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Anthropologue engagé, historien et théologien de l’Université de Genève, Philippe Chanson est un fin connaisseur des sociétés créoles des Antilles et de Guyane. Auteur prolifique, il a déjà signé de nombreux travaux sur les missions, les croyances, les cultures et les identités créoles. En complément de La blessure du nom (2008) qui fait l’objet de la présente recension et constitue le tout premier volume de la belle petite collection « Anthropologie prospective », on lira ainsi avec le plus grand profit un autre de ses ouvrages, tout aussi rigoureux et remarquable, publié quelques années plus tard dans la même collection : Variations métisses. Dix métaphores pour penser le métissage (2011).

Avec La blessure du nom…, le projet de Ph. Chanson se veut avant tout ethnographique. Il tient finalement en quelques lignes : retrouver, faire émerger et questionner « la blessure » que l’attribution de patronymes, pour la plupart péjoratifs, a pu causer aux descendants d’esclaves au moment de leur libération. Rappelons qu’après l’abolition de l’esclavage par le décret du 27 avril 1848 initié par Victor Schoelcher, les anciens esclaves se virent dans l’obligation de se rendre dans les bureaux de l’état-civil afin de faire enregistrer un nom de famille. De nombreux esclaves se firent alors humilier par les commis de l’état-civil qui, souvent de connivence avec les anciens maîtres, leur attribuèrent des noms dégradants ou ridicules, sans que les affranchis, pour la plupart illettrés, ne s’en rendent compte. Or, ces noms existent et se transmettent toujours dans les Antilles. C’est à cette seconde humiliation que s’est donc intéressé Ph. Chanson.

Les patronymes chosifiants et dégradants que l’auteur a répertoriés, classés et analysés en disent long. Citons en quelques exemples parmi les 1 800 du genre qui circulent encore dans les Antilles : Alacase, Brisefer, Capput, Patabouf, Crétinoir, Trouabal, Pasbeau, Dément, Malacquis, Lavidange, Lanclume, Betacorne, Malcousu, Leunuque, Satan, Passavoir, Nègrobar, Rebus.

Pour mener son enquête, Ph. Chanson a déployé une recherche ethnohistorique tout à fait passionnante qui l’a conduit – qui y aurait pensé –, à lire et à éplucher les milliers de pages d’annuaires téléphoniques, mais aussi à interviewer des descendants d’esclaves et à mobiliser une partie de la littérature créole (les oeuvres de Césaire, Glissant, Chamoiseau, entre autres). L’auteur indique avoir ainsi examiné près de 350 000 patronymes collectés dans différents documents, publiés ou inédits.

L’ouvrage est divisé en trois parties. En introduction, Ph. Chanson explique d’abord son intérêt pour cette thématique autour de la « mémoire blessée », l’espace géographique qu’il couvre et sa méthodologie. Il présente méticuleusement son corpus, rappelant à son lecteur les multiples difficultés d’une telle entreprise pour un chercheur européen. Dans le chapitre 1, intitulé « Le choc des noms », Ph. Chanson dresse l’état des lieux des noms de la honte. Il cite de nombreux exemples particulièrement significatifs de cette blessure qui a laissé d’importantes cicatrices. Dans un deuxième chapitre, Ph. Chanson examine le processus même de re-nomination dans le contexte de la colonie et de l’esclavage. Ce marquage colonial implique plusieurs opérations décrites et analysées dans les détails que sont l’amputation, la substitution et l’interdiction. Le troisième chapitre est consacré au processus de l’attribution des noms patronymiques aux esclaves affranchis en 1848. Chanson reconstruit les différentes étapes : l’enregistrement des nouveaux citoyens, les procédés d’attribution par listings existants, créés ou improvisés. Vient ensuite l’analyse des procédés lexicaux-techniques d’extension des noms et de la charge supplémentaire des prénoms. Finalement, un quatrième chapitre examine la situation à l’époque contemporaine où une fois de plus, plusieurs réactions coexistent comme l’humour, la résistance et la cache du nom, la grande question demeurant celle de la réparation. Les dernières pages du livre sont tout aussi riches, avec plusieurs annexes qui offrent des listes détaillées de noms patronymiques que l’auteur a classés selon plusieurs sections (noms chosifiants, dégradants, etc.) et une bibliographie des sources historiques et ethnographiques.

Ph. Chanson ne s’est pas limité ici à un travail de recension ; il accompagne son étude d’une fine analyse, d’une réflexion éthique et d’un humanisme exemplaire : « La responsabilité est toujours grave “d’écrire” l’autre, de le traduire sans le trahir. À la fin de cette étude particulière, j’ai en effet parfois l’impression peu confortable d’avoir soulevé le couvercle d’un véritable tabou. […] Avais-je finalement le droit de toucher à ce type de problématique si sensible ? » (p. 108). Comme l’écrit Pierre-Joseph Laurent, qui signe la préface du livre, Ph. Chanson propose plus qu’une simple recherche historique et ethnolinguistique, il livre « une réflexion générale sur une anthropologie de la transmission » (p. 9) et d’une souffrance, d’une humiliation qui se perpétuent. Comment en finir ?

En somme, cet excellent petit ouvrage offre un fascinant complément à d’autres travaux sur les noms réalisés dans d’autres mondes créoles où l’esclavage a généré les mêmes ravages et laissé des séquelles semblables. On pense ici aux travaux de l’historien Alain Romaine qui, dans une toute autre région, avait ouvert la voix en publiant un livre tout aussi riche et remarquable que celui-ci, intitulé Les noms de la honte, stigmates de l’esclavage à l’Île Maurice. Pour une restauration de la mémoire (2006). Espérons que ces textes deviennent un jour des lectures obligatoires, sinon recommandées dans tous les programmes d’histoire des anciennes puissances coloniales et esclavagistes.