. Rapidement, il feint des convulsions; tous les personnages de la noce se précipitent alors vers lui en poussant des cris, puis déclarent : « Il éclate de rire » (ibid. : 226). Et le marié de renchérir, en se tournant vers le public : « Je suis mort, je suis mort, je suis mort de rire » (idem). Il saute à ce moment dans la malle disposée au milieu de la scène et le cortège nuptial se transforme en un cortège funèbre accompagné par l’orchestre.

Le public, qui formait pourtant un bel échantillon d’« une jeunesse mondaine, habituée aux spectacles d’avant-garde » (Wangermée, 1995 : 90), n’a pas saisi l’intérêt de cette dernière représentation. Si certains avaient pu apprécier les aphorismes déclamés par Nougé et Goemans, ils se sont en revanche montrés indifférents au jeu théâtral. En conséquence, l’événement ne fut quasiment pas relayé dans la presse. Seuls deux articles en ont fait le compte rendu, l’un décrivant une manifestation marquée par un état d’esprit surréaliste, l’autre dénonçant une plaisanterie de mauvais goût. Quarante ans plus tard, lors du fameux colloque sur le surréalisme organisé en 1966 par Ferdinand Alquié, les critiques sont revenus sur cet épisode moins connu du surréalisme bruxellois en soulignant le caractère dadaïste des numéros présentés par Nougé et ses complices[12]. Il faut dire que la suite des opérations menées par les hommes de Correspondance contre le théâtre tend à légitimer l’hypothèse d’une résurgence de l’état d’esprit dada : à l’automne 1926, le groupe s’est rapproché de René Magritte et d’Édouard Mesens, tous deux engagés dans la publication d’une revue dadaïste, pour organiser des chahuts contre le Théâtre du Groupe Libre qui s’était distingué par des mises en scène ambitieuses, célébrant la modernité des auteurs de son répertoire (notamment Apollinaire, Cocteau, Tzara, Ribemont-Dessaignes)[13]. Alors, « syndrome Dada[14] » ou pas? Il ne s’agit pas de trancher sur ce point, mais de faire la part des choses entre des manipulations effectivement proches des provocations dadaïstes (la mise en pièces de l’hymne national, par exemple) et des opérations de mystification qui, dans le but de mettre l’esprit en difficulté, visaient à garantir le caractère incompréhensible du spectacle.

L’art du silence et de la mystification pour garantir durablement l’incompréhension du public

Que le public n’ait pas compris la signification de leur spectacle ne constituait pas pour Nougé et son groupe la preuve d’un échec, bien au contraire : d’une certaine façon, la réussite de cette soirée tenait pour eux à cet état d’incompréhension même. En 1966 comme en 1926, le silence des quatre hommes a prêté le flanc aux mésinterprétations. Refusant de livrer aux spectateurs une nourriture prémâchée, le groupe leur a laissé le soin de décoder eux-mêmes les intentions ayant présidé à la création du concert-spectacle. Mais il n’a pas non plus clarifié ces intentions par la suite. Nougé ne s’est exprimé que très brièvement à cet égard en 1928, dans un texte consacré à la musique de Souris, où il refusait toujours de fournir des explications claires sur l’enjeu de cette soirée :

Je n’ai pas à situer pour le lecteur la portée d’une expérience qui, par ailleurs, a donné tout ce que l’on pouvait en attendre. Il est à remarquer qu’après deux ans, ce spectacle, inventé avec la collaboration constante des acteurs et dont le mouvement véritable se déployait derrière un rideau de lieux communs en projetant l’ombre la plus pure et la plus angoissante qui se puisse imaginer, emprunte soudain d’autres apparences et s’éclaire par instant de lueurs singulières. Mais nous n’avions pas à dissiper certaines équivoques, certains malentendus. Il nous déplaisait de répondre à des questions qui, en fait, se tournaient vers le vide. L’on croyait nous parler; en termes misérables, c’est aux ombres que l’on s’adressait. Présents, absents, nous étions ailleurs, occupés à d’autres besognes

(Nougé, « André Souris », 1928, dans 1980 : 55).

Qu’une absence d’explications ait donné lieu à « certaines équivoques, certains malentendus » n’était pas pour déplaire à ceux qui ont recouru au sabotage et à la mystification pour tenir leur public à distance. Car il faut le dire, Nougé et ses complices ne se sont pas tout à fait murés dans le silence. En 1926, ils ont bien écrit quelques textes autour de ce spectacle. Deux lettres ont été envoyées, l’une précédant le concert-spectacle, l’autre en proposant un compte rendu. Leurs fonctions sont pourtant les mêmes : alimenter le scepticisme envers les opérations de Correspondance et brouiller toute piste d’interprétation.

