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Introduction[1]

Pendant longtemps, la recherche en entrepreneuriat s’est attachée à étudier l’entrepreneuriat comme le projet d’un individu isolé limitant la capacité d’analyse des processus entrepreneuriaux. Aujourd’hui, l’entrepreneuriat est perçu comme un phénomène « génériquement collectif » (Johannisson, 2002), au même titre que l’ensemble des phénomènes d’organisation. Est entendu par-là que l’entrepreneuriat est, par essence, un phénomène social (Gartner, Bird et Starr, 1992), issu d’un effort collectif et d’interactions entre un ensemble d’acteurs aux capacités différenciées. Ainsi, l’entrepreneur est, a minima, vu comme un individu réticulé ou encastré dans un réseau de parties prenantes. Cependant, derrière un même vocable – celui d’entrepreneuriat collectif – se cachent des réalités multiples (formes du collectif) et des positionnements différenciés (manière de l’étudier) sur lesquels nous revenons dans cet article.

Si de plus en plus de chercheurs s’intéressent à l’acte collectif de création en entrepreneuriat, l’essentiel des travaux prend pour objet d’analyse les équipes d’entrepreneurs, ce que Paturel (2005) nomme l’équipreneuriat. Ils cherchent à comparer les résultats en termes de survie, de croissance, voire de dysfonctionnement des créations individuelles ou en groupe, traitent de la relation entre les caractéristiques de l’équipe (composition, taille, qualité des liens entre les membres) et la performance ou encore de la formation de l’équipe. Ce faisant, ils reproduisent souvent au sujet de l’entrepreneuriat en équipe les mêmes erreurs que la recherche en entrepreneuriat à ses débuts, en centrant l’analyse sur l’individu (ici l’équipe) au détriment d’une compréhension plus globale du phénomène (Ben Hafaïedh, 2006). Pourtant, comme le propose par exemple Miliani (2015) en choisissant une approche systémique plutôt qu’analytique pour traiter des équipes entrepreneuriales, la notion permet un changement de perspective. Un tel changement de perspective, c’est-à-dire une manière renouvelée d’étudier le processus entrepreneurial est au coeur du modèle de l’effectuation cher à Sarasvathy (2001) et est commun à l’ensemble des travaux qui s’inscrivent dans l’approche processuelle en entrepreneuriat, qualifiée d’entrepreneuring par Steyaert (2007). Cette approche prône l’abandon du réductionnisme, de la recherche de la cohérence, au profit de la compréhension de la complexité de l’entrepreneuriat (Verduyn, Dey et Tedmanson, 2017). Il s’agit d’étudier concrètement « l’entreprendre en train de se faire » (Germain et Jacquemin, 2017). C’est ce projet qui guide la présente recherche.

La recherche repose sur l’analyse d’une forme d’entrepreneuriat collectif moins documentée que l’entrepreneuriat en équipe, celle reposant sur la création collective d’un contexte favorable au déploiement de l’entrepreneuriat. Les exemples les plus emblématiques de tels contextes entrepreneuriaux sont les districts industriels. Leur particularité est que l’organisation impulsée est un contexte entrepreneurial, et non une entreprise ou une activité innovante. On parlerait plus aisément aujourd’hui de constitution de grappes d’entreprises ou de clusters. La recherche repose ici sur l’étude longitudinale de l’émergence et de la structuration d’une scène locale, centrée sur les musiques actuelles[2], d’une petite ville française. Une scène musicale locale présente des similarités avec les clusters. C’est un réseau d’acteurs (artistes professionnels et amateurs, intermédiaires, amateurs de musique), situés localement et temporellement, qui vivent collectivement leurs goûts musicaux communs et créent collectivement de la musique pour leur propre plaisir (Peterson et Bennett, 2004). La particularité de la scène étudiée est de reposer essentiellement sur les pratiques amateurs et le bénévolat, même si elle entre en résonnance avec des activités marchandes, voire l’industrie musicale.

La recherche aborde la scène elle-même en tant que système entrepreneurial. Décentrer l’analyse sur la scène favorise le déplacement vers une approche relationnelle (Steyaert, 2007) déjouant le risque de traiter l’entrepreneuriat collectif au prisme d’une vision individualiste. Dans ce cadre, la recherche analyse les conditions d’impulsion de la scène et l’organisation du système qui la rend persistante en vue d’apporter des éléments de réponse aux questionnements suivants. Comment se forme un tel contexte ? Que produit-il ? Quel est son processus d’organisation ? Sont étudiés les interactions entre acteurs et les phénomènes d’encastrement dans la dynamique de la scène.

Sur le plan théorique, les résultats défont l’évidence d’une vision causale et linéaire du processus entrepreneurial ; une telle approche ne permettant pas de comprendre des phénomènes collectifs auto-organisés comme ceux étudiés ici. Aussi, tout comme la théorie de l’effectuation permet de battre en brèche l’idée d’un comportement entrepreneurial planifié, s’attacher à étudier l’entrepreneuriat dans un cadre territorial permet d’identifier des processus entrepreneuriaux qui peuvent être qualifiés d’émergents (au sens de non intentionnels). L’analyse montre que le processus étudié puise sa force dans les caractéristiques des systèmes à couplage lâche, mêlant autonomie et solidarité des parties. La cohésion repose notamment sur des valeurs communes (solidarité démocratique, éthique punk DIY et éducation populaire), des liens de parenté et de l’enchevêtrement associatif.

La recherche participe aux réflexions en cours en entrepreneuriat (et plus largement sur les phénomènes liés au territoire) dans trois directions. La première s’inscrit dans les discussions engagées sur l’organisation du processus entrepreneurial, la deuxième dans les travaux sur l’ancrage territorial de l’entrepreneuriat et les nouvelles approches territoriales du management et la troisième dans les travaux visant l’extension de l’entrepreneuriat à une variété de phénomènes, dont ceux qui ne relèvent pas principalement du champ économique.

Après avoir caractérisé l’entrepreneuriat collectif et le cadre théorique de cette recherche (1.) puis présenté la méthodologie et le cas (2.), le système entrepreneurial que constitue la scène locale est analysé (3.). Avant de conclure, les apports et avenues de recherche de ce travail sont discutés (4.).

1. Revue de la littérature et cadre d’analyse

L’entrepreneuriat collectif est un objet d’étude en développement. Cependant, ce concept renvoie à des formes de collectif diverses et des enjeux d’analyse importants que nous retraçons dans cette partie en vue de positionner notre recherche.

1.1. Les concepts d’entrepreneuriat collectif et de scènes locales : imbrications

Après une revue ciblée des différents types d’entrepreneuriat collectif identifiés dans la littérature (1.1.1.), la forme étudiée dans la présente recherche est précisée. Les scènes musicales locales sont ensuite présentées comme de bons exemples de systèmes auto-organisés, quintessence de l’entrepreneuriat collectif selon Johannisson (2002) (1.1.2.).

1.1.1. Caractérisation de l’entrepreneuriat collectif

En s’appuyant sur les travaux de Johannisson (2002), Ben Hafaïedh (2006), Boncler, Hlady-Rispal et Verstraete (2006) et Moreau (2006), on peut distinguer trois types d’efforts entrepreneuriaux collectifs : fondés sur une équipe, fondés sur un collectif d’acteurs impliqués, fondés sur des efforts interorganisationnels collectifs.

L’entrepreneuriat fondé sur une équipe s’intéresse tant aux équipes de travail – équipes intrapreneuriales, équipes créatives au sens de Reich (1987), équipes d’employés selon Stewart (1989) – qu’aux équipes entrepreneuriales, équipes de fondateurs, voire équipes dirigeantes.

