Corps de l’article

L’essentiel des contributions réunies dans ce numéro spécial est issu du colloque Nature, rôle et importance des intuitions en philosophie qui s’est tenu à Montréal en mai 2016 dans le cadre du congrès annuel de la Société de philosophie du Québec. À celles-ci s’en sont ajoutées d’autres sur l’affectivité et la modalité des intuitions.

Les thèmes abordés dans ce numéro discutent certains des débats centraux qu’on retrouve dans la littérature récente sur l’intuition. Le regain de l’intérêt, depuis les dernières décennies, pour la question de l’intuition et de sa place en philosophie, s’explique par différents facteurs.

Le premier concerne la nature des intuitions et s’explique en grande partie par la remise en cause récente d’une conception largement défendue de la nature des intuitions selon laquelle celles-ci seraient en fait réductibles à d’autres états mentaux telles les croyances (Lewis 1983), ou les dispositions à croire (Sosa 1998 ; Van Inwagen 1997). Les trois premiers articles réunis ici abordent principalement ce problème de la nature des intuitions. Dans la foulée de Bealer (1998), plusieurs ont défendu depuis les dernières années la thèse que l’intuition partage avec la croyance la propriété d’être une attitude propositionnelle par rapport à P, tout en étant irréductible à cette dernière. Lorsque je considère, pour reprendre l’exemple de Bealer, une des deux lois de De Morgan pour la première fois, il se peut que la loi en question (disons ∼(a ∧ b) ≡ ∼a ∨ ∼b) ne me semble ni vraie ni fausse, mais qu’après une courte réflexion, elle semble vraie. Cette attitude face à la loi n’est pas une simple croyance en la vérité comme celle que j’acquiers au moyen d’une table de vérité, elle est un état distinct. La loi de De Morgan peut sembler vraie à un débutant en logique, par exemple en raison de la connaissance qu’il a que la conjonction de a et b est équivalente à la négation de leur disjonction, mais cette simple connaissance peut ne pas lui suffire pour croire que la loi de De Morgan est vraie.

Si on accepte que ces deux états sont distincts et que l’intuition doit être vue comme une attitude propositionnelle sui generis, il faut tout de même préciser ce qui est constitutif de l’intuition et distinct de la croyance. C’est ce problème dont traite Guillaume Fréchette dans « L’intuition est-elle une attitude propositionnelle ? », un problème qu’il aborde en se penchant plus précisément sur la question des éléments constitutifs de l’intuition comme attitude sui generis. Selon lui, les métaphores utilisées pour illustrer le « sembler vrai » et les moyens pris pour expliquer la spécificité de l’intuition par les partisans de la conception de l’intuition comme attitude sui generis ne sont pas univoques : ils peuvent très bien servir à expliquer l’intuition comme étant, de manière primitive, une attitude par rapport à un objet, et seulement de manière dérivée une attitude par rapport à une proposition. En utilisant les ressources de la tradition phénoménologique, il suggère que les partisans de l’intuition comme attitude sui generis gagneraient en fait à suivre certaines analyses des phénoménologues et à chercher l’élément constitutif de l’intuition comme « sembler vrai » relativement aux attitudes objectuelles.

Les limitations des options à la disposition des partisans de la conception des intuitions comme attitudes propositionnelles sui generis sont également exposées par Anne Meylan Massin dans « Rationalité et affectivité des intuitions ». Meylan Massin montre que les intuitions sont caractérisées par « une capacité rationnelle », c’est-à-dire, qu’elles sont susceptibles d’être évaluées sur le plan de leur rationalité et de leur irrationalité. Elle propose cependant une autre solution au débat entre conceptions perceptuelles et conceptions propositionnelles de l’intuition en suggérant que celles-ci seraient des états affectifs proches des émotions — et non pas des états doxastiques ou des expériences perceptuelles. Selon Meylan Massin, une telle conception affective des intuitions serait la seule capable de rendre compte à la fois de (i) la spécificité phénoménologique, de (ii) la modularité, et de (iii) la capacité rationnelle des intuitions.

