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Le quotidien est fait d’une multitude de gestes d’apparence anodine ou banale. Nous leur attribuons souvent une fonction unique : balayer, nettoyer la vaisselle, couper des légumes pour le repas, allumer les lumières une fois la nuit tombée, etc. Dans certains cas, ces gestes quotidiens, répétés inlassablement au fil du temps qui s’écoule, peuvent avoir une double signification, même une double fonctionnalité qui va au-delà de la technique et du résultat initialement attendu. À force de répétition, ces gestes progressivement incorporés (Csordas 1994), parfois dès le plus jeune âge, donnent une impression de normalité et d’évidence quelque peu trompeuse. C’est dans le cas de gestes non conformes, voire déviants, des apprenants que sont les enfants ou le visiteur (l’ethnologue en particulier), que l’on découvre leur complexité. Comme ce jour où, chez des Noirs[1] du littoral Pacifique équatorien, le balai n’a été passé ni de la bonne manière, ni au bon moment et que l’événement a suscité la réprobation de la maîtresse de maison : cet acte pouvait avoir de fâcheuses conséquences sur la maisonnée, au point de provoquer la mort.

C’est le cumul de maladresses, observées chez les Noirs, qui a permis de saisir toute la singularité des gestes quotidiens en révélant la peur de l’infortune et de la mort. Il sert de base aux questions suivantes : comment la mort et la peur qu’elle suscite peuvent-elles agir sur la vie de tous les jours et déterminer des gestes quotidiens ? Comment, à l’inverse, les pratiques journalières représentent, voire participent au risque d’infortune ? Pour y répondre, je me réfèrerai à l’expérience d’ignorance et à l’apprentissage culturel de la vie quotidienne (Jenkins 1994) souvent vécus par l’anthropologue sur le terrain. J’utiliserai les « maladresses domestiques », dont celles de mon observation participante[2], à des fins heuristiques, du fait qu’elles sont riches en apprentissages. Cette démarche fait écho aux travaux de Kilani (1992), Jeudy-Ballini (1994) ou Papinot (2007) à la faveur d’une réflexion découlant des gaffes et malentendus du terrain dans la compréhension d’un aspect fondamental de la société étudiée. Elle est agrémentée de données obtenues au cours d’entretiens semi-directifs sur le quotidien, les activités domestiques et la mort.

C’est dans les Basses Terres du Pacifique d’Équateur, chez des Noirs, que le quotidien s’est donc révélé dans toute sa singularité. Les Noirs de cette région sont des descendants d’esclaves africains et de Marrons arrivés par vagues successives dès 1553[3]. Ils sont installés dans la province côtière d’Esmeraldas et aussi dans les villes principales comme Quito et Guayaquil, dans la Vallée andine du Chota, et de plus en plus en Amazonie. En 2003, cette population à présent hispanophone était estimée à 1 234 000 personnes (SIISE-SISPAE 2004 : 24), soit 10 % de la population totale de l’Équateur. Le présent article est tiré d’une recherche réalisée de 1999 à 2011 sur le fleuve Cayapas, au nord de la province d’Esmeraldas parmi des Noirs à majorité catholique[4] et des autochtones Chachi[5].

C’est « l’efficacité symbolique » des gestes quotidiens qui va nous intéresser ici, par le biais de l’étude des « bonnes » et « mauvaises » pratiques de ces gestes et de leur lien avec la mort. Dans ce contexte équatorien, l’« efficacité symbolique » dépend, non pas tant de pratiques thérapeutiques (Lévi-Strauss 1949), mais plutôt de gestes aux fins préventives et/ou propitiatoires visant à prévenir la mort et à promouvoir la vie. Elle désigne les bienfaits réels et/ou supposés, individuels et/ou collectifs, associés à une action, une manière de faire des activités chez soi, à la maison. Elle dépend de la conformité à certaines règles. Ces dernières peuvent déterminer un mouvement, une position ou des paroles, la manifestation d’émotions, un moment approprié pour l’exécution d’une action, etc. En cas de transgression, même involontaire, le résultat attendu peut être sérieusement compromis.

Cette réflexion s’inscrit en continuité avec des travaux en sociologie et anthropologie du « banal » (Kaufmann 1997, 1998) et plus globalement de la vie quotidienne (Javeau 2006) en l’abordant par ses dimensions temporelle et spatiale (Balandier 1983) et en y ajoutant un aspect essentiel : le geste. En insistant sur les gestes maladroits et leur implication, il s’agit d’analyser la rupture dans la routine quotidienne (ibid.) et dans l’espace privé représenté par la maison, pour éclairer le quotidien dans sa régularité et son rapport au temps qui passe dans une tension entre vie et mort. C’est en se référant à une anthropologie du geste fondée par Jousse (2008) et approfondie par Gaucher, Candau et Halloy (2012), entre autres, que l’on s’intéressera donc aux « gestes domestiques ». Ces gestes désignent les postures corporelles, mouvements, liens entre émotions et gestes, actions sur la matière, et objets (y compris les positions qui leur sont données), le tout prenant sens dans un espace particulier : la maison. Ils renvoient à l’ensemble des gestes ménagers (balayer, nettoyer la vaisselle, cuisiner, jeter les déchets, préparer un lit, etc.), utilitaires (s’éclairer, par exemple) et intimes (prier, dormir, jouer, langer un enfant, etc.) exécutés de préférence dans l’enceinte de la maison. Autrement dit, ils désignent les manières de faire le ménage, la cuisine, de dormir, etc. C’est l’ensemble de ces gestes et leur logique explicative qui permettent de sortir de la simple anecdote et de saisir le quotidien bien au-delà de la routine.

