Corps de l’article

Matérialisme si l’on veut, — ou plutôt spatialisme — ou plutôt behaviorisme généralisé et total.

R. Ruyer, « Behaviorisme et dualisme », 1957.

I. Le dilemme de l’épistémologie

Mises à part certaines difficultés rencontrées, la visée de l’expansion scientifique est une subsomption toujours plus importante d’instances vérificatrices sous un schème nomologico-déductif. Cela entraîne une montée incidente vers un effort de généralisation totalisatrice. La pratique de l’épistémologie des trente dernières années nous a sensibilisés au besoin de chercher en direction d’un modèle de pratique de l’activité scientifique où nous verrions les principes et les lois tenant lieu d’encadrement normatif mis en complète interaction avec les instances vérificatrices par lesquelles seules nous aurons accès au niveau noétique de la généralité déductive. On peut dire qu’en cela elle avait été précédée par l’effort pionnier de Gaston Bachelard (1884-1962).

La conception empiriste classique a semblé difficilement conciliable avec toute théologie dès lors qu’elle ne sait imaginer d’autre régularité que celle d’une habitude psychologique et d’autre classification ordonnée que celle d’un ensemble d’atomes de sensation passivement reçus. En revanche, la conception rationaliste cherchant l’exemple mentaliste des principes propres à tout esprit derrière le devenir des choses ne peut au mieux aboutir, comme l’a jadis bien montré Meyerson, qu’à une identification qui serait dans l’esprit humain alors que — à la différence de l’empirisme — il semble soustrait au devenir qui l’aurait produit, pour aboutir semblablement à l’idée qu’il n’y aurait d’instance ultime de rationalité que notre esprit connaissant.

Des deux, l’empirisme a souvent semblé le plus prometteur, mais sa thèse essentielle autour de la consécution constante incapable de garantir l’esprit sur rien d’autre hors de sa propre sphère de compréhension, doit être abandonnée. Une disjonction doit s’opérer, et elle nous semble justement désormais possible, alors que la réflexion sur les énoncés conditionnels contrefactuels a montré que l’effet pouvait être vu comme la manifestation non équivoque d’une cause, apte même à y suggérer la possible présence d’une liberté, mais sans qu’il soit obligatoire de faire intervenir une régularité nécessaire[1]. De ce fait l’empirisme, qui veut rester en contact avec la priorité existentielle derrière toute induction, se voit confirmé dans une de ses requêtes essentielles, mais il perd du même coup la prétention de pouvoir rejeter sans appel le déterminisme comme seul garant rationnel de la causalité, ce qui nous permet par là même d’éviter la chute dans l’irrationnel dont il a parfois été le prétexte[2].

Nous allons tenter d’apprécier pour quelles raisons un détour par la cybernétique a semblé prometteur à Raymond Ruyer (1902-1987), en tant qu’il réarticule les rapports de ces deux positions, telles qu’on les fit (chez Wiener) entrer toutes deux dans un « temps bergsonien » tout en élucidant la signification même de la machine. Si ce détour a semblé à Ruyer apte à mieux mettre en lumière l’objet de sa quête philosophique[3], ce n’est pas seulement parce qu’il peut intégrer et surmonter cette alternative réductrice[4], mais parce que cela aide à comprendre l’exigence, pour une science vraiment développée, d’apercevoir les problèmes philosophiques qu’elle a suscités autour des questions qu’elle fut obligée de mettre en suspens.

On a parfois tenté de complexifier ce rapport, en proposant, première direction, des épistémologies du tiers, ou du tertium qui firent appel à la théorie des systèmes et à une redécouverte des invariants[5]. Seconde direction, celle, réminiscente de Lucrèce, de l’ordre extrait du chaos (Order out of Chaos, titre qu’on donna en traduction anglaise à La nouvelle alliance d’Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, véritable manifeste de l’école de Bruxelles, ou l’Order from Noise dont le représentant continental fut Henri Atlan).

L’affaire n’est pas nouvelle, depuis toujours on cherche la condition d’une création de nouveauté, et il est tentant de la chercher hors des limites de ce qui, pour se qualifier en tant qu’explication scientifique, doit répondre à des conditions qui définissent un système et ses frontières. Ilya Prigogine le notait : depuis toujours l’homme postule une voie de sortie de la symétrie, peut-être belle mais jugée étouffante, comme s’il n’y avait qu’une seule manière de réaliser l’unité[6]. Michel Serres, auquel Prigogine fait référence[7], en tenta l’aventure dans La naissance de la physique dans le texte de Lucrèce (1977), un ouvrage dont Jean Largeault a dit qu’il annonçait plutôt « la mort de la physique dans le texte de Lucrèce[8] », et dont Jean Rosmorduc a confié pour sa part qu’il était à classer dans le rayon de « poésie », mais certainement pas dans celui d’« histoire des sciences[9] ».

De fait, si l’on peut parler d’une théorie des symétries, il n’en existe aucune des brisures de symétrie, comme l’ont reconnu Philip Anderson et Daniel Stein[10], une autre manière de dire, comme l’observa John Horgan, que la théorie des structures dissipatives n’a pas expliqué un seul fait de manière scientifique, tous domaines confondus[11].

II. La théorie de la connaissance de Ruyer : la Forme-Idée

Ruyer a renouvelé la théorie de la connaissance dès La conscience et le corps (1937), surtout en refusant l’idée d’une conscience-énergie qui entrerait avec sa propre force dans les bilans de la matière-énergie des physiciens. C’est alors qu’il met sur pied sa théorie, développée dans la décennie précédente — avant sa conversion à la psychobiologie —, d’une conscience qui serait propriété d’un ensemble de liaisons, survenant sur une « matière » dématérialisée, puisqu’elle-même effet de la présence d’une forme-vraie. Il continue d’en approfondir les détails dans ses Éléments de psycho-biologie (1947) alors qu’il tente de penser une cosmologie des thèmes de développement, des gnosies et des stratégies d’intégration par centration et développements d’individualités lors de la morphogenèse.

Au sortir de l’hécatombe de la Seconde Guerre mondiale, il est en dépendance de cet anti-anthropomorphisme qui, au lieu de ressasser les rêves démentis d’une fraternité humaine impossible ou d’investir le sentiment de déréliction, prend appui sur la nature et son indifférence aux passions de la conscience volontaire pour retisser un rapport à notre lieu fondamental de vécu existentiel. Il y a alors transfiguration de l’existence par l’essence, donc un essentialisme en philosophie de la nature, qu’on gagne à découvrir, car il diffère de l’essentialisme de la tradition analytique de philosophie des sciences, dont Brian Ellis réclame d’avoir opéré la synthèse depuis une quinzaine d’années[12].

L’optimisme ontologique de Bergson, son sens d’une cosmologie en marche jusqu’à Dieu sera ici aussi présent[13], et il fera de Ruyer le seul à entonner cette hymne après la Seconde Guerre, à un moment où Bergson connaît une éclipse. Sans faire une étude exhaustive de l’usage que l’on fit alors de Bergson, on peut remarquer avec Aimé Michel que l’intérêt pour une philosophie de la nature en France à cette époque, après la disparition de Gaston Bachelard en 1962, subit aussi une éclipse[14]. Si l’on veut penser en termes des progrès de l’épistémologie, il faut également faire intervenir la question d’une résolution de la soif de connaître, d’une quête qui saurait trouver la satiété à même le déchiffrement d’un réel nourricier. Au sortir de la guerre, Ruyer chante la joie d’un retour aux choses, le sien propre, qui n’est sans doute pas étranger à la « chasteté des choses » de la phénoménologie, mais qui plus encore voudra se trouver dans une science, nous ne dirions pas au-delà mais en deçà de la crise qu’analysa Husserl en 1935-1936, celle que le philosophe de Proßnitz avait appréhendée tant bien que mal par la distinction entre Leib et Körper[15].