Au cours du mois précédant cette fameuse soirée, Paul Hooreman avait envoyé un courrier à un homme de théâtre, Raymond Rouleau, pour l’avertir des nouvelles manigances de Nougé : celui-ci était en train d’écrire un spectacle plagiant une pièce encore inédite du poète Odilon-Jean Périer. D’après Geneviève Michel, il s’agit de la pièce Une soirée au théâtre de l’Étrille, écrite en 1925 – et restée non publiée (Michel, 2011 : 272-277). Instaurant le théâtre dans le théâtre, cette pièce présente deux spectateurs attablés à l’avant-scène d’un théâtre, qui disputent une partie de cartes au verso desquelles sont inscrits des fragments de dialogues. Au fur et à mesure qu’ils retournent leurs cartes, des acteurs montent sur les planches pour jouer la combinaison – laissée au hasard – de ces répliques. Sans connaître l’existence de cette pièce, il serait difficile d’expliquer le titre que Nougé a donné à la sienne. Pourtant, comme on s’en doute, l’objectif de la lettre d’Hooreman n’était ni de dénoncer la malhonnêteté de Nougé, ni de lever le voile sur l’origine véritable du Dessous des cartes. Il s’agissait plutôt de susciter la méfiance et d’engager un questionnement. Hooreman parlait dans sa lettre d’un « tripotage » de la pièce de Périer, qui aurait servi de « repère » (Hooreman, cité par Michel, 2011 : 272), sans donner d’explication supplémentaire.

La seconde lettre pousse le procédé de la mystification plus loin encore. Signée d’un nom fictif (Amande Hooreman), elle fut écrite par l’un des membres du groupe dans le but de communiquer à leur principal détracteur, Hermann Closson, le caractère totalement désastreux de la soirée. La lettre compte près de trois pages qui détaillent toutes les étapes du concert-spectacle, en soulignant chaque fois l’état d’incompréhension dans lequel le public se trouvait plongé. Le dessous des cartes, en particulier, est décrit comme un spectacle auquel « franchement personne n’a compris grand-chose » : « on sentait les gens inquiets, indécis, se demandant tous : que veulent-ils dire? et ma foi, faute de comprendre on s’occupait l’esprit à chercher » (Hooreman, 1979 : 18). Les hommes de Correspondance savaient que Closson ne manquerait pas de relayer l’information autour de lui. En conséquence, on peut dire que cette lettre fait partie intégrante du dispositif théâtral mis en place : elle est un moyen supplémentaire de garantir durablement la déroute des spectateurs.

Les mariés de la tour Eiffel comme objet de réécriture

Pourtant, Nougé et ses complices ne cherchaient plus uniquement à discréditer la littérature moderne, mais aussi à intervenir eux-mêmes sur le plan de la création, comme l’expliqua plus tard Souris : « nous nous proposions de faire naître, à partir des moyens que nous mettions en oeuvre, un climat poétique émanant moins des formes elles-mêmes que de la nature de leur confrontation » (Souris, 1968 : 434). L’expérience préfigurait les recherches sur la création d’objets bouleversants par le détournement de musiques populaires et de textes littéraires. Ce que Hooreman n’a pas dit dans sa lettre à Raymond Rouleau, c’est que la pièce d’Odilon-Jean Périer est une reprise parodique d’un spectacle de Jean Cocteau et que c’est précisément pour cette raison qu’elle a pu constituer un « repère » pour Nougé et ses complices : Le dessous des cartes consiste en effet en une réécriture du même spectacle, Les mariés de la tour Eiffel (1921).

S’inscrivant dans la veine des Mamelles de Tirésias (1917) d’Apollinaire, le spectacle des Mariés de la tour Eiffel, conçu pour la prestigieuse compagnie des Ballets suédois dirigée par Rolf de Maré, opérait « une sorte de mariage secret entre la tragédie antique et la revue de fin d’année, le choeur et le numéro de music-hall » (Cocteau, 1948 : 45). Cocteau entendait déconstruire de la sorte les frontières entre le genre théâtral et le genre poétique : « Les Mariés peuvent avoir l’aspect terrible d’une goutte de poésie au microscope. Les scènes s’emboîtent comme les mots d’un poème » (idem). Or malgré l’originalité du spectacle et les artifices déployés pour lui conférer les attraits du merveilleux, la première représentation des Mariés de la tour Eiffel fut sévèrement chahutée par les dadaïstes, qui reprochaient à Cocteau d’avoir désamorcé la force explosive de leurs procédés et contribué à véhiculer une représentation naïve, « une image vulgarisée et affadie de la modernité » (Wangermée, 1995 : 98).

