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Introduction : qu’est-ce qu’une innovation religieuse ?

Aborder les phénomènes d’innovation religieuse pose de nombreux problèmes à la fois d’ordre terminologique, conceptuel, méthodologique, épistémologique et appliqué. Certains d’entre eux sont évoqués dans le liminaire où André Couture et Dominic LaRochelle se demandent si le concept d’« innovation religieuse » ne renvoie pas à une « réalité trop générale » pour permettre de s’en servir comme outil de recherche et comme catégorie d’analyse des phénomènes de changements, de nouveautés, de transformations et de mutations religieux[1]. On peut effectivement poursuivre sur cette lancée et se demander à notre tour si l’« innovation religieuse » constitue véritablement un concept d’analyse clair et opératoire pour étudier les phénomènes de changement, de nouveauté, de transformation ou de mutation religieux actuels ou antérieurs. Cette interrogation est d’autant plus importante que ce concept n’a guère fait l’objet d’un débat scientifique entre spécialistes des phénomènes religieux de sorte que la définition qu’on en fait — lorsqu’on en fait une, ce qui est rarement le cas dans les études qui évoquent ce concept — est souvent trop générale pour permettre de distinguer les phénomènes d’innovation religieuse des autres phénomènes de changements religieux plus ou moins éphémères ou significatifs[2]. Par exemple, le Centre de Ressources et d’Observation de l’Innovation Religieuse (CROIR) définit l’« innovation religieuse » comme « tout ce qui contribue aux changements du paysage religieux et spirituel dans une société[3] ». Or, cette définition, qui peut suffire dans le contexte de vulgarisation qui est celui du CROIR, apparaît beaucoup trop vague, générale et imprécise pour servir, dans un cadre scientifique, à une analyse historique ou sociologique, car elle ne permet pas de distinguer ce qui relève de l’innovation religieuse, qui nous apparaît plus durable et significative, de ce qui relève d’une nouveauté, d’une mode ou d’une tendance éphémère qui contribue néanmoins à changer provisoirement le paysage religieux. À la lumière de ce premier constat, nous avons été invités lors de la Journée de la recherche du CROIR[4] à reprendre la réflexion sur le concept d’« innovation religieuse » afin de tenter de le définir et de lui offrir un certain cadre théorique qui permettrait son usage à la fois par les théoriciens des phénomènes de changements religieux que par les chercheurs qui se déplacent sur le terrain pour les observer[5].

Cette réflexion oblige également à nous interroger sur la manière dont s’articulent — dans le cadre de ce que nous désignons plus loin comme les « processus d’innovation religieuse[6] » — les dimensions individuelles et collectives, traditionnelles et institutionnelles. S’il nous apparaît clair que les innovations religieuses renvoient d’abord et avant tout à des processus collectifs, il convient de ne pas oublier qu’elles impliquent une diversité d’acteurs sociaux qui, abordés individuellement, méritent également l’attention du chercheur, mais qu’elles peuvent également émaner d’une institution, un aspect qu’il convient également de ne pas négliger. Arrimer dans le cadre d’une même réflexion théorique et épistémologique les dimensions individuelles et collectives, traditionnelles et institutionnelles, ainsi que les approches théorique et appliquée n’est pas une démarche aisée, car ces sphères sont généralement étudiées de manière séparée les unes des autres et il n’existe guère de collaborations entre les spécialistes de ces différentes dimensions et de ces diverses approches. Ce cloisonnement disciplinaire entre l’approche des phénomènes individuels et collectifs a d’ailleurs été rappelé par J.-C. Kaufmann en ce qui concerne l’étude des identités, mais ce constat peut s’étendre à la question de l’innovation religieuse ou plus largement à l’ensemble des champs disciplinaires en sciences sociales[7]. Partant de ces premiers constats, nous nous sommes engagés dans une réflexion conjointe sur les phénomènes d’innovation religieuse afin, d’une part, de proposer une définition de ce concept qui, sans être restreignante, se veut claire et englobante, puis, d’autre part, de présenter un certain cadre théorique et pratique qui permet de prendre en considération simultanément les multiples dimensions présentes dans ce genre de phénomènes, car, soulignons-le d’emblée, les phénomènes d’innovation religieuse sont multiples et variés, il en va de même en ce qui concerne les perspectives à partir desquelles il est possible de les aborder scientifiquement.

I. L’« innovation religieuse » : discussion étymologique et terminologique sur un concept mal défini

Avant de proposer notre définition de l’« innovation religieuse », il est essentiel de s’arrêter brièvement sur l’étymologie du terme « innovation » — dont l’usage s’est tellement répandu depuis les années 1970 avant de se généraliser à partir des années 1990[8] à une diversité de domaines qu’il est devenu « difficile de savoir quelle réalité il recouvre[9] » — et sur les définitions qui lui sont actuellement données dans les différents dictionnaires usuels de la langue française.

1. Étymologie latine et premières occurrences françaises

Le terme « innovation » vient du substantif latin innovatio qui signifie « changement, renouvellement, innovation ». Formé du préfixe in, qui a, dans ce contexte, le sens de « dans » ou « à l’intérieur de », et du participe novatus du verbe novo, qui signifie « renouveler, refaire », mais également « inventer, forger [des mots] » ou « changer, innover », le terme innovatio a donc principalement le sens d’introduire quelque chose de nouveau à l’intérieur d’une chose existante[10]. Relativement tardif (ive siècle de notre ère) et peu usité, il apparaît en français au xiiie siècle sous la forme « innovacïon ». Il est particulièrement associé au domaine du droit, avec le sens d’« action d’introduire quelque chose de nouveau dans une chose établie en droit, en particulier action de transformer une obligation en substituant un nouveau débiteur à l’ancien[11] ». Ainsi, de l’Antiquité jusqu’au Moyen Âge, le terme « innovation » renvoyait principalement à une action, celle d’introduire une nouveauté, un changement ou une transformation, et à une réalité existante. Par extension, il prendra le sens d’« action d’introduire quelque chose de nouveau dans une chose, transformation innovante[12] ». Cet usage s’est répandu au cours du xixe et du xxe siècle tout en sortant du domaine du droit pour s’étendre aux domaines technologique, économique, politique, social et religieux.