La philosophie que développera Ruyer est une philosophie de la genèse et invention des formes, pour laquelle il en appelle à une redécouverte de la valeur comme point ultime de pilotage d’un univers de « structures fibreuses », c’est-à-dire, au sens où il l’entend, fait de lignes d’individualité cherchant à coloniser et amplifier des micro-domaines par mise en amboception et en servomécanisme. Ressemblant par moments à un Malebranche qui ne reculerait pas devant les conséquences panthéistiques de sa métaphysique[16], Ruyer ne cherchera pas à rendre compte de l’unité d’être par possession d’une forme du vivant en tant qu’actus essendi, il n’en fera pas une substance primaire au sens de l’aristotélisme (entéléchie, c’est-à-dire de celles qui ne sont pas que concept dans l’esprit), mais fera de ces dernières une explosion (ou s’explosion avec le pronom réfléchi) de Dieu : « […] une ligne d’individualité ne peut se rattacher qu’à Dieu[17] ». Au lieu de tenter de percer le mystère d’un comment (le pourquoi étant du ressort de la théologie[18]) relatif à ce mode de passage de Dieu transcendant à Dieu déployé en lignées conquérantes, Ruyer regarde davantage en aval qu’en amont, se montrant tendu vers la condition d’intégration d’une multiplicité-substrat. Ne sachant pas plus que quiconque parmi nous le sort ultime de l’univers et de ses synthèses, il accentuera l’harmonie et la joie que cause à l’esprit le fait de pouvoir y entr’apercevoir quelque poème subsistant, la transformation et la conversion possible entre l’être et la valeur[19]. Bien que niant, à la suite de Whitehead, l’immortalité personnelle, il se montrera également, dans son dernier grand ouvrage posthume, hanté par la mort et le mal[20].

III. Les conditions d’une métaphysique culminant en une théologie de la finalité

Les théories métaphysiques visent à donner de l’existence une élucidation entièrement générale[21]. Si on se demande comment Dieu peut s’introduire dans la philosophie, Ruyer donne deux réponses, celle qui en fait le pôle du monde dans Dieu des religions, Dieu de la science[22], et celle qui pose d’emblée que pour pouvoir articuler jusqu’au bout la question métaphysique, il faut se placer au point de vue de Dieu même[23]. Très tôt dans l’expérience, nous rencontrons le problème de l’origine et de la genèse des formes. Si nous nous demandons pourquoi, et non pas comment, nous existons de telle et telle manière, dans un organisme composé de tels ou tels organes ou systèmes, qui ressemble à ceci ou cela, nous verrons à l’oeuvre un jeu d’ajustement de forme, réagissant à des principes de stabilisation qui sont principes de moindre action[24]. Dans La cybernétique et l’origine de l’information, Ruyer donne les exemples de la théière et ensuite du programme spatial, l’un apparemment simple, l’autre plus complexe[25]. Entre les deux, il y a évidemment le foisonnement des formes dans la vie naturelle, qui peuvent défier l’imagination, qu’on pense aux schistes de Burgess, et quelques-unes de ces formes vivantes ont été étudiées dans La genèse des formes vivantes (1958). La mise en place d’une forme dans une structure complexe exige des instructions et une quantité d’information. L’explication à en donner sera ou mécaniste ou téléologique. Ruyer fait entrer l’oscillation mécanique, la recherche de la solution optimale, dans le jeu de la mémoire psychologique. En cela, il s’est toujours distingué de la « mécanique » des formes, de d’Arcy Thompson à René Thom ou Brian Goodwin[26].

Le dilemme de Meyerson, sur lequel nous reviendrons, lui semble probant. Les présupposés métaphysiques, une fois exhibés, montrent qu’on se rattache soit à des théories du plein (plenum) ou à des théories du vide sans tiers. On a souvent annoncé être sorti de ce dilemme, mais une telle chose est-elle même sensée ? Les épistémologies du tertium ont eu leur heure de gloire. Si on se fie à la typologie que propose Jean-Louis Le Moigne dans Les épistémologies constructivistes, elles demeurent des théories tychistes, qui veulent rompre avec l’éternelle répétition du même[27].

Ruyer croit devoir opter pour la préexistence contre la nouveauté, car cette dernière option rendrait impossible de connaître. Il définit cependant le feed-back axiologique comme valeur, ce qui suppose non-ajustement, car les valeurs s’imposent au monde de manière pérenne, le qualifie d’axiologique, ce qui plus encore signifie qu’il ne peut s’agir d’expliquer, mais de remonter vers le Sens[28]. Essentiellement, Ruyer opte ainsi parce que la nouveauté inconditionnelle lui paraît n’être qu’une chimère. Tout agent libre et conscient, il y insistera souvent, se doit d’inventer en explorant ce qui pourra tenir en vertu de la manière dont les choses sont : il se verra présenter un ensemble de possibles virtuels, et devra clicher, faire mouche. Critiquant la philosophie des étages ou des strates, d’un tout qui serait tout fait, Ruyer lui oppose celle des colonisations d’individualités, qui mettent en scène un dominant, qu’on n’arriverait plus à situer de manière précise dans une portion localisée de l’espace-temps.

Se fixer sur le nouveau, refusant de le faire entrer dans un appareil catégoriel, se donner comme mission la « création de concepts » au sens deleuzien, ce serait retirer au monde son caractère divin, soit sa capacité à inventer quelque chose qui tienne. Cela est interdit par le « principe de non-doublage[29] ». Ce serait encore déplacer dans un autre monde, vers une provenance extérieure, le schéma de fonctionnement optimal, car, nous y reviendrons, contrairement à ce que Prigogine n’a cessé de répéter, loin d’occulter la temporalité au profit de l’éternité, le transspatial alors mis en oeuvre ici est en quelque sorte comme « l’infinité par les astres » d’Auguste Blanqui[30].

IV. Mise en place de la théorie de l’automation axiologique : comportement et sens

Lors de sa présentation sur le behaviorisme à la Société française de philosophie en janvier 1957, qui constitue pour sa métaphysique un des grands énoncés fondateurs, Ruyer s’affirmait partisan d’un behaviorisme plus radical que celui de John B. Watson, c’est-à-dire qui ne séparerait pas les causes probables de l’action de son sens. Il a également écrit, réfléchissant sur le problème de l’évolution du vivant, qu’il nous faut, d’accord en cela avec Bachelard, un matérialisme qui cesserait « de dogmatiser sur l’essence de la matière[31] ». Dans sa communication sur le behaviorisme toujours, il ajoute que la bonne théorie à la fois du comportement et de la connaissance conjoindrait Marx et Cassirer[32].

C’est rappeler que nous n’avons pas à choisir, que l’homme habite simultanément deux mondes, qu’il est en effet un système matériel organisé, cet adjectif donnant la clef de l’affaire, alors que Ruyer, dans ses articles des années 1930-1940, avait insisté sur le fait que si, par impossible, on parvenait à reproduire toutes les liaisons d’un système matériel organisé, fût-ce le corps humain, on en aurait ipso facto reproduit également la conscience. Laurent Meslet a tenu à rappeler qu’en rigueur de termes, c’est là une position qu’il n’a jamais abandonnée, qu’il a tenu jusqu’au bout la gageure de s’affairer à l’édification d’une métaphysique de transposition, mais pas de construction, là où la seconde en appellerait à un autre monde, numériquement différent de celui-ci, pour en rendre compte[33].

S’agissant de cette idée de feed-back axiologique, réponse à la cybernétique mécaniste, il n’existe pas d’ouvrage systématique où Ruyer nous en aurait livré une présentation « tractarienne » à la manière de la Monadologie, le philosophe de Nancy ayant même jugé la tâche hors d’atteinte : « Il est impossible de penser la Source originelle. On ne peut qu’y faire allusion. Il est puéril de tenter un ouvrage intitulé “Dieu”[34] ». Mais si l’on suit une certaine ligne de continuité, du Monde des valeurs (1948) jusqu’à L’embryogenèse du monde et le Dieu silencieux (1983), en passant par L’animal, l’homme, la fonction symbolique (1964), nous trouvons bien chez Ruyer une cohérence qui vise à mettre l’emphase sur un point : le vrai réel, c’est le champ axiologique.