L’entrepreneuriat fondé sur un « collectif d’acteurs impliqués » (Moreau, 2006) prend deux directions. La première centre son attention sur les situations dans lesquelles plusieurs acteurs sont entrepreneurs ensemble, sans pour autant constituer une équipe. Il s’agit d’émergences issues d’un « groupement de personnes », situations rencontrées de façon privilégiée dans les entreprises collectives (coopératives notamment) (Boncler et Hlady-Rispal, 2004), et renvoyant ensuite à la question de la gouvernance particulière de ces entreprises (Bataille-Chedotel et Hutzinger, 2005). Dans la seconde, le collectif renvoie à un ensemble de parties prenantes, associé à l’entrepreneur, aux rôles et degrés d’implication différenciés (consommateurs, fournisseurs, investisseurs, agents de l’État ou des collectivités…), dont l’adhésion au projet entrepreneurial est indispensable. Pour Moreau (2006), il s’agit de la chaîne d’acteurs qui participent d’une manière ou d’une autre (contribution financière, juridique, informationnelle…) à la création d’une nouvelle organisation.

L’entrepreneuriat fondé sur des efforts interorganisationnels collectifs s’intéresse notamment aux partenariats interentreprises et aux clusters. Ben Hafaïedh (2006) distingue deux situations types : les stratégies entrepreneuriales collectives et l’entrepreneuriat collectif dans un cadre de développement régional.

Cette lecture nous amène à distinguer également trois types d’études traitant d’entrepreneuriat collectif. Le premier type intègre les projets de recherche dans lesquels le collectif renvoie à la coexistence de plusieurs entrepreneurs ou porteurs de projet, et le deuxième élargit la focale à l’environnement du (des) porteur(s) de projet(s) (réseaux de parties prenantes ou d’acteurs variés). Dans le troisième, c’est le contexte (issu d’une action collective) qui est lui-même porteur de la dynamique entrepreneuriale. La distinction entre les deux premières classes fait écho à l’idée avancée par Boncler et Hlady-Rispal (2004, p. 4) qu’il est nécessaire « de ne pas amalgamer les entrepreneurs aux parties prenantes impliquées dans le phénomène (institutions, incubateurs, conseillers…) », même si les frontières sont parfois poreuses. Dans la première perspective, l’analyse se focalise d’abord sur la dimension plurielle de l’entrepreneur (plusieurs individus[3], encastrés socialement, portant ensemble un projet entrepreneurial). L’entrepreneuriat est ainsi envisagé comme porté par un collectif d’entrepreneurs, qu’il s’agisse ou non d’une équipe. La littérature s’est jusqu’ici essentiellement attachée à étudier l’entrepreneuriat en équipe plutôt que la forme plus diffuse que constitue le collectif. Cela peut probablement s’expliquer par le nombre insuffisant de recherches dans le domaine de l’économie sociale et solidaire dans lequel de tels collectifs se développent.

Dans la seconde perspective, celle dans laquelle le collectif renvoie à l’association d’acteurs pluriels relevant de sphères et d’organisations professionnelles différentes, il convient de distinguer les processus dans lesquels les parties prenantes interviennent comme acteurs ressources nécessaires à la bonne réalisation d’un projet, des processus de coconstruction dans lesquels le projet émerge du collectif. Dans ces derniers cas, la complexité vient notamment du fait que le projet n’est pas défini a priori, comme l’expliquent Schieb-Bienfait, Emin, Saives et Desmarteau (2014, p. 38) : « une proposition de valeur prédéfinie n’est pas présentée à des PP [parties prenantes] potentiellement utiles à sa mise en oeuvre pour les fédérer. La proposition de valeur est, au contraire, construite dans l’interaction. En l’absence de marché préexistant, le projet d’entreprendre part d’un besoin. Les bénéfices attendus par les PP guident ensuite l’élaboration d’un projet qui saura les satisfaire ». Il y aurait ainsi un premier niveau d’entrepreneuriat collectif dans lequel le collectif renvoie aux réseaux dans lesquels l’entrepreneur s’inscrit et qu’il mobilise pour mener à bien son projet ; l’entrepreneur étant vu, a minima, comme un individu réticulé ou encastré dans un réseau de parties prenantes, soulignant à l’occasion l’importance du capital social et des activités de réseautage dans l’acte entrepreneurial. À un niveau plus complexe correspondent des situations dans lesquelles le collectif consiste à coconstruire une organisation.

Au-delà, l’entrepreneuriat collectif repose pour Johannisson (2002) sur la construction collective d’un contexte pour des processus entrepreneuriaux, eux-mêmes individuels ou collectifs. Le niveau individuel correspond ici à un projet porté par un entrepreneur réticulé, le niveau collectif à un collectif d’entrepreneurs et/ou à la coconstruction d’un projet collectif. Par exemple, le management entrepreneurial créerait un contexte favorable aux initiatives intrapreneuriales au sein des organisations qui le mettent en place. Pour Johannisson (2002), la quintessence de l’entrepreneuriat collectif est à rechercher dans les propriétés systémiques et émergentes des phénomènes auto-organisés, dont le district industriel constitue un bon exemple. C’est ici l’entité territoriale que constitue le district qui crée un potentiel de croissance et une dynamique entrepreneuriale. Le caractère entrepreneurial est ainsi associé au district (au système pris comme un tout) et non aux individus, firmes ou institutions qui le composent. Le district se présente, comme le rappellent Courlet et Fourcade (2016), comme un incubateur d’entreprises, qui apparaît comme un véritable milieu entrepreneurial, au sens donné par Julien (2005). C’est sur l’analyse de tels espaces que s’appuie la présente recherche.

1.1.2. Du district industriel à la scène locale

Selon Becattini, le district industriel marshallien est « une entité socioterritoriale caractérisée par la coexistence active d’une communauté ouverte d’individus et d’une population segmentée d’entreprises » (1992a, p. 159), soit par une « osmose parfaite entre communauté locale et entreprises » (1992b). Ainsi, sa spécificité repose sur la présence, sur un territoire donné, d’un réseau dense de petites et moyennes entreprises spécialisées dans les différentes phases d’un même processus de production, cimenté autour d’un système de valeurs (éthique du travail, de la famille, de la réciprocité) et par des relations sociales fortes, des liens familiaux et de la confiance, tissée à travers les générations. Ce concept de district industriel, caractéristique des relations établies dans certaines activités industrielles dans les années 1970, a progressivement été supplanté par celui de cluster à partir des années 1990 et plus particulièrement au xxie siècle. À la même période, les travaux sur les clusters se sont étendus à l’étude du développement des industries culturelles et créatives (Chesnel, Molho, Morteau et Raimbeau, 2013). Un certain nombre d’études, qui relèvent de la socioéconomie, analysent le cluster comme un espace de relations sociales et d’encastrement social (voir Gordon et McCann, 2000)[4].

Cette acception du territoire, comme résultat de multiples et diverses relations entre acteurs qui partagent des proximités géographiques et organisées rejoint, sans que les littératures ne se croisent véritablement, le concept de « scène locale » porté par des chercheurs menant des études sur les musiques populaires. En première approche, la scène s’intéresse au fonctionnement des acteurs liés à un courant musical sur un territoire localisé. Comme le précise Guibert (2012), en se focalisant sur le territoire, l’approche par la scène cherche à appréhender comme un collectif l’intégralité des acteurs impliqués dans une culture musicale au sein d’un espace donné, quels que soient leur degré d’investissement ou la nature de leurs activités, et à intégrer à l’analyse le rôle des dispositifs ou lieux intermédiaires tels que les bars ou les clubs. Ainsi, les scènes réfèrent aux « gens, pratiques et objets qui gravitent autour […] d’un domaine culturel particulier » (Straw, 2014, p. 20) tel un style musical. Ce sont des réseaux d’acteurs (musiciens professionnels et amateurs, intermédiaires, amateurs de musique) et de pratiques (production, réception) prenant vie sur des territoires partagés (salles de répétition, de concerts, cafés-concerts, studios d’enregistrement…).