De fait, l’objectif est de porter notre regard sur ces « petites choses » du quotidien, insignifiantes de prime abord, et d’apporter une contribution à « l’ethnographie du détail » incluant les « petits gestes » (Razy 2007 : 32). L’approche développée ici permettra de voir comment, dans le cas équatorien étudié, ce que l’on considère a priori comme « banal occupe une place centrale dans le processus de construction sociale de la réalité » (Kaufmann 1998 : 34). Cette originalité tient notamment à la « gesticulation symbolique » (Jousse 2008 : 714) ou au « geste symbolique » (Beaupérin 2002). Elle permet de considérer ensemble la maison, la malchance et la mort, et de saisir la logique sociale et culturelle préalable aux gestes domestiques.

Après une description de la maison et de son lien avec la mort, je montrerai que l’efficacité symbolique des gestes domestiques se traduit de deux manières. Elle est mise en place par une « communication gestuelle » (Candau et al. 2012 : 14) indirecte adressée à divers non-humains – aux morts pour les repousser, vs aux saints et vierges pour attirer leur bienveillance. Elle se manifeste aussi par des interdits reposant sur une logique d’analogie gestuelle. Autrement dit, il est défendu de reproduire des gestes associés aux funérailles hors contexte, dans le quotidien.

Maison : tâches domestiques et pratiques funéraires

En voyageant sur le fleuve Cayapas dans la province côtière d’Esmeraldas, défile un paysage vallonné, tantôt couvert d’une végétation tropicale dense et de parcelles cultivées qui tentent de se fondre dans une même immensité verte ; tantôt mis à nu par l’exploitation forestière, succédant aux prairies consacrées à l’élevage de bovins ; et parsemé de maisons sur pilotis et maisons de plus en plus disposées à même le sol, parfois isolées ou rassemblées en communautés (figure 1).

Tâches ménagères, travail et divertissement

Dans leur maison, les Noirs se consacrent à de nombreuses tâches, dont l’ensemble est désigné par l’expression : hacer el oficio. Elles se distinguent du travail (trabajo) et du divertissement (diversión), réalisés à l’extérieur du domicile, notamment en milieu végétal.

Figure 1

Maisons en bois sur pilotis dont l’entrée donne sur le fleuve

Maisons en bois sur pilotis dont l’entrée donne sur le fleuve
Crédit photo A. Lorcy (2011)

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Plus précisément, el oficio est une appellation regroupant un ensemble d’activités domestiques à dominante féminine, auxquelles peuvent participer hommes et enfants. Elle désigne balayage et entretien de la maison et de la cour, rangement des chambres, chasse aux nuisibles (rats, cafards), lessive, vaisselle, entretien de la cuisine (rangement des ustensiles, traitement des déchets), approvisionnement en eau, élevage de volailles et cochons installés près des maisons et participation aux différentes étapes culinaires (figure 2).

Figure 2

Friture de crevettes d’eau douce

Friture de crevettes d’eau douce
Crédit photo A. Lorcy (2008)

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Par ailleurs, el trabajo désigne l’ensemble des activités menées dans les plantations (bananes plantains, cacao, etc.) et auxquelles peuvent contribuer hommes, femmes et enfants. Il renvoie ce faisant aux activités assurant un revenu : exploitation forestière, transport fluvial, activités artisanales, professorales, médicales et commerciales. Le travail est particulièrement valorisé par rapport au « divertissement ». Ce dernier fait plutôt référence aux activités d’approvisionnement (à dominante masculine) en aliments carnés caractérisées par la chasse, la pêche et l’élevage bovin.

Maison et mort : une porte sur le « ciel »

Pour les Noirs, la maison où vit une famille est d’emblée « chaude » de par l’activité quotidienne qui y règne, le mouvement qui l’anime, les rires et les pleurs de ses résidents. Elle est donc « vivante » et contraste avec une demeure inhabitée, sans vie et devenue « froide ». La maison entretient un lien étroit avec la vie et la mort. C’est l’endroit où, de préférence, les enfants naissent et les personnes meurent. C’est là aussi que se déroulent les veillées funéraires, décrites par ailleurs sur le littoral Pacifique équatorien et colombien par le Père Barrero (1979), par Speiser (1989), Losonczy (1997), Whitten (1998) et Lorcy (2012)[6]. Dans la province d’Esmeraldas, les Noirs réalisent deux types de veillées : le chigualo (veillée pour l’enfant décédé) et le velorio de difunto (veillée pour le défunt adulte). Ici, comme ailleurs au Mexique (Galinier 1997) ou au Pérou (Robin 2008), un enfant devient adulte dès sa première expérience sexuelle. La sexualité, considérée par les Noirs comme un péché capital, représente le mode de démarcation du statut de la personne entre enfant ou adulte, déterminant le type de veillée funéraire organisée au moment du décès. Autrement dit, les Noirs réalisent un chigualo pour toutes les personnes vierges dites « innocentes » (les enfants), et un velorio pour ceux qui ont succombé à la tentation charnelle.

