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La non-malfaisance est un des principes éthiques fondamentaux de la médecine, repris par le serment d’Hippocrate que doit prononcer tout médecin : « Avoir, dans les maladies, deux choses en vue : être utile ou du moins ne pas nuire. » Outre les actes d’intervention et de thérapeutique, l’acte du diagnostic peut aussi avoir des effets néfastes, en médicalisant ce qui est parfois transitoire ou étape charnière. Comment s’assurer de ne pas nuire quand il est même difficile de définir ce qui est maladie ?

En tant que résidente en psychiatrie, je puise une grande source de gratification dans mon travail. Pourtant, malgré toute la satisfaction que m’apporte ma formation, elle peut également m’être une source de frustration et de sentiment d’impuissance. Frustration d’avoir parfois l’impression d’être responsable de trancher entre le normal et le pathologique sans être capable de voir la barrière claire qui les distingue. Impuissance devant une fréquente incapacité à poser des diagnostics avec certitude, tout étant consciente qu’ils sont des étiquettes non sans conséquence. Plus j’avance dans mon parcours, plus je m’interroge sur ma discipline et sur mon rôle comme future psychiatre. Ce sont ces questionnements qui m’ont menée à cette réflexion sur le malaise que je ressens face à ce domaine que j’adore pourtant.

D’abord, une interrogation importante : la psychiatrie tend-elle de plus en plus à pathologiser ce qui ne l’est pas ? Selon les conclusions du National Comorbidity Survey Replication (NCSR) de 2005, près de 50 % des Américains ont souffert d’une maladie mentale dans la dernière année1. À l’ère de la déstigmatisation des problèmes de santé mentale, il apparaît naître un contre-courant paradoxal. Alors que ceux ayant vécu en cachette avec leurs difficultés se dévoilent de peine et de misère, il semble que d’autres recherchent à tout prix à recevoir un diagnostic qui justifie leur mal-être. La psychopharmacologie cosmétique2 et la prise de psychostimulants chez les étudiants n’en sont que des exemples. Le taux étonnant du NCSR est-il le résultat d’une société dont les individus sont de plus en plus malades ou de moins en moins tolérants ?

Selon d’autres données, la prévalence de la dépression serait actuellement beaucoup plus élevée que dans les générations antérieures, malgré leur exposition à des évènements comme la Seconde Guerre mondiale3, 4. S’inquiétant du taux faramineux de maladies mentales rapportées par le NCSR, Paul McHugh, psychiatre à John Hopkins, a dénoncé le fait que les diagnostics du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM) se sont multipliés aux cours des éditions pour expliquer en partie ce problème4. Allen Frances, directeur de l’équipe en charge des éditions du DSM-IV et IV-TR, a lui-même dénoncé ce qu’il perçoit désormais comme une erreur de sa part : des modifications ayant mené à une explosion du taux de trouble déficitaire de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH), de maladie bipolaire pédiatrique et d’autisme5. Avec une panoplie de diagnostics disponibles, est-il encore possible d’avoir des symptômes psychologiques sans être perçu comme malade ?

Prenons l’exemple d’un patient qui consulte pour des douleurs abdominales pour lesquels on ne trouve pas d’explication médicale. Le médecin le rassurera en lui disant qu’on ne détecte pas ce qui explique ses douleurs, mais qu’il n’y a pas de processus pathologique grave sous-jacent. À l’opposé, si un patient consulte en psychiatrie pour des plaintes psychiques vagues et légères, rare sera celui qui quittera avec de simples mots de réassurance et une absence de diagnostic. Le trouble d’adaptation, les troubles non spécifiés (NS), ou les traits/troubles de personnalité seront souvent évoqués. Pourquoi la souffrance psychique semble-t-elle de moins en moins acceptée comme telle et de plus en plus identifiée à un trouble quelconque ? Est-il possible que les gens avec des symptômes psychiques de faible intensité ne soient pas plus malades que ceux d’autres époques qui ne consultaient pas à l’urgence et qui ne recevaient alors aucun diagnostic ? On peut émettre l’hypothèse que notre société, moins soudée qu’autrefois, mène davantage à l’isolement des individus qui se retrouvent à consulter alors qu’ils se seraient autrefois confiés à des proches ou des prêtres. Ivan Illich arguait que la médecine moderne joue en partie le rôle de support et de bienfaisance que jouaient autrefois la religion et l’Église6. L’argument a également été soulevé par Thomas Szasz, selon qui l’influence de la psychiatrie moderne est le résultat de la sécularisation sociétale : « Si tu parles à Dieu, tu pries. Si Dieu te parle, tu as la schizophrénie7. » La prévalence accrue des maladies mentales peut sans doute s’expliquer partiellement par une meilleure identification des personnes malades ainsi que par de possibles changements environnementaux. Cependant, n’est-il pas aussi possible que nous en sommes venus à surdiagnostiquer, à cette époque de médicalisation et d’intolérance à la détresse ? Comment différencier qui est malade de qui ne l’est pas ?

