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L’histoire de la jeunesse en Occident nous apprend que trois constantes, plus ou moins explicites, président à l’intérêt porté aux jeunes : la transmission et la formation afin de s’assurer que les nouvelles générations soient en mesure de relever les défis de la Cité, d’assurer la pérennité des institutions et, ce faisant, de donner sens — par leur survie — aux engagements du monde adulte ; l’encadrement des jeunes afin de les protéger des dangers et des démons qui les menacent, c’est-à-dire prévenir la jeunesse contre le monde adulte ; explorer, comprendre et exploiter la créativité et l’innovation dont les jeunes seraient à la proue pour nourrir les intérêts de sociétés gouvernées par l’impératif du changement et du progrès.

De ces trois considérations, on comprend que les idées de nouveauté, de progrès et d’innovation soient au coeur de la recherche et de l’intervention auprès des jeunes. Il n’en va pas autrement lorsque ces recherches et ces interventions concernent le champ religieux : on s’intéresse à la jeunesse parce qu’elle posséderait cette capacité de régénération. Cela dit, le seul fait d’appartenir à une culture jeune suffit-il à entraîner de l’innovation religieuse ? Les jeunes en sont-ils les principaux agents ? Et, à l’inverse, le religieux vécu par les jeunes correspond-il nécessairement à de l’innovation ? S’agit-il d’innovation ou n’est-ce pas plutôt d’évolution dont il s’agit ? L’intention ici est d’identifier quelques repères permettant une problématisation de la question de l’innovation religieuse dans l’étude du rapport des jeunes aux religions et d’en interroger l’intérêt heuristique.

Dans la mesure où les religions sont des systèmes dynamiques dont la vitalité tient au constant travail de remémoration et de réinterprétation du passé pour répondre aux questions du présent, pour paraphraser D. Hervieu-Léger[1], nous pouvons affirmer sans risque qu’il y existe bel et bien de la nouveauté et de la créativité religieuses. Cette vitalité des religions commande une forme d’évolution qui peut se traduire aussi bien par des réaffirmations, par des transformations, par des réformes que par des ruptures. Qualifier les déplacements demeure un exercice d’interprétation : que les uns y voient des avancées là où d’autres constatent des replis s’explique par le cadre idéologique adopté pour lire et construire la réalité.

Saisir et décrire ces évolutions religieuses, telle est bien l’intention de toute entreprise de recherche en sciences des religions, quelle qu’en soit l’approche. Qu’est-ce que faire de l’histoire, de l’anthropologie ou de la sociologie du religieux si ce n’est tenter de saisir, sous des angles différents, ces évolutions en les situant dans le temps, dans la connaissance de l’humain ou dans la société qui les permettent.

Cela étant, s’intéresser à l’innovation religieuse commande d’en préciser l’objet dès le départ : en quoi et comment l’innovation se distingue-t-elle de l’évolution ? Et dans un second temps, ne faut-il pas interroger les conditions de cette innovation, tant sur le plan empirique qu’épistémologique : de quelle innovation est-il question, qui innove et innove en regard de quoi ? Si nous choisissons d’adopter l’approche de l’« innovation religieuse » quelle épreuve épistémologique devrions-nous lui faire subir afin d’en assurer la fécondité et la scientificité pour nos travaux ? Comment rendre cette approche opératoire ?

Cette contribution se présente sous forme de « notes de recherche », c’est-à-dire de propositions de réflexion et d’exploration ; et non de conclusions. Ainsi, ces repères ne doivent pas être compris comme des critères pour définir l’innovation religieuse, mais plutôt comme des questions auxquelles nos entreprises de recherche pourraient, éventuellement, être soumises.