Or, chez lui cette mise en place d’une idée maîtresse de nature métaphysique s’articule à cette autre, soulignée avec force encore dans le Néo-finalisme, savoir que l’on doit rejeter une fois pour toutes la philosophie des étages ou des règnes. Il faut cependant en saisir la condition d’intelligibilité : toute agrégation « vraie », si elle se donne au sens de la forme ou de l’âme — Ruyer rejetant le substantialisme scolastique que reprit Leibniz et ne s’en cachant pas — n’en est pas moins conditionnée par une primitivité qui fait se rejoindre à la fois l’ordre de la causation et celui de la compréhension intelligible d’un schéma d’agencement. Or c’est là un des aspects que Jean Piaget avait identifié comme caractéristique d’une épistémologie du tiers, soit de mettre en rapport avec un schéma qui permet à la cause de ne plus avoir à être indépendamment suspendue à quelque principe de raison suffisante au moment même où elle le fait advenir[35].

V. Rejoindre l’épistémologique par le vital

La désinformation dont fait montre le vivant est thématique, c’est-à-dire qu’elle conserve une capacité de reformer ce qui est destruction d’un ordre ayant quelque chose de qualitatif. En physique, rien de tel n’est connu. Loin de l’équilibre thermodynamique, il peut y avoir bifurcation puis émergence spontanée de certaines conditions énergétiques préalables à l’atteinte d’une organisation agrégée. Toute conscience est néguentropique et, si on peut admettre, avec toute la physique contemporaine, que la conscience observatrice perturbe son objet, jamais elle ne voit cet objet en le composant avec un montage inertiel, aux liaisons de proche en proche. Ruyer en est convaincu au point où il croira, après l’avoir suivi sur presque tout, devoir s’opposer à O. Costa de Beauregard lorsque ce dernier souscrit en partie aux analyses de L. Brillouin sur le bilan énergétique capable d’être transformé en captation d’information constructive lorsqu’un état physique est mis en ordre par travail mais aussi par lecture qui retient un renseignement lui-même réinscriptible dans l’action[36].

Ruyer a par ailleurs exposé en détail la façon dont il croit devoir refuser, au nom des avancées de la science, l’idée néoréaliste d’une présence de l’objet délocalisé, d’une sensation de l’image de cet objet qui serait là où ce dernier se trouve. Ses objections capitalisent surtout sur la retardation dans la réception d’informations lors de la vision d’une nébuleuse éteinte[37]. C’est dire encore qu’il s’agit d’une objection redevable à l’étude des systèmes de traitement de l’information. Si connaître, c’est connaître par des appareils, alors ces derniers viendront complémenter les nôtres dont nous sommes équipés par naissance, et nous forceront à conclure que le cerveau est, par certains aspects au moins, pied à terre dans le camp des systèmes matériels organisés. Pour Ruyer, les néoréalistes subtilisent et manquent la leçon de la science contemporaine.

Si cependant les sensations sont dans la tête, le tissu organisé, la matière informée, exigent d’être unifiés. La thèse qui peut sembler paradoxale, si ce n’est oxymorique, d’une théorie de l’espace absorbant la spiritualité (renversant ainsi le geste cartésien de manière bachelardienne) dans la mesure où la conscience est rendue présente là où se trouve l’organisation matérielle[38], ne permet pas aisément de comprendre le besoin d’un rapport à l’altérité ou d’une instruction à même l’expérience pour la conscience seconde qui apprend ; cette thèse, lorsque mise en rapport avec une autre thèse fondatrice, celle de l’illusion réciproque d’incarnation, de l’irréalité ultime d’un corps au sens objectif, place ainsi l’unification schématique et intellectuelle entièrement hors de soi.

VI. La solution de Ruyer entre science et philosophie

Devant le dilemme épistémologique que présente toute tentative de penser la nouveauté, son apparition ou son surgissement, la pensée de Ruyer gagne, pour en dégager les traits, à être mise en conversation avec celles de Bergson, de Bachelard, mais aussi de Michel Serres tout comme de Gilles Deleuze.

1. Le rejet d’une ontologie de la foule

Gaston Bachelard a mis sur pied une épistémologie de l’esprit de découverte, des occasions et obstacles surmontés. Au coeur de celle-ci se trouve la dialectique d’une science sachant de mieux en mieux raisonner son propre parcours, affinant sa perception jusqu’à s’éloigner du matérialisme grossier peu à peu remplacé par un matérialisme rationnel.

Le projet d’une épistémologie survit dans le regard de Bachelard sur une nature explorée dans toutes ses dimensions mais sans jamais sentir le besoin de la transcender, en appelant à une croisade pour la conquête de l’intelligibilité cachée derrière la résistance que la nature nous offre, faisant valoir à chaque occasion qu’il ne s’agit pas de tenter de coïncider avec quelque intelligence cachée en elle mais plutôt de tenter de contredire cette dernière pour révéler l’intelligible détaché de toute contingence : « L’homme est homme de par sa puissance de culture. Sa nature, c’est de pouvoir sortir de la nature par la culture, de pouvoir donner, en lui et hors de lui, la réalité à la facticité[39] ». Il subsiste pourtant chez Bachelard quelque chose de cette tonalité franciscaine qui se rencontra auparavant chez Bergson[40].

Bachelard ne s’intéresse pas à la biologie, mais l’univers qu’il présente et qu’il narre en est un qui sourit. C’est que Bachelard, on le sait depuis La dialectique de la durée (1936, seconde édition 1950), philosophe à l’ombre de Bergson, et que le premier, si agile en psychanalyse de l’imaginaire, serait sans doute aisément psychanalysé sur ce point si on tient compte de ce qu’il a écrit contre le dernier. Dominique Dubarle a parlé d’un univers qui, tel qu’il se présenta à Einstein, n’est jamais maléfique, mais sourit calmement devant l’énervement de la molécule humaine[41]. Ruyer aussi aura des pages évoquant ce « Je » métempirique qui assiste calmement à la panique de mon moi[42].

Bachelard aime les cavernes, il veut entrer en l’intime d’une matière dont les secrets n’ont pas tous été dévoilés. Dans Le matérialisme rationnel, il congédie le rationalisme de la matière qui en prend prétexte pour y forcer prématurément des théories totalisantes[43]. C’était sa manière de prendre congé de l’alchimie, dont il fera certes l’analyse, mais en tant que théorie de l’imaginaire onirique. Leon Marvell a tenté de montrer, de son côté, que Michel Serres à qui nous consacrerons la prochaine section, comme d’ailleurs Olivier Costa de Beauregard ou René Thom, ont continué le mode de pensée de l’hermétisme[44]. Ruyer refuse la psychokinèse, au moins chez Rhine, il refuse ce qu’il considère comme des clefs à ouvrir toutes les serrures chez Lupasco, il ne veut pas d’un placage boiteux de concepts métaphysiques sur une idée obtenue expérimentalement, tel que l’électron remémorant de Charon, ce qui devrait suffire à nous montrer que sa position cherche à articuler au sens fort une thèse philosophique[45].

On ne peut s’empêcher de reconnaître également la place que tient dans les écrits du maître de Bar-sur-Aube le déchiffrement des grands symboles et archétypes du monde de l’inconscient, ceux mêmes qui invitent à une autre forme d’intégration, celle des arts du beau et du regard poétique sur un monde dont il laisse quelque chose chanter. Par contre, il sera inutile de chercher chez Bachelard un point d’articulation qui opérerait quelque synthèse de « philosophie-science » à la manière du projet de Ruyer[46]. Bachelard dialectise le travail de la science, il la fait se dépasser elle-même dans son esprit de conquête, mais il n’est pas pressé de tout réorchestrer par-delà le conflit du faire et du penser, au sens de ποιησις-poésie et du connaître appréhendant l’essence stable-γνωσις. On pourrait dire de lui qu’il refuse le mélange, ou le « mêlage », à la différence de Serres, auteur de Philosophie des corps mêlés, tome 1, Les cinq sens (1985).