Joel Paris, psychiatre à McGill, traite de ce sujet dans son livre, The Intelligent’s Clinician’s Guide to the DSM-58. Dans cet essai, Paris énonce que les manuels du DSM souffrent de mission creep, un terme militaire décrivant une expansion graduelle d’une mission au-delà de ses objectifs initiaux. Selon lui, l’impossibilité de savoir ce qui définit une maladie mentale a mené à une surinclusion de diagnostics dans toutes les éditions du DSM et cette médicalisation ne fait que reformuler la condition humaine en sous-classes de maladies.

Paris soulève que le trouble d’adaptation risque de médicaliser la vie humaine en soi. Nous utilisons souvent ce diagnostic lorsqu’une personne réagit fortement à un évènement et se retrouve d’une façon ou d’une autre chez le psychiatre, mais qu’elle ne présente pas les symptômes caractérisant un diagnostic de maladie mentale plus grave. Bien qu’il s’agisse d’un diagnostic pratique à compter parmi ses outils, puisqu’il légitime la souffrance du patient – et permet aux médecins américains de se faire rembourser par les compagnies d’assurances qui exigent un code diagnostic – l’existence même de cette entité comme pathologie comporte néanmoins un danger. Sachant que chaque personne a des bagages culturel, social, biologique et émotionnel différents, comment un psychiatre X peut-il juger adéquatement si une personne Y réagit de façon appropriée à un stresseur, de façon un peu excessive (trouble d’adaptation) ou de façon franchement plus pathologique (dépression) ? Poser ce diagnostic individuellement cause probablement peu de préjudices, mais l’existence d’une telle catégorie peut avoir de sérieuses conséquences sur la façon dont nous conceptualisons socialement les expériences humaines.

Ronald Kessler, directeur du NCSR, argumente qu’il est primordial d’identifier les cas subcliniques de maladie puisque ceux-ci peuvent prédisposer au développement de troubles réels9. Bien que cet argument me semble bien fondé, comment identifier avec justesse le seuil d’une dépression, et plus encore celui d’une dépression subclinique ? Alors qu’il faut cinq critères sur neuf pour obtenir un diagnostic de dépression majeure, à partir de quels nombre ou degré de symptômes ou de souffrance parle-t-on d’une dépression subclinique ? Et qu’en est-il de la condition subclinique à la dépression subclinique ? Cette difficulté à identifier un seuil valable sur le plan clinique se retrouve aussi dans d’autres domaines de la médecine, comme le choix des seuils pour traiter l’hypertension. Cela m’apparaît néanmoins plus problématique en santé mentale, puisque ce qui est en jeu est la psyché et la condition humaine, tellement plus complexes et impénétrables.

Certains diront que puisqu’il y a souffrance, il y a raison de diagnostiquer et de traiter si un soulagement peut être obtenu9. Pourtant, la pathologisation de toute souffrance ou détresse mène au risque de sous-estimer la capacité individuelle de l’humain à s’adapter et à développer ses mécanismes de résilience ainsi qu’au risque de miner la capacité collective de soutenir les individus en difficulté6.

Je pense à une patiente que j’ai suivie durant un de mes stages. Madame B, souffrant d’une dégénérescence maculaire, nous avait été référée pour des idées suicidaires, dans un contexte de déménagement récent et d’une diminution de sa vision. L’évaluation avait permis de déterminer qu’elle réagissait fortement à ces nouveaux changements et qu’elle ne souffrait pas de dépression majeure. Une des interventions-clés avec Madame B avait été d’instaurer un service de visites à domicile afin de faciliter sa transition dans sa nouvelle résidence et de la mettre en contact avec le Centre local de services communautaires (CLSC) et des organismes pour les non-voyants pour mieux adapter son appartement. Madame se plaignait de solitude, mais refusait de rencontrer les co-résidants ou de manger à la cafétéria. L’équipe traitante, qui visitait Madame B à raison de quelques fois par semaine, l’encourageait fortement à participer aux activités de la résidence, ce qu’elle refusait absolument. Malgré mes réticences initiales à lui prescrire une médication – le noeud du problème étant surtout son isolement social, accentué par sa non-implication dans le plan proposé –, nous avons fini par la médicamenter, en espérant qu’une partie de sa réticence s’explique par de l’anxiété pathologique.