2. La perception de l’innovation religieuse

Avant d’aborder les définitions dans les dictionnaires usuels de la langue française, notons que, dans la majorité des dictionnaires des religions que nous avons consultés, il n’existe aucune entrée pour le concept d’« innovation religieuse[13] ». De plus, mentionnons que le concept d’« innovation religieuse » se retrouve plus rarement employé dans l’historiographie francophone[14] récente que dans l’historiographie anglophone[15] et semble, nous l’avons souligné, n’avoir fait l’objet que de très rares débats terminologiques et épistémologiques[16]. Cette quasi-absence de définition, mais surtout son usage limité dans le domaine des sciences des religions peuvent être imputés à diverses raisons, notamment au fait que le concept d’« innovation », qui est lui-même un concept sans historiographie[17], est majoritairement associé aux domaines technologique, économique, politique et social[18], mais également au fait qu’il est souvent perçu positivement en lien avec la notion de « progrès », particulièrement dans le cadre de la modernité, et négativement en lien avec l’idée de « rupture avec la tradition ou avec la norme », particulièrement dans les domaines social, culturel et religieux.

Par exemple, dans l’islam, le terme « bidʻah », qu’on pourrait traduire soit par « innovation », soit par « nouveauté[19] », désigne, du moins pour certaines écoles musulmanes, toute parole, action, croyance, coutume ou pratique introduite après la mort du prophète et qui ne se trouve pas dans le Coran. Pour certains de ces courants musulmans plus conservateurs, notamment certaines écoles sunnites, toute « innovation » ou toute « nouveauté » apparaît donc comme contraire au Coran et à la volonté du prophète. Par conséquent, pour ces écoles de pensée, elle doit être condamnée comme « hérétique » :

[…] in general, most Sunni schools understood the concept of bidʻah as prohibiting anything that is specifically forbidden in Islam, thus providing room for adapting to changes in cases that have no precedent within the shariah. A more radical position that rejected any innovation was adopted by the Hanbalite School and its followers including Ibn Taymiyyah and later on the Wahhabis in which everything is considered bidʻah and cannot be permitted if it is not clearly endorsed in the text[20].

Dans cette perspective, le terme « bidʻah », qui fait l’objet de nombreuses discussions, voire condamnations sur Internet et dans les médias sociaux[21], est souvent traduit par « innovation fautive ». D’autres écoles de pensée, notamment les écoles soufies, considèrent « qu’il y a différents degrés dans l’innovation » et que seule l’innovation qui contredit la Sunna est blâmable de même que les pratiques et les comportements récents qui invitent à l’égarement[22]. Cela montre bien qu’il n’existe pas, au sein d’une même tradition religieuse composée d’écoles et de courants divers, une position unique et unilatérale en ce qui concerne l’innovation religieuse.

Cette question de la « tradition » a également été régulièrement au centre des premiers conflits qui ont opposé les Judéens aux chrétiens — voire qui ont opposé les différentes communautés chrétiennes de l’Antiquité entre elles[23]. Les communautés chrétiennes ont également été accusées par l’élite et les autorités romaines d’être une nouveauté, une novatio. Le christianisme a ainsi été perçu comme une nova superstitio[24], une nouvelle « superstition », selon le sens que recouvrait ce terme dans l’Antiquité[25]. Pour les Romains, la nouveauté était souvent perçue et considérée comme contraire au fondement même de toute religio[26], c’est-à-dire l’ancienneté de la tradition qui permettait de prouver sa véracité, car elle s’inscrivait dans les pratiques ancestrales d’un ethnos (une ethnie) ou d’une natio (un peuple), comme c’était le cas, notamment, pour les Romains ou les Judéens. En effet, « l’homme romain est un homme de tradition, qui avait une aversion viscérale contre tout ce qui est nouveau[27] ». On comprend alors pourquoi les apologistes chrétiens se sont évertués, dès le iie siècle, à ancrer le christianisme dans la continuité et l’accomplissement de la tradition judéenne. Cette idée de « nouveauté dangereuse » a longtemps caractérisé — et c’est parfois encore le cas — les groupes qu’on qualifie de « sectes » ou de « nouveaux mouvements religieux », particulièrement en France.

Ultérieurement, les périodes de réformes, particulièrement au sein du christianisme, ont souvent été marquées par un conflit entre la tradition et l’innovation. Par exemple, durant la période de la Réforme fut proclamée la sola Scriptura (l’Écriture seule), un article de foi « qui souligne que ni la tradition, ni l’institution ecclésiale, ni des prophètes inspirés ne sauraient s’instaurer comme instances d’interprétation de l’Écriture[28] ». Les réformateurs posèrent ainsi les bases d’une compréhension innovante du christianisme en opposition avec le conservatisme et le traditionalisme de l’Église catholique romaine. Inversement, en condamnant les « erreurs modernes issues du rationalisme », le concile Vatican I (1869-1870) a réaffirmé l’importance de la Tradition aux dépens des volontés de changement, de liberté et d’innovation que la modernité avait introduites, une position qui a été nuancée lors du concile Vatican II. Ces quelques exemples présentés à très grands traits, qui auraient pu être multipliés, montrent bien qu’il existe une certaine perception négative à l’égard de l’innovation religieuse romaine, judéenne, chrétienne et musulmane.