Ruyer va s’opposer à Bachelard sur la question de l’analyse microscopique de la matière, car il considère qu’il n’est plus possible de continuer à affirmer un anti-substantialisme polémique jusqu’au point où, ne sachant se restreindre, il se transforme en un « anti-formisme ». Bachelard s’obstine à affirmer, en face de la chimie physique quantique, que « l’atome est foule ». Ruyer prend alors position contre une ontologie de l’émiettement et du pluriel, dissolvant le réel dans la statistique, et il compare Bachelard s’aveuglant sur la priorité du comportement même dans l’analyse des structures fines de la matière à un aventurier qui, voulant se prémunir contre les légendes du style de Pline sur les îles fortunées, refuserait de reconnaître l’Amérique devant lui[47]. Si Bachelard a tort, si l’atome n’est pas foule, alors est-ce que le monde, immense, est un « grand système parfait » (avec une référence musicale à Aristoxène), comme une seule immense monade ? Il semblerait qu’il en soit bien ainsi si l’individualité et l’incarnation sont suspendues et absorbées en hauteur dans le « Je » à même de fasciner les individualités fibreuses. Ruyer suit pourtant Bachelard dans la critique de l’instantanéité de Leibniz : les choses sont ce que les choses font, elles sont leur activité[48].

Bachelard a souvent fait des gorges chaudes sur l’imprécision d’une philosophie de salon[49]. Si on adopte ce cynisme face à l’activité philosophique, qui par moments ressemble à du scientisme, on ne peut en arriver au point de vue de Ruyer qui poursuit le projet d’élaborer une métaphysique de la science. Si Ruyer s’éloigne ici de Bachelard, c’est parce que le premier met un élément psychique dans les choses. Là-dessus, il faut faire attention de ne pas se tromper. Ruyer qui refuse les élucubrations plus ou moins parapsychologiques d’une conscience humaine comme la nôtre enfouie dans les choses[50], s’est aussi opposé à Leibniz au nom du dommage fait à l’épistémologie par la thèse des « petites perceptions » qu’on risque d’entendre comme de petites consciences à la manière de la nôtre enfouies dans quelque prison matérielle[51]. Il veut mettre en relief la thèse d’une communauté de forme/activité/travail, c’est-à-dire une ειδος qui soit à la fois structure et idée, entre le plus petit niveau de l’intégration individuatrice dans le cosmos et les niveaux les plus élevés. En fait, les plus élevés sont moins un que ne le sont les moins élevés qui ne peuvent être dits parties externes les unes aux autres, ou matière douée d’impénétrabilité et de dureté : l’éléphant est plus microscopique qu’une bulle de savon[52].

2. L’attrait du multiple

On peut aussi avoir la réaction inverse de celle de Bachelard, et au lieu de se servir de l’enchantement du rêve pour transfigurer le monde par l’aboutissement des efforts de la « Cité scientifique » (thème qui était au coeur d’une des deux grandes notes critiques sur Bachelard rédigées par Ruyer[53]), vouloir transformer les données de la science directement en poème, usant d’une absence de retenue en sens opposé. Michel Serres, autre protagoniste d’une science redevenue élan de conquête et capable d’enseigner l’étonnement à l’origine du projet philosophique, encore récemment dans Yeux fait l’hypothèse que notre savoir devrait se représenter non par le soleil platonicien analogisé au feu, qui est la cause des ombres sur le mur de la caverne, mais plutôt par un ciel étoilé.

On l’a dit lors de son invitation à joindre les rangs de l’Académie française, c’est Jouvences sur Jules Verne (1974) qui définit le mieux Michel Serres[54]. Aussi est-ce à Jules Verne qu’il ressemble le plus, et c’est à ce dernier que, dans Yeux, il en appelle pour faire valoir sa théorie de la connaissance. Il prétend renverser la caverne de Platon (République livre VII) avec la caverne décrite dans L’étoile du Sud, qui invite à évoluer sous une croûte où le regard se perd comme si nous étions sous un firmament étoilé[55].

Serres verse cependant dans un animisme sentimental justifiant la remarque de Rosmorduc déjà mentionnée. Pour lui, la métaphore de la lumière est mauvaise lorsqu’elle se donne comme référent du soleil. Puisque ce dernier sursature nos récepteurs sensoriels, il est identifié à un facteur d’aveuglement. Certes, il n’est pas de source de lumière que le soleil dans le cosmos, lui que nos astronomes ont déclassé au rang de naine jaune[56], mais la proportion que Platon tente d’instituer, le rapport intelligible, ne peut être aperçu que si l’on cesse de faire jouer des objections de ce genre, mettant en rapport la luminosité de l’astre face à d’autres étoiles (au vu d’une astrophysique qu’aucun des anciens ne put connaître) et la possibilité pour la « lumière » d’irradier sous forme de rayonnement depuis des cristaux.

L’idée de Serres est que nos moments d’illumination ne font que jeter un halo dans un océan de nuit et d’inconnaissance. Pour devenir et progresser, la connaissance doit être en interaction avec le bruit, et la noyer dans un torrent de lumière solaire c’est écrire l’épistémologie d’étants qui connaîtraient à la manière de Dieu, avec tout étalé devant eux. Il nous dira que la lumière n’est pas l’Un qui descendrait de manière oppressive sur nous, à l’extérieur de la caverne, et qui annulerait la multiplicité de toutes les perspectives pour les ranger dans le seul moule qui dise la vérité, mais qu’au contraire elle jaillit de la pierre elle-même. Abusant d’une dialectique facile, il reprend la thèse depuis toujours énoncée par les athées, selon laquelle l’ordre que l’on trouve dans le cosmos n’est au mieux qu’un îlot perdu dans une nuit de désordre (Poincaré : un éclair dans une nuit[57]).

Serres propose, ne sachant que faire de l’idée obstacles épistémologiques — alors qu’elle est absolument centrale pour Bachelard — que ces derniers doivent devenir messages et occasions de passage entre des discours visant à une cohérence systématique, mais dont l’incomplétude est de droit. En effet, et c’est Le parasite qui le montrera le mieux, un message peut être bruit pour un angle de perception, et signifiance pour un autre[58]. Il raconte à Bruno Latour comment, de Bachelard avec qui il travailla pour son mémoire de maîtrise en mathématiques, il passa à Brillouin, enivré par la nouveauté d’une science intégrant dans sa considération messages et désordre. Enfin, il devient possible de faire la « science » du rapport que toute science entretient avec son « autre ». La maxime bachelardienne d’une remontée vers la symétrie et l’équation dans sa pureté obnubile ce qui ne saurait être pensé par la science et ses méthodes[59]. Une science sans mythologie, dira celui qui s’est longuement penché sur la philosophie positiviste d’Auguste Comte, tel est bien le plus grand des mythes[60].

Il est probablement injuste d’avoir reproché à Bachelard de ferrailler autour de la relativité alors qu’il y avait la théorie de l’information à intégrer[61], parce que cette théorie n’est en réalité qu’un instrument mathématique, d’ailleurs d’une très belle élégance. Serres a en tête quelque chose qu’en réalité elle laisse dans ses conditions initiales, soit la croyance en une auto-organisation par le bruit ; il demeure risqué, de l’ordre de l’intuition et de l’interprétation, de donner un sens opératoire au bruit. On s’étonne de le voir affirmer avec une tranquille assurance que l’information est néguentropie, semblant n’avoir jamais pris connaissance des difficultés maintes fois relevées lorsqu’il s’agit de mettre en équation ces deux grandeurs[62]. En effet, les instructions que nous spécifierions pour mettre en ordre la matière physique n’y parviendraient que grossièrement, alors que symétriquement, la lecture que nous en faisons ne mettra en ordre notre esprit qu’au sens d’une sorte d’occasionnalisme malebranchiste[63]. Dans le même sens, nous rappelions plus haut de quelle manière Ruyer a dû montrer son désaccord avec ceux qui chiffrèrent en termes trop physiques le « coût » des actes de conscience.

