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Aucun couple notionnel n’est plus important pour les études littéraires amérindiennes que l’oralité et l’écriture.

Christopher Teuton (2010 : 8)

La popularité croissante des littératures autochtones durant le dernier quart du xxe siècle en Amérique du Nord a mis fin à l’exclusivité dont avaient joui jusque-là les littératures des anciennes colonies d’implantation concernant les représentations de l’Indien. Ce bouillonnement n’est pas sans ressemblance avec le phénomène littéraire latino-américain des années 1960 et 1970 auquel on a donné le nom de boom, caractérisé par une production exubérante et une diffusion au-delà des publics nationaux. Le boom des littératures nord-amérindiennes a suscité le développement d’un discours critique dans lequel les institutions littéraires déjà en place, opérées par des intervenants extérieurs aux collectivités autochtones, ont joué un rôle pionnier (Teuton 2008). Aux États-Unis et au Canada anglais, le boom s’est bientôt enrichi de l’essor concomitant d’un discours critique endogène, à travers lequel des écrivains et intellectuels des nations autochtones ont porté sur les littératures amérindiennes un regard affranchi des catégories prétendues universelles de la théorie littéraire, que Kimberley Blaeser a représentées comme les formes d’un nouvel acte de colonisation et de conquête (Blaeser 1993 : 55) et que Janice Acoose a comparées aux forces prédatrices du « Wintigo » (Acoose 2001 : 37). Au Québec, dans un contexte où il n’existait ni programme ni cours universitaires sur la littérature autochtone (Lacombe 2010 : 163), les essais visant à assigner une place à cette littérature au sein des études littéraires sont restés, dans une certaine mesure, à l’intérieur d’un cadre d’interprétation traditionnel. Je pense ici à l’Histoire de la littérature amérindienne au Québec (1993) de Diane Boudreau et à l’anthologie de Maurizio Gatti, Littérature amérindienne du Québec (2004). Empruntant les genres habituels par lesquels la critique littéraire établit un corpus – l’historiographie et l’anthologie –, ces essais, qui sont aujourd’hui assez généralement reconnus pour leur rôle fondateur, ont connu au moment de leur parution - je le rappelle, car on l’a peut-être oublié - une réception mitigée qui mettait à nu certaines complicités avec les formes de la domination coloniale que sont la dénomination du territoire, la langue et les codes culturels de l’occupant. Les premiers lecteurs critiques ont loué sans réserve le « début prometteur » du projet de l’Histoire de la littérature amérindienne au Québec, mais ont jugé défavorablement l’enfermement du fait amérindien dans les frontières géopolitiques du Québec, la restriction de son corpus aux oeuvres francophones, ainsi que la définition étroite de la littérature sur laquelle il s’appuie (Klaus 1995 ; Thérien 1994). Les premiers lecteurs de Littérature amérindienne du Québec ont pareillement salué ce « coup d’envoi », mais ont reproché à l’auteur les réminiscences d’un discours colonial d’outre-mer ainsi que l’exclusion, dans la collection de textes de l’anthologie, de la tradition orale, du genre essayistique, et des textes en langues autochtones et anglaise (Giroux 2005 ; Tremblay 2005 ; Sioui-Durand 2007).

Dans les comptes rendus évidemment sommaires de cette toute première réception, le traitement de la question de l’écrit et de l’oral a été pertinemment relevé, mais n’a pas été étudié à fond. Cette question, qui touche au code même du littéraire, et dont les termes sont lourdement chargés d’histoire, est déterminante dans l’orientation du discours critique, puisque leur définition départage, comme le signale très justement Christopher Teuton, les limites actuelles du discours sur la littérature autochtone et ses possibilités futures (Teuton 2010 : 8). Walter Mignolo, par exemple, a montré que l’absence d’écriture alphabétique était l’une des caractéristiques les plus importantes de l’image des Amérindiens construite par les missionnaires et les officiers de la Nouvelle-Espagne aux xvie et xviie siècles (Mignolo 1993 : 149). Dans sa lecture du récit de voyage de Jean de Léry en France antarctique au xvie siècle, Michel de Certeau a analysé les effets de sens qu’ont tirés les Européens de la possession de l’écriture face à un Autre qui en était dépourvu (De Certeau 1975). Pierre Déléage a relevé la cécité des missionnaires de la Nouvelle-France dans leur témoignage à l’égard des systèmes de communication graphique qu’employaient les autochtones (Déléage 2009). Dans les récits et les réflexions que les Européens de cette époque ont livrés de leur expérience sur le continent américain, l’oralité a été appréhendée de manière négative, comme la privation ou l’absence de l’écrit. L’opposition, dans les systèmes de connaissances élaborés dans les lettres coloniales, entre une nature amérindienne orale privée de technique et une culture européenne outillée par l’écrit (qui est aussi une projection, dans l’ailleurs américain, du clivage séparant la culture populaire et la culture savante en Europe) s’est perpétuée jusque dans les représentations fictionnelles de la littérature postcoloniale. Gilles Thérien a montré comment la reproduction d’un éventail limité de stéréotypes et de mythes concernant la figure de l’Indien dans les romans québécois du xixe et xxe siècles avait été déterminée par l’expérience de lecture des lettres coloniales, révélant le phénomène, déjà analysé par Edward Said dans Orientalism, d’une tradition textuelle dont les axiomes acquièrent un pouvoir référentiel plus grand que la réalité (Said 1994 [1978]). « Le modèle cognitif de l’Indien imaginaire élaboré au cours des premières rencontres, écrit Thérien, traverse diachroniquement l’espace du savoir québécois en s’incarnant, ici et là, dans des figurations particulières. » (Thérien 1987 : 21)