I. Invention, création, évolution…, innovation : de quoi parle-t-on ?

« L’innovation est moins un état, un objet doté de caractéristiques particulières par exemple, qu’un processus. Une histoire, faite de bruit et de fureur, qui, néanmoins, a un sens[2] » écrit d’entrée de jeu Gérald Gaglio dans son ouvrage Sociologie de l’innovation. Comme processus, donc, l’innovation est orientée : elle a une direction. Voilà pourquoi on ne peut la détacher du paradigme moderne du Progrès qui la porte et la rend pensable et possible. Pas plus que de la séparer des enjeux économiques qui ont forcé ses premières théorisations, notamment par l’incontournable Joseph Schumpeter. Dans les années 1930, l’économiste cherchait la dynamique permettant au capitalisme de se renouveler. Qu’il s’agisse d’un nouveau bien, d’un nouveau marché, d’une nouvelle situation économique ou d’une nouvelle manière de produire, l’innovation est, pour Schumpeter, un produit du capitalisme qui, lorsqu’elle se répand dans les différents secteurs de l’économie, crée de la « destruction créatrice » (détruire le vieux et construire du neuf) et est ensuite adoptée à grande échelle. Inscrit dans la marche imaginaire du développement, l’apport de Schumpeter dépassera largement l’économique. Les mutations des formes d’entreprises provoquées par l’innovation entraînent nécessairement des changements sociaux. L’innovation sociale sera appréhendée « à travers l’entrepreneur innovateur qui transforme les liens sociaux au sein de l’entreprise, soit pour en améliorer le fonctionnement, soit pour la transformer en une entreprise sociale ou à finalité sociale[3] ».

À ce développement des théories de l’innovation s’ajoutent des préoccupations apparentées en d’autres disciplines des sciences humaines et sociales. Au moment où les pères fondateurs se « profilent souvent comme penseurs créatifs d’une nouvelle société ou de ses formes[4] », la jeune discipline sociologique se considérera comme la science de l’innovation de la société.

L’innovation sociale effectuera un retour dans les années 1970 en s’offrant comme un choix préférable au libre marché. Elle se trouvera représentée comme solidaire, réciproque, démocratique. Une situation anticipée par Schumpeter, nous rappelle Michel Callon, lui qui souhaitait tout autant le développement économique qu’une « évaluation non marchande des nouveaux biens projetés[5] », associant en un même mouvement l’innovation et l’approfondissement de la démocratie.

On comprend dès lors que l’innovation — sociale ou économique — tienne en un processus qui comprend différentes composantes (inventions, créativité, tendances, modes…) auxquelles il ne peut être réduit. Une invention est un nouvel objet ayant une potentialité alors que l’innovation consiste « en l’implantation effective et durable d’inventions dans un milieu social[6] ». En somme, la nouveauté ne fait pas l’innovation. L’innovation tient plutôt en l’appropriation massive d’une nouveauté. De la même manière, l’innovation se distingue de la mode. La mode, pour reprendre la définition de Simmel, appartient « à ce type de phénomènes qui dans l’intention vise une diffusion toujours plus étendue, une réalisation toujours plus complète — mais qui se contredirait si elle parvenait à cet absolu[7] ». Là où la mode cesse d’être, l’innovation trouve sa confirmation : elle existe en regard de sa diffusion quasi illimitée. Et pour ce qui est de la créativité, il s’agit d’une qualité ou d’une compétence et non d’un processus. Au même titre que la curiosité, l’ingéniosité ou la persévérance, la créativité est un facteur important et nécessaire à l’innovation sans que l’innovation ne soit possible que par la créativité.

Nous en arrivons ainsi à une définition de l’innovation sociale comme une nouvelle manière d’agir et d’interagir :

The term social innovation […] refers to the generation and implementation of new ideas about how people should organize interpersonal activities, or social interactions, to meet one or more common goals. As with other forms of innovation, the products resulting from social innovation may vary with regard to their breadth and impact […]. At one end of this continuum, the development of new ideas about social organization, or social relationships, might involve the creation of new kinds of social institutions, the formation of new ideas about government, or the development of new social movements[8].