Mais qu’en est-il du jeu théâtral conduit sous l’égide de Correspondance? La publication tardive[15] du Dessous des cartes en a confirmé l’auteur (Paul Nougé), mais a aussi permis de mieux identifier, par comparaison avec la pièce de Cocteau, la fonction de la réécriture qui a été opérée. Pour rappel, l’argument des Mariés de la tour Eiffel est d’une simplicité désarmante : de jeunes mariés viennent fêter leurs noces en famille au premier étage de la tour Eiffel et s’y faire photographier. D’après la didascalie liminaire, une large toile figurant une vue de Paris était exposée dans le fond de la scène, tandis qu’au second plan, un « appareil de photographie, de taille humaine » (Cocteau, 1948 : 52), faisait office de corridor entre la scène et les coulisses (les danseurs entraient et sortaient par le biais de cette chambre noire). Or l’appareil était détraqué : à l’énoncé communément proféré avant de déclencher le mécanisme photographique (« Ne bougeons plus, un oiseau va sortir »), apparaissaient non pas les portraits des mariés, mais des clichés vivants (une autruche, une baigneuse de Trouville affublée d’une épuisette et d’un panier en bandoulière, un écolier couronné, un lion d’Afrique), incarnés par des danseurs portant de somptueux masques et costumes réalisés par Jean Hugo. Deux acteurs « vêtus en phonographe », positionnés de part et d’autre de la scène, commentaient l’ensemble du spectacle à la manière d’un choeur antique et prenaient en charge « sans la moindre littérature » les répliques des personnages (Cocteau, 1948 : 42).

Plusieurs éléments sont repris dans Le dessous des cartes. La musique de scène, en particulier, était censée constituer un élément majeur dans la reconnaissance de l’intertexte moderniste. André Souris et Paul Hooreman s’étaient inspirés du travail accompli par le Groupe des Six[16] pour la pièce de Cocteau : ils avaient réécrit comme eux des genres musicaux traditionnels (quadrille, marche nuptiale, marche funèbre), mais aussi des rengaines populaires (« La Tonkinoise », « Rhapsody in Blue »). En ce qui concerne la pièce proprement dite, il faut bien sûr souligner le retour de personnages clefs (les mariés, un vieux général, une belle-mère ainsi qu’une danseuse vêtue d’une tunique blanche, qui constitue une allusion à la baigneuse de Trouville), mais également la reprise de certaines répliques dès le premier acte; comme chez Cocteau, il est dit que le vieux général « a traversé l’Afrique trois fois » (Nougé, Le dessous des cartes, 1926, dans 1981 : 212), par exemple. Au début et à la fin du spectacle, les questions scandées par les quatre menuisiers (« Que se disent-il? », « Qu’y a-t-il? », « Que fait-elle? », « Que dit-elle? », « Où va-t-elle? », ibid. : 211-226) font écho à l’interrogation que formulent à plusieurs reprises les deux phonographes dans Les mariés de la tour Eiffel (« Que dit-il? »). Notons aussi que la lecture mimée d’extraits de journaux choisis au hasard est une référence au dispositif théâtral mis en place par Cocteau (les danseurs miment les images d’Épinal que sont les clichés imprévisibles d’un appareil photographique détraqué). Enfin, la transformation du cortège nuptial en une marche funèbre constitue à l’évidence le détournement d’une réplique (« [C]ette joie de vivre! On dirait un enterrement! »; Cocteau, 1948 :  65). Ce détournement nous rappelle que la pièce de Cocteau devait initialement s’intituler La noce massacrée (une réplique y fait d’ailleurs allusion dans son texte), mais il nous convie aussi à apprécier le massacre de la pièce en question : il s’agissait bien d’en finir avec la naïveté des créations modernistes.

Une expérience sur le potentiel subversif du détournement de lieux communs

La plume de Cocteau n’est toutefois pas la seule source d’inspiration des hommes de Correspondance. Le dessous des cartes brasse aussi d’autres références au genre théâtral. Une lecture attentive du texte permet de mettre au jour plusieurs citations, comme celles de l’opéra Carmen (1875) de Georges Bizet et du Faust (1859) de Charles Gounod. Quant aux quatre menuisiers, qui imitent la position des deux phonographes de Cocteau, ils constituent une référence aux fossoyeurs qui dialoguent dans Hamlet (Wangermée, 1995 : 98-99; Michel, 2011 : 257). Remarquons de surcroît qu’à chaque intermède, ils fredonnent une chanson populaire dont l’origine se trouve dans une lettre de Baudelaire. Dans cette lettre, le poète explique vouloir mettre en scène un drame dont le personnage principal serait un scieur de long inspiré par « une chanson dont l’air est horriblement mélancolique, et qui ferait […] un magnifique effet au théâtre » : « Rien n’est aussi-z-aimable / Fanfru-cancru-lon-la-lahira / Rien n’est aussi-z-aimable / Que les scieurs de long[17] », soit exactement le texte qui est entonné à la fin de chaque acte par les menuisiers campés sur la scène du Théâtre Mercelis.