Serres joint le rang des disciples de Deleuze qui vont tourner le dos à Platon sous prétexte que le mur des images, des simulacres, est tout le réel, que si Platon a inventé autre chose à l’extérieur, c’est parce qu’il était épris du contrôle et qu’il a voulu dominer — de manière coupable et psychanalysable — le multiple qu’est le corps, ce corps dont nous ne savons à la suite de Spinoza tout ce dont il est capable[64]. Ruyer ne peut que s’opposer à la réalité du simulacre, car l’idée qu’y rattachent ou Deleuze ou Baudrillard consiste à soutenir que l’existence est donnée par la perception de quelque chose dont on n’aurait pas besoin d’aller chercher ni la profondeur ni la densité ailleurs. Il n’y a rien d’autre que ce que l’on voit. Pour Ruyer, rejoignant le Leibniz des Nouveaux essais contre Locke, il y a justement l’« il y a » d’une existence de l’espace comme champ visuel, comme conscience noire, mais non comme conscience de rien[65].

Dans son texte-programme de renversement du platonisme, Deleuze faisait grand cas de la ligne (Sophiste 218-221), ligne du pêcheur qui annule, pourrions-nous dire, les degrés de liberté, ces derniers devenant progressivement évanescents, plus on monte vers l’Un[66]. D’accord avec la dénonciation d’une forme éternellement stable possédée par le vivant, quelque actus essendi au sens scolastique, Ruyer n’en maintiendra pas moins qu’il est incohérent de faire appel à un clinamen qui ne viendrait de nulle part. Deleuze conçut ainsi le projet d’une philosophie du simulacre qui nie l’existence d’un soleil platonicien et des idées-archétypes, tout comme d’un modèle des images. Les images se présentent et sont toute forme de présentation. Cela pose problème si on pense à la réalisation d’une oeuvre par les singes dactylographes, cas discuté par Ruyer dans « Les postulats du sélectionnisme » : comment pourraient-ils réaliser ce qui n’est qu’exemplaire sans jamais être type ou prototype[67] ?

Serres a déjà exprimé sa préférence pour une modération de l’ambition cognitive qui voudrait ne connaître que le pur, le détaché, le dégagé, pour mettre l’emphase, comme le fit d’ailleurs Michał Heller, sur l’extension simultanée de notre ignorance entourant le cercle de notre connaissance maîtrisée[68]. Dire que la nuit étoilée représente mieux, ou sied mieux à la présentation de notre connaissance que ne le ferait le ciel contenant le soleil brillant dans toute sa splendeur, encore une fois c’est poser d’une certaine manière une épistémologie pour des étants limités, pour le dire à la manière de William Wimsatt[69]. La métaphore solaire dans toute sa force pose en quelque sorte que, par rapport à elle, à l’équation parfaite, tout notre savoir est perpétuellement approximation. Transformer l’approximation en archétype parfaitement harmonisé, en faire le statut indépassable du connaître, évidemment c’est une chose qui ne peut se faire.

Pourtant, on doit poser qu’il est un tel archétype. Lorsque l’on fait comme le Hume des Dialogues sur la religion naturelle et que l’on soutient que les instances de montage d’une embarcation aquatique, les ébauches qui conduisirent au bateau qui flotte, et par voie de conséquence toutes les ébauches que l’homme peut proposer, sont toutes aussi « stupides », c’est qu’on s’appuie tacitement sur une force habitant une « Nature » hypostasiée, laquelle serait la seule instance d’ordre[70]. Comme le vit Whitehead, saint Anselme pensa un ordre tenu par une force externe à l’univers, qui d’ailleurs n’est pas identique à une recension empirique de l’ordre présent dans le monde et qui semblerait l’emporter du point de vue de la probabilité subjective en devant recevoir une valeur au-dessus de 0,5[71], pendant que Hume, prenant la nature pour la source de tout ordre possible[72], lui assignerait une probabilité antérieure de valeur exactement inverse[73]. Il y a une prémisse cachée dans cet enthymème, savoir que la matière « organique » contient des possibilités constructives inédites, si bien que, comme le dit Patrick Tort, les démonstrations d’improbabilité des physiciens ne vaudraient que pour des problèmes de physique[74].

Le premier auteur à proposer l’exemple célèbre des « singes dactylographes » hésitait à l’appliquer à la genèse des organismes vivants, car il se disait qu’en pareil cas existent en effet des propriétés de la matière vivante, non toujours présentes dans la matière brute, et qui sont responsables des organisations constatées. Elles auraient pour effet de les faire échapper aux seules lois du hasard jouant sur un substrat en quelque sorte « inerte », c’est-à-dire sans liaisons intrinsèques entre éléments[75]. Nous aboutirions ainsi à ce paradoxe qu’il est plus hautement probable de construire un cerveau qu’un texte complexe dans sa mise en oeuvre de caractères d’alphabet, et composé par ce même cerveau.

VII. La structure de toute action efficace : les possibles virtuels

Platon est pris à partie à gauche et à droite : pour Bachelard, il a usé d’un rationalisme suspect, qui ne livre pas tout son jeu, qui laisse place à un choix et de ce fait ne se soumet pas aux phénomènes, alors que pour Serres, il est coupable parce qu’ayant mis en place une imposition descendante de l’idée unique. Serres n’a à l’esprit qu’un Platon académique, qui sent le passage par les manuels, cependant que Platon a en réalité déconstruit sa propre théorie des Idées, dans le Sophiste puis dans le Parménide. Le Platon de Serres aurait pour toute représentation de Dieu un démiurge téméraire et symbole d’un autoritarisme arbitraire descendant, reproduisant une erreur commune en s’aveuglant sur le fait que le divin pour Platon, c’est le Vivant Immortel[76] (il est un aspect sur lequel Platon serait d’accord avec Serres : affirmer qu’il faut commencer par prêter attention moins à Dieu comme nom d’un Existant suprême qu’au caractère adjectival et « divin » de sa manifestation[77]). C’est au point où Maurice Clavel a pu voir en lui un ancêtre en filiation directe avec les Pères de l’Église chrétienne, convaincus que le nom ultime de l’Un, du Principe, de l’Absolu, est celui d’une bonté que rien ne peut contenir, et qui résiste à toute mise en concepts[78].

On voit mieux sans doute pourquoi Ruyer affirme que malgré toutes les tentatives d’épistémologies complexes, de sciences ternaires, de scienza nuova, le problème de la connaissance, lorsqu’on les a analysées à fond, n’en continue pas moins à se poser dans les termes de l’option épistémologique de Meyerson : « […] la raison ne procède que d’identité en identité ; elle ne peut donc tirer d’elle-même la diversité de la nature[79] ». Avec doigté, René Poirier avait remarqué que, tout compte fait, c’est à Meyerson, sa tête de Turc préférée, que Bachelard ressemble le plus[80]. Ruyer de même notera que, s’il est loisible de se débarrasser d’un aspect rébarbatif au multiple et à sa valeur chez Platon, il reste qu’au terme nous devons reconnaître que l’invention de nouveauté ne saurait représenter une irruption irrationnelle, libre en un sens absolu, dans la trame événementielle de ce qui est tenu en haleine par les cyclicités immanentes à la nature que la science s’efforce de comprendre.

De Platon, on rejettera si on veut « presque tout », mais comme le voit Ruyer, c’est ce dont on n’a pas besoin, ce qui est ignoré, laissé-pour-compte, qui en définitive rendra raison de tout. Toute action finalisée ne peut se représenter autrement qu’à la manière de la cosmologie du Timée, soit un choix entre les possibles entrevus qui n’ont pas à être préexistants en tous points, mais qui néanmoins s’imposent au monde comme la garantie d’une agrégation réussie[81]. Cette grammaire des formes, nul n’en possède le texte. Il ne suffit pas non plus de dire que c’est une idée dans la pensée de Dieu.