Maintenant, il nous faut aller plus loin et identifier des traits ou caractéristiques menant à une définition plus précise et opératoire de l’innovation.

D’abord, l’une des composantes les plus discriminantes de l’innovation est la rupture qu’elle introduit. L’évolution, dans une conception inspirée par les sciences de la nature, serait perçue comme une « succession de changements mineurs qui transforment progressivement et durablement un système[9] », alors que l’innovation « représenterait l’expression d’un agir-penser à partir duquel s’effectue une mise en mouvement, un appel à une nouvelle façon d’orienter le devenir social[10] ». Il s’agit bien là de la « destruction-création » de Schumpeter évoquée précédemment. Comme l’affirme le sociologue Norbert Alter, « l’innovation contient ainsi toujours une part de rupture avec le passé et les traditions. Elle ne s’inscrit pas de manière linéaire dans le temps, elle le bouscule avant de s’en emparer. Elle représente la destruction des formes antérieures de la vie sociale et la création de nouvelles[11] ». En corollaire de la rupture, quelques traits de l’innovation s’imposent. Retenons-en deux pour notre réflexion ici. Le premier est la remise en cause des manières de faire, des régulations et des normes — de l’ordre établi, en fait. Les innovateurs sont des francs-tireurs, des contestataires qui entrent en conflit avec l’ordre avant que l’ordre ne change et qu’ils s’y trouvent finalement intégrés. « L’innovation est toujours, dans un premier temps, une transgression des règles établies, parce qu’elle représente une atteinte à l’ordre social[12] ».

La seconde composante de l’innovation est qu’elle repose sur des croyances. Si la littérature en sociologie de l’innovation oppose trop souvent croyance et rationalité dans une définition qui nous apparaît peu satisfaisante, retenons tout de même qu’il y a bien dans ce mouvement une part de connaissances situées en dehors des contingences de la vérification[13]. Nous pourrions dire simplement que celui qui innove doit d’abord y croire. Son engagement repose sur une « illusion nécessaire », celle que son invention (bien, manière de faire, organisation, etc.) saura convaincre. Les croyances sont également impliquées dans la diffusion de l’innovation. Elles « représentent un code commun permettant aux individus et aux groupes de s’engager dans les processus de diffusion de l’innovation, bien plus que ne le font les analyses rationnelles[14] ».

Tout en nous rapprochant d’une définition apparemment opératoire de l’innovation, ces considérations soulèvent à leur tour quelques questions complexes. Si l’innovation est l’introduction d’une nouveauté qui crée une rupture, qu’est-ce qu’une nouveauté et qu’est-ce qu’une rupture ? En regard de qui ou de quoi ? Et si l’innovation se caractérise par sa large diffusion, quelle en est l’échelle ? S’agit-il d’une large diffusion dans l’ensemble de la société, dans un secteur particulier ou dans un groupe ? Et si l’innovation repose sur la ou les croyances, qu’est-ce qui rend ces croyances possibles ? Quelles sont les conditions du vraisemblable ? Et si l’innovation est transgression, les croyances qui la portent le sont également ; dès lors, comment une croyance peut-elle remporter l’adhésion si elle va à contre-courant de ce qui détermine le vraisemblable pour une société ?

En somme, pouvons-nous enquêter sur l’innovation sans faire l’économie de l’imaginaire social dans lequel elle s’inscrit ? Tout en reprenant à notre compte les éléments de définition de la sociologie de l’innovation, il nous apparaît nécessaire de considérer d’abord l’innovation comme une représentation collective. Ainsi, nous pourrions retenir, en première approximation, les éléments de définition suivants : L’innovation est une construction/projection, donc une représentation sociale objet de manipulation politique, qui repose sur une perception ou un sentiment de rupture et d’opposition à l’égard de ce qui précède. Cette rupture/opposition est tributaire de conditions socioculturelles particulières, dans certains cas exceptionnelles, et portée par un paradigme de progrès et d’évolution.

