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Dans son ouvrage De l’État à l’Union européenne, le politicologue François Foret, professeur de science politique à l’Université libre de Bruxelles et titulaire de la chaire Jean-Monnet, vise à comprendre la logique du développement politique de l’Europe moderne à travers ses formes successives et concomitantes, l’État et l’Union européenne (UE). Dans son analyse, ces deux entités ne sont pas considérées comme des structures qui s’inspirent des logiques différentes. Au contraire, l’État et l’Union, pour reprendre la métaphore biologique utilisée par l’auteur, sont deux arbres enracinés dans un même terreau, poussant à des périodes différentes mais solidaires du même biotope (p. 11). Foret voit dans la relation entre les deux plutôt une symbiose, une association mutuellement bénéfique malgré les brèves périodes de compétition ou de parasitisme, quand l’un des deux organismes vit aux dépens de l’autre.

Des points de vue théorique et méthodologique, Foret présente sa réflexion en trois temps qui se renforcent mutuellement. Premièrement, il peint la genèse d’une question de point de vue historique, en remontant à ses origines chronologiques et conceptuelles. Deuxièmement, il fait une analyse formelle des acteurs, des structures, des stratégies et des répertoires d’action. Troisièmement, il esquisse une typologie et montre le développement des cas suivant une perspective comparative (p. 15).

L’ouvrage, outre l’introduction et la conclusion, comprend trois chapitres. Le premier, intitulé « De l’État à l’Europe », suit les grandes lignes du développement politique du continent à partir des cités grecques, en passant par l’époque médiévale et les grands empires, jusqu’à l’État moderne et l’avènement de la démocratie. Foret distingue différents idéaux-types d’État fort et d’État faible, un clivage basé sur le rapport des forces entre l’État et la société. Suivant une approche institutionnelle-historique, il présente comment ce clivage au sein des États européens a forgé des cultures politiques bien distinctes, qui cohabitent au sein de l’UE d’aujourd’hui. Pour illustrer ses thèses, il utilise quatre études de cas : la Grande-Bretagne (État faible centralisé), la France (État fort achevé), l’Allemagne (État fort inachevé) et la Belgique (État faible fédéral). Après avoir présenté ces cas, il conclut que, malgré les convergences, l’histoire agit comme une contrainte sur le présent, et que le modèle historique de l’État conditionne la relation à l’Europe.

Le deuxième chapitre, « Un État européen ? », s’interroge sur le développement institutionnel et politique en Europe occidentale au niveau supranational après la Deuxième Guerre mondiale. L’Union est analysée comparativement aux autres modèles de domination politique, à la fois nationale et supranationale (fédération, consociation, État régulateur, empire), pour évaluer sa singularité. Selon l’auteur, tous les modèles, sauf l’empire, présentent des défis de taille pour comprendre le développement politique contemporain de l’Union. Le modèle impérial, par contre, non seulement permet d’étudier les relations centre–périphérie au sein de l’UE et la nature d’allégeance politique requise du citoyen, mais aussi permet d’éclairer la manière dont l’UE s’inscrit dans son environnement international, régule ses relations avec son voisinage et fixe les conditions qu’un État doit remplir pour en devenir membre (p. 98-99).

Le troisième chapitre, « Une Europe des États », présente les résultats d’une étude de l’intérieur de la distribution du pouvoir dans l’UE, la construction du conflit et des coalitions entre institutions et groupes sociaux, ainsi que la mutation des identités et des allégeances. En ce qui concerne la conceptualisation de l’UE comme système politique, Foret présente et analyse trois modèles complémentaires : l’UE comme centre imparfait, l’UE comme levier de transformation des États-nations en États-membres et, finalement, l’UE comme mécanisme de réorganisation des flux de communication entre élites et masses, une réorganisation différente pour chaque pays. Ces trois modèles sont conceptualisés dans le cadre de récits analytiques sur plusieurs institutions de l’UE, comme le Conseil européen, la Commission européenne, le Parlement européen, la Cour de justice de l’UE, des organes consultatifs, des agences et la Banque centrale européenne. Le chapitre se termine par un appel à accepter l’UE comme un projet de transformation politique synthétisant les divers héritages européens et résultant des rapports de force et des échanges sociaux contemporains. Après avoir accepté ce point de vue sur l’UE, on se rend compte que cette dernière ne présente pas de particularisme irréductible à une comparaison avec les États nationaux d’hier et d’aujourd’hui. Les différences sont nombreuses, mais de degré plus que de nature (p. 149-150).

La force de l’analyse de Foret est l’avancement de la thèse de rapprochement conceptuel entre l’État et l’UE, non sur un plan normatif ou dans un avenir lointain, mais sur un plan descriptif basé sur la genèse de deux entités. Une autre force de l’ouvrage, cette fois sur le plan méthodologique, est l’utilisation des études de cas comme des récits analytiques pour montrer l’influence du passé à la fois sur le développement politique contemporain des États et sur l’évolution du système politique au niveau européen supranational. L’auteur échappe ainsi à une analyse purement formelle et stérile qui ne s’intéresse qu’à des enjeux déclarés et à des règles de fonctionnement des institutions centrales européennes, une approche qui met plutôt en opposition théorique des cadres politiques aux niveaux national et supranational.

En ce qui concerne les faiblesses de cette étude, la plus importante est que l’auteur essaie de présenter l’UE sous la forme d’un seul modèle de compréhension dominant, même après une évaluation critique des modèles alternatifs. Comme dans l’allégorie des hommes aveugles qui touchent des parties différentes d’un gros éléphant et font des propositions différentes sur sa nature, Foret a des préférences personnelles pour un seul cadre théorique qui correspond mieux aux éléments qui font partie de ses observations et analyses. C’est cette préférence pour la modélisation simple qui explique, dans cet ouvrage, l’importance du déterminisme historique qui donne plus de pouvoir explicatif aux structures et aux événements du passé qu’aux forces et aux décisions politiques contemporaines.

Malgré cette faiblesse plutôt commune au sein des études européennes, De l’État à l’Union européenne de François Foret a de quoi surprendre et faire réfléchir un lectorat déjà avancé dans la connaissance des affaires européennes.