VIII. Retour au Principe de non-doublage

Si l’on reconstruit le dilemme à la manière de ce que suggère Christiane Frémont étudiant le rapport de nos deux philosophes au schématisme ternaire, ce qui devrait nous permettre d’introduire toute la question, encore une fois, du tertium quid en épistémologie, on peut se demander si Ruyer n’est pas avec Bachelard qui se range du côté d’une épistémologie de l’apparence de nouveauté, mais par dégagement progressif d’une intelligibilité latente. Pourtant, Ruyer aimerait sans doute également l’idée d’une incandescence distribuée, puisqu’elle ressemble à la « s’explosion » divine en lignées individuées dont il a été question, mais jamais il n’accepterait de fléchir sur la question d’une présence nécessaire de possibles idéaux encadrants. Serait-ce que Ruyer ressemble davantage au point de vue de Michel Serres, le tiers-instruit de Bachelard (comme le montre Frémont, la question revient à se demander s’il faut inclure ou exclure les lettres de la science)[82] ? Celui qui en a appelé à la lecture de l’univers comme à celle d’un visage signifiant, voudra certes placer à la base de la science un psychisme reflétant une forme belle.

Or si Ruyer et Serres disent bien tous deux que le regard unifiant est pour ainsi dire dans les choses, qu’il est cette chose même, ils ne comprennent pas de la même manière la théorie de l’information. On le verrait aisément à la façon dont Serres pourra dire, dans le même ouvrage, que d’une part il récuse la thèse des ténèbres qui auraient englouti la lumière que l’on trouve dans l’Évangile de saint Jean (1,5)[83], alors que d’autre part il dit n’avoir voulu, lors de toute sa carrière, ne se faire rien d’autre que l’interprète de la noise, des signaux, des entrelacements, des bifurcations, des possibilités créatrices de nouveauté, qui jaillissent après le big bang initial[84]. On voit, à la manière même dont il décrit les choses, qu’il réécrit là la théologie d’une certaine théorie de la non-fermeture ontologique, des futurs contingents. Serres qui a souvent fait grand cas de sa collaboration avec Jacques Monod à l’époque de Le hasard et la nécessité[85], se trouve en dépendance de l’idée fondamentale exprimée dans ce même ouvrage, celle de la « gratuité » (appliquée par Monod aux arrangements stoechiométriques) et qui, comme le note Claude Debru, vient de la théologie, où elle s’applique à la grâce[86]. Ce qui est intéressant ensuite, après avoir noté comment ces bifurcations et opportunités créatrices se réfèrent à des sortes de trous dans la trame de l’être, qui resteraient inexplorés, c’est de voir de quelle manière la pensée de Serres se mue, bien malgré lui, en une théologie de la transcendance. Jean Largeault notait comment l’apologie du nouveau force de sortir du monde de la science[87]. Ainsi, Monod, malgré son athéisme militant, ses affirmations à l’effet qu’il peut se passer totalement de toute notion d’âme ou de psychisme et n’a besoin de rien d’autre que des « machines cartésiennes[88] », en réalité construit des conditions ontologiques identiques à celles de l’irruption imprévue du salut, d’une felix culpa mirabilis. Brian Goodwin en avait remarqué autant par rapport à Richard Dawkins, autre chantre tonitruant de l’athéisme[89].

IX. L’information qualitative

Nous le disions, Ruyer comprend autrement le problème de l’information. Il affirme que la vraie question métaphysique relative à la nature de la connaissance se pose avec plus d’urgence dans le cas de l’information et du problème des machines à information, qu’elle ne se pose dans le cas de l’embryogenèse[90]. La cybernétique a tenté de comprendre ce qu’est le comportement sans que personne n’ait à se comporter, ou encore ce qu’est la vie sans que rien ni personne ne l’éprouve ni n’en fasse l’expérience. Pour Ruyer, ce n’est pas tellement la présence d’ordre dans l’univers, la présence d’un courant de néguentropie, qui constitue le problème, c’est plutôt la réinformation puis la désinformation, corollaires de ce qu’il nomme l’« origine » de l’information[91].

Nous avons vu comment la désinformation dont fait montre le vivant est thématique, c’est-à-dire qu’elle conserve une capacité de reformer ce qui est destruction d’un ordre qui a quelque chose de qualitatif. L’organisation est un fait, la référence à soi, une sorte d’ipséité, de même que la présence de lapsus similaires à ceux dont font montre les étants doués de langage organisé est aussi un fait[92]. Francis Kaplan a objecté là-contre que le psychisme ne peut s’exercer sur le corps et le créer, car alors il n’y aurait pas de corps au point de départ, sur lequel se poser[93]. C’est là en effet le point d’équilibre de la théorie de Ruyer, et il consiste à reconnaître que la matière organisée n’est telle que par visée, car elle cherche et s’ajuste à même elle-même, branchée sur sa propre ipséité[94]. Ruyer lui donne la réalité d’un champ axiologique, qu’il compare à un champ de gravitation. S’il ne l’a jamais caractérisé par une description exhaustive — qui le pourrait ? rappelons-nous la remarque de Hartman sur Anselme qui serait en possession d’un axiome pour lequel il manque encore tout le système —, nous pouvons tout de même noter comment, dans Paradoxes de la conscience et limites de l’automatisme, est offerte une caractérisation qui en rapproche la réalité de celle qui nous intéresse ici centrée sur l’épistémologie, alors que Ruyer précise sa position en rejetant la connaissance par préstructuration donnée a priori avec la conscience réflexive du sujet à la manière kantienne, d’accord en cela avec Serres lorsqu’il dégonfle Kant en faisant de lui celui qui aurait déplacé le soleil au centre de tout vers le soleil du sujet connaissant[95]. Si Ruyer y évite soigneusement de rejeter la réminiscence de Platon, il en accentue le caractère d’inspection à même l’archétype en Dieu, mis en valeur par Malebranche[96].

La chose ne se comprend qu’en référence à la remise en question de la massivité agrégative que l’on trouve, par exemple, dans le Néo-finalisme. Ce serait dès lors mal comprendre la théorie de Ruyer, et son bouleversement de l’épistémologie, que de faire l’impasse — comme le fait Anne Sauvagnargues — sur ce « saut en hauteur » dont parle le philosophe de Nancy, en tentant de redescendre dans le pullulement d’un multiple inorganisé le principe d’une organisation méta-stable[97]. Une telle lecture est peut-être courante par prestige, dans certains cercles, en ce qu’elle autorise une liaison au projet de Deleuze, mais ce qui se dégage de l’affaire, au terme, c’est que Deleuze a fait de Ruyer une lecture qui en énerve le centre de gravité et qui n’engage pas ce dernier[98].

Pour Ruyer, les organisations matérielles ne deviennent pas cause de soi en explorant tous les aléas d’une intégration de signaux stochastiques, la lecture du texte « Les postulats du sélectionnisme » aura tôt fait de guérir qui voudrait ici s’acharner. Au contraire, le monde matériel tient par force, et non par inertie. On devra se souvenir de la sympathie que Ruyer exprima pour la cosmologie de la force de Newton[99]. Il a la nature ultime d’un acte de mémoration continuée. Si Ruyer refuse l’immortalité personnelle[100], c’est parce que dans sa cosmologie, l’idée d’une résurrection ne saurait se présenter, dans la mesure où le matériel n’existe pas comme domaine objectif, ni la métempsychose, puisque le « moi » est fascination à même un centre d’existence des thèmes et valeurs.

Ruyer a-t-il fait autre chose que de faire référence à des valeurs prenant la place des Idées platoniciennes ? Répétons-le, le platonisme qu’il défend peut parfaitement s’accommoder d’être minimaliste, car son point d’intérêt véritable est le rapport du virtuel, du possible, et de ce qui peut être tenu par les plages de liberté et de malléabilité de ce qui est ultimement l’inertie. Ruyer ressemble à Bergson qui parla d’un courant de psychisme qui parcourrait la matière, comme qui enfoncerait la main dans un tas de limaille[101], sauf que la matière chez lui est encore plus néoplatonicienne que chez Bergson, puisqu’elle est absorbée dans les digues d’une mémoire.

X. Une théorie de la vision sans fenêtres ?

Dans L’embryogenèse du monde, Ruyer confie qu’à ses yeux l’idée leibnitienne d’une création par fulguration donne le sens dernier de toute possibilité créatrice[102]. Cela est à comprendre en conjonction avec l’affirmation, tout juste rappelée, dans La cybernétique et l’origine de l’information que le schéma de création du Timée est ultimement le seul qui puisse rendre raison de quelque action efficace que ce soit. Ruyer refuse que la nouveauté guide l’information du monde, en créant de rien le possible ; qu’il s’agisse de l’aile de l’oiseau, comme mécanisme pour voler, ou de l’aile de l’avion, mettant en usage la troisième loi, d’action/réaction, de Newton, dans les deux cas c’est par insertion dans les possibles naturels qu’on devient libre de voler. Ruyer de reprendre, de Bacon, l’axiome Natura non nisi parendo vincitur.

