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Bien connu pour avoir, au milieu du xxe siècle, cherché à établir une grammatologie, c’est-à-dire une science de l’écriture, Ignace Jay Gelb a classé les écritures amérindiennes dans la catégorie des sémasiographies, une catégorie qu’il a définie négativement, en opposition aux phonographies, et qu’il a rangée dans une phase primitive sur un axe de développement unilinéaire des systèmes d’écriture. Malgré les récriminations à l’endroit de Gelb en raison de ses vues ethnocentriques et évolutionnistes, les concepts que celui-ci a utilisés pour décrire les systèmes d’écriture n’ont guère changé : l’écriture demeure encore aujourd’hui assez généralement définie selon qu’elle réfère à des signes linguistiques ou non, et selon les catégories de la grammatologie. Les travaux sur la transmission et la stabilisation des discours rituels amérindiens qu’effectue depuis une dizaine d’années Pierre Déléage, anthropologue au Laboratoire d’anthropologie sociale du Collège de France, opèrent cependant un changement de paradigme dans le champ d’étude des écritures amérindiennes et dans la théorie plus générale de l’écriture.

Dans son essai intitulé Inventer l’écriture, Déléage propose l’étude comparée de cinq écritures remarquées entre le xviie et le xixe siècle au sein de collectivités algonquiennes : les prières et calendriers montagnais, les chartes des récits de vision des prophètes delawares, les cartes eschatologiques et bâtons à prière kickapoos, les hymnes et chartes cries diffusées à l’ouest de la baie James, les cosmogrammes et corpus d’hymnes ojibwas tracés sur de l’écorce. Quatre de ces écritures sont apparues dans le contexte de mouvements prophétiques, une autre au sein d’une société chamanique ; mais toutes sont associées à une transmission orale fortement ritualisée, c’est-à-dire gouvernée par des règles, et toutes ont contribué à la mémorisation sociale de discours formalisés. Les discours associés à ces écritures appartiennent à deux genres : les chants liturgiques et ce que l’anthropologue appelle les « discours épistémologiques » (récits mythiques ou récits de vision).

Déléage consacre à l’étude de chacun de ces systèmes d’écriture un chapitre de l’essai. Il ne limite pas son analyse à la seule structure interne des systèmes, analyse dans laquelle se sont cantonnés traditionnellement les grammatologues, mais examine la correspondance entre les systèmes d’écriture et les discours. Cette approche pose une exigence sur le plan de la documentation : l’historien des écritures doit en effet disposer à la fois d’un exemplaire du document écrit et d’une transcription de son actualisation orale. Cela n’est pas toujours possible dans le cas des techniques scripturaires étudiées dans Inventer l’écriture, qui sont, à la décharge de l’auteur, documentées très inégalement. Les livres de prières (massinahigan) montagnais du xviie siècle ainsi que les chartes du mouvement prophétique cri du xixe siècle, par exemple, présentent les lacunes et brouillages habituels des histoires de groupes subalternes. L’anthropologue les étudie indirectement par la confrontation des témoignages consignés dans la correspondance des missionnaires jésuites et méthodistes. Dans l’étude des chants ojibwas de la société du Midewiwin par contre, il appuie directement ses analyses sur des documents iconographiques et des transcriptions ethnographiques ; il a aussi réuni dans ce long chapitre un riche corpus de témoignages consignés dans des sources imprimées peu accessibles et des sources manuscrites parfois inédites. Ainsi, malgré les limites inhérentes au corpus, Pierre Déléage offre un panorama sans précédent de ces écritures nord-amérindiennes très peu connues en Amérique du Nord, et il en propose une analyse comparative compréhensive.

Les concepts traditionnels de la grammatologie sont inaptes à décrire les écritures que Gelb avaient rangées dans la catégorie de la sémasiographie. Dans son essai, Déléage propose une typologie des techniques scripturaires capable de décrire l’ensemble des écritures et qui, par contraste avec la nomenclature des grammatologues composée d’éléments qui ont leurs racines dans le grec ou le latin, introduit des concepts dont la dénomination simple est révélatrice des contenus. Il définit, en fonction de leur nature sémiotique, trois types d’écritures : les écritures intégrales, sélectives et secondaires.

L’écriture intégrale désigne les systèmes d’inscription stables capables de « transcrire graphiquement l’intégralité de n’importe quel discours » (p. 9). La différenciation de ce type n’est pas une contribution nouvelle, puisqu’il coïncide avec le concept grammatologique de l’écriture phonographique (p. 216). Toutefois, dans le cadre théorique où il est pensé par Déléage, c’est dans le rapport au discours, et non dans le référent phonétique du signe, que se trouve le critère distinctif de ce type d’écriture. Parmi les écritures étudiées dans l’essai, seuls les discours et les prières du mouvement prophétique kickapoo ont, à un moment de leur évolution historique, été versés dans une écriture intégrale.

C’est le concept d’écriture sélective qui constitue l’apport majeur de l’essai à la théorie de l’écriture. L’écriture sélective réfère aux techniques scripturaires qui représentent graphiquement des parties ciblées de discours. Les écritures nord-amérindiennes qui sont examinées dans Inventer l’écriture sont toutes, à des degrés divers, des écritures sélectives. Déléage s’inscrit dans la continuité des travaux pionniers de Carlo Severi sur la transmission des discours traditionnels chez les Cunas du Panama, dont il enchâsse ici les conclusions dans une théorie plus large de l’écriture. Severi avait montré les limites d’un modèle basé sur une pure oralité et avait énoncé le besoin de modéliser une technologie intellectuelle combinant une mémoire vivante, à laquelle sont confiés les segments constants des discours formalisés, et un système graphique capable d’en représenter les variantes (Severi 1994). C’est ce type de technologie intellectuelle, dans laquelle la mémoire et l’écrit sont complémentaires, que Déléage explore dans Inventer l’écriture ainsi que dans quelques chapitres publiés auparavant, notamment sur les écritures sélectives des Navajos et des Lakotas (Déléage 2011). Le concept d’écriture sélective permet de rendre compte positivement des écritures que la grammatologie avait reléguées dans le fourre-tout de la sémasiographie ; il ouvre la possibilité de décrire des zones impensées par les théories dualistes sociétés à écriture / sociétés orales qu’ont élaborées, parallèlement à l’anthropologue Jack Goody, les théoriciens de l’oralité littéraire comme Walter J. Ong et Eric Havelock.