C’est pour saisir cet univers de représentation et cet imaginaire que nous nous proposons d’explorer la jeunesse comme construction sociale à laquelle l’innovation est d’emblée associée.

II. L’innovation comme produit et attribut de la jeunesse

Non seulement la sociologie de la jeunesse s’est-elle construite autour de ce postulat plus ou moins explicite que le progrès, le changement et l’innovation sont des attributs des jeunes, mais la construction sociale de la « réalité jeunesse » en est dépendante. Du développement d’un système d’éducation extrafamilial au tournant du 17e siècle jusqu’à la jeunesse comme culture avec l’entrée en scène de la génération du Baby-boom dans les années 1960, l’émergence de ce temps de vie et de ce groupe social est traversée par cette prémisse d’une originalité à saisir, à contrôler, à orienter, à soutirer. Les jeunes seraient ainsi les agents du changement et du progrès, leur présent étant, pour l’essentiel, conjugué au futur : ils sont l’avenir, dit-on. L’avenir de qui ? Du monde adulte puisque la jeunesse en est une production — voire une projection et un fantasme. N’est-ce pas ce qui poussera Bourdieu à lancer sa fameuse affirmation, « la “jeunesse” n’est qu’un mot[15] », c’est-à-dire une construction sociale, objet de manipulation politique ?

C’est dire que les discours sur la jeunesse — tant ceux qui la valorisent que ceux qui la critiquent — construisent et reconstruisent sans cesse ce groupe social et ce temps de vie en attribuant aux jeunes des traits (souvent présentés en termes générationnels) et une place ; une place d’abord définie dans les représentations collectives et contrôlée ensuite par les structures politiques.

Si la jeunesse est une construction sociale, effet de projection et de fantasme, l’innovation, dans la mesure où elle est associée à la jeunesse, l’est tout autant. Nous devons alors nous interroger : la « jeunesse-innovation » est-elle une donnée objective, mesurable empiriquement ? Ou s’agit-il plutôt d’une représentation, c’est-à-dire d’une construction/projection du monde adulte ? Qu’il s’agisse d’une construction/projection ne signifie pas qu’elle soit moins « réelle ». Seulement, nous sommes conviés à la considérer autrement : non plus comme un « donné naturel » associé à une période de la vie déterminée par un âge biologique, mais bien comme un construit, tributaire d’un contexte social, culturel, politique, économique et religieux. Ainsi, la perspective se trouve inversée : dans l’imaginaire collectif, l’innovation n’est pas — ou pas seulement — le produit de la jeunesse. L’innovation est par définition l’attribut de la jeunesse : une caractéristique, une marque, une propriété. Une telle insistance sur la construction sociale de la jeunesse et de l’innovation n’est pas une marotte de sociologue, mais bien une exigence pour quiconque tente de mieux cerner ces concepts.

III. Les conditions de la transgression et du conflit innovants

Reconnaissons d’abord que nos conceptions et définitions contemporaines de la jeunesse sont grandement tributaires d’une jeunesse qui a marqué l’histoire récente : celle portée par la génération historique du baby-boom. « L’esprit boomers » se caractérise, doit-on le rappeler, non pas tant par la démographie (génération nombreuse) ou par l’année de naissance, mais plus globalement par l’émergence d’une conscience générationnelle forte. Cette conscience générationnelle est née d’un sentiment de rupture et d’opposition à la génération précédente. Jeunesse et changement social s’en sont trouvés alors liés. De période de latence, sorte de propédeutique à la vie adulte, la jeunesse est devenue la promesse d’un renouvellement, source à laquelle l’imparable progrès s’alimenterait.

En ce contexte, l’innovation fut le résultat d’un conflit générationnel rendu possible par des conditions socioculturelles particulières. Nous pouvons dès lors nous demander si de pareilles conditions subsistent à l’heure de l’allongement de la vie et de la redéfinition des âges. « [L]es marges sont fluentes. Les contemporanéités se sont brouillées. Le jeu des oppositions est moins net. […] Faute de distance assurée entre les générations, les conflits, qui subsistent néanmoins, n’ont plus autant de prise que jadis[16] », écrivait déjà Fernand Dumont en 1986.