En se centrant sur les réseaux de relations territorialisés, la scène jette un pont avec les travaux sur les clusters d’activités étudiés en économie (Guibert, 2012). C’est ainsi que pour qu’un effet scène ou cluster prenne forme, les acteurs impliqués devraient être complémentaires, dans une logique verticale de filière, et en concurrence émulative selon une logique horizontale. En ce sens, et au même titre que le district industriel est mis en avant par Johannisson (2002), une scène locale constituerait un cas exemplaire pour l’analyse de l’entrepreneuriat collectif au sens de la construction collective d’un contexte pour des processus entrepreneuriaux ; la particularité étant que le résultat de ce phénomène émergent est culturel (artistique et identitaire) avant d’être économique. Et ce même si le développement d’un cluster musical (par exemple) est également moteur de création de valeur économique, source d’attractivité, de richesses et d’emplois pour un territoire, d’où l’intérêt marqué des politiques publiques pour la culture, renvoyant aux concepts de « scène construite »[5] et de « ville créative »[6].

1.2. Cadres d’analyse

Cette section vise à clarifier les assises théoriques de la recherche, c’est-à-dire à spécifier la définition de l’entrepreneuriat dans lequel elle s’inscrit et plus précisément le cadre théorique mobilisé parmi ceux compatibles avec cette définition (1.2.1.). Ensuite, un retour est fait sur la mesure du caractère entrepreneurial d’un phénomène afin de voir comment l’appliquer à l’entrepreneuriat collectif (1.2.2.).

1.2.1. L’entrepreneuriat comme processus d’organisation

S’inscrire dans une conception collective de l’entrepreneuriat, si elle a pour mérite d’aller à l’encontre du mythe fondateur de l’entrepreneur héroïque, seul maître de son destin et du destin de l’entreprise qu’il incarne, n’est pas pour autant synonyme d’un changement de manière d’étudier et d’analyser l’entrepreneuriat. Julien (2008) propose de privilégier une approche plus complexe, tenant compte de la multiplicité des acteurs en jeu et de leur insertion dans leur milieu. Il s’agit ici de réaliser un déplacement de l’objet de recherche de l’entrepreneur-individu vers l’entrepreneuriat-processus[7]. Il n’est, à cet égard, pas anodin que Johannisson appuie sa vision de l’entrepreneuriat collectif sur celles de Steyaert (1997) et Hjorth, Johannisson et Steyaert (2002) même, si ce n’est qu’allusif. Dans un travail de synthèse ultérieur, Steyaert (2007) souligne le caractère processuel inhérent à l’entrepreneuriat, qu’il manifeste par l’utilisation du gérondif entrepreneuring[8] en lieu et place du substantif entrepreneurship. Cette posture, cette « pensée processuelle » (Hjorth, Holt et Steyaert, 2015) s’intéresse au mouvement, à ce qui est en devenir. Elle tend à montrer comment ce qui est advenu est advenu (Hjorth, 2017). Elle englobe les théories processuelles en entrepreneuriat s’attachant à l’activité créative et imaginative de l’action humaine (Sarasvathy, Dew, Velamuri et Venktaraman, 2003) et rompt avec les travaux basés sur une approche linéaire, fonctionnaliste et une logique duale (acteur/système). Dans ce cadre général, l’entrepreneuriat privilégie l’étude du processus d’organisation (façon dont se constitue l’organisation), dans le sens d’organizing (Weick, 1979), plutôt que l’organisation en tant qu’entité, avec une approche systémique. Le concept traduit aussi, selon Steyaert (1997), un déplacement dans les études entrepreneuriales d’une vision individualiste vers une approche relationnelle. L’approche relationnelle est compatible avec les propositions théoriques que sont les théories de la complexité (McKelvey, 2004), l’approche interprétative (Gartner, 1993), l’effectuation et la perspective pragmatique (Sarasvathy, 2001), l’approche projet (Bréchet et Schieb-Bienfait, 2011 ; Lindgren et Packendorff, 2003) ou encore l’agir entrepreneurial (Schmitt, 2015), approche relationnelle dans laquelle nous nous inscrivons.

Comme le rappelle Steyaert (2007), la focalisation sur la création d’ordre dans les sciences de la complexité est en phase avec cette question centrale de l’émergence organisationnelle qui intéresse les chercheurs depuis une vingtaine d’années. Un système complexe se caractérise par un grand nombre d’éléments en interactions, une auto-organisation, c’est-à-dire que l’organisation ne résulte pas d’une force extérieure, mais plutôt de l’interaction de ses éléments, sans intervention de leader, ni même d’intentionnalité au niveau individuel (absence d’un projet global qui guiderait l’action) ; l’auto-organisation aboutissant à l’apparition d’une structure ou d’une forme, dont les propriétés inattendues émergent (au niveau global) de l’ensemble des interactions (au niveau local) entre agents (individus, objets…), entre agents et environnement.

Comme le montre Moreno (2004, p. 135) : « Pris au sens large, le terme d’auto-organisation désigne un ensemble de phénomènes (naturels et artificiels, réels et virtuels) de formation spontanée d’ordre dynamique. » La configuration émerge spontanément, résultat des interactions intenses qui se réalisent en son sein. Ce qui caractérise donc les systèmes auto-organisés c’est l’émergence et le maintien d’un ordre global sans qu’il y ait un chef d’orchestre. Des agents ou des entités en interaction, sans but commun préalablement défini, créent, sans le savoir, une forme particulière d’organisation. C’est ce qu’Edgar Morin (1977) nomme « désordre organisateur ». Dans quelle mesure l’émergence d’une scène peut-elle s’apparenter à un tel système ? Quelle organisation en émerge ? L’organisation étant l’agencement des parties ou relations entre parties qui forme une unité globale ou système (Morin, 1977). Et que produit-elle ?

1.2.2. Étudier le caractère entrepreneurial d’un phénomène

Comment rendre compte du caractère entrepreneurial d’un acte collectif de création ? Faut-il dans notre cas particulier étudier des entrepreneurs au sein de la scène musicale locale (renvoyant à une perspective individualiste) ? Faut-il travailler sur la valeur créée ? Mais lorsqu’on travaille sur une scène locale, comment la mesurer ? De quelle valeur parle-t-on ? Valeur pour qui ? Valeur pour quoi ? Questions qui traversent plus globalement l’évaluation des projets entrepreneuriaux de l’économie sociale et solidaire (Emin et Schieb-Bienfait, 2007). Faut-il chercher la dynamique à l’échelle de la structure (le niveau global) ?

Les travaux de Johannisson (2002) d’une part et de Swedberg (2006) d’autre part aident à répondre à ces questions. Pour Johannisson (2002), le caractère entrepreneurial du district industriel de Gnosjö en Suède se mesure par la croissance du nombre de firmes plutôt que par la croissance de chacune. La mesure proposée est ainsi associée au phénomène entrepreneurial pris dans sa globalité et non au caractère entrepreneurial de chaque entité composant le collectif ou de chaque entrepreneur-individu. Il ajoute même que les firmes familiales constitutives des districts industriels sont rarement entrepreneuriales. Ce serait donc la dynamique culturelle à l’échelle de la scène locale qui serait représentative de son potentiel entrepreneurial, par exemple à travers le nombre croissant de projets culturels portés, d’associations créées ou de firmes culturelles actives. Comment mesurer autrement que par la simple croissance du tout, le caractère entrepreneurial du contexte ? Les travaux de Swedberg (2006) sont ici d’une grande utilité. Cet auteur, à partir d’une lecture des premiers écrits de Schumpeter, élargit la notion d’innovation à d’autres situations que le champ économique, notamment en étudiant le cas des organisations culturelles. Selon lui, une manière conventionnelle de traiter de l’entrepreneuriat culturel est de s’intéresser aux artistes qui sont également économiquement entrepreneuriaux (créent des entreprises novatrices, en croissance). Une autre, qui retient davantage son intérêt, est compatible avec l’esprit de Schumpeter selon lequel l’entrepreneuriat (sous-entendu économique) vise principalement à créer quelque chose de nouveau (et de profitable) dans le champ économique. Dans ce cadre, l’entrepreneuriat culturel viserait à créer quelque chose de nouveau (et d’apprécié) dans le champ culturel. Il précise que bien que faire de l’argent est souvent un élément important de l’entrepreneuriat culturel, cela ne constitue pas son objectif principal. L’entrepreneuriat culturel pourrait donc être défini comme la mise en oeuvre de nouvelles combinaisons qui apportent quelque chose de nouveau et d’apprécié dans le champ culturel. Ainsi, le caractère entrepreneurial d’une scène musicale locale peut être déduit de sa capacité à créer quelque chose de nouveau et d’apprécié dans le champ culturel. La reconnaissance d’une scène musicale à un niveau régional, national voire mondial, serait alors un gage de son caractère innovant (créateur de valeur) et par là même entrepreneurial. L’intérêt de son travail est qu’il ouvre des voies de caractérisation de l’entrepreneuriat dans de nombreux champs d’activité, l’entrepreneuriat social notamment. Nous proposons donc de nous appuyer sur ces différents travaux pour évaluer le caractère entrepreneurial de la scène musicale étudiée.

