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Entre 2006 et 2013, une équipe multidisciplinaire menait plusieurs chantiers de recherche sous le thème « Peuples autochtones et gouvernance » (PAG). Le programme réunissait des chercheurs québécois, canadiens et européens, des universitaires et chercheurs autochtones et non autochtones, francophones et anglophones. Trente-cinq chercheurs et près d’une centaine d’étudiants ont participé à ce vaste programme.

Évoluant au rythme de plusieurs recherches théoriques et empiriques concurrentes, on y aura abordé le problème de la reconnaissance des rapports entre droit autochtone et droit étatique (y compris la question des relations difficiles entre la reconnaissance et l’autodétermination), le problème des conditions de l’autonomie économique autochtone, des modalités de sortie du colonialisme, de l’évolution du fédéralisme dans une perspective favorable à l’autonomie gouvernementale autochtone, etc. Ce programme était ambitieux, mais il aura tenu ses promesses en ce qu’il a activement stimulé la réflexion sur les conditions de la recherche en contexte autochtone au Canada et au Québec. On y a surtout insisté sur la poursuite d’un dialogue serré entre chercheurs autochtones et non autochtones, voire entre des savoirs fondés sur l’expérience et la réflexion ancrées dans les traditions autochtones, et des savoirs construits dans la perspective d’un discours non autochtone. PAG constituait en effet une des premières grandes initiatives de collaboration universitaire sur un thème dont les prémisses portaient sur les principes d’autodétermination, de décolonisation des modèles de gouvernance et de participation active des Premières Nations dans le cadre de recherches qui les concernaient au premier plan. Ces sept années de recherche ont permis de former une nouvelle génération de chercheurs en études autochtones, des chercheurs qui, du fait de leurs perspectives critiques, pluralistes et multidisciplinaires participeront à la refonte d’un domaine de recherche qui ne laissait, à l’époque, que très peu de place aux perspectives et méthodes de recherche autochtones.

Sur le plan québécois, PAG a marqué un point tournant dans la conception, jusque-là unilatérale, qu’on se faisait de la recherche en droit, en contexte autochtone. Grâce à des méthodes basées notamment sur l’observation et la recherche empirique sur le terrain, la recherche en droit s’ouvrait à la richesse des traditions juridiques autochtones. Cette démarche a également permis d’imposer, dans le domaine des études juridiques, le concept de « droit autochtone », en tant que droit singulier. Réduisant la définition de droit à la seule législation fédérale s’appliquant aux Autochtones (la Loi sur les Indiens), on entretenait jusque-là une sorte de fiction colonialiste, totalement inadaptée à la réalité juridique des peuples autochtones, et ce, que ce soit avant ou après la colonisation, sans parler du déni entretenu à l’égard de la complexité des systèmes juridiques autochtones. Nous espérons que, grâce à la nouvelle génération de chercheurs formés dans la cadre du projet PAG, cette fiction n’ait désormais plus de place dans les études en droit, du moins en contexte autochtone.

Le dossier publié dans ce numéro de la revue Recherches amérindiennes au Québec porte sur le thème : « Complexité d’identité et de territoire dans la revendication des droits autochtones au Québec et au Canada ». Il s’agit de la dernière publication du projet « Peuples autochtones et gouvernance ». Il réunit les contributions d’Étienne Le Roy, de Sylvie Vincent et de Jacques Leroux. Le problème de la territorialité s’y trouve posé de façon originale, notamment parce que le dossier est inspiré par les travaux anthropologiques de Le Roy sur l’appropriation et l’usage des ressources foncières en Afrique de l’Ouest. Le modèle développé par Le Roy sert ici de point d’appui aux travaux de cette équipe et fonde l’étude du rapport au territoire des Autochtones en contexte québécois. Il s’agit d’un pari risqué, car l’hypothèse d’une éventuelle concordance entre les réalités foncières africaines et nord-américaines bute spontanément sur le caractère singulier qu’on reconnaît aux réalités culturelles et collectives autochtones. Pourtant, leurs représentations de l’espace se rejoignent et elles nous permettent d’en apprendre davantage sur les conceptions autochtones du territoire.

Plus précisément, le projet de Le Roy, Vincent et Leroux, aborde les conditions de l’altérité entre droit autochtone et droit occidental, une altérité qui traverse à la fois la représentation de l’espace et ses limites géographiques et sociales. Il s’agit d’un détour qu’autorise l’anthropologie juridique. Cette exploration est cependant portée par l’hypothèse du pluralisme juridique qui suppose une forme de pénétration inévitable des ordres juridiques en contexte colonial. C’est l’originalité des textes de ce dossier de pousser cette hypothèse jusqu’à ses limites. Le Roy y propose cinq représentations différentes de l’espace. Toutes sont susceptibles de trouver des expressions au sein d’une multitude de communautés humaines. Elles servent ici de base à l’étude de la gouvernance territoriale innue et algonquine.

Le projet mené par Le Roy, Vincent et Leroux n’a pu être mené qu’à la condition d’une forme de réciprocité intellectuelle. Étienne Le Roy a souvent dit que la recherche anthropologique tirait d’abord avantage du dialogue entre le chercheur et les communautés, puis entre les chercheurs eux-mêmes. Une forme de laboratoire vivant s’institue ainsi entre acteurs en quête d’une même compréhension des choses. La tradition orale y reprend souvent ses droits. L’échange rend possible une véritable exploration des hypothèses et la conduite d’une véritable recherche comparative.

C’est dans cette perspective, et avec cette ambition, que le présent projet a été mené. Ses auteurs proposent un dossier atypique, à la fois du fait de son caractère exploratoire, presque expérimental, et du questionnement qu’il offre sur l’usage et l’appropriation du territoire.