L’analyse et la théorisation des littératures amérindiennes soulèvent des questions épistémologiques importantes (St-Amand 2010 : 35). Les conceptions de l’oralité et de l’écriture en font partie. J’estime – et c’est le point de départ de cet article – qu’une doxologie de l’écrit et de l’oral faisant écho aux présupposés coloniaux contamine les essais qui ont cherché à constituer un domaine de la littérature autochtone au Québec. La mise à jour de ces présupposés permettra, je l’espère, de refonder l’étude des littératures amérindiennes sur des bases plus fécondes. Dans les pages qui suivent, j’examine, d’une part, la façon dont cette question de l’écrit et de l’oral a été posée et pensée séparément, voire de manière opposée, dans le premier discours critique sur la littérature amérindienne au Québec. D’autre part, j’amorce un repositionnement de cette question en faisant de la notion de texte un socle pour penser ensemble le discours oral et le discours écrit.

Mise en scène anhistorique de la tradition orale

Il y a une histoire que je connais. Elle est à propos de la terre et de la façon dont elle flotte dans l’espace sur le dos d’une tortue. J’ai entendu cette histoire plusieurs fois, et chaque fois que quelqu’un la raconte, elle est différente. Parfois, la différence est simplement dans la voix du conteur. Parfois, la différence apparaît dans les détails. Quelques fois, dans l’ordre des événements. D’autres fois, c’est le dialogue ou la réaction du public. Mais dans tous les récits de tous les conteurs, le monde ne quitte jamais le dos de la tortue. Et la tortue ne s’en va jamais.

Thomas King (2003 : 1, 31, 61, 91, 121)

Dans ce passage cité en exergue qui, comme une ritournelle, forme l’incipit de chacun des chapitres de la publication intitulée The Truth About Stories, Thomas King thématise les attributs du récit oral. Bien que la création orale ait été assez généralement mise à l’écart par les études littéraires, les auteurs amérindiens témoignent depuis longtemps, dans leurs essais, poèmes et récits, d’un continuum entre la parole orale et la littérature. Dans une anthologie de récits amérindiens parue au Canada anglais il y a un quart de siècle, King a écrit à propos de ce qu’il appelle la « littérature orale » : « Il existe une fausse opinion selon laquelle la littérature orale autochtone […] est une forme artistique qui a disparu au siècle dernier. Bien qu’elle soit pratiquement invisible hors du milieu tribal, la littérature orale demeure une tradition vigoureuse et est l’une des sources d’influence les plus importantes pour de nombreux écrivains autochtones » (King 1990 : xii).

Avec la publication, en 1993, de l’Histoire de la littérature amérindienne au Québec, dont le sous-titre est Oralité et écriture, Diane Boudreau s’est saisie du problème de l’exclusion des arts de la parole orale dans le champ de la littérature. Deux termes opposés dans la tradition des études littéraires, « oralité » et « écriture », sont ainsi rapprochés dans le sous-titre de l’essai et subsumés sous la grande catégorie de la « littérature » posée dans le titre principal. À l’époque où elle prenait la plume, c’était là une position avant-gardiste par rapport au refoulement de l’oralité et à son exclusion du discours critique. Dans l’introduction de son essai, l’historienne annonçait le projet de penser la littérature plus largement que ne l’avait fait jusque-là l’institution littéraire québécoise. Il va sans dire qu’il faut savoir gré à Diane Boudreau d’avoir mis en relief l’existence des littératures autochtones dans un contexte où il ne se rencontrait aucun intérêt pour celles-ci dans les universités québécoises. En ce sens, la reconnaissance que lui accorde une note biographique de la revue Littoral en la qualifiant de « première historienne de la littérature autochtone d’expression française au Québec » est méritée (Boudreau 2015 : 34). Mais la façon dont elle a posé cette question échappe-t-elle au système d’idées qui a nourri les conceptions traditionnelles sur l’oralité et l’écriture ? Cette question me semble d’autant plus importante que cet essai apparaissant désormais « incoutournable » (Nepveu 1993 : 9), les présupposés qui y sont inscrits se trouvent souvent repris sans remise en question dans des études actuelles sur les littératures amérindiennes.

Le titre principal, Histoire de la littérature amérindienne au Québec, engage par définition une perspective temporelle. Le lecteur doit-il comprendre la division de l’historiographie en deux parties – « La littérature orale amérindienne » et « La littérature écrite amérindienne » – comme les périodes de l’évolution des arts de la parole autochtone depuis l’époque précolombienne jusqu’à la fin du xxe siècle ? Ce n’est certainement pas ce que souhaite Diane Boudreau qui déclare, à un certain endroit dans sa monographie, que la « littérature orale » amérindienne « n’est pas disparue avec l’introduction de l’écriture et [qu’]elle est toujours vivante » (Boudreau 1993 : 14-15). Dans les pages de l’essai pourtant, la parole orale actuelle est antidatée par le poinçon de la « tradition », et la « littérature orale » dont il est question dans la première partie se dérobe au point de vue historique, alors que la deuxième partie concernant la « littérature écrite » est organisée selon le schéma diachronique habituel des historiographies. Une histoire de la « tradition orale » est-elle impossible ?