2. Méthodologie

La scène musicale étudiée se situe dans le bocage vendéen à 40 kilomètres au sud de Nantes (France), dans une commune de 5 000 habitants. La première association formelle s’y rattachant est née en 1991. Depuis cette première période, un collectif associatif (collectif Icroacoa) a été créé (en 1998). Il fédère en 2015 23 associations (trois au départ) et vient d’obtenir un financement pluriannuel sur trois ans de la Région Pays de la Loire pour porter un projet de Pôle territorial de coopération économique (PTCE[9]) à dominante culturelle et artistique à l’échelle territoriale du Nord Vendée. Cette section relate la méthode et les matériaux utilisés pour analyser cette scène musicale comme un contexte (espace) entrepreneurial (2.1.), et présente la scène (2.2.).

2.1. Une étude de cas longitudinale

Une étude de cas « est une recherche empirique qui étudie un phénomène contemporain dans un contexte réel, lorsque les frontières entre le phénomène et le contexte n’apparaissent pas clairement, et dans laquelle on mobilise des sources empiriques multiples » (Yin, 1989, p. 25). L’objet à étudier ici est l’entrepreneuriat collectif conçu comme la création (collective) d’un contexte favorable pour le développement de l’entrepreneuriat. La scène musicale de Montaigu constitue à ce titre un cas que l’on peut qualifier d’exemplaire (David, 2003). Les données sur lesquelles s’appuie cette analyse ont été collectées sur la période mai 2012-mai 2013[10]. Trois sources de données ont été mobilisées et recoupées : documentation et archives, entretiens et observation directe. Les matériaux empiriques exploités sont les suivants :

  • les archives du collectif Icroacoa et des associations membres (évolution des statuts et composition des bureaux des différentes associations composant le collectif, comptes rendus d’assemblée générale, articles de presse, fanzines, études antérieures) ;

  • des observations « flottantes » sur une dizaine de journées in situ, dans les locaux mutualisés du collectif Icroacoa, lors de plusieurs événements organisés par certaines associations du collectif (concerts dans le lieu géré par le collectif, dans un bar du centre-ville ou festivals sur un terrain municipal) et lors des assemblées générales et conseils d’administration du collectif ;

  • dix entretiens (de 1 h à 2 h 30) auprès des (rares) salariés des structures et de bénévoles (« historiques » et actuels) ayant été élus au sein des bureaux de l’association Icroacoa et des deux plus anciennes associations encore actives au niveau de la scène locale (Art Sonic – diffusion – et Carrousel – salle de répétition). Ces entretiens semi-directifs (profil social et musical ; parcours associatif et musical ; création, histoire et fonctionnement de la scène du collectif Icroacoa/associations adhérentes dans lesquelles ils sont impliqués), menés à deux ou à trois, ont été réalisés dans la commune de l’enquête, dans les bureaux du collectif ou directement chez les personnes interrogées.

Cette collecte de données fait suite à une monographie déjà réalisée en 2001 par Guibert (2007), soit 15 ans plus tôt, sans qu’il n’ait jamais rompu les liens avec ce terrain.

Tableau 1

Personnes interviewées

Personnes interviewées

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2.2. Structuration progressive de la scène locale

La scène est née dans les années 80 de l’énergie des premiers acteurs ayant choisi de monter des concerts dans des bars, de faire venir des groupes, d’aller à plusieurs (covoiturage) à des concerts ou festivals hors de la ville… Une première association – Art Sonic – est fondée en 1991 pour organiser des concerts de rock « parce qu’il n’y avait rien de spécial à faire dans le coin, et qu’on s’est dit “pourquoi pas faire venir des groupes ?” », nous confiait l’un des fondateurs de l’association (discussion informelle lors d’une journée in situ). Cette première initiative collective était bientôt rejointe par d’autres projets associatifs liés à la diffusion ou oeuvrant également dans d’autres activités de la filière de production musicale : gestion de groupes de musique, locaux de répétition, management d’artistes et organisation de tournées, décoration de lieux de concerts, production phonographique ou presse musicale.

Cette dynamique amenait trois d’entre elles, dont la pionnière, en 1998, à la création d’un collectif informel. Ce collectif se constituait officiellement sous forme associative loi 1901 (dépôt des statuts à la préfecture) en 2002 sous la dénomination « Icroacoa » (acronyme formé des initiales des associations fondatrices, qui étaient passées de trois à huit entre temps). Plusieurs options s’offraient alors aux fondateurs : créer une fédération, une association (dont les membres seraient eux-mêmes des associations) ou encore fusionner les associations fondatrices. Le choix fut fait du statut associatif, plus souple, permettant une entrée (et une sortie) aisées afin de favoriser l’évolution du collectif. À partir de ce moment, la scène est fortement imbriquée au collectif Icroacoa. Elle vit et se développe notamment par les activités des groupes de musique qui répètent dans le local de répétition autogéré et par les concerts organisés par les associations qui composent le collectif (dans les bars de la ville, au foyer des jeunes puis plus tard à la salle de concert le Zinor). Au départ, Icroacoa est une association militante qui organise des manifestations de protestation, démarche les politiques pour se faire entendre en vue d’obtenir un lieu de vie et d’expression culturelle, et notamment une salle de concert.

« L’énergie du collectif elle a toujours été à travers un lieu et le projet de construction d’un lieu. »

Entretien n° 6

« À l’époque (fin 90), la motivation, elle était vraiment sur un lieu de vie, d’expression culturelle au sens large […], un lieu d’ouverture avec l’idée que les jeunes plutôt que de piquer des autoradios, de trainer dans la rue, pourraient venir là, s’ouvrir un peu l’esprit. ».

Entretien n° 4

Par ailleurs, elle soutient les associations adhérentes en « faisant tourner les compétences entre les assos, au niveau du matériel… » (Entretien n° 4). L’année 2012, est une année charnière dans l’histoire du collectif puisqu’est inauguré en septembre le Zinor, que l’on qualifierait aujourd’hui de tiers-lieu. Il s’agit d’un hangar en périphérie de la ville loué à un propriétaire privé qui est aménagé bénévolement en un ensemble de bureaux, un espace de vie et une salle de concert de 200 places. Avec l’ouverture du Zinor en 2012, l’ambition première du collectif est atteinte et celui-ci doit repenser ses objectifs. Il devient un lieu de ressources et de soutien aux associations et de mutualisation de moyens plus structuré et porte également une action culturelle. Le collectif organise ainsi un événement fédérateur de lancement de saison, coorganise des événements et des concerts avec des associations adhérentes et développe une activité de résidences de création[11].