Les rituels funéraires ont lieu dans la maison, présentée comme le point de connexion, l’interface entre la terre des vivants et la destination des âmes des défunts. Elle représente le seul lieu de départ des âmes qui cherchent à atteindre le ciel (cielo). Pour les Noirs catholiques du littoral, le « divin » (divino) ou la « sphère du divin » (Losonczy 1997 : 174) sont des termes centraux permettant de mieux saisir leur conception chrétienne du monde. Le divin délimite l’espace invisible situé en haut (arriba), quelque part dans le ciel. Il est départagé en deux : le paradis (gloria) et le purgatoire (purgatorio). Dans l’un demeurent les êtres divins : Dieu, les saints, les vierges et les âmes des enfants morts (angelitos, petits anges). Dans l’autre séjournent les âmes des adultes décédés d’une bonne mort, âmes sur lesquelles veille la Vierge du Carmen, la maîtresse des lieux. Le purgatoire est un lieu de passage obligatoire pour ceux qui ont pêché et souillé leur âme de leur vivant. C’est là qu’ils nettoient leur âme de leurs fautes par le feu purificatoire pour accéder ensuite au paradis. Le paradis est caractérisé par sa pureté, sa blancheur, sa chaleur, comme un « lieu de bonheur » (lugar de felicidad), chaud, sans ombrage, baigné dans la lumière divine et la joie.

Le paradis est donc décrit en net contraste avec l’enfer (infierno). Pour les Noirs, l’enfer est situé quelque part entre l’espace divin et celui des humains. La forêt et la nuit sont une porte d’accès direct. Y résident et circulent le diable et ses impitoyables acolytes, des anges déchus (tunda, mula, lutin, sorcière, poule gualgura), certains animaux sylvestres (serpents notamment) et des mauvais morts (noyés, suicidés, assassinés, défunts perdus en forêt, enfants avortés), tous appelés ennemis (enemigos). L’enfer est présenté comme un « lieu d’épouvante », de « désespoir », de « condamnation », enveloppé par une profonde obscurité froide où les âmes en perdition, punies par Dieu, ne trouvent jamais le repos et « vivent dans le tourment ». À l’annonce d’un décès, les Noirs ont la hantise que le diable ne déroute l’âme du chemin de la rédemption pour l’attirer dans les affres de l’enfer. La crainte ressentie à cette idée rend explicite le positionnement dangereux dans lequel la maison se trouve dans ce contexte, balancée entre trois mondes. Whitten (1998 : 175) le décrit bien : « La maison dans laquelle meurt un adulte se trouve dans un équilibre précaire entre la terre (la tierra), le purgatoire (purgatorio) et l’enfer (infierno) »[7].

Pour éviter un scénario dramatique et donc assurer le passage du défunt au ciel, ses proches et les participants aux rituels mettent en place trois mesures : 1) éclairer le chemin qui mène au ciel ; 2) donner le moyen au mort de se protéger des ennemis ; 3) veiller à ce que le défunt ne revienne pas sur ses traces molester les vivants.

Tout d’abord, la maison et le parcours à suivre par l’âme en route pour le ciel sont illuminés par les bougies allumées, la croix et la prédominance de la couleur blanche (vêtements du défunt et des participants, cierges, cercueil). Cet éclairage réel et symbolique garantit un voyage sans encombre. Les Noirs instaurent aussi une atmosphère différente au cours des veillées funéraires, déterminée par le statut du défunt, enfant ou adulte, et par la destination de son âme. Ils contrôlent alors leurs émotions et leur manifestation pour veiller au bon cheminement de l’âme du mort. Ils doivent « hacer la alegría » (« faire la joie ») pendant le chigualo en chantant gaiement (arrullos) et en dansant au rythme des percussions, en jouant des jeux funéraires, en riant, etc. Pour que l’angelito monte au paradis, les participants font de la maison où a lieu la veillée funéraire une sorte de prolongement spatial du paradis sur terre. En imprégnant ce lieu humain d’une gaieté à toute épreuve, les Noirs le rendent à l’image de ce qu’ils pensent être la vie au paradis, lieu de félicité et de chaleur. La demeure humaine devient donc la réplique du paradis, le temps d’un chigualo. Ce n’est qu’à cette condition que tout déplacement entre les mondes humain et divin est possible. La manifestation d’un sentiment de joie, en faisant de la maison et du paradis deux lieux équivalents, éclaire le chemin qui mène le petit ange au ciel. Si les proches et autres participants laissaient aller leur chagrin, le chemin se détruirait et el angelito serait pris dans l’obscurité. Il ne pourrait plus atteindre le paradis. En revanche, les participants peuvent exprimer leur désarroi lors du velorio de difunto, en entonnant des chants plus mélancoliques et froids, des alabaos. L’âme du défunt n’étant pas destinée au paradis mais bien au purgatoire, les Noirs peuvent exprimer leur tristesse sans retenue.

Pour protéger l’âme errante, les participants à la veillée funéraire vont préparer le corps du défunt et témoigner de son identité chrétienne. Pour cela, il faut que le défunt ait été baptisé par deux parrains. Son âme accède au ciel car « il s’en va avec son nom de baptême », identifié comme chrétien par les êtres divins. Pour le confirmer, il doit porter des symboles visibles – une croix, un rosaire et une corde avec sept noeuds associés au salut avec un fouet – destinés à repousser le diable et ses acolytes sur le chemin. Enfin, la lumière dans laquelle baigne le mort éclaire son voyage et prouve aussi qu’il est chrétien.