Cette conception négative de l’innovation, qu’elle soit religieuse ou non, peut entre autres s’expliquer par le fait que la tradition a longtemps été considérée — notamment dans l’Antiquité et au Moyen Âge, mais également aux époques ultérieures — comme étant normative et garante de la pérennité des moeurs, des valeurs et de l’ordre social[29]. Ainsi, « en vertu de son importance pour le maintien de la communauté religieuse et de sa pratique, la tradition est en principe réfractaire à tout changement. Elle répugne aux innovations[30] ». Par conséquent, selon cette représentation, la tradition ne devait (voire ne pouvait) pas être changée. C’était, nous l’avons souligné, l’ancienneté d’une tradition qui assurait une certaine forme de légitimité à une Vérité révélée, à une interprétation juste, à un ordre établi qu’il soit d’origine humaine ou divine, à des valeurs sociales, à des modes de comportements, etc.[31] Pour sa part, l’innovation apparaissait comme un danger, une menace importante qu’il convenait de combattre afin de préserver la tradition — ou plus largement la société en soi — de la corruption et du chaos. Encore de nos jours, si l’innovation est facilement acceptée, voire valorisée par la majorité, notamment lorsqu’elle appartient au domaine technologique ou social, il en va autrement lorsqu’elle se produit dans la sphère religieuse. Il y a généralement un important décalage entre la perception positive de la norme, de la tradition, des groupes ou des institutions établies et la représentation négative du changement, de la nouveauté et des groupes ou des institutions émergeants. L’innovation religieuse est ainsi souvent perçue avec un certain scepticisme et une certaine méfiance par le grand public et par les médias, notamment lorsqu’elle concerne les nouveaux mouvements religieux qui sont rapidement catégorisés, particulièrement en France, comme des « sectes » potentiellement dangereuses, en d’autres termes, comme une menace pour les membres d’une société établie. Bien évidemment, l’aspect de nouveauté n’est qu’un élément parmi bien d’autres qui expliquent la méfiance qui existe généralement à l’égard des nouveaux mouvements religieux.

Cette compréhension généralement négative de l’innovation religieuse est probablement encouragée par le fait qu’il n’existe que très peu de définitions clairement articulées de ce concept[32], de définitions qui tiennent compte des multiples variables qui interviennent dans les phénomènes d’innovation religieuse et des diverses perspectives à partir desquelles il est possible de les aborder[33]. Faute d’une définition acceptée et reconnue de ce concept dans le domaine des sciences des religions — ce qui contribue à rendre les phénomènes d’innovation religieuse impalpables, car ils se confondent avec tous les types de changement religieux —, nous désirons effectuer une réflexion sur le concept d’« innovation religieuse » afin de parvenir à proposer une définition consciemment articulée autour de certains des principaux paramètres à l’oeuvre dans tout phénomène de ce type et qui permette des opérations de recherche pour l’étude des transformations religieuses.

3. Les définitions du terme « innovation » dans les dictionnaires usuels de la langue française

Revenons maintenant sur les définitions du terme « innovation » que l’on retrouve dans les dictionnaires français de langue courante. Le Grand Larousse de la langue française[34], le Grand Robert[35] et le Littré[36] définissent l’« innovation » comme le « résultat de l’action d’innover ». Alors que les deux premiers dictionnaires définissent le terme « innover » par « introduire quelque nouveauté dans un domaine particulier » ou par « apporter quelque chose de nouveau », le troisième le définit également par « changer par esprit et désir de nouveauté ». Cette dernière définition a pour avantage de souligner une certaine volonté et aspiration — par esprit et par désir — de changement face à une situation considérée comme étant inadéquate — c’est-à-dire qui ne répond pas ou plus à certains besoins religieux ou à certaines compréhensions du religieux dans un contexte et une territorialité donnés[37] — et qu’on désire modifier par l’introduction d’une nouveauté significative. Pour sa part, le Larousse offre une définition très éclairante pour notre compréhension de ce concept en considérant l’« innovation » comme un « processus d’influence qui conduit au changement social et dont l’effet consiste à rejeter les normes sociales existantes et à en proposer de nouvelles[38] ». Si les premières définitions insistent surtout sur l’aspect de nouveauté — qui est indéniable dans tout processus d’innovation[39] —, celle du Larousse apporte des éléments pertinents pour tenter de circonscrire le concept d’« innovation religieuse » en tant que processus, ce qui permet de considérer que l’« innovation religieuse » :

  1. consiste en un processus ;

  2. implique la proposition d’une nouveauté ;

  3. implique une action ou un réseau d’influence, d’autorité et/ou de communication (négociation/imposition) ;

  4. implique un changement religieux significatif ;

  5. implique une certaine forme d’abandon, de rejet ou de remise en question d’idées, de croyances, de normes, de pratiques, d’institutions sociales et/ou religieuses existantes dans un contexte donné ;

  6. implique l’adoption/adhésion à de nouvelles idées, croyances, normes, pratiques, institutions sociales et/ou religieuses.

À partir de ces éléments, nous proposons la définition suivante de l’« innovation religieuse » :

Processus collectif qui, par volonté et/ou par désir de changement face à une situation considérée comme ne répondant pas ou plus aux besoins ou aux aspirations actuelles, introduit une nouveauté religieuse et qui conduit, par négociation ou par imposition au moyen d’un réseau de communication, à un changement socioreligieux significatif, effectif et durable des pratiques et/ou du système de significations.