Il peut sembler tout à fait anodin de prescrire une médication à cette patiente. Toutefois, ce cas m’a menée à m’interroger sur mon rôle comme clinicienne, en pensant aux conséquences de telles histoires sur une échelle populationnelle. Si nous prescrivons une médication à toutes les personnes qui sont aux prises avec une détresse similaire à Madame B ou que nous agissons de façon trop interventionniste, combien de gens se retrouveront sous traitement pour des épreuves qui font partie du sort humain ? Combien d’autres se retrouveront, contrairement à nos intentions, à s’appuyer sur nous sans se mettre eux-mêmes en action ? Je me suis questionnée à savoir si, malgré nos bonnes volontés, nous n’étions pas devenus par nos visites une béquille qui empêchait la patiente de trouver par elle-même des solutions pour s’extirper de son malaise. L’idée d’une médicalisation de toute détresse humaine est inquiétante et le phénomène semble être entamé. En 2008, les psychotropes étaient les médicaments les plus prescrits au Canada après la médication cardiovasculaire10.

Le questionnement sur la définition des troubles mentaux n’est pas nouveau. Le DSM-III, paru en 1980, a été révolutionnaire puisqu’il était la première édition à tenter de rendre plus objectifs les diagnostics, à l’aide de listes critériées, alors que les précédentes ne faisaient que les définir vaguement. Cette édition est née dans un contexte où la psychiatrie était questionnée pour son manque de fiabilité interobservateur et de validité4. Le mouvement au congrès de l’American Psychiatric Association (APA) pour retirer l’homosexualité de la deuxième édition du DSM-II en 1973, l’article de Rosenhan, On Being Sane in Insane Places11, où des gens sans maladie mentale ont réussi à se faire hospitaliser en tant que patients psychotiques, et les différences marquées entre les taux de diagnostics de maladie bipolaire versus schizophrénie posés pour les mêmes patients entre les psychiatres anglais et les psychiatres américains12 illustrent tous le climat favorisant sa naissance.

L’équipe éditoriale du DSM tente d’établir certaines limites pour éviter une surpathologisation psychiatrique13. Ainsi, pour qu’une constellation de symptômes soit considérée comme un trouble mental, celle-ci doit nécessairement entraîner un dysfonctionnement et/ou une souffrance à l’individu et ne pas être une réaction attendue à des stresseurs normaux. Par ailleurs, le DSM inclut des explications et des évaluations qui tiennent compte des enjeux culturels qui colorent les présentations symptomatiques et leur signification. Bien que ces balises servent – ici littéralement – de garde-fous, elles demeurent sujettes à un jugement qui n’est pas aussi objectif que le diagnostic d’une méningite par ponction lombaire, par exemple. Wakefield, un des auteurs de la théorie du harmful dysfonction, soutient que les critères de dysfonction et de souffrance ne sont pas suffisants pour distinguer la tristesse normale de la dépression puisque 97,2 % des gens qui rapportent une tristesse persistante se disent en détresse lorsque sondés. Ces deux critères lui paraissent alors redondants et peu discriminants14.

L’étude des troubles de personnalité, souvent perçus comme distincts de ce qui est accepté comme des maladies plus « vraies », par exemple la bipolarité ou la psychose, est aussi un exemple de la distinction souvent floue en psychiatrie. Traditionnellement et jusqu’au DSM-IV-TR, ils se trouvaient désaxés par rapport aux autres diagnostics. Bien que l’APA, qui publie les DSM, mentionnait que le codage des troubles de personnalité sur l’axe II n’impliquait pas que leur pathogenèse et leur traitement différaient de ceux des diagnostics de l’axe I, il m’apparaît que l’influence de cette distinction en clinique ne peut être niée. En effet, la majorité des psychiatres anglais sondés en 2000 ne considéraient pas les troubles de personnalité comme des maladies mentales15, perspective qui semble partagée par les psychiatres du Québec si je me base sur mes expériences personnelles.