Les « objets » massacrés ce soir-là étaient donc nombreux (hymne national, opérettes et rengaines populaires, Les mariés de la tour Eiffel) et les références à la culture musicale et littéraire dans Le dessous des cartes étaient elles-mêmes relativement importantes. Ces constats nous amènent à vérifier que le concert-spectacle de février 1926 a bien constitué la première exploration des effets engendrés par des objets détournant des lieux communs de la culture et du langage. Mais pourquoi avoir choisi de parodier, dans un sens critique, Les mariés de la tour Eiffel? La réponse à cette question renvoie au travail de Cocteau sur cette même matière : les répliques des personnages sont truffées d’expressions populaires et de locutions figées[18], auxquelles s’ajoutent la représentation de clichés vivants par les danseurs et la réécriture de musiques populaires par le Groupe des Six. L’objectif de Cocteau était de renouer avec la force originelle des lieux communs, avec leur pouvoir d’émerveillement, comme il s’en est expliqué dans la préface écrite en 1922. Il voulait réhabiliter la puissance poétique propre aux lieux communs en les faisant « briller » comme s’ils étaient neufs :

Le poète doit sortir objets et sentiments de leurs voiles et de leurs brumes, les montrer soudain, si nus et si vite, que l’homme a peine à les reconnaître. Ils le frappent alors avec leur jeunesse, comme s’ils n’étaient jamais devenus des vieillards officiels. C’est le cas des lieux communs, vieux, puissants et universellement admis à la façon des chefs-d’oeuvre, mais dont la beauté, l’originalité, ne nous surprennent plus à force d’usage. Dans notre spectacle, je réhabilite le lieu commun. À moi de le présenter sous tel angle qu’il retrouve ses vingt ans

(Cocteau, 1948 : 42).

Dans la pièce proprement dite, le traitement poétique des lieux communs est dévolu à l’appareil photographique : étant détraqué, celui-ci révèle sous un jour nouveau, inattendu, les clichés qui ont bercé l’enfance des Français. Est ici en jeu la question de la « vérité » de la représentation théâtrale. Récusant aussi bien le réalisme superficiel d’André Antoine que l’ésotérisme d’un théâtre symboliste souvent hermétique, Cocteau propose une solution alternative qui consiste à rapatrier le mystère de la vérité au coeur de la représentation pour le montrer nu (« J’allume tout, je souligne tout », lit-on dans sa préface) mais sous un angle décalé, inhabituel. D’où l’insistant motif des mirages qui, dans cette pièce, « désigne la valeur de révélation conférée à la distance focale », observe Pierre Piret :

La réhabilitation des lieux communs souhaitée par Cocteau dans sa préface passe toujours par leur mise en perspective sous un angle inattendu. Les uns sont pris au pied de la lettre, comme l’expression « [u]n petit oiseau va sortir ». Pour d’autres, Cocteau joue sur l’effet de soulignement ou de distorsion que permet d’obtenir leur mise en spectacle : lorsque la noce entre en scène, par exemple, les personnages qui la composent sont décrits par les phonographes à partir de lieux communs et c’est de la confrontation du visuel et du textuel que peut naître l’effet escompté. Toujours, c’est l’affirmation d’un point de vue exotique qui révèle la vraie nature des choses

(Piret, 2002 : 252).

Les effets du détournement de lieux communs ou d’oeuvres populaires opéré par les surréalistes bruxellois ont souvent été qualifiés d’effets déformateurs ou dépaysants. Or les déformations qu’ils pratiquaient possèdent une fonction bien différente de celle que Cocteau conférait au point de vue exotique dans Les mariés de la tour Eiffel. Et pour cause : à leurs yeux, aucune espèce de vérité ne peut être véhiculée par des lieux communs, même déformés. Par contre, il est possible de les utiliser pour mettre l’esprit en péril, pour le forcer à se confronter aux « petits systèmes mentaux […] où se cristallise le conformisme spirituel et social » (Nougé, « Peintures idiotes », s.d., dans 1980 : 247).