Cette définition permet de considérer que le changement introduit par l’innovation religieuse peut, entre autres, être engendré :

  1. soit par l’abandon ou par la remise en question, basé ou non sur une certaine forme de rejet[40], par un groupe ou par un milieu établi d’idées, de croyances, de normes, de pratiques ou d’institutions existantes et par son remplacement par d’autres idées, croyances, normes, pratiques ou institutions existantes ou nouvelles ;

  2. soit par l’adoption d’idées, de croyances, de normes, de pratiques ou d’institutions nouvelles par un groupe ou un milieu établi ou par un groupe ou un milieu qui se forme autour de cette nouveauté ;

  3. soit par l’adaptation à un bouleversement, une transformation ou un changement significatif du contexte de la réalité vécue d’un groupe ou d’un milieu[41].

Cette définition, qui mériterait encore d’être mûrie, mais surtout débattue entre spécialistes afin d’être précisée davantage, permet néanmoins d’englober de manière large le spectre de l’innovation religieuse qui ne se limite pas qu’aux nouveaux mouvements religieux ou aux nouveaux cultes, mais qui concerne également des mouvements, des milieux, des contextes, des idées, des pratiques, des normes et des institutions religieuses qui existent depuis longtemps et qui reposent sur une tradition ancienne, de même que ce qui concerne les « spiritualités flottantes[42] ». Elle a également pour avantage de considérer l’innovation religieuse comme un processus, et non comme une essence, un état ou un contenu[43], ce qui implique obligatoirement, d’une part, que l’innovation religieuse peut renvoyer à une pluralité de phénomènes et, d’autre part, un certain nombre de phases, sur lesquelles nous reviendrons, et une certaine amplitude temporelle, voire spatio-temporelle, qui varie, entre autres, en fonction de la nature et de l’importance de l’innovation, de la taille et de la répartition géographique du groupe ou du milieu concerné[44]. Elle souligne également le fait que l’innovation religieuse est un phénomène collectif qui implique, du moins dans ses premières phases, un nombre plus ou moins important d’acteurs sociaux qui forment un groupe/milieu plus ou moins structuré ou institutionnalisé autour de cette nouveauté.

Sans reprendre le débat complexe sur la définition d’un groupe, d’un milieu et des appartenances sociales, nous donnons dans le cadre de cette réflexion un sens sociologique très étendu aux catégories « groupe » et « milieu », soit une collectivité composée d’un ensemble d’individus qui adhèrent — de manière consciente ou inconsciente — à un système de valeurs et de croyances communes, qui entretiennent des relations (réelles ou imaginaires, étroites ou ténues, directes ou indirectes) entre eux[45] et qui réclament ou revendiquent leur appartenance[46] à cette collectivité. Par conséquent, un groupe ou un milieu peut être plus ou moins vaste, structuré ou institutionnalisé, entretenir des relations plus ou moins étroites ou ténues avec une institution existante ou émergente, voire exister en dehors de toute forme d’institution[47]. Cette compréhension permet de considérer que l’innovation religieuse n’est pas l’apanage de certains groupes, de certains milieux ou de certaines institutions, mais qu’elle peut émerger souvent là où on ne l’attend pas et engendrer de nouvelles formes de solidarité.

Notre proposition de définition de l’innovation religieuse implique également une situation de changement, de transformation, voire de mutation qui conduit à une modification significative et durable d’un groupe/milieu entre un état antérieur et un état actuel ou qui conduit à la formation d’un nouveau groupe/milieu dans le paysage religieux. Cette situation de changement, nous y reviendrons également, a des conséquences sur l’identité du groupe/milieu concerné, ce qui permet de considérer que le processus d’innovation religieuse participe au processus rhétorique de (re)construction identitaire d’un groupe ou d’un milieu donné. Finalement, cette définition a pour autre avantage de permettre d’aborder, à partir d’une réflexion moderne, autant les innovations religieuses actuelles que passées, ce qui nécessite néanmoins de prendre en considération le contexte socio-historique dans lequel elles émergent.

Cependant, cette définition oblige à être prudent à l’égard de la compréhension du terme « nouveauté » qui ne se limite pas à une création ex nihilo d’éléments nouveaux, d’autant plus que ce genre de création, particulièrement dans le domaine religieux, est extrêmement rare, quoique non impossible. Ainsi, la nouveauté peut, entre autres, consister en l’appropriation par un groupe/milieu d’éléments qui existent tels quels au sein d’autres traditions ou d’autres groupes/milieux ou en leur recombinaison afin de leur conférer une nouvelle signification et/ou un nouvel usage et/ou « une valeur supplémentaire à l’ensemble[48] ». Cette appropriation ou recombinaison est courante dans les nouveaux mouvements religieux, mais existe également au sein d’autres traditions, notamment, mais pas exclusivement, dans le christianisme qui a emprunté — sans néanmoins réinterpréter ce double héritage — à la fois au judaïsme et à l’hellénisme pour construire son système de croyances et de pratiques. On peut également se demander si la réappropriation au sein d’un groupe d’éléments religieux — telles que pratiques ou croyances — qui avaient été abandonnés antérieurement — par exemple, la réappropriation par certains mouvements catholiques du latin comme langue de culte durant la messe — doit être considérée comme une innovation religieuse[49]. La même remarque peut être faite en ce qui concerne la désappropriation d’éléments qui existent au sein d’un groupe/milieu religieux, mais que ce dernier délaisse pour diverses raisons.