Je suis d’avis que, si une histoire – écrite ou orale – de l’oralité est possible en tant qu’histoire, c’est-à-dire en tant que connaissance historique, c’est à la condition de se demander qui parle dans cette « tradition orale », dans quel contexte et selon quelles procédures. Dans son compte rendu de l’Histoire de la littérature amérindienne au Québec, Gilles Thérien avait reproché à l’historienne d’avoir fabriqué un anachronisme en posant l’antériorité historique de la « littérature orale » par rapport aux transcriptions qui l’ont conservée. Aux yeux de Thérien, le corpus évoqué par Boudreau dans la première partie de son ouvrage est une « tradition orale plus ou moins fictive » (Thérien 1994 : 618). Selon lui, l’auteure de l’essai a admis une sorte de « neutralité épistémologique » des missionnaires – et, j’ajoute à mon tour, des ethnologues et des commentateurs littéraires - qui ont recueilli, recopié, traduit et commenté la parole orale (ibid. : 617). Les chapitres consacrés à ce que Boudreau appelle la « littérature orale » n’offrent ni critique des sources ni analyse du contexte et de l’énonciation, mais enfilent de façon anachronique des bribes d’essais ethnologiques ou historiographiques, des sommaires et des citations de transcriptions orales de toute origine et de toute époque. Je vais donner un exemple de cette approche déficiente de l’Histoire de la littérature amérindienne au Québec, afin de rendre d’abord évidents les problèmes qu’elle engendre, et de proposer ensuite les conditions d’une approche plus féconde des créations orales, autant passées qu’actuelles.

Dans une section consacrée à la « tradition orale » de l’origine du monde, Boudreau présente le mythe wendat de la chute d’Aataentsic. Pour ce faire, elle cite le résumé qu’en a fait l’ethnohistorienne Elizabeth Tooker, sans toutefois prendre en considération la posture de cette auteure. Ce faisant, Boudreau agit comme si l’Ethnographie des Hurons (1964 ; 1987 pour la traduction française) et les sources textuelles de Tooker étaient des relais impersonnels, et non des discours de fabrication humaine dont l’énonciation singulière est sociohistoriquement déterminée. Voici le texte de Tooker tel qu’il est reproduit par Boudreau :

Les Hurons croyaient que dans le ciel, il y avait des bois, des lacs, des rivières et des champs, et que des gens y vivaient comme sur la terre ; mais ils n’étaient pas tous d’accord sur la cause de cette chute d’Aataentsic. Certains disaient qu’elle travaillait dans son champ quand elle aperçut un ours. Son chien courut après l’ours, et elle, après le chien. L’ours tomba par mégarde dans un trou, le chien y sauta à sa poursuite, et Aataentsic, s’approchant du précipice et n’y voyant ni l’ours ni le chien, désespérée, s’y jeta à son tour. (…) D’autres disaient que le mari d’Aataentsic, étant très malade, avait rêvé qu’il guérirait si l’on coupait un certain arbre et s’il en mangeait le fruit. Alors Aataentsic prit la hache pour abattre cet arbre qui, au premier coup, s’écroula et tomba sur la terre. Elle rapporta immédiatement la nouvelle à son mari, revint sur les lieux et se jeta dans le trou pour aller chercher l’arbre.

Tooker 1987 : 133-134[1]

J’attire l’attention sur le commentaire narratif à la fin de la première phrase (ici en italiques) selon lequel les informateurs wendats « n’étaient pas tous d’accord sur la cause de [la] chute », et sur l’indexation des énonciateurs (« certains disaient », « d’autres disaient », ici en caractères italiques également), que l’historienne reprend à son compte. Mais qui dit cela ? Qui assume ces énoncés au sujet de la divergence des Wendats sur les causes de la chute d’Aataentsic ? L’absence des signes habituels du discours rapporté donne à penser que c’est l’instance ethnohistorienne qui juge la valeur des sources dont elle s’est servie. Or, il n’en est rien. Tooker paraphrase dans le passage cité le commentaire narratif de sa source, qui est la « Relation de ce qui s’est passé dans le pays des Hurons en l’année 1636 » rédigée par le supérieur de la mission jésuite en Huronie, le père Jean de Brébeuf, laquelle fut insérée dans la Relation du père Paul Le Jeune parue à Paris en 1637 (Brébeuf 1637 : 86-87). La divergence des Hurons sur le récit de la chute est en fait un commentaire de Brébeuf lui-même, qui écrit que les Hurons « ne s’accordent pas en la façon qu’arriva ceste cheute ». Boudreau, qui reproduit ce commentaire, ignore vraisemblablement cette source, car elle n’en fait aucune mention.

Tableau 1

Thèmes et motifs des récits* de l’origine du monde rapportés par Jean de Brébeuf (1637 : 85-96)

Thèmes et motifs des récits* de l’origine du monde rapportés par Jean de Brébeuf (1637 : 85-96)

* Les épisodes J, K, L et M ne sont pas à proprement parler des motifs, mais plutôt des récits, que j’ai choisi de ne pas détailler dans le tableau parce que, étant seuls de leur espèce, ils ne permettent pas une analyse comparée. L’épisode I, qui a été développé comme un récit dans d’autres sources documentaires, est présenté simplement comme un argument dans le texte de Brébeuf.