Le choix de parodier la pièce de Cocteau participe de cette réflexion : il s’est agi d’inverser la valeur positive attribuée aux lieux communs par l’écrivain français. Au lieu de revaloriser leur soi-disant potentiel poétique, Nougé entendait montrer dans quelle mesure le langage, compris dans ses manifestations stéréotypées, opprime la pensée davantage qu’il ne libère l’imagination. Ainsi, dans Le dessous des cartes, l’expression de phrases stéréotypées ne produisait pas la sensation du « merveilleux », mais « l’ombre la plus pure et la plus angoissante qui se puisse imaginer » (Nougé, « André Souris », 1928, dans 1980 : 55). Comme l’a relevé Geneviève Hauzeur, il était question de « donner à voir et à entendre […] quelque chose qui ressemble davantage à une tragédie maeterlinckienne ou à l’absurde beckettien » (2005 : 81). Plutôt que d’éveiller l’imagination et de susciter le rêve, les répliques des personnages produisaient un effet d’« inquiétante étrangeté », tel ce court dialogue qui est incompréhensible à force d’être convenu et désuet :

La Mariée. – La perfection adorable de cette après-midi, tient-elle de notre bonheur enfin assuré, ou de l’odeur des fleurs que nous touchons ainsi?

Le Marié. – Ah! Quelle raison supposer qui ne soit dérisoire. Comment imaginer ce doute heureux n’être vraiment l’illusion d’un doute, et pareil à l’inquiétude éphémère qui traverse par instant la certitude sans défaut.

La Mariée. – Le Nil est bleu et les sables infinis dorment dans une lumière que l’on dirait éternelle.

Le Marié. – Il faut qu’il soit bleu.

La Mariée. – Les landes grises, et puis c’est la mer, la brume du soir sur la mer. Chaude est la chambre du grand feu qui l’illumine. L’on songe que l’on est loin de tout, que cette Bretagne…

Le Marié. – Non. Ici-même, l’on est loin de tout. À quoi tient peut-être notre bonheur

(Nougé, Le dessous des cartes, 1926, dans 1981 : 217).

Un intertexte symboliste à découvrir : La princesse Maleine

La référence au théâtre de Maurice Maeterlinck mérite d’être creusée. Nougé, qui connaissait bien cette oeuvre, paraît en effet puiser aux sources de la dimension tragique des « petits drames de la mort[19] » écrits par l’auteur belge entre 1889 et 1894. Au-delà des motifs et des situations qui semblent leur être empruntés, on peut observer un même travail de déconstruction du dialogue théâtral qui se fonde sur le constat de l’impossibilité de toucher à la vérité par le biais du langage.

Les soupçons introduits par les menuisiers quant à l’issue du mariage, l’échange mystérieux entre le marié et la belle-mère au sujet du général, ainsi que les longs cheveux blancs de la mariée pourtant jeune rappellent l’atmosphère angoissante du premier théâtre maeterlinckien, et plus particulièrement le début du premier acte de La princesse Maleine (1889). Ce premier « petit drame de la mort » s’ouvre sur une fête donnée au château d’Harlingen pour célébrer l’union de la princesse Maleine et du prince Hjalmar; dans les jardins, deux officiers observent le ciel, les nuages filant vers l’ouest, et voient dans la pluie d’étoiles qui s’abat soudainement sur le château le « présage de grands malheurs » (Maeterlinck, 1998 : 16). Au commencement du Dessous des cartes, la belle-mère pressent que « le temps va changer » (Nougé, Le dessous des cartes, 1926, dans 1981 : 212), ce qui augure déjà l’issue funèbre de la noce. Nous pouvons encore donner un autre exemple : dans La princesse Maleine, la deuxième scène représente la reine Godelive entourée de la princesse Maleine et de sa nourrice, et toutes trois chantent « en filant leur quenouille » (Maeterlinck, 1998 : 19). Dans Le dessous des cartes, les « trois demoiselles d’honneur » se mettent à chanter après le premier échange entre le marié et la belle-mère (ibid. : 213).

Notons enfin l’allusion constante, dans Le dessous des cartes, à un personnage absent, jamais nommé, mais dont la présence devient palpable à force d’être évoquée. Nous y voyons une référence à la conception maeterlinckienne d’un « personnage sublime », « énigmatique, invisible mais partout présent » (Maeterlinck, 1908 : XVI), qui métaphorise l’imminence de la mort. Dans les « petits drames de la mort », la présence de ce personnage déconstruit les ressorts du théâtre classique. La parole cesse d’être le véhicule et le moteur de l’action; elle s’abîme dans la répétition de phrases inachevées, butant contre le caractère innommable des forces obscures poussant les personnages vers un destin tragique. Ceux-ci sont réduits à l’état de marionnettes au comportement parfois mystérieux, et leurs paroles se vident progressivement de toute signification.