Par ailleurs, il importe aux Noirs que le défunt ne soit en aucun cas tenté de revenir parmi les siens. Dès la mort avérée, son corps est disposé selon l’axe amont/aval du fleuve afin d’assurer la sortie complète de son âme. Les prières et les chants invitent les êtres divins à accueillir le nouveau mort. Avant l’aube annonçant la fin du chigualo, les participants entonnent aussi un chant d’adieu gai et enjoué. L’autel funéraire de l’angelito est détruit. Dans tous les cas, les débris sont ramassés et la maison est balayée avec soin pour ne laisser aucune trace de l’événement, tout comme il l’a été observé dans les Andes boliviennes avec un balai fait de menthe sauvage, plante censée faire barrage contre les effluves de la mort[8]. Le corps est ensuite déplacé dans son cercueil jusqu’à l’église puis au cimetière, les pieds du défunt toujours devant pour éviter tout retour éventuel. Au moment de l’enterrement, on veille à orienter la bière en fonction du soleil, symbole d’allégresse : la tête de l’enfant face au levant associé au paradis, celle de l’adulte face au ponant correspondant au purgatoire. Une dernière mesure est prise pour assurer ce voyage sans retour : sortir les biens du défunt de la maison puis les remettre dans une nouvelle disposition pour qu’il ne puisse reconnaître les lieux.

Malgré toutes les précautions prises lors des rituels funéraires pour mettre de la distance entre les vivants et le (ou la) mort, cette présence funèbre reste perceptible au quotidien. En effet, des gestes domestiques rappellent le lien quasi omniprésent entre maison et mort, et la menace encourue par la demeure et ses résidents. L’usage du balai fait par les Noirs en est un premier exemple.

Malchance et mort : du balai !

Un jour, une mère de famille me confia que « le balai a un secret » (figure 3) parce qu’il préserve la chance de la maisonnée et la protège de tout acte de malveillance. Selon le mouvement imprimé ou la position donnée à l’objet, les gestes faits avec le balai repoussent (le jour) et maintiennent à distance de la maison (la nuit) la mort et les morts en leur rappelant qu’ils ne sont pas les bienvenus. En outre, des mesures supplémentaires sont adoptées la nuit venue pour protéger les personnes endormies.

Figure 3

Balais en vente dans une épicerie

Balais en vente dans une épicerie
Crédit photo A. Lorcy (2008)

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Un coup de balai propitiatoire

Sur le fleuve Cayapas, en milieu de matinée, une mère, sa fille ou toute autre résidente balaie la maison selon des règles très précises, règles qui sont plus ou moins rigides en fonction des familles et sont destinées à véhiculer ou à conserver la chance (suerte) de la maisonnée. Moschetto (1995) et Ventura i Oller (2009) ont également observé des pratiques semblables ailleurs dans la province d’Esmeraldas et chez les Indiens Tsachila d’Équateur.

Certains moments de la journée sont plus opportuns que d’autres pour balayer. C’est quand le soleil prend largement place dans le ciel jusqu’au moment où il commence à décliner vers le ponant – entre 9 h et 17 h environ – que les femmes et leurs filles peuvent s’atteler au balayage intégral et quotidien de leur maison. Elles effectuent cette tâche deux fois par jour en moyenne, après le petit-déjeuner et le déjeuner. Il fait encore chaud. Celle qui est en charge du balayage fait dès lors rentrer la chaleur extérieure produite par le soleil, symbole de joie et de vie. De cette manière, elle limite tout rapport avec les morts et le froid qui imprègnent malicieusement l’environnement, surtout pendant la nuit, et aussi à l’aube et au crépuscule.

Le pouvoir propitiatoire du balai devient effectif une fois mis en mouvement et selon des règles spatiales précises. En effet, il importe de respecter un sens et une direction dans la technique du coup de balai. La logique du mouvement est assez simple, de l’extérieur de la maison vers l’intérieur comme pour faire rentrer l’air chaud qui circule dehors. Le premier geste est entrepris au niveau de la terrasse extérieure pour ensuite poursuivre son action dans la salle principale, et ce, impérativement en direction de la cuisine, au fond de la maison. Le déplacement est entrecoupé par des épisodes de balayage de chaque chambre.

Si ces règles ne sont pas respectées quotidiennement, le balayage devient alors vecteur d’infortune. En balayant en dehors des heures chaudes et/ou de l’intérieur vers l’extérieur, le froid se répand insidieusement dans la maison. La malchance (voire la mort) n’est plus tenue à distance, s’infiltrant puis pénétrant toujours plus loin à chaque coup de balai dans chaque coin et recoin de la demeure. Quand la maîtresse de maison se rend compte de la faute, elle peut exprimer son mécontentement, voire sa colère dans le cas d’un enfant inattentif et maladroit.

C’est pire encore lorsque, malgré tous ces efforts, un membre de la maisonnée rentre du cimetière sans se déchausser et dépose par mégarde sur le sol de la terre froide provenant de ce lieu où reposent les morts. Cela dépend des familles, mais en cas extrême, il doit retirer ses chaussures avant de passer le pas de la porte pour les nettoyer avec soin sur la rive fluviale. La terre du cimetière ne peut entrer dans la maison sans mettre la vie de ses occupants en danger. Dans le cas où la personne franchit le seuil de la maison, il faut tout de suite balayer et nettoyer les lieux souillés par son passage. Si elle a touché la terre du cimetière de ses propres mains, elle doit aussi se laver de la tête aux pieds. La règle est valable à toute heure du jour et de la nuit, même si le résident rentre à 4 h du matin d’une veillée funéraire organisée dans le cimetière[9], comme il m’est arrivé de l’observer pendant mon travail sur le terrain. Selon certaines femmes noires[10], si cette norme n’est pas respectée, la transgression peut occasionner une mort dans la maison souillée.

