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Ce livre est porté par une ambition beaucoup plus vaste que celle annoncée par le titre. Car l’auteur ne cherche à y restituer « l’expérience de la perte » au début du xixe siècle que pour comprendre la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. Il en vient au moment 1800 comme à ce point précis où la crise moderne du temps, devenue consciente d’elle-même par la Révolution française, trouve ses premières expressions philosophiques, politiques et littéraires ; mais l’exploration de ce moment, qui constitue l’essentiel du corps de l’ouvrage, est gouvernée par la volonté de mettre au jour le rapport que nous, aujourd’hui, entretenons au temps. Philip Knee ne se demande pas simplement quelle conception les modernes se font du temps, il interroge la façon dont ils sont intérieurement structurés par un rapport au temps paradoxalement ébranlé du fait même qu’il est parvenu à la pleine conscience de soi.

Pour comprendre la teneur du propos, il faut partir de la thèse génératrice de l’auteur, que je crois pouvoir énoncer ainsi : la modernité s’est constituée comme telle en dénaturalisant la tradition, c’est-à-dire en désubstantialisant le passé. La condition de possibilité de l’autonomie est la mise à distance critique de la tradition, la prise de conscience que le passé n’est pas donné comme une autorité qui s’impose du dehors (que ce dehors soit fabriqué comme Nature, Coutume ou Divinité), mais reçu comme un héritage qu’on accueille et qu’on s’approprie. Aussi est-ce au fil conducteur de la catégorie d’héritage que Philip Knee retrace le destin de la modernité. Trois temps scandent son récit : la première modernité, qui attaque la tradition ; la modernité postrévolutionnaire, qui en médite la perte ; la modernité tardive, enfin, qui a oublié jusqu’au sens de la perte, et qui risque ainsi de voir s’effondrer l’autonomie revendiquée.

Avant la Révolution française, la modernité se construit comme une conversation entretenue avec un passé qu’elle maintient vivant tout en le critiquant. Knee le montre à travers quatre figures éminentes qui lui permettent de styliser cet âge héroïque de l’autonomie. Ainsi Montaigne pratique-t-il un « va-et-vient », ou un dialogue incessant avec les traditions anciennes qu’il s’approprie tout en les altérant ; Descartes, grand penseur de l’arrachement, restitue les conditions culturelles nécessaires à cet arrachement même ; Pascal désarticule la tradition pour la sauver en distinguant les ordres et en découvrant le monde du coeur ; Rousseau enfin pousse si loin la critique de la société qu’il en vient à comprendre la nécessité du Législateur, dont l’art secret produit une nouvelle tradition vivifiant les moeurs républicaines. Ces grands maîtres de la critique nous ont appris que ce qui se donnait comme substantiel est historiquement construit, que ce que nous avions la candeur de croire naturel est en réalité coutumier. Grâce à eux, nous ne pouvons plus nous rapporter aux choses du passé comme à des données qui nous seraient imposées de l’extérieur et fourniraient les cadres intangibles de notre vie. Nous nous pensons comme héritiers et savons que l’héritage n’est pas reçu passivement. Dans ce premier moment où l’autonomie est pensée, où la conscience se lève, elle s’affirme encore dans son opposition à l’autorité maintenue. C’est le temps de l’innocence, ou plus exactement de « l’ambiguïté » (p. 67), parce que la critique s’y effectue à l’ombre d’une autorité si solidement instituée qu’elle semble encore indestructible.

Montaigne, Descartes, Pascal, Rousseau : autant de figures dont une histoire des idées un peu hâtive fait des « précurseurs » de l’âge critique, et dont la lecture explicitement rétrospective de Knee nous montre en quoi, aussi, ils ne le sont pas. Chacun à sa manière, tout en ouvrant la conscience, sait que cette conscience est arrimée à une réalité substantielle. Aussi, du xvie au xviiie siècle, la critique est-elle plutôt une « querelle » — querelle de la liberté contre l’autorité, de la libre pensée contre la dogmatique chrétienne, de la conscience contre la tradition. La Révolution française change la donne en nous installant dans « un monde où l’on ne sait plus comment nommer la querelle ; un nouveau monde où la querelle manque d’un langage lui permettant d’être conduite et représentée » (p. 69). C’est cela que désigne l’expression « moment 1800 » : pour l’homme de 1800, la « marche du temps » « est mobile et soustraite à tout sens définitif, engendrant dès lors l’expérience d’un avenir à construire et d’une liberté sans repère » (p. 81).