Les personnages du Dessous des cartes entretiennent par ce fait même une parenté certaine avec ceux de Maeterlinck. Dans la lettre signée du nom fictif d’Amande Hooreman, le groupe de Correspondance a souligné l’inconstance des personnages mis en scène, qui passaient sans raison du rire aux larmes : c’étaient « des défilés de pantins hystériques et contorsionnés », « des marches, des files indiennes saccadées voulant imiter la marche des poupées articulées » (Hooreman, 1979 : 19). Et comme chez Maeterlinck, il faut voir dans l’incohérence des propos des personnages une volonté de mettre en cause une rhétorique théâtrale postulant la performativité du Verbe et de véhiculer, plus généralement, une critique de la fonction de communication conférée au langage verbal. Cela dit, dans le cas qui nous occupe, il ne s’agit plus de trouer le discours des personnages pour laisser entendre, par le silence et la répétition de paroles creuses, la percée d’un réel innommable : il est désormais question, pour les hommes de Correspondance, d’incarner une parole aliénée par les lieux communs du langage et de la pensée.

Un jeu théâtral préfigurant la création d’objets bouleversants

Nougé a toujours récusé le « culte aveugle de la spontanéité, de l’“expression” déchaînée » (Nougé, « A beau répondre qui vient de loin », 1941, dans 1980 : 130), qui repose sur la conviction que le langage, en dépit de ses imperfections et de ses limites, pourrait exprimer une quelconque forme de vérité sur le monde ou sur la subjectivité. Les proférations spontanées des dadaïstes comme les exercices d’écriture automatique des surréalistes reposaient à ses yeux sur une méprise quant à la nature véritable du langage. Ses réécritures d’extraits de Jacob Cow le pirate ou Si les mots sont des signes, où Paulhan traite des rapports entre le langage et la pensée, en témoignent : pour Nougé, les mots ne sont pas les fidèles serviteurs de la pensée. Bien au contraire, ils influencent la pensée davantage qu’ils ne la traduisent; le langage asservit les petites et grandes opérations de l’esprit (incluant l’imagination et le fonctionnement de l’inconscient) davantage qu’il ne les sert. S’en remettre à la spontanéité ou au hasard dans le domaine de l’écriture ne peut conduire à rompre avec les habitudes de la pensée. C’est ce que Nougé a laissé entendre dans plusieurs écrits, en multipliant les références cryptées à l’écriture automatique des surréalistes. De plus, à ses yeux, la posture préconisée par Breton revenait à légitimer le repli contemplatif de l’écrivain, et par conséquent, à décharger ce dernier de la responsabilité de poser des actions concrètes en faveur de « la croissance, [de] l’enrichissement, [du] perfectionnement » de l’esprit (Nougé, « Proposition », 1927, dans 1980 : 48).

L’expérience du Dessous des cartes, tout comme celle des numéros poétiques et musicaux qui l’ont précédée, a constitué une étape fondamentale dans la conception de procédés de création démystifiant le culte de la spontanéité prôné par les dadaïstes et les surréalistes. À ce culte, Nougé et ses complices opposaient celui « de l’intention subversive, du piège, de la machination » (Nougé, « A beau répondre qui vient de loin », 1941, dans 1980 : 130) : leur but n’était pas de séduire ou d’émerveiller lecteurs et spectateurs, mais de les confronter à des défis sur le plan intellectuel. Sachant que « l’esprit ne souhaite rien tant que s’abandonner à son premier mouvement », qu’« il n’aime rien tant que ses chemins inlassablement battus » (Nougé, « L’homme en proie aux images », s.d., dans 1980 : 230), les surréalistes bruxellois se sont appliqués à élaborer des pièges qui menaçaient la tranquillité de l’esprit. Ce sont les « objets bouleversants » peints par Magritte, composés par Souris et écrits par Nougé. Refusant de voir dans l’écriture automatique le moyen de libérer la puissance d’invention de la pensée, chacun a produit dans son domaine de prédilection des « objets » qui confrontaient l’esprit à des difficultés nouvelles, qui le forçaient à éprouver les limites de l’imagination, mais toujours dans « l’espoir de le voir sortir de ces conflits revêtu d’une grandeur nouvelle » (Nougé, « Proposition », 1927, dans 1980 : 49). « Nous croyons à des puissances encore inconnues de l’esprit; nous croyons en ses possibilités non encore manifestées », a écrit Nougé un an après l’expérience du Dessous des cartes :

Nous ne nous contentons pas de peindre une image de l’esprit, ni de le surveiller d’une manière détachée. Tout comme une bête en péril déploie une vigueur, une adresse, une ingéniosité jusqu’alors insoupçonnées des autres et d’elle-même, ainsi l’esprit en proie aux menaces et aux difficultés. Nous nous appliquons donc à accuser, à mettre en oeuvre contre l’esprit de semblables menaces, avec l’espoir de le voir sortir de ces conflits revêtu d’une grandeur nouvelle

(idem).