« Le but du collectif, c’est de développer des outils qui permettent d’avoir une pratique de concerts facile et sans risques financiers. »

Entretien n° 6

« Depuis le Zinor, le collectif a vachement plus d’implication dans les concerts des assos […]. Il y a plus une démarche de projet global et moins de dissociations des assos, c’est-à-dire qu’on se file plus de coups de main sur les différentes soirées, ça se mélange plus et c’est cool même si c’était déjà le cas avant qu’il y ait un lieu qui regroupe toutes les activités. »

Entretien n° 8

Le collectif sait cependant s’adapter aux besoins de chacun des adhérents.

« Les différentes assos n’ont pas les mêmes demandes par rapport au collectif. Tu prends Aïnu par exemple en communication, lui il a besoin d’un gros soutien puisqu’il est tout seul donc forcément il a beaucoup d’attente, après tu prends Vibra’Son ils sont vingt bénévoles, ils gèrent leur truc quoi, puis la com, c’est un peu leur truc. Puis t’as aussi certaines assos qui demandent absolument rien au collectif parce que peu impliquées au Zinor et qui vont faire par exemple un festival par an en dehors du Zinor donc c’est moins chronophage. »

Entretien n° 7

En 2015, 23 associations issues des communautés de commune du Pays « Terre de Montaigu » sont dorénavant adhérentes, parmi lesquelles on compte deux des associations fondatrices (Art Sonic et Carrousel). L’emploi salarié reste très minoritaire : un coordinateur, un responsable de la communication, un régisseur général, et 300 bénévoles. Les activités d’origine se sont renforcées (diversité des genres musicaux représentés) et également diversifiées (spectacle vivant, jeune public, circuits courts agricoles, solidarités), mais restent quasi exclusivement associées aux pratiques amateurs en même temps qu’elles défendent une ligne politique marquée par l’éducation populaire (transmission de savoir-faire, ouverture à la population, etc.). Indéniablement, ne serait-ce que par son activité prolifique, le nombre de personnes touchées et l’investissement d’un lieu, le collectif associatif Icroacoa marque et transforme le territoire d’autant plus qu’il dure dans le temps.

3. La « scène punk de Montaigu », un phénomène entrepreneurial collectif non monétaire

Dans un premier temps, le développement de la scène musicale locale est étudié en tant que structure globale émergeant de l’interaction intense des parties (système auto-organisé), dont les composantes sont interreliées d’une manière telle qu’elles conservent une grande autonomie l’une par rapport à l’autre (système à couplage lâche) (3.1.). Ensuite le caractère entrepreneurial de la scène est démontré (3.2.).

3.1. La scène, un modèle de système à couplage lâche

Le développement de la scène locale étudiée montre la création d’un cluster musical initialement centré sur la diffusion (organisation de concerts et festivals) avant d’entraîner une dynamique de filière en favorisant la production artistique. Aujourd’hui, la scène englobe les différents maillons de la filière musicale : de la création artistique (groupes de musiciens, artistes) au distributeur (liste de distribution et label phonographique) en passant par des intermédiaires (salle de répétition, dirigeant de groupe, diffuseur, autoproduction…) et s’étend même à des médias alternatifs (fanzines, webzines), tous associatifs. Elle comprend également des travailleurs indépendants aux métiers qualifiés (location de véhicules de transport avec chauffeurs pour les tournées, ingénieurs du son, assistants de projets, graphistes et concepteurs de sites web…). Pour Hamdaqa, Tahvildari, LaChapelle et Campbell (2014, cité par Straw, 2014, p. 22) : « les scènes culturelles émergent chaque fois qu’une masse critique de gens interagissent dans des contextes partagés (lieu et temps) et où leurs intérêts sur des sujets se chevauchent ». La scène est ainsi traversée à la fois d’une logique spatiale et temporelle (Lussier, 2014). La scène, tout comme le lieu dans les travaux de la géographe Doreen Massey (1991), est construite à partir d’une myriade de relations sociales, de rencontres, de pratiques et d’expériences. Loin d’être un état fixe ou circonscrit, la scène est le résultat d’un enchevêtrement de trajectoires bigarrées en perpétuelle redéfinition (Lussier, 2014). On a bien ici les marques de la création collective (interconnexions d’acteurs) d’un contexte (la scène locale ou cluster musical) pour des processus entrepreneuriaux individuels et collectifs : activités non salariées, individus entreprenants, émergence associative, mais également projets musicaux innovants, groupes de musique, coproductions et autres projets à plusieurs… Ceci est résumé par un des acteurs :

« Art Sonic jusqu’en 95-96 était vraiment la seule association musicale, ce n’est qu’à partir de 96-97 que tout ça, ça a explosé. Il y a eu une multiplication d’assos pour gérer les projets. »

Entretien n°9

L’organisation joue un rôle central au sein du système. Certains systèmes sont plus souples que d’autres, plus durables, car ils sont agencés ou organisés différemment (Morin, 1977). Pour Johannisson (2002) les caractéristiques associées aux systèmes à couplage lâche (loosely coopled systems), selon la terminologie de Weick (1976), favoriseraient une forme d’entrepreneuriat collectif idéale. Dans ces systèmes, les composantes sont interreliées d’une manière telle qu’elles conservent une grande autonomie l’une par rapport à l’autre. Cette caractéristique permettrait à de tels systèmes notamment de s’adapter localement (l’évolution de l’une des parties ne remettant pas en cause le tout) et de favoriser l’innovation (Weick, 1976) ; l’équilibre entre ordre et désordre, autonomie et interdépendance étant nécessaire. Un système à couplage lâche est en effet, selon Orton et Weick (1990), un système qui est simultanément ouvert et fermé, indéterminé et rationnel, spontané et délibéré.

Dans les autres formes d’entrepreneuriat collectif (équipes intrapreneuriales, équipreneuriat, entreprises collectives, stratégies entrepreneuriales collectives), les composantes du système pâtiraient soit d’un degré de dépendance trop important soit d’un degré d’intégration trop faible (Johannisson, 2002). Par exemple, les membres des équipes de travail ou intrapreneuriales manqueraient d’autonomie vis-à-vis de l’organisation formelle, dont ils sont issus. Situation que l’on peut expliquer, par exemple, par une insuffisante capacité d’action discrétionnaire. De leur côté, les équipes de fondateurs seraient couplées de manière trop serrée. C’est ainsi que pour Bruyat (1993), l’équipe entrepreneuriale ne saurait être divisée sans être détruite ou sans dommage pour la réalisation du projet, car la dialogique individu (équipe)/création de valeur nouvelle serait rompue ou changée radicalement.

Les entreprises collectives deviendraient, quant à elles, souvent trop dépendantes du groupe de fondateurs. Laville et Sainsaulieu (1997) rappellent à ce sujet le travail de Meister (1974) sur la gouvernance associative mettant en garde contre des formes d’organisation autocratiques autour des quelques fondateurs du projet. La résistance à de telles tendances passe par une culture forte susceptible d’engendrer l’intercompréhension, la reconnaissance mutuelle et le débat, et une vie associative favorisant une véritable culture du lien social et de la reliance.

Enfin, les stratégies collectives (dont font partie les partenariats et alliances entre firmes) seraient souvent fragilisées en raison d’une implication des acteurs limitée par manque d’histoire commune. Au contraire, selon Johannisson (2002), dans les districts industriels, les éléments seraient fortement intégrés (confiance tissée dans le temps, existence de liens familiaux et personnels…), tout en conservant une autonomie suffisante (émulation concurrentielle). De la même manière, dans la scène musicale étudiée, des bénévoles peuvent s’engager, d’autres se retirer, des groupes musicaux peuvent se créer, d’autres se séparer, des associations peuvent entrer et sortir de la scène sans remettre en cause celle-ci, témoignant de l’autonomie des parties. L’analyse sur une longue période (25 ans) le montre. Cette autonomie des parties se retrouve également au sein du collectif Icroacoa, chaque association adhérente étant avant tout préoccupée à gérer ses propres activités.