Pourtant, l’idée d’information semble exiger la nouveauté comme possibilité, de même que la surprise sert à évaluer la présence ou non d’information pour le récepteur. Lorsqu’on met cette idée en rapport avec un feed-back thématique et axiologique, il faut, avec Bertalanffy, s’aviser de ce que la valeur au sens usuel suppose le choix[103]. Si Ruyer situe la liberté dans le choix entre des possibles préexistants, virtuels, ne devra-t-il pas les poser tout faits s’il ne veut pas qu’un parcours explorant des variations soit à même de les produire ?

Mais est-ce bien de cette manière qu’il faut comprendre Ruyer ? Pour lui, l’information qui fait la forme-une, est aussi donation de sa structure, et d’une information déjà thématique. Elle ressemble, lorsqu’une agrégation n’est pas réussie, lira-t-on dans La genèse des formes vivantes, à des lapsus dans l’exercice de la mémoire, où l’on passerait non pas de l’agitation stochastique imprévisible, où toutes les configurations seraient pensées comme équivalentes — ce qui est un truc mental des probabilistes, qui ne se rencontre nulle part dans la nature et qui sans doute ne s’y applique pas —, mais plutôt d’un régime sensé à un autre régime sensé entre lesquels il y aurait une sorte de déhiscence accidentelle.

S’il ironise à l’occasion à propos de Malebranche qui fait parler le Verbe, lequel donnerait son approbation au cartésianisme[104], il n’en reste pas moins que Ruyer se rapproche de la théorie de la connaissance de Malebranche, c’est-à-dire de celle d’une vision en Dieu. Dans un article sur Leibniz, Ruyer fait valoir la présence du Verbe qui prononce des phrases si longues qu’elles ne se distinguent plus très bien de sa qualité de Verbe, c’est-à-dire de seconde personne suscitant d’autres verbes, c’est-à-dire encore de démiurge, de solution inspiratrice pour l’intégration du substrat et de la forme qui la commande[105].

À la suite de la communication de Serres sur « Le messager », ramassant tout son programme comme celle de Ruyer sur le behaviorisme contenait tout le sien, Jeanne Parain avait fait remarquer que cette théorie des réseaux, des graphes, des points de passage, ne rend pas compte de ce que nous sommes, qu’à la rigueur elle fait de nous tous, comme sujets, un nous, mais pas un je[106]. Rendant compte de l’ouvrage de Ruyer Dieu des religions, Dieu de la science, Maurice Nédoncelle, de son côté, avait observé de quelle manière l’auteur y argumente pour une individualité déplacée, qu’il place le pouvoir de la forme dans un « autre-je », mais qu’il prend toujours soin de ne pas nommer ce je un nous[107]. Que penser de cette symétrie inverse ? Dans un cas, circuler pour circuler, prenant la mesure du monde comme divin, dans l’autre cas, coloniser par ascension vers la forme qui fait mentir toute revendication d’existence personnelle séparée. Dans le moi, c’est l’occasion d’aperception du Soi divin qui seule compte. Il est logique alors de ne pas se soucier de l’immortalité.

Serres se cache derrière Hermès, sous la forme des anges-messagers, il situe sa philosophie dans l’entrelacs de leur bruissement d’ailes[108]. Il dit bien, nous l’avons cité, que son travail commence passé le big bang. Ruyer, épris de la joie souriante d’un univers expressif et signifiant, ne veut de message que celui de la forme saisie directement dans son substrat. L’univers de Ruyer est toujours encadré, enserré dans des lois axiologiques, et on ne peut s’empêcher de penser à ce que Malebranche disait d’un Dieu qui suit toujours l’ordre qui lui impose sa propre nature. Ce Dieu n’a pas besoin d’inscrire d’information dans le monde, il n’a qu’à montrer la figure de la perfection, dont Ruyer nous aura appris, passant par la leçon d’une longue méditation sur la théorie de l’information, qu’il faut apprendre à la penser en termes « mésologiques », c’est-à-dire en termes d’une pensée du milieu, où elle se donnera à nous non comme maximum mais comme optimum.

XI. Métaphysique de la verticalité

Nous avons parlé d’un vrai réel, qui est le champ axiologique. Ruyer se sert de l’individualité réifiée, il force contre l’identité des indiscernables une forme qui serait à ce point primitive, qu’elle arrêterait la comparaison forme/substrat, et découvrirait en hauteur l’individualité comme on déterre une graine enfouie dans la terre.

Sa métaphysique est un déisme scientifique, mettant en scène un Dieu-réservoir d’ordre qui en un point toucherait directement le monde de son doigt. Or, il y a une raison pour laquelle on ne donne pas l’individualité à tel oiseau, tel arbre, etc., c’est qu’on ne saurait se la donner soi-même. L’idée d’âme, d’entéléchie, dès qu’elle est évoquée par Ruyer métaphysicien, est comme absorbée par le général, alors qu’il verra dans l’oiseau ou l’arbre le représentant d’une espèce sans plus. La réflexion de Josiah Royce sur la mort aide à comprendre qu’une critique marcellienne de Ruyer serait possible, qui révoquerait en doute cette idée d’une forme-une, à rien d’autre comparable, laquelle sert de joint entre le monde de ce qui est schématisé dans l’esprit et connu par le moyen de la théorie ou du modèle, et ce qui est là, simplement, donné comme tel[109]. Toute projection rétrospective destinée à saisir une ligne de continuité pleine, reconstruite à partir de l’objectivité d’un passé visible en quelque structure fibreuse, est en réalité, comme le vit encore Marcel, une projection à partir du présent[110].

Qu’on se souvienne de la manière dont Leibniz objecte que, même face à la contradiction d’une prédiction sur mon comportement, je ne pourrais causer quelque chose d’absolument unique, puisque tout ce que je peux faire, brisant la norme, restera encore dépendant d’un schème général de participation, fût-ce celui qui rend possible l’esprit de contradiction et procure un plaisir y attaché, car c’est l’acte de contredire dont il s’est agi tout au long[111]. Ainsi peut-on douter que la « philosophie du Non » de Bachelard soit aussi dénuée de principe de raison que ne le croit son auteur[112].

Dans Dieu des religions, Dieu de la science, Ruyer rejette le tychisme, soit les théories qui font de l’exception « libre » la nouveauté, il les considère comme une sorte d’expression d’une maladie de la pensée philosophique, et argumente pour une épistémologie platonicienne mais, surtout, pour une épistémologie du « milieu absolu » (une mésologie transcendante parce que d’abord immanente), de l’aséité donnée à tous les étants (ce qui est possible pour lui, car il ne les fait vraiment exister qu’en ce lieu-sans-lieu de leur « autre-je »). Si toutefois on désimplique jusqu’au bout ce qui est contenu dans une telle idée, on verra que les étants partout, lorsque se produit une véritable crise ou catastrophe dans le monde vivant, répondent en usant de ce qui s’offre à eux sans effort, parce que c’est archétypal. Or il est évident qu’avec cette idée d’archétype, se charrie également l’idée de duplication ubiquitaire et de multiplication numérique (Ruyer le dit directement, les étants sont aussi ubiquitaires que Dieu). La micro-forme dans le micro-domaine, où la magie redevient possible — ou plutôt l’a toujours été sans suspension — l’est aussi pour toute instance substituable.

Nous l’avons dit, pour Ruyer l’espace organisé est irréductible aux foules et aux amas. Connaître, ce n’est pas toujours inventer. Ruyer refuse une partie de l’analyse bergsonienne sur le possible et le réel[113] ; plutôt, connaître, c’est situer parmi des possibles virtuels. Lorsque l’homme invente, il rejette ce qui ne saurait tenir, et pour cela, il aura déjà l’exemple de ce qui tient le coup.