De même, si la culture jeune fut comprise comme une sous-culture et une contreculture (transgressive), force est de constater que les pratiques de cette contreculture ont été récupérées par « la société de consommation qui n’a eu aucun mal à les manufacturer et les mettre en marché[17] », comme le montrent Jean-Philippe Warren et Andrée Fortin dans leur étude :

Il n’y a plus de love-in et de nude-in, mais la consommation de marijuana, les relations sexuelles libres, le rock tout cela fait maintenant partie d’une culture commune qui, d’ailleurs, dépasse les classes sociales, les générations et les milieux professionnels. Le riche comme le marginal, l’avocat comme l’artiste, le vieux comme le jeune aime fumer un joint, écouter Donovan et s’éclater au lit. Les mots futon, yoga et tofu font partie du vocabulaire courant. Il semble, pour qui prend la peine de regarder autour de soi, que la contreculture ait autant été recyclée dans la culture marchande qu’elle a recyclé ses thèmes et ses pratiques dans la culture dominante[18].

Plus encore, la multiplication des générations, proposée par le monde du marketing et de l’administration, provoque paradoxalement une neutralisation des conflits et une dissolution des revendications. Combiné avec le désenchantement politique de la modernité et la remise en cause du paradigme moderne du progrès sans fin, la représentation de la jeunesse, tout en étant toujours associée au changement et à la nouveauté, se trouve néanmoins questionnée. « La jeunesse n’est plus ce qu’elle était », titrait le sociologue Olivier Galland en 2005[19].

IV. Le paradigme de la modernité et du progrès

À l’arrière-plan de cette « jeunesse-innovation », il y a tout de même ce paradigme de la modernité qui perdure, malgré tout, dans la haute, l’hyper, la post. Une jeunesse ignorée, en attente de succession, témoigne d’une civilisation gouvernée par « l’impératif de la continuité[20] ». Une jeunesse symbole de progrès, comme capital à faire fructifier et s’imposant comme modèle culturel, n’est envisageable que dans une société moderne gouvernée par « l’impératif du changement[21] ».

Comment ne pas retrouver dans ces considérations le visage boomers ? Comment ne pas y entendre l’écho des slogans des Trente glorieuses un peu partout en Occident, de mai 68 en France et de la Révolution tranquille au Québec ? Qui plus est, que la jeunesse passe d’une période de latence à un groupe social actif au moment où s’implante la société de consommation (1960-1970) n’est pas un hasard. « Au milieu du xxe siècle, dans le cadre de ces tendances qui traversent le milieu éducatif, médical, juridique, économique et politique, les spécialistes du marché commencent également à penser la jeunesse comme un groupe social distinct et participent ainsi à la construction de cette catégorie d’âge[22]. » Deux mouvements s’imposent alors. D’une part, les jeunes sont jeunes parce que consommateurs, « la consistance même de la jeunesse comme catégorie sociale est attribuable en bonne partie à la création d’un marché précis (une des premières niches) pour la jeunesse avec une foule de nouveaux produits (vêtements, musique, accessoires, littérature, etc.)[23] ». D’autre part, considérant que cette culture de la consommation qui fait naître la jeunesse est une culture « dans laquelle la consommation de biens (matériels ou immatériels) est constitutive des rapports sociaux et des significations sociales[24] », les objets qui lui sont associés deviennent désirables pour l’ensemble de la société : ils « font jeunes », « neufs », « innovants » et, in fine, ils repoussent la mort.