« Dans Icroacoa, on a des associations qui sont dans leurs projets, qui mènent leurs projets et qui adhèrent à un collectif. […] mais c’est difficile en fin de compte pour les membres des associations de retrouver l’énergie au-delà de leur structure, à réinjecter pour la cause commune. »

Entretien n° 6

Pourtant les liens entre ceux qui font la scène sont étroits et tissés dans le temps. Ils reposent sur des valeurs communes principalement ancrées dans un fonctionnement bénévole (au sens de l’associationnisme solidaire, Laville, 2010), l’éthique punk Do it yourself[12] (Hall et Jefferson, 1976) et des principes d’éducation populaire[13] (Caceres, 1964). Le tissage étroit repose également sur des liens de parenté entre les acteurs ou encore de l’enchevêtrement associatif (Emin, Guibert et Parent, 2016). Les membres d’une association de diffusion par exemple sont souvent également membres d’un ou de plusieurs groupes, répètent dans le local associatif (dont ils sont pour certains membres du bureau au-delà d’être simples adhérents), participent aux événements d’une autre association, seuls ou en famille, sont techniciens son et lumière sur d’autres événements associatifs…

La scène est fortement imbriquée au collectif Icroacoa. Le contexte entreprenant que constitue la scène s’explique également par l’affirmation d’un projet de territoire visant à militer et oeuvrer au service des associations culturelles. Ainsi, la scène repose, d’une part, sur la mise en place d’actions distinctes fondées sur des esthétiques musicales, des considérations techniques (besoin de lieux de diffusion, de salles de répétition, d’activités de création…) et, d’autre part, par la réunion en un collectif associatif qui assure la cohésion du projet d’ensemble et son renouvellement. Tout comme la scène, le collectif est ouvert et évolutif (choix de la forme associative). Il accueille les nouvelles associations qui en font la demande. La gouvernance renouvelée du collectif grâce à son inscription au coeur de la scène évite les limites des systèmes à tissage trop serré et celles liées au contraire à une intégration trop faible.

3.2. La scène, un phénomène entrepreneurial persistant

La constitution d’une filière musicale au niveau local a permis à la dynamique musicale d’être visible, de manière à ce que l’on puisse parler de la « scène punk de Montaigu » (Guibert et Parent, 2015). Au niveau régional, les acteurs associatifs investis dans la musique et leurs représentants connaissent (et reconnaissaient) l’importance de la dynamique montacutaine. À un niveau national, et parfois international, et pour une dynamique très spécialisée, celle du punk rock et du rock underground, Montaigu est connue pour ses productions ou ses événements (concerts et festivals). Conformément à la vision schumpetérienne de l’entrepreneuriat, Swedberg (2006) propose que le caractère entrepreneurial dans le secteur culturel se mesure par la création de quelque chose de nouveau ou d’apprécié dans le champ. Ici, ce pourrait être la reconnaissance à l’extérieur de la scène locale. Cette mesure renvoie au concept de « scène perçue » (Guibert, 2012) et à l’importance du rôle des acteurs internes, mais également externes (notamment des médias, mais également du milieu culturel : amateurs de musique, acteurs professionnels…) dans l’établissement d’une notoriété extraterritoriale et la construction d’une image de la scène.

Le cas montre également, au-delà de la création d’une valeur culturelle reconnue, une dynamique impliquant une multitude d’individus et d’associations créant une valeur à forte dominante sociale : dynamisation d’un territoire, professionnalisation, création de lien social. Toutes les associations fonctionnent de manière bénévole. Elles comptabilisent, en 2015, un total de 300 bénévoles pour quelques cachets d’intermittents sur les plus gros événements et quelques rares salariés. Pour cette commune au plein emploi (taux de chômage de 5,2 % en 2016) et proche de Nantes, ce qui est en jeu c’est l’insertion par l’activité économique non monétaire selon les termes de Roustang (2010) (ou accompagnement à la professionnalisation par l’action) ainsi qu’une plus grande attractivité du territoire, afin d’éviter d’être une ville où l’on travaille, mais où on ne vit pas. On peut parler d’insertion par l’activité économique, car l’activité associative bénévole donne des compétences qui peuvent être ensuite négociées sur le marché du travail.

« Notre histoire associative, je l’appelle souvent le CFA, le centre de formation alternative, parce qu’on apprend sur le terrain, que ce soit dans le son, dans la zik, dans la lumière, dans l’administration. »

Entretien n° 9

« Toute la bande de Saint-Nazaire, ils sont partis en “light”[14], Y’a Titi aussi en technique. Moi, je viens d’avoir mon CAP[15] cuisine. J’ai fait du catering [bénévolement] pendant 6, 7 ans pour les assos, pas que Art Sonic, Aïnu, Icroacoa et puis finalement, j’ai décroché un diplôme…, y’a du monde qui s’est professionnalisé grâce aux assos, ça c’est clair. »

Entretien n° 3

Le caractère entrepreneurial se mesure également à l’activité et à la croissance de la scène (prise dans sa globalité), visualisée dans le graphique 1. Depuis la création du collectif, les membres du collectif évoluent : certaines associations apparaissent, d’autres sont dissoutes ou sortent du collectif, mais le nombre d’associations adhérentes et les projets concrétisés ne décroissent pas. Le Zinor permet une montée en puissance de la scène locale. Ainsi, si en septembre 2012, lors de l’ouverture du Zinor, le collectif compte encore huit associations, elles sont quatorze en avril 2013. En 2014, le collectif fait le choix de gagner en visibilité et fait évoluer ses statuts de manière à s’ouvrir davantage à toute initiative alternative à l’échelle de la communauté de communes, voire au-delà (Nord Vendée et Sud Loire-Atlantique). C’est ainsi que le collectif Icroacoa passe en deux ans (période 2013-2015) de 14 à 23 associations (dont deux sont encore des membres fondateurs : Art Sonic et Carrousel). Ainsi, en dépit des difficultés, des baisses de régime, le potentiel de croissance et la dynamique entrepreneuriale persiste.

Graphique 1

Croissance de la scène (à travers les associations adhérentes au collectif Icroacoa)

Croissance de la scène (à travers les associations adhérentes au collectif Icroacoa)

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4. Discussion

Cette recherche traite d’entrepreneuriat collectif en favorisant une approche relationnelle plutôt qu’individualiste. Elle aborde la scène elle-même, lieu multiple et ouvert, simultanéité de différences et fait de rencontres productives (Massey, 2005), en tant qu’espace entrepreneurial. Cet autre regard a été facilité par le caractère pluridisciplinaire de la recherche. On décèle dans le cas montacutain les marques de la création collective (interconnexions d’acteurs) d’un contexte (la scène locale) pour des processus entrepreneuriaux individuels et collectifs : entrepreneurs individuels, création d’associations, mais également de projets musicaux innovants, groupes de musique ou coproductions. La recherche participe aux réflexions en cours en entrepreneuriat (et plus largement sur les phénomènes liés au territoire) dans trois directions. La première s’inscrit dans les discussions engagées sur l’organisation du processus entrepreneurial, la deuxième dans le tournant spatial en cours en gestion et management des organisations et la troisième dans les travaux traitant du caractère entrepreneurial de phénomènes qui ne relèvent pas principalement du champ économique.