Il y a ceci de particulier chez Ruyer qu’il refuse à la fois la notion d’âme, ou de forme substantielle, et refuse en même temps que la mécanique des théories de moindre énergie (principes du moindre effort, du plus court trajet, etc.) renferme la vérité sur l’agrégation réussie[114]. N’être ni partisan d’une vérité extraite des contingences du devenir, au terme d’un effort de purification et de mise à distance, ni partisan d’une forme qui ramasserait les contingences accidentelles d’un devenir saisi quant à ses aléas informationnels (puisque à suivre Serres ils briseraient la loi martiale du même et de son imposition arbitraire[115]), c’est en effet s’engager sur une voie qui contient une gageure.

Les inventions de la nature sont plus merveilleuses que tous les rêves d’une liberté spontanéiste en un sens absolu, la trompe des proboscidiens ou le cou des camélopards est plus extraordinaire que les réalisations extraordinaires pensées hors de tout rapport à ce qui est réalisable au vu des ressources offertes par le monde du virtuel. Là où le tapis magique était précisément magique, alors que l’avion fait la même chose en étant dite n’obéir qu’aux lois « naturelles[116] », nous devrions prendre du recul et apprécier jusqu’à quel point ce que nous nommons la nature renferme un branchement sur un potentiel qui réalise plus de n’être pas gouverné par nos schèmes mentaux.

On comprend pourquoi et comment, pour Ruyer, il y aurait un faux problème à passer de l’organisation, obtenue censément de manière stochastique, à une cohérence qui serait « éclair dans la nuit » à la manière de Serres. Tout acte de mise en forme réussie est branché sur la forme-archétype. Le hasard, toujours, entre dans une canalisation, mais il ne la crée pas[117].

Si Ruyer a pu dire que le schème du Timée donne la structure de toute action finaliste, c’est en ayant compris, à la suite d’A.E. Taylor qui l’avait vu, que Platon ne disposait que des formes et de ce qui leur ressemble par participation (μεθεξις) pour rendre compte d’un devenir où, aux étants cosmiques dont le corps est composition, il manque encore un principe de stabilité. S’il n’existait pas dans ce contexte un Dieu au-delà de tout ce qui peut se dire et se déterminer à propos du divin, on ne comprendrait plus que ces formes doivent être cherchées et postulées, au lieu de simplement s’imposer[118]. Au déterminisme du providentialisme qui prédéterminerait tout, et ne serait que du mécanisme caché ou honteux, Ruyer suggère d’opposer une tendance directionnelle qui ne contraindrait pas chaque degré de liberté jusqu’à l’infiniment petit, mais leur aurait au contraire donné d’exister[119].

Si on tente de poser le problème dans les termes de la spontanéité de l’univers matériel, envisagé comme entité actuelle, face à l’adoption d’états ou de configurations en l’absence de tout guidage mental, on se dirigera du côté des hypothèses sur l’« ordre par le bruit » mentionnées précédemment, ou d’« ordre à partir du hasard » (ainsi qu’en témoigne la série d’articles parus dans la revue Le débat au début des années 1980 et repris dans La querelle du déterminisme). Face à cette option, Ruyer a affirmé que :

La consistance et la subsistance ne peuvent être données par la sélection. Le hasard ne peut fabriquer ses propres canalisateurs. […] La notion d’un règne pur de fluctuations se triant d’elles-mêmes est une contradiction logique de même sorte que la notion de changement pur, sans la continuité d’un objet dont il soit possible de dire qu’il change[120].

L’anti-substantialisme de Ruyer ne se termine pas cependant, comme ce fut le cas chez Gilbert Simondon, par une tentative de rendre substantielle la relationnalité, bien qu’il soit partisan d’une remise en cause de la notion, utilisée par Leibniz, d’entéléchie. La raison en est que Ruyer ne procède pas tant à l’élimination de la substantialité qu’à sa résorption dans le domaine archétypal, faisant ainsi par le fait même de l’information une « forme unifiée », c’est-à-dire quelque chose qui ne puisse exister que par la médiation d’une harmonie qu’il n’appréhende qu’imprégnée d’esprit.

Dans L’embryogenèse du monde, Ruyer reconnaît la réalité de possibilités non employées, et pourtant il ne veut pas d’une exploration irrationnelle de possibilités[121]. Cela signifie que si nous réalisions l’absorption de tout l’univers dans l’agent humain lui servant de pilote, comme en rêvent plusieurs versions du cybermonde, quand ce n’est de celles promotrices du transhumanisme, nous pourrions peut-être en obtenir un univers refait à notre image, mais, de nouveau, quelle serait la finalité de notre action ? Envisageant cette question, Ruyer avertit que, pour les hommes, d’être faits facies totius universi, et mis en présence d’un univers qui posséderait désormais leurs traits humains, les propulserait dans la situation décrite théâtralement dans Ainsi parlait Zarathoustra, soit une transgression de ce que cela signifie que d’être humain. Nous savons quelles invectives sont dirigées à l’endroit de ceux qui s’accrochent à leur statut de « letzte Mensch », se considérant comme les fruits les plus mûrs du processus cosmique, ils n’ont pas inventé de nouvelles tables de valeurs : « L’homme est quelque chose qui ne se peut que surmonter[122] ».

Pour Ruyer, dans cette situation, l’univers entier, même en acquérant notre coeur battant à travers une de ces concrétisations dont Simondon a élaboré les contours, nous laisserait suspendus, toujours dépendants du sens et de son incessante et aventureuse exploration[123]. L’aventure dont il s’agit alors n’est pas du type de celle de Verne, il ne s’agit pas de l’exploration pour l’exploration, mais plutôt de l’atteinte d’une vision du « monde fini », tel qu’en l’aphorisme de Valéry[124], qui seule rend possible la reconnaissance de Dieu comme totalement Autre, comme Source et Fin à la fois du sens et des valeurs. Ruyer rejette toute interprétation de la liberté qui succombe sous le fardeau de la technocratie rationnelle. Il invite à penser un vide volitionnel ou une puissance immédiatement « plénitudisée », remplie par le caractère inflexible du sens, prenant le relais des lois physiques, et permettant en retour de se retourner pour apercevoir que, tout au long, il s’est agi de l’obéissance à ce qui est en fait une norme.

Dans les atteintes les plus hautes de son travail métaphysique, Ruyer a congédié la conviction rationaliste d’une épistémologie qui n’orienterait le travail de la pensée scientifique que vers la poursuite de l’intelligibilité. Sa philosophie ne place pas dans le connaissant l’ultime αταραξια atteinte au moyen du rétablissement d’une information. Certes, l’intelligibilité met l’esprit au repos, mais elle ne permettrait pas de comprendre qu’il perdure comme dynamisme ontogénétique. Elle ne fournirait au mieux qu’un schème abstrait, mais rien qui permette, même de loin, de rendre compte de l’expérience qu’est la conscience en son dynamisme, comme processus débordant les points éparpillés qui sont tout ce que peut connaître le mécanisme.

Cela nous rassure quant au fait qu’il restera toujours un horizon au-delà, et nous donne la raison pour laquelle ce réservoir de tous les possibles sera, bien que très apophatiquement, appelé Dieu, un Dieu qu’on n’ira pas jusqu’à présenter comme fin en soi, ou comme une personne qu’on entendrait au sens kantien des grandes maximes du Fondement de la métaphysique des moeurs, alors que ce champ de gravitation axiologique devra plutôt être présenté comme puissance vitale ou conditions vitales d’un dynamisme ontogénétique. Une norme ontogénétique présentera toujours un problème, à savoir qu’il n’y aurait apparemment rien de plus abstrait que ces conditions impliquées dans la genèse de ce qui est détaché en hauteur. Précisément cependant, pour quiconque aura pris la mesure de l’inversion de Ruyer, un abstrait qui informe l’actuel n’est pas abstrait, puisqu’il est perpétuellement rempli par le désir des étants dans leur quête pour s’égaler à une forme, étants vrais qui s’élancent vers la nature universelle, toujours à remplir, de cette forme.