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Pour les traductologues qui lisent l’allemand, la lecture de l’ouvrage de Cercel s’impose. Il fait pour la première fois le point sur une approche traductologique – dans la tradition de philosophes herméneutes comme Gadamer et Heidegger – que certains traductologues évoquent malheureusement de façon dépréciative, voire condescendante, sans vraiment la connaître. Citons à titre d’exemple, représentatif de ce groupe, la présentation qu’en fait Siever (2010) dans son histoire des théories de la traduction.

Selon Siever, en effet, l’herméneutique en traduction serait une approche à caractère solipsiste (voir Siever 2010 : 128), uniquement intéréssée par la phase de compréhension du texte à traduire, sans se préoccuper de la validité de cette compréhension et encore moins de la production du texte cible (voir Siever 2010 : 106). Le traducteur s’adonnerait à une « vita contemplativa » (Siever 2010 : 104), se croisant les bras dans l’attente d’un sens qui s’ouvrirait à lui par la simple lecture du texte à traduire. Sens qui d’ailleurs, dans la vision sieverienne de l’herméneutique, serait dans le texte, les herméneutes, toujours selon Siever, restant attachés à l’illusion d’une réception « objective » du texte, dans l’ignorance totale des théories récentes sur la réception du texte, de la construction du sens et du caractère subjectif de toute réception (voir Siever 2010 :104). Même écho chez Gerzymisch (voir 2013 : 71), qui se distancie de l’approche herméneutique en lui reprochant de ne point se soucier de la « transparence » des solutions trouvées à un problème de traduction, ce qui revient à refuser le statut de science à la branche de la traduction que Cercel a nommée « Übersetzungshermeneutik » (herméneutique traductive).

Quelle méconnaissance de la vraie nature de cette approche herméneutique de la traduction que Cercel nous présente comme étant la plus proche de la réalité traductive du praticien !

En effet, Cercel rompt avec l’idée d’une herméneutique de la traduction à caractère monolithique, telle qu’elle semble s’être construite dans l’esprit de ceux qui n’ont pas pris la peine de suivre ses développements les plus récents. Cercel en revanche connaît parfaitement les textes de Schleiermacher, jusque dans les détails de sa correspondance avec Schlegel à propos de la traduction de Platon, correspondance qui devait servir d’exemple pour élaborer une réflexion cohérente sur la pratique traductive et pour en dégager les principes théoriques destinés à aider le praticien. Ces développements, Cercel nous les décrit avec un discernement qui laisse clairement apparaître les nuances, voire les oppositions en présence au sein de la pensée herméneutique. Nuances et oppositions, tout d’abord, par rapport à l’élément fondamental de cette pensée : l’accès au sens. Celui-ci – Cercel crée la dichotomie « Actio vs. passio » – viendrait-il s’imposer au traducteur, dans une impulsion de formulation intuitive à demi consciente en langue cible ? Serait-il au contraire le résultat d’une construction active du sens pouvant aller jusqu’à l’appropriation violente de ce dernier, qui deviendrait le butin de guerre qu’on ramène chez soi ? Peut-être faut-il rester dans l’indécision avec l’un des représentants les plus importants de l’heméneutique traductive moderne, Fritz Paepcke, qui oscille entre ces deux positions au cours de sa vie de traductologue.

Autre élément fondamental dans la réflexion herméneutique : la subjectivité. Comment allier la subjectivité de toute traduction avec la déontologie du traducteur qui le soumet à l’impératif de la fidélité ? Cercel nous dévoile les critères mis en application par les herméneutes pour garantir la transparence de l’opération traductive, en lieu et place de l’objectivité dans le processus d’évaluation d’un choix traductif. Transparence qui prend toute sa signification, quand il s’agit de légitimer une solution créative à un problème de traduction. Car, pour l’herméneutique traductive, la créativité a perdu son image d’élément collatéral qui interviendrait au hasard des compétences créatives du traducteur. Cercel nous montre comment la créativité est devenue un aspect fondamental de la réflexion herméneutique, un outil servant à résoudre des problèmes, cette approche rejoignant celle des chercheurs en créativité qui définissent la créativité comme une « problem solving activity » (Guilford 1975).

Cercel nous montre donc que l’herméneutique traductive prend très bien en compte la « transparence » (qui lui est déniée par certains), satisfaisant ainsi au critère de scientificité de Popper (1935) : la reconstruction rationnelle du chemin qui a mené à une solution créative. Cercel consacre tout un chapitre à cette scientificité, mettant ainsi en évidence l’accès au statut de science (Verwissenschaftlichung) de l’herméneutique traductive, notamment dans les rapports de plus en plus étroits que l’herméneutique entretient avec les sciences cognitives qui viennent fournir une légitimation scientifique aux thèses des herméneutes (à caractère initialement heuristique). Une autre innovation dans les développements les plus récents de l’herméneutique traductive est d’ordre méthodologique : elle met en oeuvre des outils qui permettent d’étudier les processus qui gèrent les démarches du traducteur, surtout quand il s’agit de légitimer les solutions créatives à un problème de traduction. Cercel nous montre comment l’introduction de méthodes de recherche empruntées aux sociologues des années 1970 est devenue un outil clé dans la recherche de cette transparence

Bref, l’étude de Cercel représente une somme de tous les aspects de l’évolution de l’herméneutique traductive, tant sur le plan diachronique : l’auteure nous révèle par exemple, des détails peu connus sur les méthodes de travail de Schleiermacher, que sur le plan synchronique : elle nous présente une étude exhaustive et parfaitement structurée des différents développements récents de cette approche, dont elle esquisse, avec une perspicacité à la fois surprenante et convaincante, les potentiels de développement à venir. Précisons qu’il s’agit d’une thèse de doctorat soutenue devant un jury de l’Université de Fribourg-en-Brisgau, garant de qualité et de sérieux dans la recherche, qui en fait un ouvrage incontournable pour qui souhaite évoquer l’approche herméneutique en traduction, intégrant la subjectivité et la créativité dans sa réflexion théorique.

La présentation étant d’ordre systématique dans la partie synchronique, il serait souhaitable que, dans une deuxième édition, une annexe permette par exemple de suivre l’évolution de la pensée de certains chercheurs ou encore les critiques émises à l’égard d’autres, faisant ainsi de ce livre un parfait ouvrage de référence.