4.1. De l’auto-organisation à l’action organisée

Que nous apprend le cas de la scène musicale de Montaigu sur l’entrepreneuriat en tant que processus d’organisation ? Ce qui caractérise l’auto-organisation est l’absence de but préalable et l’émergence d’un système qui apparaît a posteriori comme ayant un sens. L’approche systémique qualifie ainsi des « processus d’organisation émergent » (Thiétart, 2000), dans le sens de non planifié ou de non intentionnel. Elle permet ainsi d’expliquer le résultat d’une action collective (ici un contexte pour des processus entrepreneuriaux) sans passer par l’intention des acteurs, et laisse donc une place à la créativité de l’agir (Joas, 1999), à un rapport possibiliste au réel (Bréchet, Emin et Schieb-Bienfait, 2014) dans l’entreprendre en action. L’impulsion du phénomène entrepreneurial ne résulte pas ici d’un comportement intentionnel ; il repose sur les actions et les rencontres productives d’acteurs divers (citoyens engagés, artistes, amateurs de musique, animateurs socioculturels, patrons de bars, etc.).

À l’extrême pour Wilhoit et Kisselburgh (2015), l’action collective peut prendre place sans organisation ou organizing. Ils montrent, à partir du cas de la constitution de la communauté des vélotafeurs (individus qui vont au travail à vélo), que l’agrégation d’actions individuelles peut avoir un effet, sans être officiellement coordonnée ni même que chaque individu qui compose la communauté ou le groupe reconnaisse son appartenance à celle-ci (donc sans intentionnalité). Il s’agirait ainsi d’une nouvelle forme d’action collective, non intentionnelle et dans laquelle l’intérêt commun, au coeur de la définition d’Olson (1965), est impensé. Chez Wilhoit et Kisselburgh (2015), la communauté émerge, ni de l’interaction intense des parties ni de rencontres productives, puisqu’il n’est nul besoin de coordination ou de communication entre les participants, mais de sa reconnaissance par un tiers (un « outsider ») qui, à l’extrême, peut même être le chercheur qui donne corps au phénomène en l’étudiant. Cette perspective est intéressante, car elle jette un pont entre deux conceptions de la scène identifiée par Guibert (2012) : celle de scène vécue et celle de scène perçue. La scène vécue est la scène dans un sens phénoménologique (expérience vécue) alors que la scène perçue renvoie au rôle des acteurs externes (notamment des médias, mais également du milieu culturel) dans l’établissement d’une notoriété extraterritoriale et la construction d’une image de la scène. Une scène construite par une multitude d’actions individuelles, sans que chacun ait forcément conscience d’appartenir à un tout, deviendrait visible une fois nommée et reconnue par des tiers. On peut penser notamment à la scène pop nantaise, la scène grunge de Seattle, la scène post rock de Montréal.

Si le socle de la dynamique endogène que nous venons d’expliciter semble être des valeurs communes principalement ancrées dans un fonctionnement bénévole, l’éthique punk Do it yourself et les principes d’éducation populaire, reste en suspens la question du degré d’organisation nécessaire à l’émergence de l’action collective et à sa persistance. Le cas étudié donne à voir un degré d’organisation variable dans le temps. Wilhoit et Kisselburgh (2015) qualifient les actions collectives qu’ils étudient de proto-organisations afin que soit reconnu leur caractère organisé (organization-ness), même si elles ne reposent pas sur des organisations formelles et complètes (remplissant la totalité des critères définitionnels de l’organisation). Friedberg (1992) avait déjà traité du caractère structuré et « organisé » des champs d’action diffus, énonçant l’existence d’une continuité plus qu’une rupture entre organisation formalisée et action collective. Il proposait de considérer l’organisation des champs d’action selon quatre dimensions. Dans le même sens, Dobush et Schoeneborn (2015) retiennent trois critères de mesure du degré d’organisation (organizationality) des champs d’action.

Dans le cas Montacutain, si la scène émerge de manière informelle (tout en donnant lieu à des formalisations juridiques à travers les différentes associations créées), on constate qu’elle s’organise une première fois par la structuration en un collectif associatif porteur d’un projet de territoire (même avant sa formalisation à travers une association loi 1901), puis une seconde fois avec l’obtention et la gestion d’un lieu de vie, qui fait évoluer le projet du collectif. Les résultats sont significatifs. Pendant cinq ans environ une seule association est active sur le territoire. En 1998, lors de l’activation du collectif, elles sont trois. Elles sont passées à huit en 2002 lors de sa création officielle sous statut loi 1901 (c’était une association de fait auparavant). La croissance de la scène est alors moins importante puisqu’elles sont encore huit, dix ans plus tard, en 2012 lors de l’ouverture du tiers-lieu le Zinor. Ensuite, la croissance redevient forte pour atteindre 24 associations en 2015, donc en seulement trois ans. Aurait-elle pu se développer sans le collectif puis le lieu ? Rien n’est moins sûr. En témoigne le nom donné à un événement organisé lors de la fermeture du foyer des jeunes (alors qu’aucune solution n’avait été proposée par la mairie pour assurer la poursuite des activités associatives) : « This is the end ? ». En témoigne également la constitution ultérieure d’une communauté en ligne de vélotafeurs qui vient donner corps et un poids politique au phénomène initialement désorganisé bien documenté par Wilhoit et Kisselburgh (2015).

4.2. De la prise en compte de l’espace en entrepreneuriat

Cet article décrit l’émergence d’un contexte (issu d’une action collective) pour des processus entrepreneuriaux, et caractérise son fonctionnement. Ce faisant, il participe de la littérature sur l’entrepreneuriat régional (Julien, 1996, 2005) et les écosystèmes entrepreneuriaux (Gnyawali et Fogel, 1994) soulignant l’importance du milieu au sein duquel se réalise l’action ; milieu façonné en retour par celle-ci. Julien (2005) milite pour que l’entrepreneuriat soit considéré comme un comportement éminemment collectif, porté par un milieu territorial stimulant et invite à ouvrir l’analyse aux diverses complicités entre les acteurs socioéconomiques, aux conventions et à la culture entrepreneuriale à la base du dynamisme régional. Dans le cas Montacutain, difficile de parler « d’intelligence territoriale entrepreneuriale » (Philippart, 2016) au sens d’une intention collective de promouvoir le territoire pour dynamiser le tissu économique d’une région. Au niveau national, les années 80 ont été favorables à l’affirmation des scènes locales celle-ci étant liée à des évolutions juridiques (comme la légalisation sur les radios libres ou le développement de l’intermittence) et des évolutions technologiques qui rendirent la production de musique plus accessible (cassettes audio enregistrables, multipistes à cassette). Et dans les années 90, de nombreuses initiatives menées localement furent accompagnées par les collectivités et intégrées aux politiques culturelles territoriales (Teillet, 2003). Mais à Montaigu, c’est à une « lutte pour la reconnaissance » (Fraser, 1990) que l’on a assisté, lutte accompagnée d’un ensemble de conflits avec la majorité politique en place. C’est plutôt dans le socle de valeurs communes, dans le tissage étroit reposant sur des liens de parenté entre les acteurs ou encore l’enchevêtrement associatif que le terreau est à rechercher (selon un phénomène à rapprocher de la perspective de Becattini, 1992a, 1992b).

Sur le plan scientifique, la focalisation sur les clusters, le milieu entrepreneurial et les écosystèmes entrepreneuriaux témoigne d’une attention renouvelée à la question du territoire et des réseaux d’acteurs dans l’étude de l’entrepreneuriat. Le travail s’inscrit dans le cadre du récent « tournant spatial », en développement dans le champ du management des organisations. Ce que la recherche anglophone a pu nommer le spatial turn (Hubbard et Kitchin, 2011) s’est concrétisé par l’élaboration de nouveaux cadres d’analyse et un retour à la question du local et de la proximité géographique comme objets d’études et/ou comme variable explicative au sein des recherches en sciences sociales. Ce courant théorique a permis la circulation de concepts et de modèles entre la géographie et des disciplines comme la sociologie, l’anthropologie, les études culturelles ou encore l’entrepreneuriat et le management des organisations. Ce faisant, il permet un passage des unités d’analyse habituelles en entrepreneuriat (par exemple les nouvelles entreprises), à l’étude d’objets très différents telles les villes, les régions et les expériences quotidiennes (Steyaert et Katz, 2004). Cependant, en dépit d’une vision selon laquelle toute action organisationnelle, comme toute interaction sociale (Giddens 1984), s’inscrit dans le temps et l’espace, les deux dimensions, et l’espace en particulier, n’ont pas encore reçu, selon Sydow (2002) l’intérêt conceptuel qu’ils méritent en théorie des organisations, et les études développant une telle sensibilité à l’espace sont rarement portées par des chercheurs spécialistes des organisations (Fabbri et Charue-Duboc, 2014).