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Qu’apprend-on de l’analyse de la source ? Le chapitre où Jean de Brébeuf rapporte le mythe d’Aataentsic est intitulé « Ce que pensent les Hurons de leur origine ». Le missionnaire y fait l’inventaire de pas moins de sept récits concernant l’origine du monde, dont il suspend fréquemment le compte rendu afin de mettre en question et de réfuter les éléments qui lui paraissent incohérents, contradictoires, ou issus – écrit-il de manière condescendante - d’une « grossiere ignorance ». Les récits, qui furent transmis oralement – les verbes d’énonciation choisis par le missionnaire le confirment -, sont largement malmenés, voire dévoyés dans la transcription de Brébeuf. Ils sont notamment amputés de leur diction, qui permettrait de reconnaître – sur le plan de l’énoncé – certaines caractéristiques de l’art oral wendat au xviie siècle. Malgré tout, les fragments de récits qui ont été conservés permettent, selon moi, la reconnaissance d’une grammaire narrative. Cette grammaire opère au moyen d’unités et de sous-unités qu’il est convenu d’appeler thèmes et motifs, variant en fonction de modes de transformation (élaboration, simplification, altération de l’ordre, addition, omission et substitution) qui sont reconnus comme des procédés courants de la composition orale (Foley 1988 : 42-43 ; Lord 2003 [1960] : 68-98).

Dans le tableau 1, j’ai distribué de manière superposée les thèmes et les motifs des récits que le missionnaire a juxtaposés dans son chapitre[2].

Les récits I, II et III peuvent être considérés comme des versions différentes d’un même mythe de la création de la terre, constitué par les motifs D et F. Les versions I et II qui intègrent le personnage d’Ataentsic [sic] sont à ce point différentes de la version III qu’elles peuvent être rattachées à une autre tradition, probablement algonquienne. Les récits IV, V, VI et VII sont des épisodes d’un cycle narratif plus étendu dont I8skeha [sic] est le protagoniste. Malgré les thèmes communs disposés dans un ordre identique, les versions du mythe se distinguent par la substitution d’accessoires, de personnages et de cadres, ou l’intercalation de motifs intermédiaires qui forment autant de variantes.

L’étude comparée du schéma narratif permet d’observer deux tendances opposées dans la variation des récits rapportés par Brébeuf : la dilatation (annexion de thèmes ou enrichissement de motifs par l’intercalation de motifs intermédiaires) et la contraction (par omission ou simplification). Ces tendances apparaîtront mieux, je crois, en superposant à ces versions du mythe de l’origine du monde rapportées par Jean de Brébeuf une version algonquienne rapportée par Nicolas Perrot au début du xviie siècle (Perrot 2004 [v. 1701], 173-177). Dans le tableau 2, je trace le schéma narratif de la première partie du récit rapporté par Perrot.

Le récit rapporté par Perrot (VIII) présente lui aussi le mythe de la création de la terre. La version de Perrot contient un thème (D) proche de la version du récit III chez Brébeuf. Les variantes, c’est-à-dire les substitutions de personnages et d’accessoires par les éléments d’un même paradigme, conservent au motif D sa fonction narrative. Le motif intermédiaire Diii (la plongée et le retour de Rat Musqué) est développé en extension par les motifs Diiia, Diiib, Diiic et Diiid (l’inspection de chacune des quatre pattes de l’animal) qui, sans altérer l’orientation de l’histoire, dilatent le récit. Inversement, la simplification du motif subsidiaire ornemental quadripartite de l’inspection des pattes dans la relation de la plongée de Castor – « aprés luy avoir bien visitté les pattes, et la queüe » (ibid. : 176) – et l’omission du motif intermédiaire de la plongée de Loutre exercent sur le récit mythique, par rapport à la version III rapportée par Brébeuf, une contraction. Les tendances combinées de la dilatation et de la contraction apparaissant ici clairement permettent d’appréhender une grammaire narrative qui excède la création individuelle des conteurs et révèlent une poétique de la composition orale. Cette grammaire permet en effet au poète de varier la longueur des actualisations verbales d’un même récit, adaptant la performance à la réaction de l’auditoire et à sa condition personnelle. Certes, une telle grammaire est observable dans la tradition narrative écrite, particulièrement dans la littérature de transition entre l’oral et l’écrit, mais les formes écrites ont plus communément évolué vers la complication des combinaisons et de l’ordre narratifs.