Soulignons également que les processus d’appropriation culturelle/religieuse, qui influent de manière plus ou moins profonde sur les cultures en présence, ne sont ni irréversibles, ni définitifs, ni linéaires. En effet, ce qui a été approprié peut, pour diverses raisons, faire l’objet d’une désappropriation, c’est-à-dire d’une répudiation consciente d’éléments provenant d’une culture/religion autre, mais intégrés à sa propre culture/religion, tout comme ce qui a été perdu peut être réapproprié par une volonté consciente de refaire siens des éléments culturels/religieux dont on se sent héritier, mais qui furent perdus ou délaissés. Ces deux questions mériteraient d’être approfondies, mais nous ne nous y attarderons pas dans le cadre de cette contribution.

Le concept d’« innovation religieuse » oblige également à se demander s’il convient de le distinguer du changement, de la transformation et de la mutation religieux. Comme l’ont souligné M.-A. Williams, C.C. Martin et S. Jaffee, la notion de « changement » apparaît « too broad, too inclusive of an infinite host of minute alteration or fluctuation in religious perception that are inevitable not only from generation to generation, but from individual to individual, or even from instant to instant within the same individual[50] ». Par conséquent, le concept de « changement religieux » nous apparaît trop vague, d’autant plus que tout changement religieux n’est pas nécessairement le fruit d’une innovation religieuse, mais que toute innovation religieuse apporte un changement religieux. Pour sa part, le terme « transformer » peut renvoyer à certaines innovations religieuses, mais pas à l’ensemble de celles-ci, car il a particulièrement le sens de « rendre différent, faire devenir autre, modifier entièrement[51] ». Cela suppose que le changement se réalise à partir d’éléments donnés ou d’une réalité existante, ce qui n’est pas toujours le cas pour l’ensemble des innovations religieuses, par exemple, en ce qui concerne la fondation de certains nouveaux mouvements religieux ou de certains nouveaux cultes. Ainsi, les transformations religieuses n’impliquent pas nécessairement l’introduction d’une nouveauté qui caractérise, selon nous, l’ensemble des innovations religieuses, mais s’applique lorsque le changement religieux s’effectue à partir d’éléments existants. Lorsque la transformation se produit en raison de l’introduction d’une nouveauté, il est alors possible de parler de transformation innovante, donc d’innovation religieuse. En ce qui concerne la « mutation religieuse », cette notion renvoie à un changement suffisamment radical et profond[52]. Par exemple, pour G.G. Stroumsa, « les transformations religieuses du monde méditerranéen et proche-oriental dans les premiers siècles de l’Empire romain sont si radicales qu’on peut parler de mutations, en utilisant de façon métaphorique un terme provenant de la biologie […] il y a “changement de paradigme”[53] ». Ainsi, si certaines innovations religieuses peuvent conduire à une mutation religieuse, d’autres apportent des changements significatifs et durables, mais pas nécessairement radicaux et profonds. Par conséquent, l’impact d’une innovation religieuse est à géométrie variable et c’est le rôle du chercheur de déterminer si une innovation religieuse a introduit de manière durable un changement, une transformation ou une mutation dans le domaine religieux.

À partir de la définition qui vient d’être proposée et des précisions que nous venons de mentionner, on doit également se demander à partir de quels critères une nouveauté peut véritablement être considérée comme une innovation religieuse et ce qui la distingue d’une nouveauté, d’une mode ou d’une tendance passagère, car « le phénomène de mode n’est pas étranger à la vie religieuse[54] ». Pour répondre à cette dernière question, il convient d’abord de s’arrêter aux différentes phases qui caractérisent, selon nous, les processus d’innovation religieuse.

II. Les phases du processus d’innovation religieuse[55]

En nous appuyant sur la théorie d’une sociologie de l’innovation élaborée par G. Gaglio[56], nous avons retenu quatre phases qui caractérisent, selon nous, le processus d’innovation religieuse et qui permettent de déterminer si une nouveauté religieuse peut être reconnue comme étant une innovation religieuse, soit : la phase de la proposition d’une nouveauté, celle de la diffusion de la nouveauté, celle de l’appropriation de la nouveauté et celle de l’adoption de la nouveauté par changement des pratiques et/ou du système de significations[57]. Précisons que le système de significations constitue « une structure à l’intérieur d’un système cognitif humain qui inclut des attitudes et des convictions, des valeurs, des orientations dirigées vers un but, des objectifs globaux plus généraux, une autodéfinition et des idées sur les questions ultimes[58] ». Soulignons également qu’il n’est possible de considérer véritablement une nouveauté religieuse comme une innovation religieuse qu’au terme du processus d’innovation, c’est-à-dire lorsque le processus est plus ou moins achevé et parvenu à sa dernière phase. C’est d’ailleurs cette dernière phase qui permet de distinguer l’innovation d’une nouveauté, d’une mode ou d’une tendance qui revêt un caractère plus éphémère. Par conséquent, l’innovation religieuse doit être considérée à la fois comme un processus et comme le résultat de ce processus[59].

I. La première phase est celle de la proposition d’une nouveauté, une nouveauté, comprise dans le sens large que nous lui avons donné et qui suppose que l’on désire apporter un changement au niveau des idées, des croyances, des pratiques, des normes ou des institutions religieuses existantes, soit en transformant de manière significative celles existantes, soit en en proposant de nouvelles. Cependant, la proposition d’une nouveauté n’est possible que lorsqu’il existe certaines zones de liberté au sein d’un groupe, d’un milieu ou d’une société qui permettent de s’exprimer et lorsque les blocages matériels et moraux sont levés : « […] l’innovateur ne doit plus risquer la mort ou la mort sociale pour ses idées et ses actions[60] ». Par conséquent, dans les groupes, les milieux ou les sociétés totalitaires, la nouveauté religieuse a peu de chance de survivre, à moins qu’elle ne provienne des milieux dirigeants ou de l’élite et qu’elle ne soit imposée par ces derniers. Il est vrai que « le changement provient souvent de l’élite qui possède plus de liberté vis-à-vis des contraintes morales et matérielles. Elle se charge de l’invention, et l’innovation se répand par imitation[61] ». Cependant, il ne faut pas négliger la possibilité que la force de changement puisse provenir non pas du centre, mais de la périphérie, de l’extérieur et non de l’intérieur, de la base et non du sommet[62].