D’un côté, il est logique que ces troubles soient distincts des autres puisqu’ils témoignent davantage d’un fonctionnement au long cours que d’une maladie qui afflige de façon épisodique le patient. Il apparaît également qu’une plus grande part de responsabilité revient à ce dernier dans le choix de ses comportements. Néanmoins, notre gestion de ces patients ainsi que notre compréhension de leurs difficultés peuvent paraître contradictoires. Grand nombre d’entre eux semblent avoir un dysfonctionnement assez important pour que nous en soyons venus à créer des programmes qui leur sont consacrés et qui sont dirigés par des psychiatres. Si le dysfonctionnement est un des critères de base pour distinguer une réelle maladie de ce qui ne l’est pas, comment peut-on alors argumenter qu’ils ne sont pas malades ? J’ai rencontré un nombre important de patients avec des troubles de personnalité qui étaient tout aussi souffrants et dysfonctionnels que de grands psychotiques. La distinction que nous faisons entre les troubles du deuxième axe et les autres est-elle influencée par un contre-transfert ou une absence actuelle de médication pour ces patients ? Une étude publiée en 1988 par Lewis et Appleby16, qui présentait des vignettes cliniques à 240 psychiatres d’expérience, a démontré que les comportements des patients avec des troubles de personnalité, incluant les tentatives suicidaires, étaient perçus d’emblée comme volontaires, manipulateurs, et non pas comme résultant d’une maladie. Notre compréhension des maladies comme la schizophrénie et la bipolarité, bien qu’encore limitée, et les découvertes des dernières décennies nous ont permis d’émettre des hypothèses sur des mécanismes physiopathologiques explicatifs, entre autres via la découverte de traitements qui altèrent les neurotransmetteurs. Or, les gens avec des troubles de personnalité limite ont davantage vécu des expériences traumatisantes qui peuvent engendrer des changements neurobiologiques ou épigénétiques17. N’est-il pas alors envisageable de croire que nous découvrirons dans le futur des explications biologiques plus claires et des traitements pharmacologiques plus aidants pour ces patients et que cela mènera à un changement dans notre façon de les percevoir et de les traiter ?

Définir ce qui est une maladie – et encore plus une maladie psychiatrique – est infiniment plus complexe qu’il ne le paraît au premier coup d’oeil. Il a d’ailleurs été rapporté que la majorité des médecins considèrent les mots disease, illness et disorder comme des termes biomédicaux, alors que les philosophes et sociologues les considèrent avant tout comme des termes socio-politiques15. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) définit quant à elle la santé comme un « état de complet bien-être physique, mental et social, qui ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité »18, état qui, je présume, ne correspond qu’à très peu d’entre nous. Les conséquences de nos définitions ont le potentiel d’être dramatiques, que l’on pense à l’iatrogénie, à la distribution des ressources19 ou à l’utilisation des diagnostics psychiatriques en cour.

Une compréhension plus grande de la psychiatrie ne peut être atteinte sans une réflexion sur les disciplines connexes qui l’influencent. Plus que toute autre spécialité médicale, la psychiatrie a l’histoire et la sociologie comme proches parents. La conceptualisation de la maladie mentale a énormément varié selon les époques, le « fou » étant vu tour à tour comme un sage puis comme une personne à enfermer, sujet dont traite Michel Foucault dans son livre, Histoire de la folie à l’âge classique20. Dans un texte sur la nosologie en psychiatrie, Kendler propose que nous fassions l’exercice d’imaginer une cassette de l’histoire que l’on reculerait de 10 000 ans et qu’on ferait progressivement avancer, mille fois21. Il pose alors la question suivante : combien de fois les mêmes catégories diagnostiques réapparaîtraient-elles avec le temps ? Kendler propose que plusieurs pathologies médicales comme l’infarctus du myocarde ou le diabète insulinodépendant surviendraient de façon quasi systématique, de même que les éléments du tableau périodique. Mais qu’en est-il des maladies mentales ? On peut supposer que la schizophrénie surviendrait elle aussi de façon régulière (et Kendler mentionne bien que plusieurs études démontrent que certains diagnostics psychiatriques semblent survenir de façon relativement indépendante des facteurs sociohistoriques). Mais est-ce que le trouble de personnalité narcissique, la dysthymie et le trouble d’anxiété généralisée (TAG) sont des entités dégagées de nos conceptions culturelles et historiques ? Le passage d’une compréhension totalement psychanalytique, à une compréhension biopsychosociale, à une compréhension parfois purement neurobiologique (malgré l’absence de données probantes permettant de le faire) illustre le rôle de l’histoire sur nos conceptualisations de la maladie.