En interprétant des thèmes et des motifs ayant des fonctions identiques comme des récits distincts qui se contredisent, l’auteur de la « Relation de ce qui s’est passé dans le pays des Hurons en l’année 1636 » a donné des preuves de son aveuglement à la structure narrative - que l’analyse des séquences ci-dessus permet de remarquer. Jean de Brébeuf est surtout occupé à réfuter les récits apparemment discordants qu’il considère émaner de faux prophètes en les confrontant aux formes de raisonnement de l’herméneutique chrétienne. Imbu de l’autorité de la Bible et de la supériorité de l’écriture alphabétique pour la conservation de la parole ancienne, le missionnaire ne saisit pas les propriétés du récit issu de la culture orale, dont la forme de pensée lui est étrangère. Néanmoins, malgré les brouillages introduits par cette instance rapportante, la transcription exhibe les résidus d’une structure narrative émanant de la source orale. Ces résidus peuvent nous dire encore quelque chose de l’art oral des Wendats et des Algonquiens. Ce que l’analyse révèle, c’est bien un texte, c’est-à-dire un discours qui, de manière analogue à un fil de trame et selon un dessin qui relève des facteurs conjugués de l’énonciation, de la co-énonciation et des circonstances de la performance, entrelace une chaîne de thèmes et de motifs traditionnels. L’effacement de la langue et de la diction dans la transcription coloniale supprime, bien entendu, la possibilité de faire une analyse sémantique approfondie du mythe, et proscrit la possibilité de faire un examen du style, des figures et des procédés formulaïques. Il est néanmoins possible, comme j’ai tenté de le faire ici, de distinguer des unités structurales au-delà de la phrase, sur le plan de l’organisation du discours. Aujourd’hui, la technologie de l’enregistrement et les normes de transcription tenant compte des nombreux paramètres de la performance orale offrent à l’analyse des textes bien plus complets que ne le sont les récits rapportés par Jean de Brébeuf et par Nicolas Perrot. Le texte résultant de l’élaboration orale se trouve donc – à certaines conditions, l’une de ces conditions étant la reconnaissance du contexte historique de la source documentaire – accessible à la lecture, à la description formelle, à l’analyse, au commentaire et à la réinterprétation.

Tableau 2

Thèmes et motifs de la première section du récit de l’origine du monde rapporté par Nicolas Perrot (2004 : 173-177)

Thèmes et motifs de la première section du récit de l’origine du monde rapporté par Nicolas Perrot (2004 : 173-177)

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En réservant un traitement non critique au document à travers lequel étaient transmis les récits wendats de l’origine du monde, Diane Boudreau a reproduit certains préjugés sur l’oralité hérités de sa source coloniale lointaine. Ainsi, malgré le projet innovant d’embrasser le corpus oral amérindien, la démarche adoptée par l’historienne illustre le dispositif des traditions critiques décrit par Edward Said, par lequel les nouveaux éléments qui émergent dans un champ – ici la question de l’oralité – sont appréhendés à travers un point de vue déjà établi et un réseau d’idées reçues qui viennent recouvrir la réalité et préserver certaines orientations axiologiques. L’une des orientations traditionnelles que perpétue l’Histoire de la littérature amérindienne au Québec, outre celles que j’ai signalées plus haut, est la conception séparée du texte oral et du texte écrit. Avant d’aborder cette question toutefois, je souhaite scruter la notion de l’écrit, qui semble aller de soi, mais s’avère être problématique lorsqu’il est question des cultures amérindiennes.

Le biais glottographocentrique

Le mot « écriture », quand il est associé à l’Amérique précolombienne, mendie les guillemets entre lesquels il est placé.

Elizabeth Hill Boone (1994 : 3)

Le cadre d’interprétation traditionnel des littératures amérindiennes postule la récence de l’expression littéraire. Cette idée, selon laquelle les cultures amérindiennes n’ont à peu près pas développé de littérature avant le boom, a fait l’objet de commentaires critiques bien avant aujourd’hui. Il s’agit, bien entendu, d’une idée engendrée par une conception étroite du littéraire excluant les genres par lesquels les autochtones se sont exprimés dans le passé. Robert Warrior a montré que l’effet ou le mirage de récence, voire de retard des littératures amérindiennes, est dû notamment à l’absence de considération des genres non fictifs (Warrior 2005 : 19). À cette idée se mêle une autre idée, moins mise en question, selon laquelle les Amérindiens n’ont pas possédé de système d’écriture réelle avant l’introduction de l’alphabet par les Européens. Cette opinion s’appuie sur une définition de l’écriture limitée au modèle phonétique, qui trouve une partie de son fondement, tout comme la conception de l’oralité dont il a été question dans la section précédente, dans le discours colonial et qui, jusqu’au xxe siècle, a dénié aux Amérindiens la possession d’une technologie de l’écriture. Le jugement du missionnaire jésuite José de Acosta à ce sujet est exemplaire. Dans un traité largement diffusé au xvie siècle, intitulé Historia natural y moral de las Indias, dont l’influence dans le programme d’évangélisation de la Nouvelle-France, bien que méconnue, est certaine, Acosta écrit qu’« aucune des nations indiennes qui ont été découvertes à notre époque n’utilise de lettres ou l’écriture, mais emploie plutôt des images ou des figures » (Acosta 1962 [1590] : 284-285). La conception limitée de l’écriture trouve aussi un arrière-plan intellectuel au xxe siècle dans l’hésitation des grammatologues à considérer les écritures amérindiennes comme des écritures « pleines » et « réelles ».

Les recensions de textes de l’Histoire de la littérature amérindienne au Québec de Diane Boudreau et de l’anthologie publiée par Maurizio Gatti, Littérature amérindienne du Québec, ont contribué de façon importante à rassembler un corpus pour l’étude des littératures amérindiennes d’expression française[3]. Mais comment ces essais abordent-ils la question de la « littérature écrite », pour reprendre ici l’expression semi-pléonastique de Diane Boudreau, et plus spécialement la question de l’écriture ? Comment se positionnent-ils par rapport au discours colonial et à la grammatologie qui dénient aux Amérindiens la technologie intellectuelle de l’écriture avant l’introduction de l’alphabet européen ? Dans les pages qui suivent, je vais m’intéresser à cette question, qui se trouve en amont de la question de la littérature.