Un balai protecteur

De jour comme de nuit, l’usage fait du balai est destiné à protéger les occupants d’une maison de toute menace extérieure. Le rôle protecteur du balai dépend, cette fois-ci, non pas tant du mouvement avec lequel il est utilisé mais plutôt de la position dans laquelle il est agencé une fois à l’arrêt. Il est disposé le manche vers le bas, la brosse vers le haut. Un balai est placé ainsi juste à côté de chaque porte donnant sur l’extérieur, de préférence la nuit avant d’aller dormir. Il verrouille symboliquement l’accès à l’espace domestique depuis l’extérieur.

Cette mesure a été observée notamment après les mésaventures nocturnes de deux femmes vivant chez leur tante. L’une d’entre elles raconte avec moult détails l’étrange expérience qu’elle a vécue en pleine nuit, pendant qu’elle dormait sur le ventre. Alors qu’elle sent une main chaude posée sur son dos, elle ouvre progressivement les yeux dans la pénombre et croit apercevoir un homme. Mais il s’évanouit de suite dans les airs, laissant entendre un bruit étrange de fuite sur le toit en tôles ondulées. Le lendemain, la tante, attentive au récit de sa nièce y voit un signe : un mort est rentré dans sa maison. Son intention était soit de signaler un décès (nouveau mort), soit de s’en prendre à un résident (mauvais mort). Depuis, elle a pris trois mesures de protection : elle a fermé l’ouverture sous le toit par laquelle l’intrus s’est échappé ; avant le coucher, elle ferme à double tour les portes de la demeure ; et elle dispose juste à côté un balai, la brosse vers le haut. Cette dernière mesure garantit l’efficacité symbolique du dispositif, protégeant la maison et ses résidents endormis[11].

La préparation pour un bon sommeil

Le temps du sommeil traduit une certaine vulnérabilité chez les Noirs. Il faut bien préparer son sommeil pour éviter les menaces des morts et d’autres associés du diable qui rôdent autour des maisons durant la nuit. Pour cela, un temps collectif ou individuel, selon les familles, est consacré à la prière, lors duquel on récite le rosaire et on se signe. Adressées pendant ces quelques minutes aux saints et aux vierges, les prières en appellent leur bienveillance. Elles jouent un rôle à la fois répulsif (vis-à-vis des êtres malveillants), et protecteur (à l’égard de la maisonnée). C’est un rôle comparable à celui du balai positionné auprès des portes donnant sur l’extérieur. D’ailleurs, ces mesures protectrices peuvent être adoptées conjointement ou indépendamment l’une de l’autre.

De même, pour éviter la visite incongrue d’un mort, des précautions peuvent être prises concernant les lits inoccupés. Chaque fois que je quittais temporairement l’une de mes familles d’accueil et que je laissais mon lit bien rangé, je le découvrais à mon retour complètement en désordre. Observant qu’il en était de même pour les autres résidents absents ponctuellement, je compris que cette pagaïe était due aux adultes, qui s’avéraient inquiets par rapport à la mort et aux morts. Si un lit préparé reste vide pendant plusieurs jours, on raconte que, la nuit venue, un mort pourrait s’introduire dans la maison pour s’y reposer, faire peur aux vivants, troubler le sommeil d’un dormeur[12], voire devenir pathogène. Pour empêcher cette visite malvenue, il faut plier le matelas sur lui-même et y amonceler indistinctement paniers, vêtements, etc. En désordonnant le lit ou en faisant ponctuellement du « désordre domestique » (Filiod 2003), les Noirs veulent signaler une présence et laisser penser au mort que les résidents occupent bien tous les lieux et qu’il n’y a donc aucune place pour lui.

Une cuisine propitiatoire

Si l’usage du balai et les gestes favorisant le bon sommeil représentent une forme de communication gestuelle indirecte adressée à la mort et/ou aux morts pour mieux les éloigner de la maison, les gestes culinaires sont pour leur part utilisés pour s’adresser aux êtres divins. La cuisine recèle des vertus propitiatoires, dans le sens où peut s’y exercer la bienveillance des saints, des vierges et de Dieu à l’égard des humains. Elle est utilisée à cette fin lors de la fête d’un saint ou d’une vierge de dévotion spéciale, et aussi au quotidien, avec la vigilance particulière apportée au traitement des dépouilles animales. C’est notamment en contrôlant leurs émotions (joie, colère) et les gestes qui les expriment que les Noirs gagnent la bienveillance des êtres divins. En revanche, s’il y a une personne qui ne contrôle pas ses émotions, tous doivent craindre l’infortune, voire la mort.

Concocter la joie

La fête d’un saint ou d’une vierge de dévotion spéciale (figure 4) a été décrite ailleurs sur le littoral équatorien et colombien (Losonczy 1997 : 223-226 ; Whitten 1998). La célébration en l’honneur du saint ou de la sainte dans la maison d’un dévot répond à un principe de base, essentiel à son bon déroulement : il importe surtout de « faire la joie » pendant cette veillée nocturne, avec plus d’engouement encore que pour un chigualo. Les participants font alors du bruit afin de d’instaurer l’indispensable atmosphère gaie, enjouée, donc « chaude » (caliente) et symbole de vie[13], comme il l’a été observé en Colombie (Losonczy 1997). Devant l’autel des saints et des vierges, décoré de fleurs chatoyantes, les femmes jouent des maracas et chantent avec entrain des chants gais et improvisés accompagnées par des enfants et des percussionnistes. Chanteuses et musiciens aiment se provoquer et se taquiner mutuellement, rirent aux éclats. D’autres hommes jouent aux cartes et discutent un peu à l’écart. Leurs seules paroles contribuent aussi à chauffer l’atmosphère. Par ailleurs, les organisateurs tirent ponctuellement des « coups de feu de joie » pour ouvrir et fermer les célébrations et en ponctuer les temps forts. En ce sens, les Noirs produisent une « émotion sonore » (Lorcy 2012) particulière dépendant d’une satisfaction sensorielle globale : auditive et aussi olfactive, gustative, tactile et visuelle, l’ensemble étant traduit en termes thermiques (chaleur) et affectifs (joie).