À partir de la Révolution, notre rapport au temps ne peut plus être innocent ni ambigu. La critique a gagné la partie, le vieux monde de l’autorité est vaincu, et la conscience est désormais souveraine. Or — tel est le paradoxe dont l’ouvrage déploie les multiples dimensions — du sein même de son triomphe, la conscience souveraine éprouve son irrémédiable fragilité. La conversation critique entretenue avec la tradition fait place à l’expérience effective de la perte engendrée par la réussite de la Révolution, qui s’avère immédiatement être aussi son échec. Car si c’en est fait de l’autorité transcendante, si la tradition ne s’impose plus comme un absolu, si donc l’impératif est de faire table rase pour bâtir l’avenir, il apparaît très vite que la rupture avec le passé, parce qu’elle est totale, empêche précisément de bâtir un avenir. Les « Lumières critiques » ont certes « pris les commandes de la vie politique et morale. […] Mais elles se retrouvent nues, mises en pleine lumière peut-on dire, car réduites à ce qu’elles sont : une promesse reposant sur des facultés humaines faillibles, infiniment questionnables, manquant d’un contenu assuré » (p. 69). Une fois la vieille autorité vaincue, la conscience découvre qu’elle n’a pas assez de consistance pour rien instituer. « La vie issue des Lumières ne semble pas offrir de quoi poursuivre le projet des Lumières » (ibid.). Incapable de se dépasser en positivité, la rupture se prend alors elle-même pour objet de sa visée, devient sa propre fin, et débouche sur un présent qui n’a plus d’horizon que lui-même.

Notre présent se caractérise en effet par le fait que la conscience a si radicalement accentué la rupture qu’elle en est venue à faire sécession. Elle a perdu non seulement le sens de la proposition qui courait de Montaigne à Rousseau, mais aussi celui de la rupture. Les révolutionnaires avaient aboli le passé pour que puisse advenir l’avenir. Oublieux de la portée même de ce geste, nos contemporains ont perdu jusqu’au sens d’un avenir. Le présent est présentiste selon Knee, qui suit ici le diagnostic de François Hartog. Nous vivons en un temps tout entier résorbé dans son présent, parce que la conscience a perdu son rapport au passé. C’est alors « la fête de l’immédiat » (p. 284), qui se fait très vite terreur de l’immédiat, en ce que l’injonction radicale à transgresser pour transgresser revient à faire de l’anti-norme la seule et la plus implacable des normes (ibid.), injonction à s’arracher, à innover pour innover.

De part en part politique, le propos de l’auteur est une vaste méditation sur la démocratie, méditation inquiète qui nous met sous les yeux le danger que le triomphe actuel des « Lumières critiques » fait courir au projet d’autonomie. Il dessine les contours d’une tragédie d’autant plus profonde qu’elle est silencieuse, d’une aporie proprement moderne d’autant plus pernicieuse qu’elle s’ignore elle-même, l’aporie d’une société qui défait son autonomie par l’acte même qui la conquiert. Knee écrit qu’une « phénoménologie de l’héritage à l’âge de la rupture » (p. 16) est généalogique. C’est dire qu’il cherche des ressources qui nous permettraient de retrouver, non pas l’autorité d’un passé sacralisé, mais au contraire le sens de la perte. C’est pourquoi il focalise son enquête « autour du moment 1800 ».

Il est impossible ici de rendre compte de la richesse des analyses, et je ne puis guère qu’en indiquer la structure d’ensemble, laissant au lecteur le plaisir de découvrir le détail des développements. Après un chapitre d’ouverture portant sur la première modernité, Knee s’installe au coeur du premier xixe siècle français pour montrer d’abord (dans le second chapitre) l’importance de la perte et la nouvelle culture qu’elle impose. Les trois chapitres qui suivent déplient trois attitudes face à la perte, trois manières de la cultiver. La tradition contre-révolutionnaire se caractérise par l’impératif d’y « résister » (chapitre III), mais cette résistance même, sous peine de n’être qu’une récusation, doit être argumentée, justifiée en raison, de sorte que les contre-révolutionnaires sont condamnés à accomplir eux aussi le geste de la rupture pour la nier (p. 156). Ils sont pris dans une contradiction interne dont ils ne pourront se relever. Beaucoup plus féconde est l’attitude qui consiste à « composer » avec la perte (chapitre IV), et c’est notamment à travers Chateaubriand et Lamennais que Knee présente la synthèse catholique, qui conçoit les Lumières non comme l’ennemi mais comme l’enfant du christianisme. Enfin, une dernière attitude consiste à « ruser » (chapitre V), c’est-à-dire à jouer l’autonomie contre elle-même pour la développer tout en se préservant de sa part d’ombre, c’est-à-dire — même si Knee n’emploie pas le mot — du nihilisme qu’elle porte aussi dans ses flancs. Tocqueville et Gauchet sont du reste ici non pas tant des figures que, semble-t-il, des guides.