L’histoire de la « littérature écrite » racontée par Diane Boudreau se résume ainsi : le contact avec la technologie européenne de l’écriture permet aux autochtones de passer du stade de la pré-écriture à celui de l’écriture, puis ouvre la voie à une évolution depuis une expression écrite non littéraire - pétitions, essais, manifestes – jusqu’aux formes littéraires que sont le récit, le théâtre et la poésie (Boudreau 1993 : 99-100). « Les Amérindiens du Nord-Est ne connaissaient pas l’écriture », commence l’historienne (ibid. : 75). Plus loin, elle soutient que « l’émergence de la littérature écrite chez les Amérindiens est un phénomène culturel récent » (ibid. : 99). Ces idées relèvent de la doxologie que j’ai décrite plus haut. Dans l’introduction à son anthologie Littérature amérindienne du Québec, Maurizio Gatti énonce une idée analogue : « Les Amérindiens, écrit-il, ont connu l’écriture dès l’arrivée des Européens et surtout des missionnaires, mais le développement d’un corpus littéraire date seulement des années [mille neuf cent] soixante-dix. » (Gatti 2004 : 21)

L’auteure de l’Histoire de la littérature amérindienne au Québec soutient et illustre cette thèse historique à l’aide du témoignage des Européens qui racontent leur expérience de voyage en Amérique du Nord. « Lorsque les missionnaires rencontrent des Amérindiens et leur montrent des livres ou des “mots écrits”, résume-t-elle, ceux-ci sont fascinés ou surpris » (Boudreau 1993 : 75 ; c’est moi qui souligne). Elle cite les paroles de Gabriel Sagard dans Le Grand Voyage du pays des Hurons (1632) : « Ils [les Hurons] admiroient aussi grandement l’Escriture » (Sagard, cité par Boudreau 1993 : 76). Cette affirmation, bien sûr, relève de l’énonciation du missionnaire : elle témoigne de la perception de Sagard, mais n’établit pas le point de vue des Wendats. Boudreau rapporte en outre plusieurs remarques des Jésuites à propos de la croyance par les Amérindiens en un pouvoir magique de l’écriture (Boudreau 1993 : 76-77). Faisant cela, elle reprend à son compte un lieu commun du discours colonial, lequel met en scène l’émerveillement de l’Indien en face des artéfacts européens : instruments scientifiques, armes à feu, verroteries, et tout spécialement l’écriture. Peter Wogan, qui s’est penché sur la prétendue stupeur autochtone face à l’écriture alphabétique dans les écrits de la Nouvelle-France du xviie siècle, a réinterprété cet émerveillement comme une autoreprésentation du sentiment de supériorité culturelle des Européens. « Les comptes rendus de l’admiration des Amérindiens devant l’écriture, écrit Wogan, reflètent les projections culturelles européennes plutôt que des représentations exactes des perceptions autochtones. » (Wogan 1994 : 411) Pour Peter Wogan, il n’y a pas de différence radicale ou de différence d’essence entre l’écriture européenne et les systèmes pictographiques qui étaient employés par les autochtones de l’est de l’Amérique du Nord lors de la période de contact, mais plutôt des différences d’espèce. « Les systèmes pictographiques amérindiens, écrit-il, devraient constituer un analogue de l’écriture européenne et, par conséquent, écarter la possibilité [pour les Amérindiens] de percevoir l’écriture comme quelque chose de totalement nouveau, incompréhensible ou au-delà des aptitudes humaines. » (Wogan 1994 : 413)[4]

Lorsqu’elle aborde plus spécifiquement la question de l’écriture, ou plutôt la question de l’absence d’écriture dans l’est de Amérique du Nord, l’historienne énonce l’idée que « les idéogrammes et les pictogrammes constituaient des formes de “pré-écritures” amérindiennes » (Boudreau 1993 : 75). Il est difficile d’interpréter la valeur des guillemets employés ici, et impossible de ne pas remarquer l’amalgame terminologique. L’énumération ouverte est une figure de style plutôt qu’une expression théorique. Dans Littérature amérindienne du Québec, Maurizio Gatti emploie ce même genre d’accumulation lorsqu’il écrit : « Les Amérindiens […] avaient donc des formes d’écritures tels les pictogrammes, les dessins et les wampums » (Gatti 2006 : 85 ; c’est moi qui souligne). Le terme d’idéogramme utilisé par l’historienne est problématique : il a été fortement débattu chez les grammatologues, qui ont critiqué son emploi abusif, au xixe siècle, dans les tentatives de description de l’écriture chinoise. Cet usage ancien du terme a été critiqué entre autres par Gelb et par Sampson, qui ont reproché cette confusion fréquente de l’idéogramme avec le logogramme (Gelb 1963 : 35 ; Sampson 1985 : 34). La notion de pictogramme à laquelle ont recours tout aussi bien Boudreau que Gatti a été également critiquée. Pour Haas, qui définit le pictogramme par le caractère motivé de sa forme et par sa relation externe à la langue (extralingual), le caractère pictographique du signe n’est tout simplement pas une propriété qui permettrait de déterminer un type d’écriture (Haas 1976 : 136, 140). L’apparence de motivation avec un objet externe à la langue ne suffit pas, rappelle Sampson, à décider du caractère pictographique du signe : il faut en outre examiner si ce signe n’a pas évolué vers une signification arbitraire (Sampson 1985 : 35). Vis-à-vis ce cadre théorique exigeant, les énoncés de Boudreau et de Gatti concernant les systèmes d’écriture sont évidemment insuffisants pour servir de base à une histoire des écritures amérindiennes.