Enfin, le concept des écritures secondaires – dans lesquelles se classent toutes les cryptographies – renvoie aux techniques scripturaires recodant un texte qui préexiste dans une écriture intégrale. Ce type d’écriture secondaire présente un grand intérêt pour l’histoire des écritures de l’hémisphère américain (Canada, Mexique, Pérou), parce qu’il correspond à divers systèmes d’écriture inventés par les missionnaires pour catéchiser les Amérindiens au cours de la période coloniale. L’écriture secondaire ne correspond à aucune des écritures étudiées dans Inventer l’écriture, bien que, de manière pour le moins insolite, une page d’écriture secondaire micmacque reproduite en page couverture serve d’illustration à l’essai. L’écriture secondaire a été traitée par Pierre Déléage dans un autre essai consacré aux écritures amérindiennes (Déléage 2009).

Outre ces concepts qui rendent compte de la fonction sémiotique, l’anthropologue introduit des concepts complémentaires qui définissent le rapport des écritures avec l’institution (les écritures attachées et détachées) et il s’intéresse aux configurations institutionnelles des collectivités qui ont recours à l’écriture (degrés de spécialisation et de diffusion ; concurrences endogènes ou exogènes, etc.).

Dans les conclusions de l’essai, Déléage explique que les écritures sélectives ne peuvent être que des écritures attachées à une institution, et il soutient que la pérennité de ces écritures est corrélée à leur faible distribution sociale (p. 169). Il donne en exemple la durée prolongée des discours du Midewiwin, qu’il oppose à l’éphémérité des écrits qui ont largement circulé au plus fort des mouvements prophétiques. Par ailleurs, l’hypothèse du chercheur concernant la complémentarité des cosmogrammes et des chartes dans l’actualisation des récits mythiques ou des récits de vision m’apparaît indéniable, mais je préfère cependant, à l’hypothèse additionnelle de la mémorisation verbale de ces récits (p. 11, 98, 183), celle d’une composition orale, dont Milman Parry et Albert Lord avaient exposé les principes au sujet d’un tout autre corpus de récits. Une conclusion importante de l’essai à propos du système d’écriture employé au sein de la société ojibwa du Midewiwin remet en cause les thèses selon lesquelles les écritures amérindiennes résultent toutes d’une émulation ou d’un emprunt aux écritures européennes : Déléage propose plutôt de voir dans l’invention tardive de l’écriture des initiés du Midewiwin la réponse à une nécessité interne de transmettre de manière stable des corpus de discours formalisés à la fois nombreux et complexes (p. 161-164). Cette hypothèse concernant les conditions d’apparition des écritures sélectives alimente la réflexion de l’anthropologue sur les conditions qui ont donné naissance aux écritures intégrales. Jusqu’à présent, les explications qui ont été formulées sur l’origine des écritures intégrales reposent, en plus des arguments évolutionnistes qui présupposent une séquence universelle de progression des écritures depuis la pictographie jusqu’à la phonographie, sur de prétendus besoins administratifs des marchands et des États lors de l’urbanisation des sociétés. Déléage avance l’hypothèse que le régime de conditions associées à l’émergence des écritures sélectives, soit la préexistence d’une tradition discursive attachée et le besoin de stabiliser des discours complexes et nombreux, puisse expliquer l’invention des quelques cas d’écritures intégrales (p. 182).

De manière tout à fait inhabituelle et rafraîchissante, Pierre Déléage incorpore au genre didactique de la publication scientifique des procédés de mise en récit empruntés à la chronique et au récit de fiction, comme le tableau, la digression descriptive, la scène dialoguée et la voix narrative hétérodiégétique. Il a déjà donné des marques de ce style singulier dans un article publié récemment dans Recherches amérindiennes au Québec, où il adoptait un ton narratif moqueur et employait librement la focalisation interne (Déléage 2015). Le dosage de procédés narratifs n’entame pas la rigueur de l’essai ; il permet bien au contraire de présenter de manière intégrée et vivide les composantes abstraites des thèses de l’anthropologue sur des écritures peu connues.

Le chercheur semble répondre à une question que posait Carlo Severi, qui se demandait si la sémiotique de l’écriture des Cunas du Panama ne constituait pas un patron assez généralisé dans les écritures amérindiennes et non encore décrit dans les théories de l’écriture (Severi 1994 : 71, 73). Interrogeant les conditions d’apparition de tous les types d’écriture, Pierre Déléage écrit dans Inventer l’écriture : « Il n’est pas impossible que l’étude des inventions d’écritures sélectives par les Indiens d’Amérique du Nord puisse renouveler de manière significative la compréhension des origines et de l’essor de toutes les grandes formes d’écriture » (p. 20). En ce sens, le livre de Pierre Déléage est un essai majeur, que tous ceux qui s’intéressent à l’écriture amérindienne et à la théorie de l’écriture doivent lire, toute affaire cessante.