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L’ouvrage Hidden Heads of Households : Child Labor in Urban Northeast Brazil de Mary Lorena Kenny offre un aperçu fort enrichissant de l’univers du travail des enfants dans les villes du nord-est du Brésil. Anthropologue à la Eastern Connecticut State University, elle a passé plus d’une décennie auprès des enfants brésiliens afin de saisir le contexte entourant leurs conditions de vie et de travail. Elle amorce ses recherches en 1994, lesquelles se basent principalement sur la ville d’Olinda, composée de 60 favelas et où approximativement 60 % de la population vit en situation de pauvreté. L’objectif initial de l’auteure était de mener une « recherche-action », c’est-à-dire d’y intégrer un aspect humanitaire en apportant des renseignements relatifs à la santé publique. Or, elle dut rapidement redéfinir son intention de départ après un premier contact avec les enfants, alors qu’elle prit conscience du fait qu’ils se souciaient en premier lieu de s’alimenter et de se loger. Kenny expose dans cet ouvrage un des enjeux de la recherche en milieu défavorisé, quel que soit le domaine : le désir d’apporter une aide immédiate se heurte au danger que celle-ci devienne somme toute nuisible si les paramètres du problème n’ont pas tous été bien circonscrits. Sa méthodologie de recherche s’agence donc en ce sens, puisqu’elle menait des entrevues avec les enfants eux-mêmes, afin de saisir leur point de vue. Ces derniers rapportaient leur histoire sans aucune rétribution ou obligation, mais pouvaient toujours compter sur elle pour se loger ou se nourrir besoin étant.

Kenny présente habilement la complexité du sujet dans les premiers chapitres. La définition du travail des enfants est en elle-même floue, car certaines activités pratiquées par les enfants sont tout simplement considérées par la famille comme faisant partie des tâches normales que les enfants doivent accomplir au sein de l’économie familiale. L’auteure s’est concentrée sur les enfants âgés de moins de 14 ans, âge en-deçà duquel le travail est officiellement illégal, mais non moins pratiqué. En ce qui concerne l’état de la recherche, Kenny signale que l’attention demeure plus souvent portée sur les enfants de la rue, alors que les « invisibles », ceux qui vivent en situation d’extrême pauvreté mais sous un toit, sont trop souvent oubliés. Elle observe que le statut des enfants est toujours défini en rapport avec leur famille, particulièrement avec la mère. De ce fait, les enfants de la rue sont désignés comme tels parce qu’ils ont coupé tout lien, émotionnel, physique et économique avec leur mère. Cependant, peu importe leur statut, ces jeunes vivent dans un contexte de violence normalisé à un tel point qu’à leurs yeux, mourir dans leur jeune âge semble acceptable, voire naturel.

Les deux chapitres portant sur le travail des enfants dans le contexte de leur communauté révèlent qu’ils travaillent parallèlement aux adultes dans le secteur informel. Près de 45 000 enfants à Olinda fouillent les lixões (dépotoirs) pour subsister, revendant les pièces qui rapportent. Plusieurs familles vivent à même ces dépotoirs. Par ailleurs, les occupations se trouvent souvent divisées selon le genre : les garçons travaillent comme guias (guides touristiques) et les filles comme domestiques. Ces dernières ont aussi une double responsabilité, car ce sont elles qui s’occupent des responsabilités domestiques. Elles sont aussi plus vulnérables à la violence à caractère sexuel, en plus d’être sexualisées très tôt. Le harcèlement, les viols et les grossesses précoces sont aussi la conséquence du racisme systémique qui stigmatise les Brésiliens de pigmentation plus foncée. Les filles affichant une tignasse frisée tentent par exemple de la défriser afin de se « désafricaniser ».

Somme toute, il s’agit d’un ouvrage d’intérêt, qui offre une perspective nuancée sur la question de la servitude des enfants. L’auteure porte une grande attention à la vie de ces enfants, comme en témoignent les nombreuses citations qui viennent appuyer l’argumentation, révélant ainsi leur propre perspective sur leur condition. De plus, le texte est ponctué de photographies prises en grande majorité par les enfants eux-mêmes, montrant à voir des jeunes souriants, malgré la gravité de leur situation. La conclusion présente quelques pistes de solutions, quoiqu’exposées très brièvement. Kenny soutient que c’est par la voie de l’éducation qu’on peut entrevoir des résultats positifs à long terme. La scolarisation est hautement valorisée au Brésil, mais les coûts des matériaux, incluant l’uniforme obligatoire, la rend difficilement accessible pour les plus pauvres. On peut regretter que l’ouvrage semble un peu court au regard de l’étendue et de la durée de la recherche : seuls deux chapitres sur sept rendent compte précisément du travail des enfants. Mais le regard détaché de l’auteure constitue pour le lecteur un gage de justesse.