4.3. Du caractère entrepreneurial des phénomènes non monétaires

Que nous apprend le cas de la scène musicale de Montaigu sur le caractère entrepreneurial d’un phénomène, et des phénomènes culturels en particulier ? Une des difficultés dans le cas de la scène de Montaigu est de documenter son caractère entrepreneurial alors même qu’il ne s’agit ni d’un phénomène individuel ni d’un phénomène marchand. La littérature s’est souvent cantonnée à qualifier l’entrepreneuriat à travers les caractéristiques de son instigateur (travaux sur les traits de la personnalité), l’innovation ou encore la recherche de la croissance (économique) des activités créées, mesurée par le profit ou le chiffre d’affaires généré. Comment appliquer ces critères à l’étude d’un contexte entrepreneurial (plutôt que d’un individu) et lorsque le processus entrepreneurial ne s’inscrit pas dans un registre marchand (entrepreneuriat dans le champ social, dans le champ culturel) ? Comme le rappelle Emin (2012), le vocable d’entrepreneuriat, ses définitions et les travaux qui s’y rapportent et qui ont été développés pour traiter prioritairement de l’émergence d’activités, de la prise de risque, de l’innovation ou de la mise en profit d’opportunités dans le monde des « affaires », se sont inscrits historiquement dans une vision marchande de l’économie. Aussi l’entrepreneuriat social ou culturel tel qu’il se présente aujourd’hui, est une forme d’entrepreneuriat marchand appliqué à un terrain particulier, le social ou le champ culturel (ce qui est conforme à la manière conventionnelle de traiter de l’entrepreneuriat culturel rappelée par Swedberg, 2006). En proposant une autre manière de mesurer le caractère entrepreneurial que la simple efficacité économique ou l’innovation (au sens technologique) et en défendant une vision de l’entrepreneuriat comme un phénomène social plutôt qu’uniquement économique (Steyaert et Katz, 2004), cette recherche ouvre le champ de l’entrepreneuriat à l’étude d’initiatives créatrices de valeurs, quelles qu’elles soient et dans des contextes (espaces) variés, qui ne doivent pas se limiter aux districts industriels ou autres clusters économiques.

Conclusion

La présente recherche avait pour objectif de traiter d’entrepreneuriat collectif. Dans un premier temps elle a permis de clarifier conceptuellement, à la suite des efforts de Johannisson (2002), Ben Hafaïedh (2006), Boncler, Hlady-Rispal et Verstraete (2006) et Moreau (2006), ce que l’on entend lorsqu’on mobilise cette notion. Trois types d’entrepreneuriat collectif ont ainsi été distingués. Le premier type intègre les projets de recherche dans lesquels le collectif renvoie à la coexistence de plusieurs entrepreneurs ou porteurs de projet, le deuxième élargit la focale à l’environnement du (des) porteur(s) de projet (réseaux de parties prenantes ou d’acteurs variés), alors que dans le troisième le contexte (issu d’une action collective) est lui-même porteur de la dynamique entrepreneuriale.

Empiriquement, l’accent a jusqu’ici essentiellement été mis sur l’étude des équipes d’entrepreneurs ou la prise en compte des parties prenantes au projet (notamment à travers la littérature sur le modèle d’affaires ou celle sur le projet entrepreneurial/situation entrepreneuriale). En revanche, les formes de collectif plus diffuses que l’équipe, les situations de cocréation collectives[16] et l’entrepreneuriat collectif que Johannisson (2002) qualifie de « construction collective d’un contexte pour des processus entrepreneuriaux » (p. 22) restent encore peu documentés. Le cas de scène locale analysé ici permet de traiter de cette dernière forme. Sa particularité est double. D’une part le processus d’organisation repose ici sur l’auto-organisation, d’autre part, l’organisation qu’il impulse est un contexte entrepreneurial (et non une entreprise ou une activité innovante).

Sur le premier point, l’analyse montre que le processus étudié puise sa force dans les caractéristiques des systèmes à couplage lâche mêlant autonomie et cohésion. Cette dernière repose notamment sur des valeurs communes (bénévolat, éthique punk DIY et éducation populaire), des liens de parenté et de l’enchevêtrement associatif. Sur le second, en centrant l’analyse sur une scène locale, le cas a permis d’étudier un autre contexte entrepreneurial que le district industriel initialement identifié par Johannisson (2002). Ce faisant, il habilite les scènes musicales locales comme objets légitimes d’étude en entrepreneuriat.

Sur le plan théorique, la présente recherche participe des débats en entrepreneuriat (et plus largement sur les phénomènes liés au territoire) dans trois directions. Tout d’abord, le cas documente un comportement entrepreneurial que l’on peut qualifier d’émergent, remettant en cause une vision purement causale et linéaire de l’entrepreneuriat. Ensuite, la focalisation sur une scène locale inscrit la question du territoire et celle de l’espace physique au coeur de l’étude de l’entrepreneuriat. Elle participe au tournant spatial en cours en sciences de gestion et en théorie des organisations. Enfin, en affirmant le caractère entrepreneurial de la scène étudiée, cette recherche invite à ouvrir davantage les recherches à la variété des phénomènes entrepreneuriaux ainsi qu’aux initiatives créatrices de valeur non exclusivement économique.

Les questions ouvertes par ce travail sont au moins au nombre de deux. Premièrement, reste en suspens la question du degré d’organisation nécessaire à l’émergence de l’action collective et à sa persistance. On peut se demander s’il existe un lien entre l’intensité de la dynamique entrepreneuriale et le degré d’organisation de la scène, et si oui, comment s’articulent les deux phénomènes ?[17] Il serait ainsi utile de mener des investigations complémentaires, par exemple sur le rôle du collectif (et des acteurs au sein de ce collectif et de la scène) et sur la gouvernance du phénomène.

Ensuite, dans la mesure où la scène locale a été présentée comme un système auto-organisé se pose la question de l’instabilité du système (Bak, Tang et Wiesenfeld, 1987). Cela reviendrait à étudier d’éventuels changements de phase ou de comportement. L’accroissement de la taille du collectif risque-t-il de modifier à terme le modèle de fonctionnement du lieu, son inscription territoriale ? Par ailleurs, l’inscription dans une démarche PTCE (pôle territorial de coopération économique) aura-t-elle une incidence sur le fonctionnement du système ? Risque-t-elle de le perturber de manière à ce qu’il se modifie radicalement ? Dans le domaine musical, de nombreuses salles de concert ont connu, après des années de militantisme, une étape d’institutionnalisation (notamment après leur labellisation ministérielle comme SMAC ou « scène de musiques actuelles ») qui a profondément modifié leur fonctionnement. Guibert et Eynaud (2012) ont ainsi déjà pu montrer les effets d’une course à la taille dans le domaine associatif des musiques actuelles.

Le choix d’étudier la scène de Montaigu – plutôt qu’un autre terrain – a été réalisé, car elle semblait constituer a priori un bon exemple d’entrepreneuriat collectif (étant donné les données initiales à disposition). Les résultats obtenus ne peuvent certainement pas être étendus à l’ensemble des scènes. L’intérêt des résultats est plutôt à rechercher dans une meilleure compréhension de la complexité, de la temporalité, de la créativité, de l’indétermination du processus entrepreneurial, comme nous y invitent Hjorth, Holt et Steyaert (2015) et Verduyn, Dey et Tedmanson (2017).