Cette appréhension de la jeunesse-innovation est une représentation en deçà de laquelle il y a bel et bien une « jeunesse-vécue ». Bien que cet âge de la vie soit un construit, des sujets en font tout de même l’expérience et, au creux du social, en construisent le sens. Quelle est donc cette « jeunesse-innovation-vécue » ? Les acteurs — ici les jeunes — s’inscrivent-ils consciemment dans une quête de nouveauté ou recherchent-ils la continuité d’un passé ? Et nous revoilà face à notre questionnement de départ : qui innove et en regard de quoi ?

Se pose sensiblement la même question pour ce que nous avons appelé — de manière plus ou moins judicieuse — le paradigme de l’évolution et du progrès : progrès en regard de quoi ? Vers quoi ? Pour qui ? Si le terme a une acception généralement positive, il dépend de l’idéal souhaité ou envisagé. S’agit-il de l’eschatologie séculière portée par l’imaginaire collectif ? D’une eschatologie proprement religieuse ? D’une eschatologie scientifique ? Ou moderne ? Le développement au Québec de ce qui est couramment appelé les « communautés nouvelles » et qui semble rejoindre un nombre significatif de jeunes catholiques sont-elles à placer sous la catégorie de l’innovation ? Lors de leur implantation, et encore aujourd’hui, plusieurs dans les rangs catholiques ont associé ces mouvements à du traditionalisme, notamment parce qu’il réactivait des pratiques et des habitudes mises de côté avec Vatican II. Aux yeux de certains, il ne s’agissait pas d’un progrès. Or, les acteurs de ce mouvement, tout en s’inscrivant avec ferveur dans la tradition catholique, se réclament d’un renouveau et ont perçu ces critiques comme de l’opposition générationnelle. Dans la mesure où les communautés nouvelles semblent répondre — sous le mode d’une contreculture techniquement moderne et adaptée — au contexte culturel d’une société postcatholique et postsécularisation, nous serions ici tenté de parler d’innovation.

V. Des ruptures innovantes

Comme nous l’avons déjà évoqué, l’innovation se démarquerait donc de l’évolution par la rupture qu’elle introduit. Une rupture qui, comme l’innovation elle-même, est une construction qui cherche d’abord et avant tout à faire sens. Sens dans l’entreprise de compréhension du chercheur et de sa discipline ou, plus largement, dans l’imaginaire collectif. Dès lors, il faut préciser, investiguer, intelliger la rupture en croisant à la fois les données factuelles qui en témoignent et la signification qui lui est attribuée ; le tout, sans pour autant opposer ruptures et continuités.

Les ruptures n’adviennent pas par hasard et ne sont jamais in vitro. Des conditions sociales, culturelles, politiques, religieuses les permettent. Elles sont donc faites de continuités. Toutefois, dans la construction du récit fondateur d’un mouvement, d’une époque ou d’une société, elles marquent un tournant par la nouveauté qu’elles paraissent introduire. Par exemple, si la génération du Baby-boom au Québec innove sur les plans politiques, culturels et religieux, cette génération n’est pas spontanée : elle est héritière de l’univers auquel elle s’oppose et s’enracine dans un monde qui lui a été donné dans la mesure où cette génération n’a pas fait la Révolution tranquille, mais la Révolution tranquille a en grande partie été faite pour elle.

La seconde question qui s’impose est de savoir en quoi et à l’aune de quoi y a-t-il nouveauté ? Pour en juger, le recours à des indicateurs dits objectifs est nécessaire. Toutefois, ceux-ci ne suffisent pas : on doit également faire l’effort d’inscrire ces mouvements et déplacements dans un temps plus long pour saisir les mutations et transformations tout autant que questionner le sens de ces mutations pour les acteurs comme pour les chercheurs. Du temps également pour constater la diffusion dont nous avons dit qu’il est l’un des critères de l’innovation. Tout bien considéré, est-ce dire que l’innovation serait une démarche essentiellement historienne ?