Que faut-il entendre par la notion de « pré-écriture » employée dans l’Histoire de la littérature amérindienne au Québec ? Quel type de système de communication graphique ce terme recouvre-t-il ? Et quel type de système reste sous-entendu dans la notion d’écriture qui en diffère, voire qui lui est opposée ?

La notion de pré-écriture, dont le préfixe marque l’appartenance à un stade primitif dans une classification des phases du développement de l’écriture, est présente dans plusieurs traités qui, au milieu du xxe siècle, revendiquent une approche de l’écriture qui se voulait scientifique. Elle est présente de manière exemplaire dans l’essai intitulé A Study of Writing (1963 [1952]) du pionnier de la grammatologie, Ignace Jay Gelb. Gelb désire rompre avec les études régionales et vise l’établissement d’une typologie basée sur l’étude comparative des caractères internes des systèmes d’écriture. Son étude l’a conduit à diviser les systèmes de communication graphique en deux grandes catégories, séparées par une ligne de démarcation cruciale pour sa définition de l’écriture. Il appelle glottographie une première catégorie de systèmes exprimant immédiatement des énoncés linguistiques au moyen de marques graphiques élémentaires dont l’organisation dans l’espace sur un axe de succession correspond au déploiement linéaire de la phrase et à l’écoulement de la parole. Il appelle sémasiographie une deuxième catégorie de systèmes composés de graphèmes ou dessins (pictures) qui transmettent, non pas des énoncés linguistiques spécifiques, mais un « sens général ». Les termes employés par Gelb pour décrire les catégories sont similaires à ceux qu’avait employés José de Acosta trois siècles plus tôt pour qualifier les écritures amérindiennes. Gelb insiste à plusieurs endroits de l’essai sur l’« opposition » entre la sémasiographie et la glottographie (Gelb 1963 : 250, 252). Seule la catégorie glottographique mérite, à ses yeux, le statut d’écriture réelle (real writing) ou d’écriture au sens complet (full writing), alors qu’il considère la sémasiographie comme un stade avant-coureur (forerunner) de l’écriture[5].

Il est intéressant de remarquer que le concept de sémasiographie défini par le grammatologue est illustré par des documents provenant des colonies du Nouveau Monde, et principalement des cultures amérindiennes. En outre, dans le chapitre consacré aux systèmes d’écriture de la Mésoamérique, le grammatologue dénie à l’écriture maya le statut de système phonétique et d’écriture pleine et réelle (Gelb 1963 : 56, 58). Enfin, malgré sa méconnaissance avouée de l’archéologie américaine (ibid. : 57), Gelb se range, à propos de l’écriture maya, derrière la thèse anti-phonétique de l’archéologue Eric S. Tompson, et il choisit de rester sourd aux avancées réalisées par le paléographe russe Yuri Knorosov, dont les publications sont contemporaines des deux éditions de l’essai A Study of Writing[6].

La distinction, dans la typologie des systèmes de communication graphique, entre une écriture pleine et réelle d’un côté, et un embryon d’écriture de l’autre, est opérée par une échelle de progrès et de valeurs propres aux théories évolutionnistes et au point de vue ethnocentrique. Gelb conçoit la sémasiographie comme le premier stade de l’évolution des systèmes de communication graphique, la glottographie comme son stade avancé, et la diffusion mondiale de l’alphabet comme son chapitre culminant (ibid. : 187). Cette conception, que j’appelle glottographocentrique, pose a priori un type d’écriture, le type alphabétique, comme le telos universel du développement des systèmes d’écriture. « Les peuples dits “sans écriture”, a écrit Jacques Derrida, ne manquent jamais que d’un certain type d’écriture. » (Derrida 1967 : 124) La mise entre guillemets des écritures amérindiennes ou leur relégation dans la classe des pré-écritures sont des survivances de ce biais. J’ai montré plus haut que le point de vue ethnocentrique des voyageurs et missionnaires européens en Amérique du Nord sur la question de l’écriture amérindienne a nourri la thèse de Diane Boudreau qui veut que l’Amérique précolombienne n’ait pas possédé l’écriture. En outre, il est assez évident que l’histoire unilinéaire du développement des systèmes d’écriture proposée par les grammatologues a servi de modèle lointain à son histoire de la « littérature écrite ». La source explicite de l’historienne à propos de la théorie de l’écriture est un essai de Maxime Gorce, un théologien d’obédience dominicaine. Dans un texte contemporain de celui de Gelb, Gorce classifiait les systèmes de communication graphique avec, d’un côté, les « pré-écritures », « proto-écritures » tracées par des « pré-scribes » et, de l’autre côté, les « écritures à proprement parler » ou « écritures pleinement constituées », dont fait partie, bien entendu, l’alphabet (Gorce 1964).

La non-possession de l’écriture et la nature orale sont deux faces d’une même image des cultures autochtones nord-américaines. Le traitement dans des sections à part de la question de l’oralité et de l’écriture dans l’Histoire de la littérature amérindienne au Québec adopte un modèle oppositionnel proche de la typologie binaire « société orale / société écrite » proposée en anthropologie et en littérature par Jack Goody, Eric Havelock et Walter Ong. L’essai de Diane Boudreau fait une place idéale à la « littérature orale », une place dans le passé surtout, place nettoyée de toute interaction avec les écritures amérindiennes refoulées dans la catégorie négative des « pré-écritures ».