Figure 4

Autel de célébration de Notre Dame de la Miséricorde (Virgen de la Merced), fêtée le 24 septembre de chaque année

Autel de célébration de Notre Dame de la Miséricorde (Virgen de la Merced), fêtée le 24 septembre de chaque année
Crédit photo A. Lorcy (2010)

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Figure 5

Concocter la joie pour la Virgen de la Merced avec un mets de fête (des tripes de porc farcies)

Concocter la joie pour la Virgen de la Merced avec un mets de fête (des tripes de porc farcies)
Crédit photo A. Lorcy (2011)

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La cuisine est un élément actif dans la production de cette satisfaction et de cette atmosphère enjouée et chaude. Autrement dit, elle permet de concocter la joie (figure 5). Les organisateurs doivent donc concurremment rassasier les participants. À l’approche d’une fête, les dévots se mobilisent pour avoir à disposition, entre autres, boissons gazeuses et alcools, bananes plantains, viande et/ou poissons indispensables aux repas et collations servies durant la nuit.

Dans les cuisines, les femmes, soutenues par les hommes et les enfants, s’activent et réchauffent l’atmosphère de leurs paroles joyeuses. Puis, en contentant les convives surtout de repas parfumés, copieux, onctueux et goûteux, les invités, déjà bien disposés, s’impliquent à leur tour. Ils aident à « faire la joie » et se relaient jusqu’à l’aube, voire au-delà.

Tous ces gestes, animés par l’intention de faire la joie, s’adressent en fait au saint ou à la vierge célébré(e), de sorte qu’il ou elle répande sa bienveillance sur les humains. Cela se traduit par le déplacement de l’être divin du ciel vers la maison, lieu des festivités. Cette visite bénéfique est facilitée par les femmes, qui sont en contact privilégié avec les saints, un rôle déjà souligné par Whitten (1998). Cette bienveillance se traduit au quotidien par l’action thérapeutique qu’exerce l’être divin sur les malades, ou encore le succès à la chasse et à la pêche, l’approvisionnement alimentaire, l’obtention de ressources financières, etc., que le ou la sainte facilite.

Mais les Noirs doivent faire preuve de vigilance sous peine de craindre les foudres d’un saint mécontent. Tout engagement à l’égard de son saint de dévotion spéciale doit être impérativement respecté. Un dévot peut souffrir de représailles (rage de dents, par exemple) s’il ne participe pas aux préparatifs de sa fête ou s’il manifeste des gestes de colère ou d’agacement. En outre, les participants doivent mettre de côté leurs différends, qui entreraient en contradiction avec le principe joyeux de cette célébration. Enfin, il convient de ne pas déplaire à un saint susceptible, en entonnant un chant qui pourrait le contrarier par exemple. Ces comportements ont souvent l’effet inverse de ce qui est normalement attendu de leur part, causant éventuellement la maladie, la souffrance, et même la mort.

L’éthique à l’égard de la dépouille animale

La cuisine comme pratique quotidienne a également des vertus propitiatoires pour les Noirs. Pour assurer l’approvisionnement en viandes et poissons, qui dépend des êtres divins, les riverains doivent aussi respecter une éthique dans le traitement de la dépouille une fois l’animal tué. Il s’agit d’une forme « d’éthique de la chasse » (Erikson 1987 : 105) dont les règles de conduite concernent essentiellement la dépouille et dépassent donc le cadre stricto sensu de la pratique cynégétique observé en Amazonie (Descola 1986 : 318). Dans le contexte culinaire, cette éthique s’applique à tous : au chasseur, au pêcheur, à la cuisinière et au mangeur, qui tous se doivent de contrôler certaines émotions. Du traitement de la dépouille (figure 6) jusqu’au moment de sa consommation, tous doivent s’abstenir de manifester des gestes de colère ou d’agacement, comme, par exemple, deux enfants qui se disputent un morceau de viande, ou un voisin qui rejette par dégoût la nourriture offerte. Quelle que soit la situation, si cette règle n’est pas respectée, le chasseur ou le pêcheur risque de rentrer bredouille lors des sorties suivantes. Si l’échec est avéré et répété, on dit alors qu’il a « le bras abîmé » (Lorcy 2008). Cependant, cette prescription est surtout partagée entre voisins et dans les familles comprenant au moins un chasseur parmi ses membres. Étant donnés l’intensité de l’exploitation forestière et la raréfaction du gibier, les chances que le nombre de chasseurs diminue, et que les savoirs concernant l’éthique de la dépouille soient moins transmis aux futures générations augmentent.

Figure 6

Paca (Agouti paca) dans les mains de la femme d’un chasseur, en train de brûler les derniers poils de l’animal

Paca (Agouti paca) dans les mains de la femme d’un chasseur, en train de brûler les derniers poils de l’animal
Crédit photo A. Lorcy (2010)

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En contrepartie de la réussite dans la chasse et la pêche assurée par les êtres divins, il faut bien cuisiner viande ou poisson. « Bien cuisiner » signifie ici préparer des plats appétissants en contrôlant ses émotions : en réprimant tout sentiment de colère et en concoctant la joie. En agissant de la sorte, les Noirs favorisent d’emblée la bienveillance des saints et des vierges pour mieux mettre à distance la malchance (bras abîmé, etc.) et la mort.