De même, on conçoit aisément que nouveauté et rupture ne soient pas équivalentes. Si la rupture implique obligatoirement une nouveauté — même un retour aux sources est toujours nouveau — la nouveauté n’est pas nécessairement une rupture. Mais comment les distinguer ? Par exemple, les données statistiques indiquent qu’à partir de 2001, au Québec, le nombre de mariages ainsi que le nombre de baptêmes diminuent sévèrement alors que le nombre de Québécois affirmant être « sans religion » augmente de manière significative[25]. Il y a donc, dans le régime de religiosité des Québécois, un changement important et une nouveauté, particulièrement chez les jeunes. S’agit-il d’une innovation ? Y a-t-il rupture ? Si tout porte à croire que nous assistons à un effritement accéléré du catholicisme culturel, les jeunes Québécois de culture catholique paraissent plutôt en continuité avec la génération précédente ; une continuité plus ou moins tranquille et clairement prévisible. Une situation qui ne les place pas en opposition avec ce qui précède. Le changement n’en est pas moins important et mérite d’être finement étudié. Néanmoins, s’agit-il pour autant d’innovation ?

Changeons de perspective tout en conservant la même situation. Nous pouvons observer que le retrait des rites traditionnels (religieux catholiques) lors des différents passages de la vie a fait place à une certaine « créativité » rituelle. Sous la gouverne de nouveaux « célébrants/spécialistes » ou à l’initiative de communautés amicales, les jeunes marquent les transitions de manière nouvelle : shower de bébé, bal de fin d’études, célébration de mariage personnalisée, présidée par un ami et sans affiliation institutionnelle[26], ritualités numériques par les réseaux sociaux, etc. Ces nouvelles formes rituelles témoignent des nouveaux rapports à l’institutionnel, au temps et à l’espace. Alors là s’agit-il d’innovation ? Certes, ces célébrations marquent la fin des rites traditionnels religieux et leur remplacement par de nouvelles ritualités. Y a-t-il pour autant rupture ? Nous pourrions dire des « anciens » qu’ils étaient un mode de régulation, liés à un imaginaire collectif essentiellement religieux (catholique). Se marier à l’église permettait d’assumer et de prendre sa place dans l’ordre du vraisemblable et du valorisé porté par cet imaginaire. Or, les nouvelles ritualités ne sont pas différentes. Elles demeurent des modes de régulation liés à un imaginaire désormais de marché et de consommation, mais qui a conservé sa fonction religieuse[27]. Comment envisager l’implantation de cet imaginaire : en rupture ou en continuité avec la modernité ?

Nous devons nous y résoudre : pour définir l’innovation, miser sur la rupture objective — en opposition à la continuité qui appartiendrait à l’évolution — n’est pas pleinement satisfaisant et opératoire. Il en est ainsi pour la simple raison qu’il n’y a pas de rupture sans continuité. Il n’y a que des héritiers qui puissent être des avant-gardistes et des innovateurs. Voilà pourquoi il apparaît nécessaire de nous en tenir à notre proposition de définition évoquée ci-haut, soit que l’innovation « repose sur une perception ou un sentiment de rupture et d’opposition à l’égard de ce qui précède ».

VI. Diverses formes d’innovation

La dernière remarque que nous souhaiterions formuler avant de conclure porte sur le type d’innovation religieuse. Ne devrions-nous pas opérer des différenciations ? La sociologie des générations peut être sur ce point éclairante dans la mesure où, elle aussi, elle s’est attaquée à la question du changement social et de l’innovation et fut aux prises avec des défis semblables de conceptualisation et d’opérationnalité. Tout comme les religions se renouvellent pour demeurer vivantes, les générations se succèdent inévitablement. Tout comme l’innovation, les générations sont des constructions sociales et scientifiques à visée heuristique. Si innovation et évolution sont proches parentes, génération a elle aussi une formation sociale similaire : la classe. Au nom de quoi parler de génération alors ? Qu’est-ce qu’une génération ?