Dans sa critique des grammatologues, Jacques Derrida arguait qu’il n’y a pas de système d’écriture purement phonétique ni purement non phonétique (Derrida 1967 : 135). Par ailleurs, dans son étude des chants rituels cunas du Panama, l’anthropologue Carlo Severi a plaidé pour la nécessité de penser un modèle de communication et de transmission qui ne soit pas fondé sur la pure oralité (Severi 1994 : 52). Ces mises en garde et appels à un changement de paradigme invitent la réflexion théorique à s’extirper du cadre traditionnel dans lequel ont été considérés les textes amérindiens afin de penser la production signifiante autochtone actuelle et passée dans sa matière plurielle, où se combinent de manière dynamique les composantes graphiques et orales.

Le continuum textuel

Rencontrant ses objets et ses objectifs traditionnels dans le champ des belles-lettres, la critique littéraire s’est montrée longtemps peu intéressée à la création orale, et ce, malgré le fait que la théorie de l’oralité, élaborée autour de la question homérique, soit née au sein des études de la littérature. La reconnaissance plutôt récente, et encore superficielle, des créations orales dans les études littéraires a généralement représenté le texte oral dans son opposition à l’écrit ou comme un phénomène culturel insoluble dans l’histoire. Dans son essai intitulé Deep Waters, Christopher Teuton a avancé l’idée que la satisfaction d’un certain désir logocentrique occidental a pu donner naissance à la nostalgie pour l’oralité dans le discours littéraire – que l’on retrouve déjà dans les marges du discours européen sur le Nouveau Monde à travers, par exemple, les attributs d’éloquence du Sauvage – et donner lieu à son assignation dans un pôle opposé abstractivement à l’écrit (Teuton 2010 : 23). Teuton s’est plutôt servi du concept de continuum textuel pour représenter les relations entre les formes d’expression écrite et orale autrement que d’une manière antagonique et répulsive. Il s’est inspiré entre autres de la notion de texte que Roland Barthes avait développée dans un article intitulé « Théorie du texte », publié dans Encyclopaedia Universalis (1973), et dans lequel le sémiologue opérait une rupture avec le concept classique du texte. Certaines composantes de la notion que Barthes a proposée procurent en effet, me semble-t-il, des moyens pour penser la question de l’oral et de l’écrit hors des sentiers battus. D’abord, la définition que Barthes donne du texte identifie un niveau de signification relevant du plan du discours, légitimant une « analyse textuelle » correspondante qu’il appelait aussi une « seconde linguistique », conçu distinctement du plan de construction verbale de la phrase, dont l’analyse appartient « de droit » à la linguistique (la linguistique de la langue). « Le texte, écrit Barthes, est une unité discursive supérieure ou intérieure à la phrase, toujours structuralement différente d’elle. » (Barthes 1973) Le plan du discours dont il est question ici est, entre autres, le lieu où s’imbriquent, dans des formes particulières de chronotopes, les références spatiales et temporelles, et où s’enchaînent les thèmes dans des concaténations significatives. L’analyse par laquelle j’ai pu révéler, dans la première partie de cet article, les arêtes d’une grammaire narrative et quelques paradigmes sémantiques dans les récits de l’origine du monde rapportés par Jean de Brébeuf et par Nicolas Perrot, est une analyse textuelle au sens barthien du terme. Cette même analyse peut s’effectuer sur des formes de communication variées. Plusieurs écritures amérindiennes qui représentent graphiquement les ressorts essentiels du discours tout en laissant à l’art oral ou à la mémoire vivante la prise en charge de l’actualisation verbale et du remplissage sonore permettent en effet une telle investigation. Les anthropologues Carlo Severi et Pierre Déléage sont parvenus à mettre en évidence une grammaire du discours en faisant l’analyse de l’ordonnancement des graphèmes dans les textes non alphabétiques cunas (Severi 1994), navajos et ojibwas (Déléage 2011, 2013). Ensuite, la notion de texte chez Barthes englobe la pluralité des systèmes de signes et la diversité de la matière dans laquelle ceux-ci s’inscrivent. Elle est pensée plus largement que le texte littéraire qui fut l’objet traditionnel de la philologie ; elle englobe plusieurs genres, formes, techniques et matières. « On ne peut pas, met en garde le sémiologue, restreindre le concept de texte à l’écrit (à la littérature) » (Barthes 1973 ; la parenthèse est de l’auteur). Dans cette nouvelle conception du texte, et le chant, et la narration orale, et les séquences de pétroglyphes sur les rochers ornés, et les peintures de sable, et le « livre » de bois ou d’écorce (masinahiikan), et les ceintures de wampum sont, tout comme les oeuvres littéraires, des textes au sens barthien. Il devient donc théoriquement imaginable de développer une approche des littératures amérindiennes affranchie des codes culturels exogènes et de l’optique coloniale, et de reconnaître le tissu de la production signifiante autochtone dans toute son étendue, l’intertexte amérindien, cet intertexte que Guy Sioui-Durand a qualifié de « substance imaginante, historique et préhistorique […] qui fonde l’imaginaire artistique et, conséquemment, la littérature contemporaine des Indiens d’Amérique » (Sioui-Durand 2007 : 185).