Théoriquement, lorsqu’un objet bouleversant atteint véritablement un lecteur ou un spectateur, il l’amène à déployer des ressources mentales insoupçonnées pour répondre au piège qui lui est tendu. Le caractère bouleversant d’un objet repose sur l’impossibilité d’en arrêter la signification, de lui attribuer un sens univoque. Cependant, notons que cette entreprise n’a rien à voir avec l’humiliation que les dadaïstes ont infligée au langage. Il était plutôt question de trouver une « voie médiane entre la stérilité autoréférentielle et l’illusion instrumentale et expressive du langage » (Hauzeur, 2005 : 84). S’il était clair pour les surréalistes bruxellois qu’une parole révélatrice d’une vérité enracinée dans l’inconscient n’était qu’un pur fantasme, il ne s’agissait pas pour autant de prôner le non-sens (à la manière des dadaïstes) en s’adonnant à des combinaisons purement gratuites de signifiants, de sons ou d’images, c’est-à-dire sans considération des effets produits ou non sur ceux à qui l’on s’adresse. Par contre, pour produire un effet bouleversant, il était paradoxalement nécessaire, selon eux, de sortir d’une relation discursive fondée sur le respect d’un code partagé ou sur la reconnaissance d’une réalité commune. La création d’objets bouleversants misait ainsi sur le renoncement à toute forme d’expression se référant à la réalité existante ou à la subjectivité, exactement comme les correspondances envoyées en 1924 et 1925. Nougé a insisté sur ce fait dans un texte, écrit en 1926, qui proposait déjà une définition claire des méthodes propres à agir sur l’esprit des lecteurs et des spectateurs :

[L]e souci de s’exprimer n’embarrasse guère les quelques poètes et les quelques peintres qui, pour l’instant, valent qu’on les considère. Leurs aventures, leurs sentiments habituels n’ont rien que de banal; ils ont eu la clairvoyance de le reconnaître et le courage de les tenir pour ce qu’ils sont. S’ils s’expriment, comme on dit, c’est bien à leur insu, car les fins qu’ils poursuivent sont différentes. Ils sont tout entiers tournés vers l’action, mais cette action est malaisée à définir

(Nougé, « Connaissance de la folie », 1926, dans 1980 : 44).

Il est à remarquer qu’ici encore l’effacement de la subjectivité (par le refus de l’expression d’un vécu personnel, entre autres) contribuait, dans l’esprit de Nougé, à construire des objets dont le sens pouvait résister durablement à l’interprétation. En témoignent plusieurs textes[20] qui mettent en scène un homme confronté à un objet inattendu, tandis que l’auteur du stratagème (Nougé) se cache derrière un mur ou une fenêtre. Ce dernier a construit un piège sans laisser de trace de son intervention et observe les réactions de l’autre, qui doit répondre de la présence d’un objet bousculant ses habitudes sans toutefois pouvoir le rapporter à une intention.

La Conférence de Charleroi et les Quelques airs de Clarisse Juranville : un manifeste masqué

Contre toute attente, ce fut encore une fois devant un public que Nougé et ses complices testèrent l’efficacité de leurs productions. Trois ans après l’expérience du Dessous des cartes, ils organisèrent un concert mettant à l’honneur les Quelques airs soi-disant composés par Clarisse Juranville sur la base de ses propres écrits. Dévoilons d’emblée la mystification : les partitions avaient été composées par Souris et les textes par Nougé, en détournant un manuel de conjugaison publié au siècle précédent par Clarisse Juranville. Nougé s’était ingénié à réécrire partiellement les exemples de conjugaison proposés par la grammairienne pour en faire un recueil de poèmes qui exposaient de manière cryptée le mode opératoire mis au point par le groupe : effacement de toute forme de signature, prédilection pour l’anonymat, détournement d’objets. L’ouvrage avait donc en quelque sorte la valeur d’un manifeste; or il ne fut pas publié au nom du groupe, celui-ci préférant avancer masqué. Pour accompagner les textes poétiques, Souris avait composé quelques airs également attribués à Juranville. Ceux-ci ont été joués en 1929 à la Bourse de Charleroi, après un long discours tenu par Nougé sur les pouvoirs potentiellement dangereux de la musique et sur le caractère subversif de leurs démarches. Le public n’a une fois de plus rien compris à cette intervention, qui fut vécue comme « une lecture soporifique de phrases creuses et à l’objectif démonstratif incompréhensible, provoquant l’impatience, puis la distraction du public, vraisemblablement déçu et irrité » (Hauzeur, 2005 : 81).