C’est durant cette phase qu’une personne ou qu’un groupe de personnes — on désignera, par la suite, cette/ces personne(s) comme les innovateurs afin d’alléger notre argumentaire — d’un milieu ou d’un groupe religieux donné, voire d’un sous-groupe au sein d’un groupe plus large, ressent, consciemment ou inconsciemment, que la réalité religieuse dans laquelle il vit — celle de sa société ou de son groupe d’appartenance — ne correspond pas ou plus à ses besoins, à ses croyances, à ses aspirations, à ses valeurs, qu’elle ne lui apporte plus de sens ou pas un sens suffisant ou adéquat. Cette situation engendre une tension plus ou moins vive entre un état présent inadéquat ou insatisfaisant et un état idéal recherché qui se répercute sur le système de significations du groupe, du milieu ou de la société d’appartenance des innovateurs[63]. Pour tenter de résoudre cette situation, une des possibilités est de proposer une nouveauté religieuse afin de transformer cette réalité de manière significative. C’est donc par une phase créative, d’inventivité, de génération d’idées, de croyances, de pratiques nouvelles que s’amorce le processus d’innovation. Mais pour que cette nouveauté puisse conduire à une innovation, elle ne peut se limiter à la phase de proposition, car la phase de diffusion s’avère déterminante dans le processus d’innovation.

II. La seconde phase est celle de la diffusion de la nouveauté qui permet à la nouveauté religieuse de s’étendre en dehors du réseau des innovateurs qui l’ont initialement proposée. Cela implique qu’après avoir été proposée, la nouveauté doit être diffusée aux membres d’un groupe ou d’un milieu existant ou en formation, c’est-à-dire un groupe ou un milieu qui se réunira ultimement autour de cette nouveauté et de la personne, du réseau, du groupe, du milieu ou de l’institution qui l’a proposée. Ainsi, une « innovation est une invention qui s’est répandue[64] ». C’est durant cette phase que s’amorce le mécanisme d’appropriation-expansion qui consiste en une intervention des innovateurs sur leur environnement pour l’organiser selon leur vision en répandant leurs valeurs, leurs idées, leurs croyances, etc.[65] La phase de diffusion n’est cependant possible que si elle s’inscrit dans un contexte propice, c’est-à-dire, nous l’avons mentionné, dans un contexte social qui offre à la fois suffisamment de liberté pour permettre aux innovateurs d’exprimer leur nouveauté religieuse, mais également un contexte favorable qui permettent aux idées nouvelles d’être entendues et communiquées, ce qui implique alors l’existence de moyens et de canaux de communication[66]. Si la nouveauté rencontre une trop grande opposition, si elle ne fait pas — ou pas suffisamment — sens[67], si elle s’inscrit dans un contexte défavorable ou si elle ne possède pas les ressources nécessaires pour être communiquée, sa diffusion sera alors restreinte, ce qui pourrait conduire à son abandon ou à sa disparition plus ou moins rapide. Durant cette phase, le rôle est principalement assumé par les innovateurs qui doivent alors établir leur légitimité et leur crédibilité de même que celle de l’innovation religieuse qu’il propose : « […] si la personne qui a le courage de proposer une nouvelle pratique religieuse manque d’assurance, de prestance et d’ascendance sur son entourage, elle sera vite considérée comme illuminée et son message sera vite oublié[68] ».

La phase de diffusion apparaît ainsi comme une phase de construction d’un discours de légitimation à la fois des innovateurs et de la nouveauté auxquels doit se rallier partiellement ou complètement, durant la phase suivante, un certain nombre d’individus. Si la phase de diffusion est l’une des plus critiques pour le passage d’une nouveauté à une innovation, c’est durant la phase suivante que le processus se concrétisera réellement.

III. La troisième phase est celle de la réception et l’appropriation de la nouveauté par un groupe ou par un milieu. Comme le souligne G. Gaglio, pour qu’une nouveauté ou qu’un changement puisse devenir une innovation, il est essentiel qu’elle soit « adoptée, au moins, par et dans un milieu social[69] ». Cette phase constitue ainsi le moment charnière de l’innovation, car « une nouveauté qui ne s’impose pas et dont un groupe ne s’est pas approprié n’est pas une innovation[70] ». C’est donc une phase de prise de conscience que la nouveauté proposée apporte ou peut apporter un changement significatif à une réalité considérée comme inadéquate ou insatisfaisante : la prise de conscience peut être celle de l’inadéquation d’une réalité ou celle que la nouveauté transforme une situation inadéquate en situation adéquate.

En s’intéressant aux figures charismatiques, qui ne constituent qu’un mode d’impulsion de l’innovation religieuse parmi tant d’autres, C.A. Keller souligne que :

[…] l’avenir “mondain” d’une innovation dépend finalement du nombre de personnes attirées par la force du modèle exhibé et vécu par le personnage charismatique. Si l’ampleur du mouvement qu’il inaugure est suffisamment vaste, le public commencera à en parler, les médias s’en mêleront et, action et contre-action se succédant, le message du novateur, son style de vie, les formes de pratique religieuse qu’il propose finiront peu ou prou par imprégner la civilisation de l’époque[71].