Si l’histoire influence les courants psychiatriques, la culture est également un joueur majeur sur ce plan. Les différences de présentation symptomatique ou de catégories diagnostiques uniques retrouvées dans certaines cultures sont un exemple plus qu’illustratif de cette difficulté à préciser ce qui est une maladie mentale. Même la schizophrénie, probablement considérée dans la société occidentale comme la maladie mentale la plus grave, peut, chez les peuples autochtones, octroyer un statut spécial à la personne symptomatique, en raison des croyances culturelles sur le chamanisme. Il a également été démontré dans plusieurs études de l’OMS que le pronostic de la schizophrénie est plus favorable dans les pays en développement22. Ainsi, au-delà de notre conceptualisation des maladies, plusieurs facteurs influencent comment une société comprend et définit des symptômes, comment les individus atteints les vivent et s’ils sont stigmatisés ou plutôt intégrés et même valorisés.

L’utilisation de la psychiatrie a également beaucoup varié selon les époques et les cultures. Le rôle de l’industrie pharmaceutique sur les taux diagnostiques en est un exemple parlant, notamment dans l’augmentation des diagnostics de phobie sociale posés chez des gens autrefois considérés timides suivant l’introduction du Paxil23. Selon Thomas Scheff, les individus qui reçoivent des diagnostics psychiatriques sont ceux qui brisent les normes sociétales établies et ne sont donc pas les mêmes d’une époque à une autre, menant à une définition variable de la maladie mentale selon les circonstances sociales24. Le retrait de l’homosexualité du DSM-II, mentionné précédemment, en est un exemple. Ce retrait a eu lieu en 1973, soit tout récemment, laissant place au diagnostic d’homosexualité ego dystonique, qui a à son tour tiré sa révérence en 1986. Combien des diagnostics que nous considérons tout à fait valables ce jour seront-ils lancés par la fenêtre au fil des prochaines années ? Rappelons-nous également que le processus par lequel l’homosexualité a été retirée du DSM est celui d’un vote populaire par un comité de l’APA4 ! Il est difficile d’imaginer un congrès de cardiologues qui voteraient pour l’élimination d’un diagnostic. Par ailleurs, la psychiatrie a été utilisée dans plusieurs régions du monde, dont l’URSS, comme moyen de gestion et contrôle social25. Encore aujourd’hui, bien que l’admission involontaire soit nécessaire dans plusieurs cas pour la protection du patient ou du public, des discussions avec des patrons sur le rôle du psychiatre dans des cas de Tribunal administratif du Québec (TAQ) m’ont permis de prendre conscience qu’il demeure dans notre domaine une certaine partie de gestion des méfaits qui déborde du rôle que nous nous imaginions le jour de notre entrée en médecine.

Les questionnements soulevés dans mon texte restent sans réponse définitive et sont sujets à être repris et retravaillés, sous des angles éthiques, scientifiques et philosophiques. Je me considère choyée d’être dans une discipline qui me permet d’approfondir mes cogitations pour aider au-delà des lignes directrices. Il est important de mentionner que le fait que ce qui est considéré maladie varie selon plusieurs circonstances n’implique pas que la souffrance vécue est moins valable ou ne doit pas être validée, aidée et parfois traitée. Cependant, en l’absence de vérité absolue, je me trouve parfois déconcertée et inquiète de pouvoir nuire.

Je suis convaincue que la psychiatrique a sa place dans le monde médical. Ce que la discipline tente de faire est une tâche immensément complexe ; nous ne comprenons actuellement que très peu du fonctionnement du cerveau humain. Au-delà des facteurs biologiques à ce jour encore inaccessibles, l’expérience humaine est incroyablement diverse, difficile à conceptualiser, et certainement difficile à dichotomiser en « normal » et « anormal ». Je pense sincèrement que notre discipline fait de son mieux avec les moyens du bord. Il me semble néanmoins qu’il faut, pour être un bon psychiatre, se remettre en question constamment. Il est essentiel de continuer à méditer sur notre rôle, à l’échelle micro, sur le patient individuel, mais également à l’échelle macro, sur notre vision de la maladie mentale et de l’humain, et sur nos conceptualisations et nos interventions. Notre pouvoir est énorme. Mais pour citer une phrase dont les origines sont incertaines : With great power comes great responsibility, c’est ce que je m’assurerai de ne pas oublier au cours de ma carrière.