Les travaux de Karl Mannheim ont permis d’en arriver à des distinctions dont nous pourrions bien nous inspirer. Il y a d’abord la génération construite à partir de la date ou de la période de naissance d’une personne. On parlera ainsi d’une cohorte ou d’une génération démographique. Il y a ensuite la génération sociologique : il s’agit d’un groupe ayant en commun des événements, une expérience, une situation. À ce titre, nous pourrions fort bien mener une recherche sur la génération Passe-Partout au Québec ou sur la génération du renouveau pédagogique. Enfin, il y a la génération historique. Il s’agit d’une génération sociologique, mais dont l’événement qui unit les membres est à ce point marquant qu’il fera naître une conscience générationnelle forte.

Si nous transposons cette analyse dans l’étude de l’innovation religieuse, est-ce que nous ne pourrions pas reprendre ces trois niveaux : 1) des groupes, mouvements, tendances de nature religieuse qui marquent certes une évolution propre à une époque sans pour autant qu’il y ait nécessairement rupture ; 2) des groupes, mouvements, tendances de nature religieuse qui, en raison d’événements, d’expériences et d’attentes communes se configurent de manière telle qu’ils introduisent une forme d’innovation (génération sociologique) que nous pouvons étudier, documenter et situer dans un court laps de temps ; 3) des groupes, mouvements, tendances de nature religieuse qui, en raison de la rupture qu’ils introduisent — rupture rendue possible par un contexte exceptionnel — font naître chez les acteurs la conscience qu’ils sont porteurs d’innovation forte et dont on peut prévoir que les impacts se feront ressentir sur un temps long.

Ainsi, l’étude de l’innovation religieuse s’intéresserait donc d’abord au second type et exceptionnellement au troisième, l’un et l’autre ne s’excluant pas puisque l’innovation « historique » (3e type) ne se confirme que dans le temps.

Conclusion

En somme, l’innovation religieuse peut être un concept opératoire dans la mesure où quelques conditions sont remplies. D’abord, il semble nécessaire, à la lumière de notre réflexion, de considérer l’innovation comme construction/projection. Qu’il en soit ainsi implique que le chercheur est en mesure de rendre compte de l’épistémè dans lequel il s’inscrit de manière à ce que l’on puisse identifier les limites de son propre discours. À quelles conditions parle-t-il d’innovation ? En regard de ce que nous venons d’avancer, il pourrait s’avérer que l’exercice ne soit simple qu’en apparence.

Un exercice complexe et ardu, mais en rien impossible, si tant est que l’innovation ait d’abord une fonction heuristique. Peut-être s’agit-il moins d’enquêter sur l’innovation que d’avoir recours à l’innovation comme cadre théorique afin de mieux comprendre le religieux contemporain. Ainsi, il n’y aurait pas d’abord des « objets » (groupes, mouvements, événements…), mais des outils d’analyse permettant de décrire et de comprendre le contexte socioreligieux sur deux plans et de manière synchronique : 1) ce qui, dans ce contexte, rend possible l’innovation (conditions, facteurs, effets, etc.) ; et 2) ce qui, dans ce même contexte, permet que la nouveauté en question soit perçue comme une innovation.

Si ces outils théoriques doivent encore être développés, notons qu’ils devraient d’abord et avant tout permettre de différencier l’innovation en certains types dont la portée historique ou la configuration ne sont pas les mêmes. Mais surtout, ils devront s’attaquer à ce qui pourrait bien être un talon d’Achille des recherches dans le domaine. En effet, si l’innovation se définit comme rupture, est-il alors possible d’en donner une définition opératoire ? Ne faudrait-il pas reconnaître que cette rupture n’est possible qu’à l’intérieur d’une certaine continuité, et que cette continuité dépendrait du contexte social, culturel et historique qui en serait en quelque sorte la matrice ? C’est du même coup avouer que se cachent derrière la question apparemment simple de l’innovation religieuse une série de questions théoriques, méthodologiques et épistémologiques dont il est impossible de se déprendre et qui méritent encore beaucoup de réflexion.