Ainsi, pour permettre le passage de la nouveauté à l’innovation, la proposition doit être minimalement reçue, puis appropriée par un certain nombre de personnes, sinon elle sera définitivement vouée à disparaître. Cela ne peut cependant se faire que si l’innovation religieuse entre en résonance avec la culture ambiante du groupe, du milieu ou de la société qui la reçoit et qui se l’approprie, sans quoi elle demeurera au niveau des idées étrangères et passagères. Pour qu’il y ait véritablement innovation, il faut donc qu’il y ait une « implantation effective et durable d’inventions dans un milieu social[72] ». C’est pourquoi l’innovation religieuse ne peut être que collective, même si, rappelons-le, l’individu ne doit pas être négligé dans le processus d’innovation. S’il n’y a pas réception et appropriation par un groupe ou par un milieu plus ou moins étendu, la nouveauté demeure au niveau des idées qui ne s’enracinent de manière effective dans aucune réalité religieuse et/ou collective[73].

C’est également durant cette phase que la nouveauté est négociée, c’est-à-dire qu’elle fait l’objet de débats, de confrontations, voire d’oppositions, ce qui permet souvent de préciser ses contours et son contenu[74]. Durant cette phase, le rôle est particulièrement assumé par ceux qui reçoivent et s’approprient l’innovation religieuse. Ces derniers deviennent également des relais importants pour diffuser à leur tour l’innovation religieuse dans d’autres réseaux/canaux de communication ou dans d’autres groupes/milieux, ce qui a pour effet d’élargir la diffusion de l’innovation.

La réception et l’appropriation de l’innovation religieuse peuvent également conduire à la transformation d’un groupe, d’un milieu ou d’une institution existant, à la formation d’un ou de plusieurs nouveaux groupes/milieux autour de cette nouveauté, que ce soit par séparation d’un sous-groupe à l’intérieur d’un groupe/milieu plus large ou par la formation d’un ou de plusieurs groupes/milieux entièrement nouveaux. S’il y a formation de plusieurs groupes/milieux autour de l’innovation religieuse, chacun de ceux-ci peut négocier de manière diverse l’innovation religieuse et « terminer » de manière tout aussi diverse le processus d’innovation religieuse.

IV. La phase d’instauration effective de la nouveauté par changement des pratiques et/ou du système de significations constitue la dernière étape du processus d’innovation. C’est durant cette phase que l’appropriation de la nouveauté se concrétise par une transformation ou par une adoption durable des pratiques et/ou d’un système de significations d’un groupe, d’un milieu ou d’une institution existant ou qu’elle fonde les pratiques et le système de significations d’un groupe, d’un milieu ou d’une institution émergeant. L’innovation consiste ainsi en « l’appropriation et l’adoption d’une nouveauté, en des usages originaux qui se font jour[75] ». Du point de vue individuel, Raymond F. Paloutzian considère qu’il y a conversion religieuse lorsque le niveau de changement du système de significations d’un individu atteint un certain seuil. Par métaphore, nous pouvons considérer qu’il y a innovation religieuse lorsque le système de significations d’un groupe, d’un milieu, d’une institution subit un changement significatif et durable ou lorsque le nouveau système de significations devient le principe fondateur d’un groupe, d’un milieu ou d’une institution émergeant.

En d’autres termes, durant cette phase, on ne se situe plus dans l’ordre créatif d’idées, de croyances, de pratiques, mais dans celui de l’instauration effective de ces dernières dans un milieu socioreligieux. G. Gaglio considère avec raison qu’« une innovation suppose l’émergence de nouvelles pratiques dans le sillage d’une nouveauté[76] ». Toujours selon lui, « c’est par l’entremise d’usages que la nouveauté devient réellement innovation[77] ». Mais cet usage doit également être durable, comme il le précise ensuite : « […] l’invention est une potentialité, un élément mis à disposition, l’innovation consiste en l’implantation effective et durable d’inventions dans le milieu social[78] ». C’est cette pérennité qui permet de distinguer la nouveauté, la mode ou la tendance d’une innovation réelle, car, nous l’avons mentionné, la durabilité des premières est souvent courte et éphémère[79]. Cependant, contrairement à G. Gaglio, nous considérons comme significatif dans la perspective de l’innovation religieuse de ne pas restreindre l’innovation aux pratiques, mais de l’élargir au système de significations ou aux institutions, car une transformation durable à ces niveaux peut s’avérer tout aussi importante qu’à celui des pratiques sociales ou religieuses.

Ce changement doit donc se concrétiser de manière effective et durable pour les membres d’un groupe, d’un milieu ou d’une institution, car l’instauration de ces pratiques et/ou de ce système de significations donne sens et efficacité à l’innovation. Cette incarnation effective assure alors la légitimité concrète de l’innovation et elle est le gage de sa pérennité[80]. Pour G. Gaglio, c’est durant cette période que l’innovation va également se stabiliser, du moins provisoirement, à la fois dans son contenu et dans ses usages[81]. Cependant, nous l’avons souligné, les processus d’innovation ne sont jamais achevés, car les innovations sont sans cesse remises en question, réévaluées, précisées, d’où l’importance de les aborder non seulement dans une perspective synchronique, mais également dans une perspective diachronique plus ou moins étendue. De plus, une innovation religieuse peut elle-même reposer sur l’impulsion d’une autre innovation religieuse. C’est également durant cette phase qu’il est possible que l’innovation fasse l’objet d’une institutionnalisation qui lui donnera une forme plus consensuelle, plus normalisée, que celle qu’elle avait lors de sa phase de diffusion[82].