Le discours de Nougé et la musique de Souris ont produit les mêmes effets que les démonstrations poétiques, musicales et théâtrales mises au point trois ans plus tôt : irritation et impression d’avoir été entraîné dans une aventure sans queue ni tête. La publication du discours prononcé par Nougé en préambule des Quelques airs de Clarisse Juranville a néanmoins permis, une fois encore, de saisir l’importance et la profondeur des propositions des surréalistes belges. Il avait publiquement énoncé ce soir-là une définition des enjeux et des moyens de leurs démarches. Comme le souligne Geneviève Hauzeur, il faut comprendre (parmi d’autres choses) que la « voie médiane entre la stérilité autoréférentielle et l’illusion instrumentale se trouve dans l’équilibre entre langage verbal et langage musical » (2005 : 84) qu’ils ont cherché à instaurer en 1926 comme en 1929. Comment expliquer cela? Contrairement au langage verbal, la musique ne repose sur aucun code partagé : à l’inverse des mots, les sons sont de purs signifiants, qui n’engagent aucun rapport à la réalité ou à la subjectivité. La musique constituait pour cette raison, selon Nougé, « un moyen privilégié susceptible de conférer aux objets poétiques bouleversants une efficacité maximale » (ibid. : 83). En février 1926, la déclamation d’aphorismes accompagnée de musique ainsi que les réécritures de musiques populaires et de pièces du répertoire théâtral, pour Le dessous des cartes, participaient déjà de cette conviction.

***

Les surréalistes bruxellois ont essentiellement produit des textes dont la signification était cryptée, destinée à n’être comprise que par des initiés. La pièce de théâtre jouée lors du concert-spectacle organisé en février 1926, peu avant la constitution officielle du groupe, ne fait pas exception à cette règle. Le détournement des Mariés de la tour Eiffel est pratiquement passé inaperçu, le groupe s’étant gardé de communiquer au public son intention de détourner des stéréotypes langagiers et des lieux communs de la culture musicale et littéraire. Le silence des auteurs sur leurs intentions et les lettres mystificatrices qu’ils ont rédigées témoignent du paradoxe dans lequel est pris leur projet : ils ont cherché à agir profondément sur le public tout en refusant de s’adresser à lui. Pour Nougé et ses complices, l’art théâtral n’était autre que l’occasion d’un règlement de comptes avec l’ensemble des conventions qui garantissent à la parole une valeur d’échange : comme les lettres précédemment envoyées, le jeu théâtral du Dessous des cartes « s’en prend au lien social, il est un principe de subversion des conventions réglant ce lien » (Kaufmann, 1990 : 56).

Mais il y a, au fondement de ce paradoxe, une réflexion déjà avancée concernant le pouvoir transformateur du langage verbal. Pour Nougé, ce qui s’énonce clairement perpétue l’illusion selon laquelle le langage traduirait parfaitement la pensée et qu’il pourrait, en vertu de cette transparence, influer sur le cours des choses et participer à la création d’un monde neuf. Selon lui, c’est le contraire qui se vérifie chaque jour : les conversations quotidiennes ne font qu’alimenter les croyances (stéréotypes, lieux communs) qui aliènent l’esprit. C’est sur ce constat que se sont fondées les actions de Correspondance. Nougé et ses premiers complices ont cherché à restaurer la performativité du langage en valorisant son équivocité première, c’est-à-dire en créant des malentendus, des quiproquos ou des ambiguïtés quant à la signification des termes utilisés. Même s’ils ne sont montés qu’une fois sur les planches, l’art du théâtre est inclus dans leurs réflexions sur le pouvoir transformateur de textes cryptés.

Par exemple, Nougé a récusé dans un texte plus tardif le principe de la catharsis grecque selon lequel, pour le spectateur, le fait d’« accomplir en esprit l’acte subversif satisfait ses tendances à la révolte au point de le dispenser d’accomplir par la suite cet acte dans le réel » (Nougé, « Le pour et le contre », 1932, dans 1980 : 96). À l’inverse, une représentation théâtrale incompréhensible (comme Le dessous des cartes), poussant l’esprit dans ses retranchements, pourrait conduire le spectateur à engager lui-même une action subversive : « Si les précautions sont bien prises, le spectateur se fait acteur, c’est lui qui accomplit l’acte dont on lui présente l’image. Or l’homme s’imite. Il y a donc chance qu’il répète dans le réel cet acte subversif ou quelque autre similaire » (idem). Le théâtre et la vie pourraient donc bien se rencontrer par-delà les mots. Notons pour terminer que Nougé n’est pas resté insensible aux expériences du Théâtre Alfred-Jarry. En novembre 1926, après avoir dirigé deux chahuts contre le Théâtre du Groupe Libre, il a noté dans son journal reconnaître « une manière de complicité » entre sa propre démarche et celle initiée par Artaud, Vitrac et Aron : sur la scène, « les fondateurs du “théâtre Alfred Jarry” […] engagent leur existence même, ils s’apprêtent à jouer leur vie et la nôtre » (Nougé, 1998 : 24).