Des interdits gestuels : reproduire des gestes funéraires dans le quotidien

Pour garder l’infortune à bonne distance de la maison et de ses résidents, les Noirs édictent aussi des interdits réprimant tout geste pouvant (r)appeler la mort selon une logique d’analogie gestuelle. Ils sont établis à partir de l’expérience domestique des rituels funéraires. Pour cela, il est recommandé de ne reproduire aucun détail, aucun geste dans le quotidien, même par inadvertance, qui puissent rappeler la mort et la ramener parmi les membres de la maisonnée. En raison de cette symbolique funéraire, des règles de vie domestique, comparables aux bonnes manières de balayer, sont définies par rapport aux jeux et aux chants funéraires ; à l’éclairage nocturne et à l’usage des bougies ; aux positions des corps du malade, du dormeur et de l’enfant en bas âge. Enfin, une plante, la sávila (Aloe vera), est entretenue avec soin par les maîtresses de maison et sert de « baromètre domestique » pour valider l’efficacité symbolique de l’ensemble du dispositif.

Des chants et des jeux funéraires interdits

Qu’il s’agisse du chigualo ou du velorio de difunto, les participants entonnent de nombreux chants funéraires, plutôt gais et enjoués dans le premier cas (arrullos), plutôt tristes dans le second (alabaos). Enfin, c’est surtout pendant la veillée de l’enfant mort que les Noirs jouent avec enthousiasme à toute une gamme de jeux, produisant une euphorie inattendue. Ils doivent en effet distraire son âme pendant le voyage vers le paradis. Ces jeux consistent à faire référence aux animaux de la forêt, à courir après d’autres participants, à danser aux rythmes des percussions, etc.

Malgré cette bonne humeur apparente, il ne faut jamais reproduire ces jeux au quotidien, tout comme on recommande de ne pas chanter ni écouter des enregistrements de chants funèbres. Je l’ai compris à mes dépends, lorsque je cherchais à recueillir, hors contexte, des précisions sur les veillées et chants. Quand je proposais d’écouter les enregistrements, on manifestait une réticence, plus ou moins marquée en fonction des familles, réticence qui s’évanouissait à l’occasion d’un nouveau décès.

Du bon usage de la bougie allumée

La cire d’une bougie est également associée à la mort. Les bougies, dont s’écoule la cire chaude, sont allumées dans tout contexte religieux (figure 4), notamment funéraire, dès qu’il importe d’être en relation avec le divin. Les Noirs retiennent surtout l’usage qui en est fait pour garantir l’issue du voyage de l’âme du défunt. Afin qu’il se réalise sans encombre, l’itinéraire à suivre doit être éclairé par des bougies.

En outre, les bougies servent de source de lumière quotidienne une fois la nuit tombée. Elles permettent de changer de vêtements après un bain tardif dans le fleuve, de dîner et de prolonger les discussions en soirée. Les élèves en profitent aussi pour finir leurs devoirs et, quand j’étais parmi eux, j’en faisais tout autant pour mettre au propre les notes de terrain prises dans la journée. Dans ce contexte domestique, il était souvent recommandé de faire bon usage des bougies allumées. Il fallait avoir une coupelle où positionner la bougie pour éviter que la cire chaude et liquide ne se renverse. Au début de mon séjour sur le fleuve, je fixais très naturellement la bougie sur la table à l’aide de la cire chauffée. Le lendemain, avec mécontentement, la maîtresse de maison grattait patiemment au couteau la moindre goutte de cire froide laissée par mégarde la veille. Une inquiétude la tiraillait : avec ces restes de bougie fondue, elle craignait pour la vie des membres de sa maisonnée. L’un d’entre eux pouvait mourir. Dès lors, elle me rappela à l’ordre et je n’eus d’autre choix que d’être plus précautionneuse par la suite.

Depuis ces dernières années, l’éclairage à la bougie s’avère de moins en moins nécessaire sur le fleuve Cayapas et son usage suscite donc moins d’inquiétude du fait de l’accès à de nouvelles sources d’éclairage : premiers achats de groupes électrogènes avant le début des années 2000, mise en place de panneaux solaires par l’Union européenne en 2007, puis installation du réseau électrique en 2011 (figure 7). En définitive, on utilise à présent les bougies la nuit venue en cas de panne de courant, d’absence d’énergie en réserve dans les panneaux solaires et d’essence dans les groupes électrogènes. Elles restent encore une source d’éclairage substantielle pour les familles qui n’ont pas les ressources nécessaires pour payer les factures de leur consommation électrique.

Figure 7

L’électricité sur le fleuve Cayapas

L’électricité sur le fleuve Cayapas
Crédit photo A. Lorcy (2011)

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Des corps allongés : le bon positionnement dans l’espace

Le corps allongé d’une personne peut également être associé à la mort. Cela dépend beaucoup de sa position dans l’espace, selon l’axe fluvial amont/aval. Lorsque quelqu’un est gravement malade, à l’agonie, ses proches espèrent abréger ses souffrances en facilitant la « sortie » de son âme, en modifiant la position de son corps. Autrement dit, ils vont l’orienter les pieds en direction de l’amont et la tête vers l’aval pour expulser l’âme du corps allongé, progressivement inanimé. Un vieil homme explique comment « la mort remonte dans le corps », affectant les pieds en premier puis les membres supérieurs jusqu’à ce que la tête perde vie à son tour. Cette position, ainsi maintenue pendant les rituels funéraires, signale le décès. Insistant sur le rôle de l’eau, un autre vieil homme raconte comment les participants aux funérailles d’un jeune homme en 2005 :

[L]’ont tourné et positionné en cherchant le cours d’eau pour que l’âme sorte du corps. Pour cette raison, ils lui ont mis la tête [en aval], car comme l’eau court, alors elle va sortir parce qu’ils disent que quand l’âme va sortir, elle sort par la tête.