Dans « Les intuitions rationnelles sont-elles des intuitions modales ? » Pierre Saint-Germier remet en question le bien-fondé de la stratégie modale déployée par plusieurs défenseurs de la conception des intuitions comme attitudes propositionnelles sui generis, ainsi que l’apparence de nécessité que les théoriciens des intuitions rationnelles identifient comme leur caractéristique constitutive. Il fait valoir que l’existence d’intuitions rationnelles ayant pour objet des propositions contingentes jette un doute sur l’adéquation de cette thèse et discute d’une tentative de remédier à ce problème qui cherche une solution dans le cadre d’une théorie faillibiliste des intuitions rationnelles, tout en admettant qu’il puisse y avoir des illusions modales inéliminables, ce qui n’est pas sans faire problème. Saint-Germier propose plutôt de reconsidérer le contenu des apparences associées aux intuitions rationnelles en insistant sur le fait que la modalité de ces dernières semble être moins ontique qu’épistémique.

Un second facteur à l’origine du regain d’intérêt pour l’intuition tient au rôle et à l’importance que les intuitions pourraient jouer sur le plan épistémique, à savoir la justification qu’elles sont censées apporter lorsqu’elles en apportent une. La place de l’intuition dans l’argumentation philosophique, par exemple dans le recours aux expériences de pensée, illustre pour plusieurs la vertu épistémique des intuitions. On peut penser notamment aux expériences de pensées visant à supporter nos intuitions sur l’identité personnelle (entre autres dans Chisholm 1976), aux contre-exemples de Frankfurt au principe des possibilités alternatives défendus par les partisans de l’incompatibilisme sur la question du libre-arbitre, ou même au problème de Gettier qui montre que si la connaissance est une croyance vraie justifiée, cela mène à la conséquence contre-intuitive que Smith sait que l’homme qui obtiendra le poste a dix centimes dans ses poches[1]. Ce que montrent ces expériences de pensée, c’est que l’intuition peut être un guide fiable pour vérifier la teneur de vérité d’une théorie, voire servir d’évidence ou de justification pour du savoir intuitif.

Par « savoir intuitif », on entend généralement l’idée de croyances vraies qui seraient justifiées par nos intuitions. Ce serait notamment le cas de plusieurs de nos croyances philosophiques, notamment en philosophie morale (Huemer, 2008), en philosophie de l’esprit et de la connaissance (Goldmann, 2007 ; Pust, 2016) et en philosophie des mathématiques et de la logique (Bealer, 1998 ; Chudnoff, 2013). Patrice Philie aborde cette dernière question dans « Intuition et lois logiques », en lien justement avec le problème de la justification des lois logiques. Si les intuitions sont appelées à jouer un rôle justificatif, qu’elles sont rationnelles et que ce sont des attitudes propositionnelles sui generis, le meilleur moyen d’assurer la spécificité de cette attitude pour l’intuition des lois logiques est d’insister sur leur caractère modal : l’intuition n’est donc pas simplement une impression que P est vraie, mais une impression que P doit être vraie. Or précisément, dans le cas des lois logiques, cela ouvre à toute une série de problèmes qui suggèrent à Philie que le recours aux intuitions en épistémologie de la logique se traduit par un échec.

Puis, dans « De l’impossibilité du savoir intuitif conçu comme état purement mental et d’une difficulté que cela soulève pour l’évidentialisme », Jimmy Plourde examine l’hypothèse selon laquelle le savoir intuitif serait possible s’il était conçu dans le cadre d’une théorie de la connaissance du type de celle de Timothy Williamson, selon laquelle le savoir est un état purement mental (Williamson, 2000). Il arrive à la conclusion que, ainsi conçu, le savoir intuitif est impossible. À l’encontre d’une telle possibilité, Plourde fait valoir que les états mentaux de connaissance présentent au moins une caractéristique que les intuitions n’ont pas, à savoir être tels que les états qui ont des contenus contradictoires s’excluent en vertu de leur nature (et pas seulement pour des raisons logiques ou sémantiques) : il n’est pas possible pour un même individu S de savoir que p et de savoir que ∼p, mais il est tout à fait possible pour S d’intuitionner que p et d’intuitionner que ∼p. Plourde soutient que l’exclusion mutuelle des états de connaissance découle de leur factivité et de leur véridictivité, deux propriétés que l’on ne retrouve pas chez les intuitions rationnelles. Enfin, Plourde soutient que les différences qu’il indique entre les intuitions et les états purement mentaux de connaissance soulèvent au moins une difficulté importante pour la thèse de l’évidentialisme, c’est-à-dire pour la thèse selon laquelle une intuition pourrait à elle seule constituer une justification forte ou une « évidence » pour une croyance.