Cet ouvrage est un manifeste pour les Lumières, un éloge de leur inspiration originelle. Informés par « le moment 1800 », nous, héritiers des Lumières, savons que nous héritons de la rupture et des dangers qu’enveloppe la posture de l’absolu critique. Le xixe siècle nous a appris que le passé n’est pas tant à rejeter qu’à fréquenter, que la perte se cultive, sous peine d’être elle-même oubliée et d’engendrer la satisfaction catastrophique du présentisme : « sans une dette reconnue, le futur projeté risque d’être réduit au pur présent d’une transgression sans cesse recommencée » (p. 285). Il ne s’agit donc nullement, en un mouvement d’humeur réactionnaire, de faire du passé une solution de rechange au présent mais, bien plus profondément, de cultiver une certaine « lenteur nécessaire pour accorder leur poids aux choses » (p. 293). La clé de l’ouvrage en était donnée dès les premières pages :

Nous faisons l’hypothèse que l’invention du futur exige de définir un rapport au passé qui règle la passion démocratique du neuf, et que cela suppose de se mettre en quête d’un traditionalisme qui soit à sa hauteur ; que c’est en donnant naissance à une culture de la perte — devenue une constante de notre conscience historique depuis deux siècles — que la démocratie s’efforce de se rapporter à l’héritage qui la fait vivre, alors que le triomphalisme des Lumières ou l’euphorie innovante d’aujourd’hui y sont aveugles

p. 15

L’inquiétude de l’auteur ne concerne donc pas l’autorité perdue, mais la mise en danger de l’autonomie par elle-même. Il n’y a pas d’autonomie sans héritage, pas d’autonomie pour une conscience qui n’est plus arrimée à rien d’autre qu’elle-même. Aussi n’est-ce qu’en se plaçant sous l’autorité de l’héritage qu’on parvient à le faire sien, car seule la tradition héritée crée les conditions de la liberté (p. 5).

On se demandera pourtant si l’aporie moderne du temps est susceptible d’être levée. Car enfin, à suivre les termes mêmes dans lesquels Knee construit le problème, il semble que la perte inscrive la contradiction au coeur même du dispositif moderne. Si vraiment la modernité se définit par le fait qu’elle institue son rapport au passé comme un rapport d’héritage, il semble que nous soyons bon gré mal gré voués au présentisme. Un héritage est-il « encore ce qui a précédé le récepteur, puisque celui-ci le rend en quelque sorte méconnaissable par sa réception même. L’héritage […] n’est-il pas d’emblée perdu du fait d’être transmis ? » (p. 2). L’autonomie implique la mise à distance de tout donné ; elle pose ainsi que le donné n’est pas imposé mais reçu, ce qui implique que la conscience souveraine en fasse ce qu’elle veut. En d’autres termes, dès lors que le passé dénaturalisé est objectivé en tradition pour moi, il est relativisé, et perd immédiatement et irrémédiablement son statut d’autorité, le propre d’une autorité étant précisément que je ne la reçoive pas à ma guise.

Le livre de Knee, qui développe une analyse profonde de la mélancolie inhérente à la démocratie, est lui-même mélancolique. On le voit au choix des figures que l’auteur privilégie pour dessiner le moment 1800. Parler de moment, c’est annoncer l’unité d’une question qui habite une époque, qui en structure et en gouverne la pensée. Mais Knee a décidé de ne pas s’arrêter sur les élaborations progressistes de la rupture. Chez Saint-Simon et les saint-simoniens pourtant, chez Comte, mais aussi dans la tradition républicaine si vigoureusement portée par Quinet, Michelet ou Pierre Leroux, la question de la perte est pensée pour elle-même et devient même le ressort d’une philosophie de l’histoire. Le moment 1800 n’a pas été seulement celui d’une expérience fondatrice de la perte, suscitant une culture spécifiquement mélancolique, il a été aussi celui des grandes réconciliations et des grands enthousiasmes, que nous moquons avec une condescendance peut-être mal placée. En mettant en relief la tradition mélancolique, Knee donne tout son sérieux à la pensée conservatrice. Il nous apprend que la nostalgie, la mélancolie et l’ironie ne sont pas seulement des postures de retrait, des poses d’esthètes antimodernes, mais de véritables positions théoriques. Cependant, en effaçant aussi complètement de son portrait spirituel du xixe siècle français tout le courant progressiste, Knee partage une lecture du présent dont il n’est pas si évident qu’il soit à ce point vautré dans l’abjecte satisfaction du présentisme. Que la promesse portée par la rupture soit abîmée dans la terreur de l’immédiat, voilà, aurait dit Montaigne, qui est sujet à longue interprétation.