Le voyage de l’âme est dès lors amorcé, comme si l’eau en était le principal véhicule. Depuis la maison, le fleuve devient conducteur et chemin visible débouchant sur la mer et le ciel.

En connaissance de cause, il importe alors à de nombreux riverains d’éviter toute confusion. En effet, en temps normal, quand une personne est en bonne santé ou malade (mais sans gravité) et/ou dort, le corps allongé est disposé la tête vers l’amont et donc les pieds vers l’aval, pour éviter toute sortie malencontreuse de l’âme. Malgré cette recommandation, il arrive que les Noirs ayant longtemps vécu en ville y soient bien moins attentifs une fois de retour dans leur communauté d’origine.

L’enfant en bas âge peut craindre également une issue fatale si la personne qui en a la responsabilité ne prend pas garde aussi au lieu où il est posé. Les femmes sont très vigilantes quand elles doivent langer leur nouveau-né. Elles veillent à ne jamais le déposer sur une table, car seul un enfant mort pourra être disposé ainsi, le temps de la veillée funéraire. Si une mère ne respecte pas cette prescription, on raconte que son enfant risque de mourir. Très attentives sur ce point, les femmes changent alors leur progéniture sur un lit, sur leurs jambes ou bien sur une couverture étendue par terre.

L’Aloe vera : un baromètre domestique

Le succès ou l’échec du dispositif gestuel est sanctionné par le comportement d’une plante. La sávila (Aloe vera), couramment aperçue sur les balcons des maisons des Noirs du littoral équatorien, est étroitement associée à la chance de la maisonnée. Elle protège la maison et ses habitants de la jalousie, des actes de sorcellerie, donc de l’infortune et de la mort.

L’Aloevera joue aussi le rôle de « baromètre domestique » en signalant la fortune ou au contraire l’infortune de la maisonnée. La plante verte en bonne croissance est plutôt favorable. Si elle se dessèche et meurt, elle devient un symbole funeste. La mort végétale représenterait un malheur jeté sur la maisonnée, une mort humaine imminente.

Si la menace prend la forme d’un empoisonnement alimentaire, l’Aloevera peut être employée pour ses vertus thérapeutiques. Dans ce cas, les Noirs l’utilisent comme émétique, ingérant sa chair cristalline pour que le poison soit immédiatement rejeté. S’il le malade ne le fait pas, on raconte qu’il risque de mourir, son corps étant dès lors « fermé » par le poison.

Conclusion : de la mort aux gestes de vie

L’ethnographie exposée ici renvoie essentiellement aux Noirs catholiques majoritaires au nord-ouest de l’Équateur à l’époque de cette recherche. Cependant, elle mérite d’être nuancée. En effet, certaines pratiques quotidiennes changent, voire tendent à disparaître dans les familles en raison de l’installation parfois durable des jeunes en villes ou en Amazonie (pour les études ou le travail) et de la conversion de certains au protestantisme, conversion qui entraîne souvent une approche critique des conduites et des interprétations en lien avec la religion catholique. Cela dit, le quotidien laisse également place à la créativité en incorporant des pratiques autres qui peuvent être inspirées des expériences citadines, des contacts avec d’autres populations, et suivre la même logique par rapport à la vie et l’infortune.

Quels que soient les changements, il importe aux Noirs du littoral équatorien de réaliser des gestes efficaces dans leur quotidien pour faire face au danger de la mort et des morts qui guettent. Il s’agit d’actions qui vont donc prévenir la mort et promouvoir la vie, selon une logique binaire froid/chaud. Cette classification détermine le lieu (la maison) et le moment opportuns (nuit/jour, comprenant l’aube et le crépuscule) et la manière de les mettre en oeuvre. Il s’agit donc de faire entrer dans la demeure la chaleur et la vie pendant le jour, et de repousser le froid et la(les) mort(s) durant la nuit. La production de « chaleur » est à son comble lors de la fête d’un saint ou d’une vierge de dévotion spéciale, au cours de laquelle les participants ont plaisir à se retrouver, à manger, chanter, danser, à « faire la joie ». En revanche, elle est réduite à son minimum lors du décès d’une personne adulte, mais sans jamais laisser le froid s’immiscer durablement. En définitive, le geste efficace pourrait être défini comme un « geste chaud », un geste de vie, une façon pour les Noirs de prendre le contrôle de leur destinée face à l’incertitude de l’avenir. Sous cet angle, la vie humaine pour les Noirs est un attribut partagé par tous ceux et celles qui animent et entretiennent la chaleur du foyer familial. C’est la production de chaleur, renouvelée quotidiennement par des mouvements réalisés en bonne et due et forme, qui fait la vie. En ce sens, le geste inefficace réfère en contrepartie à tous ceux qui laissent s’infiltrer le froid dans des contextes inappropriés, par inadvertance ou non. C’est l’action qui participe à laisser la mort envahir l’espace puis les corps devenus inanimés. Autrement dit, c’est le geste qui fait désordre, représente un danger létal et rompt avec la routine. En définitive, porter le regard sur les gestes efficaces, c’est lancer une invitation à développer une anthropologie de la vie (Praet 2014) à partir des détails et des actes particulièrement signifiants du quotidien.