Mais il y a également d’autres facteurs qui sont déterminants dans la place accordée aujourd’hui à l’intuition en philosophie qui, s’ils ne sont pas directement abordés dans les articles réunis ici, sont parfois présupposés dans la compréhension générale. Un de ces facteurs est le rôle méthodologique de l’intuition en philosophie. En fait, pour beaucoup de philosophes, ce qui caractérise l’intuition dans la méthodologie est son caractère central, c’est-à-dire le fait que la plupart des questions philosophiques sont appelées à être tranchées, en dernière instance, par l’intuition. Les défenseurs de la philosophie expérimentale ont contribué pour beaucoup à faire valoir cette idée : le recours à l’intuition pour eux n’est pas un phénomène isolé en philosophie. Les philosophes expérimentaux parlent même d’une omniprésence, dans les pratiques philosophiques, du recours à l’intuition, un élément qui serait une des caractéristiques distinctives de la philosophie par rapport à la science (Cova, 2011). On pourrait mieux comprendre selon eux le rôle que jouent les intuitions dans l’explication philosophique si on se basait sur la manière dont les gens pensent : des enquêtes de terrain sur des questions précises pourraient en ce sens nous aider à comprendre ce qui donne réellement aux intuitions la valeur que les philosophes leur attribuent. D’autres défenseurs de la philosophie expérimentale, par exemple, feront valoir davantage la diversité du phénomène intuitif en l’étudiant pour certains contextes ou groupes sociaux.

Cela dit, même s’ils s’accordent sur la place centrale qu’occupe l’intuition dans la pratique philosophique, les philosophes expérimentaux ne s’entendent pas tous sur la valeur des intuitions sur le plan épistémique. De nombreux philosophes expérimentaux, ceux associés à ce que l’on appelle parfois le programme négatif, soutiennent que nos intuitions s’accompagnent de biais cognitifs importants, de sorte qu’elles ne peuvent pas justifier quelque croyance que ce soit. D’autres philosophes expérimentaux soutiennent toutefois qu’il est possible d’identifier ces biais et, partant, de les corriger. On associe ces derniers au programme positif de la philosophie expérimentale, un programme qui soutient donc que l’intuition a non seulement un rôle méthodologique important à jouer en philosophie, mais également un rôle épistémique.

Si tous ces développements récents en philosophie ont contribué à faire de l’intuition un des thèmes centraux de réflexion de la philosophie contemporaine, tous ne voient cependant pas d’un bon oeil les positions favorables à l’intuition. Plusieurs philosophes ont contesté notamment l’importance des intuitions dans la pratique de leurs confrères, ou sur le plan de la méthode philosophique (Cappelen, 2012 ; Deutsch, 2015 ; Molyneux et Earlenbaugh, 2009 ; Williamson, 2007). D’autres ont émis des doutes et des critiques à l’encontre de la valeur épistémique des intuitions. C’est notamment le cas de plusieurs partisans d’une conception naturaliste de la connaissance (Cummins, 1998 ; Kornblith, 2007) et, comme nous l’avons mentionné précédemment, des philosophes expérimentaux attachés au programme négatif de la philosophie expérimentale (Stich, 1998 ; Weinberg, 2007).

Dans le présent collectif, les auteurs ont voulu se pencher sur des enjeux demeurés dans l’ombre et néanmoins significatifs quant aux questions de la nature, du rôle et de l’importance des intuitions en philosophie et ce, sans aucun parti pris ou quelconque préjugé sur ces questions. Nous tenons à remercier Florian Cova, Denis Fisette, Siegfried Mathelet, Martine Nida-Rümelin et Patrice Philie pour leur participation au symposium à l’origine de ce numéro. Nos remerciements vont également au Fonds d’aide à la recherche de l’UQTR et au FWF autrichien (Projet P-27215) pour leur soutien financier. Merci enfin à Benoit Castelnérac, responsable de l’organisation des colloques à la SPQ, pour avoir facilité la tenue de l’événement.