III. Les processus d’innovation religieuse, les processus rhétoriques de (re)construction identitaire, et la représentation du Soi et de l’Autre : quelques remarques

À partir de cette réflexion conceptuelle et théorique, on peut affirmer que tout processus d’innovation religieuse engage en concomitance un processus rhétorique de (re)construction identitaire[83] que ce soit pour un groupe ou pour un milieu existant ou pour un groupe ou pour un milieu émergeant. En effet, tout au long du processus d’innovation, c’est d’abord et avant tout la rhétorique identitaire du groupe/milieu — établi ou en devenir — qui est remise en question. Il est possible d’établir encore un parallèle avec le processus de conversion, car tout comme dans ce dernier cas, le processus d’innovation aboutit, s’il parvient à terme, à une transformation identitaire significative en raison du passage d’un système de significations à un autre ou de la construction d’un nouveau système de significations. Ainsi, les processus d’innovation religieuse apparaissent comme des processus de négociation, voire de tensions de la rhétorique identitaire soit à l’intérieur d’un groupe/milieu établi ou émergeant, soit plus largement avec le reste de la société et qui peut conduire à la formation d’un nouveau groupe/milieu.

Si ces tensions sont trop importantes et ne peuvent être résorbées en préservant la rhétorique identitaire du groupe ou du milieu, elles engendrent un sentiment de rupture qui ouvre sur une crise identitaire profonde. Cette crise conduit alors à la transformation de la rhétorique identitaire du groupe ou du milieu ou à la formation d’un nouveau groupe ou milieu sur la base de l’adhésion ou de l’identification de ses membres à l’innovation religieuse. Ce qui signifie que, si le processus d’innovation religieuse arrive à terme et se concrétise par l’appropriation de nouvelles pratiques et/ou d’un nouveau système de significations, c’est la rhétorique identitaire même du groupe/milieu établi qui se trouve transformée de manière significative ou celle du groupe/milieu émergeant qui se trouve affirmée, car l’identité groupale repose sur une rhétorique de cohérence de ses pratiques et de son système de significations. Par conséquent, toute modification au niveau des pratiques et/ou du système de significations qui découle d’une innovation religieuse engendre une modification au niveau de la rhétorique identitaire du groupe concerné ou l’émergence d’une nouvelle rhétorique identitaire collective. Rappelons qu’un groupe/milieu est constitué de ses membres, de ses buts, de ses valeurs, de ses normes, de ses modalités de communication et de commandement, des statuts et des rôles de ses membres de même que de la représentation de l’ensemble de ces éléments[84]. Ainsi, « si un de ces éléments se modifie, l’ensemble subit une modification[85] » et c’est la rhétorique identitaire même du groupe qui se transforme. C’est pourquoi il est important, lorsqu’on étudie ce genre de processus, de s’intéresser à la fois aux dynamiques de groupe (intragroupaux et intergroupaux), aux processus rhétoriques de (re)construction identitaire, aux dynamiques de perception/représentation de Soi et de l’Autre et aux conséquences que l’innovation religieuse peut avoir sur ces diverses dimensions.

Ces quelques remarques, qui mériteraient d’être approfondies, illustrent bien l’étroite relation qui existe entre, d’une part, les processus d’innovation religieuse et, d’autre part, les processus rhétoriques de (re)construction identitaire et les dynamiques intergroupales. Ainsi, aborder les processus d’innovation religieuse oblige à s’intéresser à leur répercussion sur les identités groupales, collectives ou institutionnelles — voire, plus largement, sur les identités sociétales — de même que sur la perception et la représentation du Soi et de l’Autre, non seulement lorsque la nouveauté devient innovation, mais également durant les différentes phases des processus d’innovation religieuse que nous avons mentionnées.

Conclusion : les processus d’innovation religieuse, une approche possible ?

Dans cette contribution, nous avons tenté d’apporter une réflexion conceptuelle et théorique sur la question des innovations religieuses en proposant une définition critique et claire, de même qu’une ébauche théorique permettant de mieux comprendre ce type de phénomènes religieux. À la lumière de notre réflexion, il nous apparaît que l’innovation religieuse doit être considérée comme un processus collectif qui se compose d’un certain nombre de phases et qui implique un ou plusieurs novateurs et un ensemble plus ou moins vaste d’adhérents. Pour la clarté du propos, nous avons séparé ces différentes phases et le rôle assumé par le ou les innovateurs et les adhérents, ce qui ne veut pas dire que, comme dans tout processus qui implique des phénomènes humains, la réalité n’est pas beaucoup plus complexe. On doit considérer que ces différentes phases peuvent se superposer les unes aux autres ; il ne s’agit pas d’un processus rectiligne, mais d’un processus sinueux[86]. De même, nous avons tenté de distinguer le rôle assumé par le ou les innovateurs et les adhérents, mais encore une fois, ces rôles se chevauchent à différents moments du processus d’innovation religieuse. Nous avons également souligné que le processus d’innovation religieuse a des incidences au niveau de la rhétorique identitaire et s’inscrit dans un contexte de dynamique de groupe, deux éléments qui ne sont que très rarement pris en considération par la recherche. Finalement, nous considérons qu’il est important d’avoir des « spécialistes de l’innovation », pas nécessairement des connaisseurs de tel mouvement religieux ou de tel réseau spirituel, mais plutôt d’avoir des chercheurs qui maîtrisent suffisamment les dynamiques du processus d’innovation religieuse pour être capables de le saisir dans leur mouvement. Bien évidemment, nous ne prétendons pas avoir répondu à l’ensemble des questions que pose l’innovation religieuse, mais nous avons tenté ici d’ouvrir la réflexion sur cette question et d’apporter quelques éléments de réponse. Néanmoins, la question de l’innovation religieuse mériterait encore d’être débattue et nuancée afin de faire véritablement de ce concept un outil d’analyse opératoire des phénomènes de changements religieux.